2. L'application effective des principes

La 6e section du Dictionnaire logique, dévolue au corps, est particulièrement éclairante d'une certaine représentation de la médiation que le langage assure entre l'être humain et le monde physique. Il s'agit bien sûr là d'un topoi fort connu, dont les avatars se révèlent innombrables depuis la plus haute antiquité, et encore bien après Blanc lui-même. Car cette relation contient en germe, dès l'origine, l'aporie du genre dictionnaire, qui est de ne jamais pouvoir s'élever à la puissance des discours qui l'ont engendré comme liste ; et en elle réside dès lors -- comme je le rappelais précédemment -- le principe d'une valorisation du style rendue possible par l'explicitation d'une grammaire qui diffracte en actes de parole les composants du dictionnaire. De cette diffraction résulte une certaine impropriété des mots reçus nécessaire à la transmission des connaissances, comme l'expose un peu plus tard Jules Romain :

Si le rapport du langage à la pensée peut depuis l'origine se laisser décrire en termes pathologiques, c'est qu'une faille a fracturé la belle unité originelle des signes et des choses, la santé et quasiment la sainteté du verbe fait chair par la volonté de Dieu. C'est ce qu'il convient désormais d'étudier dans l'ouvrage de Blanc.

Les 40 pages de l'ensemble [pp. 238-278] de cette sixième section se partagent en Considérations philosophiques développées sur 5 chapitres, d'ailleurs inégalement subdivisés en fonction de leur contenu :

a) Du corps, de ses parties et de ses éléments [§1 Du corps considéré comme l'instrument et l'expression de l'âme ; §2 Des parties du corps : membres et organes ; §3 Des éléments du corps ]

b) Des qualités du corps [§1 De la vie et de la mort ; §2 De l'homme et de la femme ; §3 De l'âge, de la maladie, de l'infirmité, de la force et autres qualités du corps]

c) Des actions du corps [§ Des actions du corps en général ; de la respiration, etc. ; §2 Du sommeil, du travail]

d) De la maladie [§1 De la maladie et de ses types ; §2 De la contagion ; du dépérissement]

e) Du remède [§1 Du remède ; §2 De l'hygiène].

A la suite de ces développements figurent quatorze Tableaux en quatre colonnes, sur le modèle décrit plus haut. L'ensemble se distingue sensiblement des productions dictionnairiques contemporaines par le caractère théocentré de ces différentes analyses. Trait que l'on ne retrouve évidemment ni chez Littré(4), ni dans le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, a fortiori dans les dictionnaires spécialisés de médecine : Beaude 1836, Fabre 1840 [Dictionnaire des dictionnaires de médecine], Noirot 1841, Bossu 1849, Lecoq 1850, Poujol 1852, Bouley ou Nocard [1856], etc.(5), quoique l'on n'ait certainement pas oublié que Roget, le Britannique, comme Littré, le Français, ont commencé leur carrière comme médecins…

Le premier chapitre des Considérations, consacré au corps et à ses éléments constitutifs, place nettement l'exposition sous la dépendance du spiritualisme religieux ; il est intéressant de voir comment cette description de l'enveloppe charnelle et des affects qui peuvent l'étreindre souligne tel ou tel aspect anatomique ou physiologique et occulte tel ou tel autre.

Considéré -- si je puis dire -- comme l'instrument et l'expression de l'âme, le corps humain est immédiatement défini comme la forme matérielle la plus parfaite en raison même d'une " sémiologie " profonde, sur les fondements de laquelle Blanc ne peut que répéter les arguments du dualisme platonicien de l'âme et du corps. On pourrait hésiter ici entre le terme propre aux spécialistes des langages et celui de " séméiologie " dont les médecins usent comme d'un quasi-synonyme de symptomatologie. Blanc note :

Inutile d'insister -- me semble-t-il -- sur les causes d'une telle représentation. Les termes d'une création divine du monde y sont assez perceptibles. Ce sont là des notations qui apparaissaient déjà au chapitre cinquième des considérations sur l'âme, lequel mettait en avant cette corrélation fonctionnelle d'un principe matériel et d'un principe abstrait, selon un schéma dualiste dont les théories scientifiques contemporaines allaient rapidement faire le prototype de toute organisation structurée :

La mutuelle dépendance ici évoquée n'anticipe que peu sur les relations de fonctifs dont les glossématiques du langage font la base de leurs analyses.

Les prolongements de la réflexion de Blanc ne s'étendent pas dans cette direction qui ne serait que sémiologique ; en revanche leurs conséquences font entrer de plain pied dans l'exposé de questions de société ; notamment en cette période du XIXe siècle où, après Ozanam, René de La Tour du Pin et Albert de Mun cherchent à mettre le droit social en conformité avec les principes chrétiens, et développent les théories du catholicisme social. Ainsi, pour Blanc, après l'exposition des différentes formes que peut revêtir la force de l'homme susceptible de transformer la matière du monde, c'est encore synecdotiquement le bras ou la main qui sont exaltés, mais -- désormais -- comme parties significatives d'un sujet doublement asservi ou aliéné :

  • par l'imposition du travail, tout d'abord,

  • puis par la soumission à la maladie, comme expression de la déchéance induite par le péché, dont il serait vain d'espérer la rédemption.

    Il importe, en conséquence, d'entonner un juste éloge de cette force et de ses adjuvants : :

    Il s'ensuit une curieuse sémiologie dérivée -- " Le corps humain n'est pas moins admirable comme signe que comme instrument " -- à fondement théologique spiritualiste :

    La forme de l'enthymème -- ce syllogisme inversé et suspendu -- permet ainsi de poser définitivement ici la supériorité des formes corporisées de la langue sur les abstractions idéologiques des philosophes et des linguistes matérialistes :

    Si l'on observe que ces formes corporisées se trouvent au service d'une étroite liaison toute classique de l'éthique et du comportement, alors il semble bien -- une fois de plus -- que leur supériorité procède seulement en définitive d'une… incorporation étroite du constituant socio-moral au constituant proprement sémio-linguistique de la communication. Nullement d'une essence qui serait plus profonde. Le corps retrouve ici les limites qu'il a désormais par nature, lesquelles ont précisément été fixées par le péché originel. Dans cette liaison de l'éthique et du comportement, il revient alors au facteur esthésique d'assurer la totale rédemption du langage, selon les formes et les valeurs d'une esthétique passéiste du Beau éternel, du Beau absolu, classique, et non celles des parfums délétères des Fleurs du Mal moderne :

    Blanc passe insensiblement de cette description caractérisante à fonction strictement assertive à une condamnation des formes dévoyées de la représentation et notamment des formes artistiques contemporaines, dont on voit bien désormais -- peinture et littérature mêlées -- lesquelles peuvent être visées par le lexicographe :

    A la suite de cette mise en perspective, qui restitue au corps sa position dans une représentation du langage, le lexicographe décline donc de haut en bas les membres et organes constituant les différentes parties de l'individu, en commençant -- l'on s'en doute -- par " la plus noble de toutes, c'est-à-dire la tête, [qui] préside à toutes les œuvres et répond de tous les actes ".

    La description en est d'ailleurs fort haute en images et en couleurs :

  • tour à tour " chapiteau élégamment sculpté sur le sommet de la colonne vertébrale ";

  • point de convergence des " nerfs, ces instruments merveilleux de la sensation et du mouvement ; en qui résident les principaux organes : la vue, l'ouïe, l'odorat et le goût ".

    De cette prééminence du cerveau " siège des principales facultés sensibles et auxiliaire précieux de l'intelligence elle-même ", Blanc déduit la part prise successivement par les différents organes mis au service des sens :

  • l'œil : " organe qui se recommande le plus par son importance et sa délicatesse ", et ses constituants : cornée, cristallin, rétine.

  • l'ouïe et ses constituants : pavillon auriculaire, conduit auditif, membrane du tympan, caisse du tympan, osselets, oreille interne, liquide contenu.

  • l'odorat, moins compliqué que les précédents : fosses nasales, membrane muqueuse ou pituitaire, nerf olfactif, particules odoriférantes.

  • la langue, le goût et la parole : lèvres, larynx. Trachée artère, pharynx, œsophage, bronches, estomac, cordes vocales.

    Puis viennent les membres proprement dits :

  • les épaules " puissantes […] et fortement enracinées dans le buste ", supportant les bras propices au commandement et à toutes sortes de travaux.

  • les mains : organes des organes

  • la poitrine, qui contient " plusieurs organes des plus nécessaires à la vie, le poumon et le cœur ".

  • le cœur, " l'organe moteur "

  • l'estomac, le foie, les reins : " appareils de la digestion, de l'assimilation, de la purification "

  • plusieurs appareils spéciaux, tous protégés par des membranes, tous contenus et abrités par les os larges du bassin ". Sans commentaire…

    De l'anatomie, Blanc ne paraît retenir ici que l'image la plus abstraite et la plus désincarnée des fonctions corporelles : génitalité, sexualité ne méritent pas d'entrer dans les Considérations ; figurant seulement dans les tableaux synoptiques sous forme de listes aseptisées et soigneusement normées. La description de l'ensemble culmine dans une image destinée à exemplifier la maîtrise acquise par l'homme: " On dirait que l'homme ne touche terre que pour en prendre possession et y régner " [p. 245], qui ne fait que souligner une fois de plus le caractère téléologique de la description, quoique les éléments du corps soient bien ici classiquement décrits en conformité avec ce qu'en disent à pareille époque " les dictionnaires et traités de médecine, de pharmacie, les manuels d'hygiène "les plus orthodoxes, comme ceux de Bossu, Riche ou de Beaude. Seulement, les constituants de cette description sont incessamment soumis par Blanc à une reconfiguration en fonction de l'objectif principal du lexicographe, qui est de faire l'apologie des merveilles de la création divine :

    Le chapitre deuxième de ces Considérations présente les " qualités du corps " à travers trois sections :

    De la vie et de la mort :

    On est ici tout-à-la-fois fort éloigné et très proche du pessimisme d'un Chamfort qui affirmait : " Vivre est une maladie dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures; c'est un palliatif : la mort est le remède " [Maximes, Philosophie et morale", XCI], car Élie Blanc privilégie une fois encore la liaison de deux fonctifs -- l'âme et le corps -- au sens glossématique du terme pour distinguer entre une vie réellement active et une simple existence végétative :

    Des considérations téléologiques assurent là encore, à la manière ancienne, l'interprétation des signes émis ou captés par les sens, et justifient le cri eschatologique de révolte qui ponctue un développement toujours irrémédiablement entaché d'idéalisme :

    Cette dernière notion se voit ainsi l'objet d'un développement qui confère définitivement à la métaphysique religieuse la capacité de rendre compte des faits biologiques :

    De l'homme et de la femme :

    Dans les lignes immédiatement suivantes, le lexicographe -- qui s'attache à décrire l'homme et la femme en termes contrastés mais complémentaires -- donne l'impression de démarquer les textes poétiques ayant célébré à l'heure dite " romantique " toutes les vertus de la femme, à l'instar de l'Eva dont La Maison du Berger nous offre la représentation idéale. On aura aisément compris que derrière cette image se profile le reflet de Marie, mère de Dieu, dont le culte -- à l'époque de Blanc -- est définitivement acquis depuis quelques décennies. Toutefois, on notera aussi que la succession continue de ces arguments amène inexorablement des considérations moins élogieuses, en lesquelles on voit la femme revêtir les apparences de la Dalila qui trahit Samson :

    Est-il nécessaire d'insister sur les termes de cette représentation bien convenue, qui tend à faire de la femme l'auxiliaire privilégiée du péché originel? Blanc rencontre ici des représentations fortement enracinées dans l'imaginaire collectif, et configurées par les forces de la religion. Il est toutefois plaisant de constater que des considérations philosophiques en prélude à un classement rationnel des vocables d'une langue puissent laisser s'ouvrir si largement ici l'espace des clichés.

    De l'âge, de la maladie, de l'infirmité, de la force et autres qualités du corps :

    Le dernier développement du second chapitre est consacré pour sa part aux différents prédicats susceptibles d'affecter le corps. La représentation ici mise en scène n'a rien qui étonne, relevant elle aussi entièrement du cliché. Shakespeare l'avait noté, et le musicien Charles Valentin Morhange [1813-1888], dit Alkan aîné, en avait fait le programme d'une gigantesque Sonate pour piano(6) , la vie de l'être humain peut être rapprochée de la succession de quatre périodes :

    Le lexicographe anatomiste, physiologiste, pathologiste et moraliste n'est certainement pas prêt à accepter la conception positive et presque esthétique de la maladie que peuvent défendre les Goncourt : " La maladie sensibilise l'homme pour l'observation, comme une plaque de photographie " [Journal, 27 mars 1865, t. II, p. 206.]. Une saine éthique doit en effet normalement conduire l'homme à jouir d'une vieillesse heureuse, dégrevée du poids des maux, affranchie des servitudes de la douleur physique. C'est dans cette perspective idéale, que Blanc défend une représentation pathétique dans laquelle l'homme et la maladie -- sous l'influence du péché -- figurent comme d'héréditaires antagonistes :

    L'ensemble conduit à une réappréciation de la mesure :

    Ainsi, par l'intermédiaire d'une esthétique encore une fois largement fondée sur le socle intangible d'une éthique essentialiste, Blanc peut-il aboutir au constat d'une parfaite corrélation entre l'apparence physique extérieure et le substrat ontologique des êtres :

    Le bref chapitre troisième, pour sa part, traite uniquement des actions du corps à travers :

  • la respiration : " la respiration, les battements du cœur, la circulation du sang, la croissance et les progrès de l'âge  [mouvements involontaires]. La respiration, les pulsations des artères et la circulation du sang, sont les phénomènes les plus inséparables de la vie. Ils sont d'autant plus admirables qu'ils sont moins apparents et plus remarqués " [p. 251]

  • le sommeil : " Il enchaîne les sens et, avec eux, la volonté et le libre-arbitre ; il interrompt le fil de la pensée, suspend les joies et les tristesses, pour réparer les organes et les membres épuisés. Tout dort dans la nature ; les vents se reposent après la tempête et la mer ne soulève pas toujours ses flots irrités ; le soleil, en quittant l'horizon, semble chercher le repos et nous y inviter. Le soir venu, toute la nature s'arrête : l'insecte se cache sous le brin d'herbe, l'éléphant s'appuie contre un des arbres de la forêt, l'oiseau cherche son nid ou une branche, et l'homme s'étend doucement sur sa couche " [p. 252]

  • le travail : " Il comprend la plupart des actes qui relèvent immédiatement de la volonté. […] L'activité de l'âme et celle du corps s'unissent dans des proportions variables ; mais l'une ne saurait absorber totalement l'autre dans un individu sans faire perdre un membre à la société. Si le laboureur, en creusant ses sillons, n'a jamais réfléchi sur quelques-unes des merveilles de la nature et des attentions de la Providence, c'est un homme incomplet ; et si le savant qui pénètre les secrets de la nature ou de l'histoire a méconnu à l'excès les exigences de la vie sensitive, sa science elle-même sera condamnée à l'impuissance, comme le serait le génie dans un peintre privé de sa palette et de ses pinceaux " [p. 253]

    Deux fonctions physiologiques essentielles donc, liées une valeur absolue qui articule les dimensions morales et sociales de la vie de l'individu.

    Le pénultième chapitre IV envisage enfin la maladie dans la plénitude de la notion, et en donne dès l'abord une définition orientée par les éléments notionnels précédemment développés :

    Et, de même qu'il existe une sorte de relation occulte de la vie au péché, et de celui-ci à la mort, il semble qu'il existe des formes particulières d'économie compensatoire des maladies. Représentation d'un processus pour lequel Blanc trouve le ton et les formes d'énonciation d'un discours quasi oraculaire :

    Cette position -- dictée par les principes de la religion -- n'est au fond pas très éloignée de celle que défendra quelques années plus tard un Romain Rolland prônant la vertu rédemptrice des souffrances et de la douleur, selon une conception romantique de la représentation de l'artiste, et selon une mythification quasi nietszchéenne de l'énergie :

    Élie Blanc, toutefois, ne saurait complètement oublier le dessein qu'il poursuit, qui est de proposer un classement logique -- fondé en raison et sur la science -- des divers secteurs de l'univers dont le langage permet de saisir l'extension et de définir la compréhension. C'est là ce qui motive chez lui l'éloge de la médecine :

    Et l'on voit bien ici -- me semble-t-il -- l'importance dévolue au nom et à la puissance classificatrice du langage. Une terminologie rigoureuse -- logique ? -- doit accompagner toute symptomatologie. Nommer, c'est identifier, distinguer, repérer, et déjà presque engager une thérapeutique. D'où une tonalité de la représentation qui donne pour nous l'impression d'osciller entre La Fontaine -- Les Animaux malades… -- et La Peste doublée de La Chute d'Albert Camus :

    Le spectre de la peste emblématique des pires épidémies du passé hante ainsi l'écriture du lexicographe et infuse en elle un pathos inattendu dans un ouvrage qui se réclame d'une philosophie logique. L'époque moderne fournit à Blanc une maladie particulièrement commune au XIXe siècle, et dont la seule désignation permet de suggérer les effets de l'hérédité, principe biologique de développement des espèces désormais promu à la reconnaissance de tous :

    A l'heure où les théories de l'hérédité, mises en évidence par les scientifiques, se voient en effet récupérées avec excès dans la littérature naturaliste à des fins d'illustration du désespérant caractère de tous les déterminismes sociaux, il n'est pas insignifiant qu'un chanoine mette une nouvelle fois en relation ces déterminismes avec l'idée de la punition infligée aux vices surgis de l'existence même du péché originel. Vision particulièrement sombre… mais aussi éclairante, en ce qu'elle rappelle le besoin éprouvé alors par la religion de se situer à l'intérieur des débats de la société. A quelque prix de compromission que ce soit…

    Le cinquième et dernier chapitre propose heureusement, sous l'égide d'une citation de l'Ecclésiaste [xxxviii, 4-9], et après tant de désespérants tableaux, le commentaire du remède, cet " adversaire opiniâtre et souvent victorieux de la maladie ". Ce qui est évidemment une manière encore dérivée par la figure de parler de la santé recouvrée et de l'infinie bonté d'un Dieu rédempteur et sachant pardonner. Blanc a d'ailleurs soin de noter que le retour à la santé ne passe pas toujours par une thérapeutique physique, mais qu'il peut aussi être le fait d'affects psychologiques ou sentimentaux, le résultat d'une influence bienfaisante pour lequel, à l'heure où Lourdes, Paray-le-Monial et Lisieux deviennent de hauts lieux de dévotion, le terme de " miracle " -- petit ou grand ! -- semble proposer une forme d'expression toute prête :

    On aura bien évidemment noté dans ces lignes le caractère toujours idéaliste de la démarche, à cent lieues des hypothèses que la psychologie contemporaine du lexicographe, et bientôt la psychanalyse, allaient soutenir et promouvoir. Il faut cependant remarquer que, dans ses notes, Blanc fait mention de la Philosophie de l'Inconscient, rédigée par Hartmann, dont le tome I traite précisément de l'inconscient dans le langage(7). L'information contemporaine du philosophe n'est donc pas nulle ou totalement obsolète. Elle se révèle seulement une nouvelle fois asservie à des positions idéologiques qui la reconfigure à d'autres fins. Et Blanc se révèle donc ici d'un relativisme qu'on imputera plus à la conscience de la déchéance de l'homme face à l'immensité de Dieu qu'à la reconnaissance du caractère imparfait des objets du monde  :

    Ce qui est une manière de revenir au pessimisme imposé à la conscience de l'homme par le poids du péché originel ; et de suggérer que les premiers états de nature -- antérieurs à la chute -- étaient de loin préférables à ceux qui passent pour avoir été adoucis par les progrès. Le lexicographe balaie en conséquence d'un revers de main les acquis de la science et notamment de la chimie, pour s'attarder sur les bienfaits des seuls remèdes issus des objets les plus simples de la nature, en ce que ceux-ci s'avèrent d 'une proximité plus grande avec la Créateur :

    Pour se nommer Blanc, il est donc déjà possible au XIXe siècle d'être déjà " vert ", lorsque se trouve revendiquée comme ci-dessus une sorte de sagesse écologique avant la lettre accordée avec une forme d'esprit zen !... Le développement se clôt très " logiquement " sur quelques conditions relatives à l'hygiène, " qui est l'art de conserver la santé ". Des remèdes à l'hygiène, l'ordre de préséance est nettement marqué, mais c'est évidemment par un artifice rhétorique de présentation que cette dernière notion intervient en clausule, puisqu'elle est par nature à la base du maintien et de la conservation de la vie : " L'hygiène est toujours efficace, tandis que les remèdes les plus actifs, quand leur emploi est différé, deviennent impuissants […] " [p. 258]

    Dans cette section, les considérations du lexicographe exposent toujours la corrélation du bon et du bien, de la santé et de la vertu, laquelle aboutit à constituer dans un premier temps une éthique de la prophylaxie individuelle, puis la généralise ensuite à l'ensemble du public, instituant ainsi de manière subreptice une forme de morale nationale de la santé implémentée dans le corps de la religion . La métaphore ici n'est pas indifférente. En effet si la religion se présente comme un corps émané de Dieu, cet objet ne peut et ne doit que susciter le respect ; à l'instar de ce corps de doctrine, le simple corps humain, produit de l'intelligence et de la bonté divines, ne saurait donc être privé d'une semblable sollicitude et requiert par conséquent des soins, des précautions, un respect , une hygiène permettant de solidariser infrangiblement la science, les lois et la morale :

    On aura bien évidemment été sensible dans ces lignes au taux d'utilisation des modalités énonciatives déontiques qui placent l'observance des règles de l'hygiène au niveau d'un impératif éthique et social.

    [Suite] – [Table]


    Notes

    4. Comme on peut le voir à l'article " maladie " :

    5. On pourra se reporter pour quelques rapides remarques à J.-Ph. Saint-Gérand, " "Les mots des maux : maladie et lexicologie dans les dictionnaires français de la première moitié du XIXe siècle", Colloque Littérature et Maladie, organisé par l'Université de Durham, 18 avril 1994, Actes publiés par Durham University Press, Illness, Sickness, Diseases and Literature, 1995, pp. 34-72.

    6. Intitulée, Les Quatre Âges, et composée peu avant la révolution de 1848, cette œuvre étonnante fait se succéder quatre mouvements de plus en plus lents, marqués par des tonalités constamment évolutives : 20 ans, Très vite ; 30 ans, Quasi-Faust, Assez vite ; 40 ans, un ménage heureux, Lentement ; 50 ans, Prométhée enchaîné, Extrêmement lentement…

    7. Traduction de M. Nolen, t. I, p. 323, citée p. 8.