La 6e section du Dictionnaire logique, dévolue au corps, est particulièrement éclairante d'une certaine représentation de la médiation que le langage assure entre l'être humain et le monde physique. Il s'agit bien sûr là d'un topoi fort connu, dont les avatars se révèlent innombrables depuis la plus haute antiquité, et encore bien après Blanc lui-même. Car cette relation contient en germe, dès l'origine, l'aporie du genre dictionnaire, qui est de ne jamais pouvoir s'élever à la puissance des discours qui l'ont engendré comme liste ; et en elle réside dès lors -- comme je le rappelais précédemment -- le principe d'une valorisation du style rendue possible par l'explicitation d'une grammaire qui diffracte en actes de parole les composants du dictionnaire. De cette diffraction résulte une certaine impropriété des mots reçus nécessaire à la transmission des connaissances, comme l'expose un peu plus tard Jules Romain :
Si le rapport du langage à la pensée peut depuis l'origine se laisser décrire en termes pathologiques, c'est qu'une faille a fracturé la belle unité originelle des signes et des choses, la santé et quasiment la sainteté du verbe fait chair par la volonté de Dieu. C'est ce qu'il convient désormais d'étudier dans l'ouvrage de Blanc.
Les 40 pages de l'ensemble [pp. 238-278] de cette sixième section se partagent en Considérations philosophiques développées sur 5 chapitres, d'ailleurs inégalement subdivisés en fonction de leur contenu :
a) Du corps, de ses parties et de ses éléments [§1 Du corps considéré comme l'instrument et l'expression de l'âme ; §2 Des parties du corps : membres et organes ; §3 Des éléments du corps ]
b) Des qualités du corps [§1 De la vie et de la mort ; §2 De l'homme et de la femme ; §3 De l'âge, de la maladie, de l'infirmité, de la force et autres qualités du corps]
c) Des actions du corps [§ Des actions du corps en général ; de la respiration, etc. ; §2 Du sommeil, du travail]
d) De la maladie [§1 De la maladie et de ses types ; §2 De la contagion ; du dépérissement]
e) Du remède [§1 Du remède ; §2 De l'hygiène].
A la suite de ces développements figurent quatorze Tableaux en quatre colonnes, sur le modèle décrit plus haut. L'ensemble se distingue sensiblement des productions dictionnairiques contemporaines par le caractère théocentré de ces différentes analyses. Trait que l'on ne retrouve évidemment ni chez Littré(4), ni dans le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, a fortiori dans les dictionnaires spécialisés de médecine : Beaude 1836, Fabre 1840 [Dictionnaire des dictionnaires de médecine], Noirot 1841, Bossu 1849, Lecoq 1850, Poujol 1852, Bouley ou Nocard [1856], etc.(5), quoique l'on n'ait certainement pas oublié que Roget, le Britannique, comme Littré, le Français, ont commencé leur carrière comme médecins…
Le premier chapitre des Considérations, consacré au corps et à ses éléments constitutifs, place nettement l'exposition sous la dépendance du spiritualisme religieux ; il est intéressant de voir comment cette description de l'enveloppe charnelle et des affects qui peuvent l'étreindre souligne tel ou tel aspect anatomique ou physiologique et occulte tel ou tel autre.
Considéré -- si je puis dire -- comme l'instrument et l'expression de l'âme, le corps humain est immédiatement défini comme la forme matérielle la plus parfaite en raison même d'une " sémiologie " profonde, sur les fondements de laquelle Blanc ne peut que répéter les arguments du dualisme platonicien de l'âme et du corps. On pourrait hésiter ici entre le terme propre aux spécialistes des langages et celui de " séméiologie " dont les médecins usent comme d'un quasi-synonyme de symptomatologie. Blanc note :
Le corps tient donc toute sa dignité de l'âme. Abandonné à lui-même, il devient cendre et poussière, le plus vulgaire et le plus méprisé des éléments. L'âme, en s'enveloppant et en se pénétrant, pour ainsi dire, du corps, lui donne quelque chose de sa nature et de sa vie spirituelle. L'homme sent que ses organes les plus déliés prêtent à son intelligence un certain concours. Il prie, il interroge, et c'est par la voix, par le geste et la physionomie qu'il s'exprime ; s'il a résolu d'agir, c'est à ses mains qu'il commande, c'est à ses membres qu'il a recours. Le corps est donc le signe de l'âme en même temps que son instrument nécessaire et universel " [pp.239-240]
Inutile d'insister -- me semble-t-il -- sur les causes d'une telle représentation. Les termes d'une création divine du monde y sont assez perceptibles. Ce sont là des notations qui apparaissaient déjà au chapitre cinquième des considérations sur l'âme, lequel mettait en avant cette corrélation fonctionnelle d'un principe matériel et d'un principe abstrait, selon un schéma dualiste dont les théories scientifiques contemporaines allaient rapidement faire le prototype de toute organisation structurée :
La mutuelle dépendance ici évoquée n'anticipe que peu sur les relations de fonctifs dont les glossématiques du langage font la base de leurs analyses.
Les prolongements de la réflexion de Blanc ne s'étendent pas dans cette direction qui ne serait que sémiologique ; en revanche leurs conséquences font entrer de plain pied dans l'exposé de questions de société ; notamment en cette période du XIXe siècle où, après Ozanam, René de La Tour du Pin et Albert de Mun cherchent à mettre le droit social en conformité avec les principes chrétiens, et développent les théories du catholicisme social. Ainsi, pour Blanc, après l'exposition des différentes formes que peut revêtir la force de l'homme susceptible de transformer la matière du monde, c'est encore synecdotiquement le bras ou la main qui sont exaltés, mais -- désormais -- comme parties significatives d'un sujet doublement asservi ou aliéné :
Il importe, en conséquence, d'entonner un juste éloge de cette force et de ses adjuvants : :
Il s'ensuit une curieuse sémiologie dérivée -- " Le corps humain n'est pas moins admirable comme signe que comme instrument " -- à fondement théologique spiritualiste :
La forme de l'enthymème -- ce syllogisme inversé et suspendu -- permet ainsi de poser définitivement ici la supériorité des formes corporisées de la langue sur les abstractions idéologiques des philosophes et des linguistes matérialistes :
Si l'on observe que ces formes corporisées se trouvent au service d'une étroite liaison toute classique de l'éthique et du comportement, alors il semble bien -- une fois de plus -- que leur supériorité procède seulement en définitive d'une… incorporation étroite du constituant socio-moral au constituant proprement sémio-linguistique de la communication. Nullement d'une essence qui serait plus profonde. Le corps retrouve ici les limites qu'il a désormais par nature, lesquelles ont précisément été fixées par le péché originel. Dans cette liaison de l'éthique et du comportement, il revient alors au facteur esthésique d'assurer la totale rédemption du langage, selon les formes et les valeurs d'une esthétique passéiste du Beau éternel, du Beau absolu, classique, et non celles des parfums délétères des Fleurs du Mal moderne :
Blanc passe insensiblement de cette description caractérisante à fonction strictement assertive à une condamnation des formes dévoyées de la représentation et notamment des formes artistiques contemporaines, dont on voit bien désormais -- peinture et littérature mêlées -- lesquelles peuvent être visées par le lexicographe :
A la suite de cette mise en perspective, qui restitue au corps sa position dans une représentation du langage, le lexicographe décline donc de haut en bas les membres et organes constituant les différentes parties de l'individu, en commençant -- l'on s'en doute -- par " la plus noble de toutes, c'est-à-dire la tête, [qui] préside à toutes les œuvres et répond de tous les actes ".
La description en est d'ailleurs fort haute en images et en couleurs :
De cette prééminence du cerveau " siège des principales facultés sensibles et auxiliaire précieux de l'intelligence elle-même ", Blanc déduit la part prise successivement par les différents organes mis au service des sens :
Puis viennent les membres proprement dits :
De l'anatomie, Blanc ne paraît retenir ici que l'image la plus abstraite et la plus désincarnée des fonctions corporelles : génitalité, sexualité ne méritent pas d'entrer dans les Considérations ; figurant seulement dans les tableaux synoptiques sous forme de listes aseptisées et soigneusement normées. La description de l'ensemble culmine dans une image destinée à exemplifier la maîtrise acquise par l'homme: " On dirait que l'homme ne touche terre que pour en prendre possession et y régner " [p. 245], qui ne fait que souligner une fois de plus le caractère téléologique de la description, quoique les éléments du corps soient bien ici classiquement décrits en conformité avec ce qu'en disent à pareille époque " les dictionnaires et traités de médecine, de pharmacie, les manuels d'hygiène "les plus orthodoxes, comme ceux de Bossu, Riche ou de Beaude. Seulement, les constituants de cette description sont incessamment soumis par Blanc à une reconfiguration en fonction de l'objectif principal du lexicographe, qui est de faire l'apologie des merveilles de la création divine :
Les chairs, dont les muscles ne sont que la meilleure partie, garnissent le squelette et l'enveloppent des plus belles formes. Semblable à une éponge, la chair est sillonnée en tous sens de sang rutilant, partent par une multitude de canaux, les veines et les artères. Celles-ci, chargées du ventricule gauche du cœur […]. Mais pourquoi répéter ici ce que tant d'autres ont si bien dit ? Aussi bien, notre rôle n'est pas de décrire ces merveilles, mais de les signaler avec ordre. Le corps humain est un chef d'œuvre qui révèle autant de sagesse que de puissance dans son auteur " [p. 245-246]
Le chapitre deuxième de ces Considérations présente les " qualités du corps " à travers trois sections :
De la vie et de la mort :
On est ici tout-à-la-fois fort éloigné et très proche du pessimisme d'un Chamfort qui affirmait : " Vivre est une maladie dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures; c'est un palliatif : la mort est le remède " [Maximes, Philosophie et morale", XCI], car Élie Blanc privilégie une fois encore la liaison de deux fonctifs -- l'âme et le corps -- au sens glossématique du terme pour distinguer entre une vie réellement active et une simple existence végétative :
Des considérations téléologiques assurent là encore, à la manière ancienne, l'interprétation des signes émis ou captés par les sens, et justifient le cri eschatologique de révolte qui ponctue un développement toujours irrémédiablement entaché d'idéalisme :
Cette dernière notion se voit ainsi l'objet d'un développement qui confère définitivement à la métaphysique religieuse la capacité de rendre compte des faits biologiques :
De l'homme et de la femme :
Dans les lignes immédiatement suivantes, le lexicographe -- qui s'attache à décrire l'homme et la femme en termes contrastés mais complémentaires -- donne l'impression de démarquer les textes poétiques ayant célébré à l'heure dite " romantique " toutes les vertus de la femme, à l'instar de l'Eva dont La Maison du Berger nous offre la représentation idéale. On aura aisément compris que derrière cette image se profile le reflet de Marie, mère de Dieu, dont le culte -- à l'époque de Blanc -- est définitivement acquis depuis quelques décennies. Toutefois, on notera aussi que la succession continue de ces arguments amène inexorablement des considérations moins élogieuses, en lesquelles on voit la femme revêtir les apparences de la Dalila qui trahit Samson :
Ce qui distingue la femme, c'est un esprit flexible et un cœur inimitable. Inférieure à l'homme, elle rachète si bien cette inégalité qu'elle mérite souvent de lui être préférée. L'homme est fort, hardi, et confiant : la femme est douce, craintive et prudente. L'homme est ferme, quelquefois jusqu'à la dureté ; la femme est mobile, quelquefois jusqu'à l'inconstance. L'homme réfléchit et comprend : la femme observe et apprend. L'homme domine par l'autorité et même par la violence ; la femme arrive à ses fins par la douceur, la prière ou la ruse. L'homme est dévoué ; la femme l'est plus encore. L'homme raisonne ; la femme sent, et, si elle s'élève rarement jusqu'au génie, du moins elle l'inspire. D'autre part, l'homme accepte facilement le mal, mais il est rarement obstiné : la femme, au contraire, est plus ouverte au bien, mais elle est capable de s'enraciner profondément dans la malice. L'homme pervers est un démon ; mais la femme méchante est une furie […]. L'homme est d'ordinaire meilleur qu'il ne paraît : trop souvent, au contraire, la femme vaut moins que ses apparences. L'homme est insensé dans on orgueil et ses prétentions ; la femme est criminelle par ses artifices, et ridicules par ses vanités " [pp. 248-249]
Est-il nécessaire d'insister sur les termes de cette représentation bien convenue, qui tend à faire de la femme l'auxiliaire privilégiée du péché originel? Blanc rencontre ici des représentations fortement enracinées dans l'imaginaire collectif, et configurées par les forces de la religion. Il est toutefois plaisant de constater que des considérations philosophiques en prélude à un classement rationnel des vocables d'une langue puissent laisser s'ouvrir si largement ici l'espace des clichés.
De l'âge, de la maladie, de l'infirmité, de la force et autres qualités du corps :
Le dernier développement du second chapitre est consacré pour sa part aux différents prédicats susceptibles d'affecter le corps. La représentation ici mise en scène n'a rien qui étonne, relevant elle aussi entièrement du cliché. Shakespeare l'avait noté, et le musicien Charles Valentin Morhange [1813-1888], dit Alkan aîné, en avait fait le programme d'une gigantesque Sonate pour piano(6) , la vie de l'être humain peut être rapprochée de la succession de quatre périodes :
Le lexicographe anatomiste, physiologiste, pathologiste et moraliste n'est certainement pas prêt à accepter la conception positive et presque esthétique de la maladie que peuvent défendre les Goncourt : " La maladie sensibilise l'homme pour l'observation, comme une plaque de photographie " [Journal, 27 mars 1865, t. II, p. 206.]. Une saine éthique doit en effet normalement conduire l'homme à jouir d'une vieillesse heureuse, dégrevée du poids des maux, affranchie des servitudes de la douleur physique. C'est dans cette perspective idéale, que Blanc défend une représentation pathétique dans laquelle l'homme et la maladie -- sous l'influence du péché -- figurent comme d'héréditaires antagonistes :
L'ensemble conduit à une réappréciation de la mesure :
Ainsi, par l'intermédiaire d'une esthétique encore une fois largement fondée sur le socle intangible d'une éthique essentialiste, Blanc peut-il aboutir au constat d'une parfaite corrélation entre l'apparence physique extérieure et le substrat ontologique des êtres :
Le bref chapitre troisième, pour sa part, traite uniquement des actions du corps à travers :
Deux fonctions physiologiques essentielles donc, liées une valeur absolue qui articule les dimensions morales et sociales de la vie de l'individu.
Le pénultième chapitre IV envisage enfin la maladie dans la plénitude de la notion, et en donne dès l'abord une définition orientée par les éléments notionnels précédemment développés :
Et, de même qu'il existe une sorte de relation occulte de la vie au péché, et de celui-ci à la mort, il semble qu'il existe des formes particulières d'économie compensatoire des maladies. Représentation d'un processus pour lequel Blanc trouve le ton et les formes d'énonciation d'un discours quasi oraculaire :
Cette position -- dictée par les principes de la religion -- n'est au fond pas très éloignée de celle que défendra quelques années plus tard un Romain Rolland prônant la vertu rédemptrice des souffrances et de la douleur, selon une conception romantique de la représentation de l'artiste, et selon une mythification quasi nietszchéenne de l'énergie :
Élie Blanc, toutefois, ne saurait complètement oublier le dessein qu'il poursuit, qui est de proposer un classement logique -- fondé en raison et sur la science -- des divers secteurs de l'univers dont le langage permet de saisir l'extension et de définir la compréhension. C'est là ce qui motive chez lui l'éloge de la médecine :
Et l'on voit bien ici -- me semble-t-il -- l'importance dévolue au nom et à la puissance classificatrice du langage. Une terminologie rigoureuse -- logique ? -- doit accompagner toute symptomatologie. Nommer, c'est identifier, distinguer, repérer, et déjà presque engager une thérapeutique. D'où une tonalité de la représentation qui donne pour nous l'impression d'osciller entre La Fontaine -- Les Animaux malades… -- et La Peste doublée de La Chute d'Albert Camus :
Le spectre de la peste emblématique des pires épidémies du passé hante ainsi l'écriture du lexicographe et infuse en elle un pathos inattendu dans un ouvrage qui se réclame d'une philosophie logique. L'époque moderne fournit à Blanc une maladie particulièrement commune au XIXe siècle, et dont la seule désignation permet de suggérer les effets de l'hérédité, principe biologique de développement des espèces désormais promu à la reconnaissance de tous :
A l'heure où les théories de l'hérédité, mises en évidence par les scientifiques, se voient en effet récupérées avec excès dans la littérature naturaliste à des fins d'illustration du désespérant caractère de tous les déterminismes sociaux, il n'est pas insignifiant qu'un chanoine mette une nouvelle fois en relation ces déterminismes avec l'idée de la punition infligée aux vices surgis de l'existence même du péché originel. Vision particulièrement sombre… mais aussi éclairante, en ce qu'elle rappelle le besoin éprouvé alors par la religion de se situer à l'intérieur des débats de la société. A quelque prix de compromission que ce soit…
Le cinquième et dernier chapitre propose heureusement, sous l'égide d'une citation de l'Ecclésiaste [xxxviii, 4-9], et après tant de désespérants tableaux, le commentaire du remède, cet " adversaire opiniâtre et souvent victorieux de la maladie ". Ce qui est évidemment une manière encore dérivée par la figure de parler de la santé recouvrée et de l'infinie bonté d'un Dieu rédempteur et sachant pardonner. Blanc a d'ailleurs soin de noter que le retour à la santé ne passe pas toujours par une thérapeutique physique, mais qu'il peut aussi être le fait d'affects psychologiques ou sentimentaux, le résultat d'une influence bienfaisante pour lequel, à l'heure où Lourdes, Paray-le-Monial et Lisieux deviennent de hauts lieux de dévotion, le terme de " miracle " -- petit ou grand ! -- semble proposer une forme d'expression toute prête :
On aura bien évidemment noté dans ces lignes le caractère toujours idéaliste de la démarche, à cent lieues des hypothèses que la psychologie contemporaine du lexicographe, et bientôt la psychanalyse, allaient soutenir et promouvoir. Il faut cependant remarquer que, dans ses notes, Blanc fait mention de la Philosophie de l'Inconscient, rédigée par Hartmann, dont le tome I traite précisément de l'inconscient dans le langage(7). L'information contemporaine du philosophe n'est donc pas nulle ou totalement obsolète. Elle se révèle seulement une nouvelle fois asservie à des positions idéologiques qui la reconfigure à d'autres fins. Et Blanc se révèle donc ici d'un relativisme qu'on imputera plus à la conscience de la déchéance de l'homme face à l'immensité de Dieu qu'à la reconnaissance du caractère imparfait des objets du monde :
Ce qui est une manière de revenir au pessimisme imposé à la conscience de l'homme par le poids du péché originel ; et de suggérer que les premiers états de nature -- antérieurs à la chute -- étaient de loin préférables à ceux qui passent pour avoir été adoucis par les progrès. Le lexicographe balaie en conséquence d'un revers de main les acquis de la science et notamment de la chimie, pour s'attarder sur les bienfaits des seuls remèdes issus des objets les plus simples de la nature, en ce que ceux-ci s'avèrent d 'une proximité plus grande avec la Créateur :
Les remèdes les plus salutaires et les plus efficaces sont ordinairement les plus simples et les plus communs : tels sont l'eau minérale des fontaines, les rayons du soleil ou les glaces de l'hiver et les réactions qu'ils provoquent, le vin de la vigne, l'huile de l'olive, le miel de l'abeille, le lait et la chair des animaux, et avant tout peut-être la paix du cœur, le repos de l'esprit et du corps, les loisirs et le sommeil. […] La santé est comme le bonheur et la fortune ; il est d'autant plus difficile de la découvrir ou de la recouvrer qu'elle se tient plus près de ceux qui la recherchent " [p. 257]
Pour se nommer Blanc, il est donc déjà possible au XIXe siècle d'être déjà " vert ", lorsque se trouve revendiquée comme ci-dessus une sorte de sagesse écologique avant la lettre accordée avec une forme d'esprit zen !... Le développement se clôt très " logiquement " sur quelques conditions relatives à l'hygiène, " qui est l'art de conserver la santé ". Des remèdes à l'hygiène, l'ordre de préséance est nettement marqué, mais c'est évidemment par un artifice rhétorique de présentation que cette dernière notion intervient en clausule, puisqu'elle est par nature à la base du maintien et de la conservation de la vie : " L'hygiène est toujours efficace, tandis que les remèdes les plus actifs, quand leur emploi est différé, deviennent impuissants […] " [p. 258]
Dans cette section, les considérations du lexicographe exposent toujours la corrélation du bon et du bien, de la santé et de la vertu, laquelle aboutit à constituer dans un premier temps une éthique de la prophylaxie individuelle, puis la généralise ensuite à l'ensemble du public, instituant ainsi de manière subreptice une forme de morale nationale de la santé implémentée dans le corps de la religion . La métaphore ici n'est pas indifférente. En effet si la religion se présente comme un corps émané de Dieu, cet objet ne peut et ne doit que susciter le respect ; à l'instar de ce corps de doctrine, le simple corps humain, produit de l'intelligence et de la bonté divines, ne saurait donc être privé d'une semblable sollicitude et requiert par conséquent des soins, des précautions, un respect , une hygiène permettant de solidariser infrangiblement la science, les lois et la morale :
On aura bien évidemment été sensible dans ces lignes au taux d'utilisation des modalités énonciatives déontiques qui placent l'observance des règles de l'hygiène au niveau d'un impératif éthique et social.
[Suite] [Table]
Notes
4. Comme on peut le voir à l'article " maladie " :
Maladie (ma-la-die), s. f.
-- 1° Altération dans la santé. Ils [deux médecins] triomphaient encor sur cette maladie : L'un disait : il est mort, je l'avais bien prévu ; S'il m'eût cru, disait l'autre, il serait plein de vie, LA FONT. Fabl. V, 12. J'avais tort de craindre que l'air de Provence ne vous fît une maladie considérable ! vous ne dormiez ni ne mangiez.... SÉV. 19 juill. 1677. Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, Opuscule de PASCAL. Il [Pascal] disait au plus fort de ses douleurs.... : ne me plaignez point ; la maladie est l'état naturel des chrétiens, parce qu'on est là comme on devrait toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, Mme PERIER, Vie de Pascal. La maladie qui se joue, comme il lui plaît, de nos corps, que le péché a donnés en proie à ses cruelles bizarreries, BOSS. 1er sermon, Nativ. de la Ste V. 3. Marie-Thérèse aussitôt emportée que frappée par la maladie, ID. Mar.-Thér. Le repos et la nourriture ne sont-ils pas de faibles remèdes de la continuelle maladie qui nous travaille ? et celle que nous appelons la dernière, qu'est-ce autre chose, à le bien entendre, qu'un redoublement et comme le dernier accès du mal que nous apportons en naissant ? ID. le Tellier. Après de grandes maladies causées par de grands travaux, ID. ib. Les fréquentes maladies le mirent souvent aux prises avec la mort : exercé par tant de combats, il en sortait toujours plus fort et plus résigné à la volonté divine, ID. ib. Frappé d'une horrible maladie, ID. Hist. II, 3. Mme la Dauphine, dans toute sa tribulation, n'est point sortie des mains de Dieu ni de l'ordre de sa Providence.... la maladie ou la santé lui devinrent indifférentes, FLÉCH. Dauphine. Les maladies de langueur sont d'autant plus rudes qu'on n'en prévoit pas la fin, ID. Mme de Mont. Dieu, qui imprime de temps en temps la terreur de ses jugements dans les coeurs des hommes par des punitions publiques, affligea la capitale de ce royaume d'une maladie contagieuse, ID. ib. Le nombre des maladies qui affligent le genre humain est si énorme, que nous manquons de termes pour les exprimer, VOLT. Fragm. sur l'hist. art. XXIII.
-- Faire une maladie, être atteint d'une maladie. Il est singulier que je n'ai jamais fait de grandes maladies à la campagne, J. J. ROUSS. Confess. VI.
-- Fig. et populairement. Faire une maladie, se dit pour faire quelque chose avec effort et malgré soi. Il fait une maladie toutes les fois qu'il rend un service.
-- 2° La maladie attaque les animaux comme les hommes. L'art vétérinaire est la science des maladies des animaux domestiques. Les maladies des chevaux. Les maladies des vers à soie.
-- Il se dit aussi des végétaux qui, étant vivants, peuvent devenir malades. La maladie des pommes de terre. L'oïdium, maladie de la vigne.
-- Il se dit enfin de certains produits végétaux. Les différentes maladies du vin. Emploi de la caléfaction pour prévenir certaines maladies des vins.
-- 3° Maladie, avec une qualification, sert à désigner différentes affections. Maladie d'Addisson, maladie bronzée, maladie dans laquelle la coloration de la peau devient noirâtre.
-- Maladie bleue, voy. CYANOSE.
-- Maladie de Bright, affection des reins appelée aussi néphrite albumineuse et albuminurie.
-- Maladie des chiens, maladie du jeune âge, gastro-bronchite, coryza, fièvre muqueuse, morve des chiens, noms donnés à une maladie que les chiens contractent dans leur jeune âge, et qui est caractérisée surtout par un état catharral des membranes muqueuses.
-- Maladie des chats, affection analogue à la maladie des chiens.
-- Maladie convulsive, nom donné à une maladie des moutons qui a beaucoup de rapport avec l'épilepsie.
-- Maladie pédiculaire, voy. PHTHIRIASE.
-- Maladie du sang, maladie des bêtes à laine.
-- Maladies saturniennes ; on a donné jadis ce nom au scorbut, à l'hypocondrie, à la goutte vague.
-- Maladie des Scythes, affection décrite par Hippocrate, laquelle attaquait les Scythes, et qui consistait principalement dans l'impuissance.
-- Maladie de Sologne, dite aussi maladie rouge, mal rouge, maladie de sang, nom donné à une maladie des bêtes ovines.
-- 4° Il s'emploie absolument quand on parle d'une épidémie. N'allez pas dans cette ville, la maladie y est.
-- 5° Maladie du pays, mal du pays, nostalgie. Je vous dirai seulement qu'il [un diable] brûle d'impatience de revenir aux enfers. - Proserpine : C'est-à-dire qu'il a la maladie du pays, LEGRAND, Belphégor, II, 5. Je me sentais saisie par la maladie du pays, la plus inquiète douleur qui puisse s'emparer de l'âme, STAEL, Corinne, XIV, 3.
-- 6° Fig. Ce qui trouble l'esprit, le coeur, les nations. Il n'y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les États, BALZ. Socrate chrétien, Disc. 8e. La maladie principale de l'homme est la curiosité inquiète des choses qu'il ne peut savoir, PASC. Pensées, VII, 17, éd. HAVET. Comme je ne pensais pas être dans cette maladie [trop grande confiance en son jugement], je m'opposais au remède qu'il me présentait, ID. Entret. avec M. de Saci. L'ardeur de leurs disputes insensées [des protestants anglais] est devenue la plus dangereuse de leurs maladies, BOSS. Reine d'Anglet. Comment notre âme ne jouirait-elle pas d'une grande tranquillité, après que la loi de Dieu a guéri toutes ses maladies ? ID. Sermons, loi de Dieu, 3. La guerre, vous dis-je, est une maladie affreuse qui saisit les nations l'une après l'autre, et que la nature guérit à la longue, VOLT. Dial. 24. Cette maladie épidémique [la croisade] passa jusqu'aux enfants ; il y en eut des milliers qui, conduits par des maîtres d'école et des moines, quittèrent les maisons de leurs parents, sur la foi de ces paroles : Seigneur, tu as tiré ta gloire des enfants, ID. Moeurs, 57.
-- 7° Affection excessive pour quelque chose. Mme de Maintenon eut la maladie des directions, qui lui enleva le peu de liberté dont elle pouvait jouir, ST-SIM. 413, 176. La maladie des systèmes peut-elle troubler l'esprit au point de faire dire qu'un Suédois et un Nubien sont de la même espèce... ? VOLT. Singul. natur. 29.
HISTORIQUE :
-- XIIe s. E après ceo si chay [tomba] en maladie, Machabées, I, 1.
-- XIIIe s. Souvent [ils] prient que Diex lui doint tel maladie.... Berte, LXXII. Sire, fis-je, jamais n'aurai Joie, se n'est par une chose, Que [car] j'ai dedans le cuer enclose Une moult pesant maladie, la Rose, 2903. Après ces choses desus dites avint, ainsi comme Dieu voult [voulut], que une grant maladie prist le roy à Paris, JOINV. 207. Or sevent [savent] crestyen toute no maladia [embarras, position critique], Collect. de chron. belges inéd. GACHET, Gloss.
-- XVe s. Le roi Robert d'Escosse estoit devenu moult vieux et malade de la grosse maladie [la lèpre], FROISS. I, I, 28.
-- XVIe s. Seigneur consul, ton filz est mort de maladie au camp, AMYOT, Publ. 27. Tard medecine est apprestée à maladie enracinée, COTGRAVE. Maladie et douleur se cognoist à la couleur, LEROUX DE LINCY, Prov. t. I, p. 264. Maladies viennent à cheval et s'en retournent à pied, ID. ib. De grande maladie vient-on bien en grande santé, ID. ib.
ÉTYMOLOGIE :
-- Malade ; bourg. moilaidie ; prov. malaptia ; cat. malaltia ; anc. esp. malatia ; ital. malattia. à côté de maladie, il y avait malage, s. m., fort employé, et qui est simplement un dérivé de mal.
5. On pourra se reporter pour quelques rapides remarques à J.-Ph. Saint-Gérand, " "Les mots des maux : maladie et lexicologie dans les dictionnaires français de la première moitié du XIXe siècle", Colloque Littérature et Maladie, organisé par l'Université de Durham, 18 avril 1994, Actes publiés par Durham University Press, Illness, Sickness, Diseases and Literature, 1995, pp. 34-72.
6. Intitulée, Les Quatre Âges, et composée peu avant la révolution de 1848, cette œuvre étonnante fait se succéder quatre mouvements de plus en plus lents, marqués par des tonalités constamment évolutives : 20 ans, Très vite ; 30 ans, Quasi-Faust, Assez vite ; 40 ans, un ménage heureux, Lentement ; 50 ans, Prométhée enchaîné, Extrêmement lentement…
7. Traduction de M. Nolen, t. I, p. 323, citée p. 8.