Littré donne de ce terme une définition minimale: "Manière de rendre sa pensée par la parole ou par la plume. Les mots eux-mêmes. [...] une certaine disposition des traits qui fait que les sentiments s'y peignent en caractères nets et apparents". Ses quatre-vingt neuf occurrences [68 au singulier et 21 au pluriel] soulignent immédiatement l'importance revêtue par l'objet, son contenu dénotatif au sens strict et ses associations connotatives(11), tant au regard du langage verbal qu'à celui de la peinture et de la musique. Le terme est plus abondamment employé au livre VIII., "Les Statues et les Tableaux", chapitre 3. Ce qui en renforce le pouvoir de sémiologisation inhérent, et suggère d'en traquer plus précisément les contenus associés.
La détermination s'effectue en proportions analogues à l'aide:
a) d'articles définis [2.1, 2.3, 3.3, 4.1, 4.3, 5.3, 6.2, 6.4, 7.3, 7.3, 8.2, 8.3, 8.4, 9.2, 12.1, 13.3, 13.5, 14.1, 15.4, 16.2, 16.5, 16.8, 17.4, 17.6, 18.4, 18.5, 19.4];
b) d'articles indéfinis [2.1, 3.3, 4.6, 5.1, 6.3, 7.1, 7.3, 8.3, 8.4, 10.1, 12.1, 12.2, 13.3, 13.5, 15.2, 15.4, 16.5, 17.5, 18.3, 19.2, 19.4, 19.6, 20.4].
c) de la forme zéro de l'article, qui n'apparaît guère qu'une fois dans une formule exclamative ou le terme est en apostrophe [13.6].
d) de l'adjectif démonstratif, avec sa fonction d'indexation [2.2, 3.3, 6.3, 14.3, 15.5, 17.9, 19.6] équitablement répartie entre les formes du singulier et du pluriel, est d'un recours moins abondant, probablement en raison de cette fonction d'ancrage dans une référence précise, qui interdit le développement de discours sur les qualités génériques de l'expression en général.
e) de l'adjectif possessif [5.2, 6.2, 6.3, 7.2, 15.2, 17.4, 18.2] plus généralement sous ses formes du pluriel.
g) de l'adjectif exclamatif [5.1], dont la seule occurrence nous rappelle qu'il est possible de parler des formes de la signification en utilisant un discours très peu empreint des marques de l'affectivité pour caractériser les procès signifiants. Ce qui est conforme à l'esthétique maitrisée du langage que prône Mme de Staël.
La caractérisation d'une telle notion n'est pas toujours nécessaire: [4.1, 6.3, 15.5, 16.5, 17.6, 18.4, 19.6]. Comme dans 3.3, "expression" est alors synonyme de locution et renvoie à un ensemble de propos articulés en discours. Lorsqu'une caractérisation s'impose, à des fins descriptives ou commentatives, celle-ci revient à:
a) des adjectifs épithètes isolés ou en syntagmes: pleines de vie [3.3], générale [4.3], admirable [5.1], habituelle [5.2], la plus vive [6.2], douces [6.3], heureuse [6.3], vraie [7.1], métaphysiques [7.1], poétique [7.3], seule [8.3], redoutable et puissante [8.3], rêveuse et vague [8.3], dramatique [8.3], simple [8.4], touchante [8.4, 12.2], remarquable [10.1, 15.4, 18.3], flatteuses [12.1], nouvelle [13.3], si vive [13.3], irrésistible [13.5], bienveillantes [14.3], nobles et harmonieuses [14.3], riante [15.2], idéale [15.4], brillante [16.2], la plus déchirante [17.4], soumise [17.5], angélique [17.6], respectueuse et sensible [17.6], pleines d'imagination et d'élégance [18.2], pénétrante [19.6], sensible [19.6]. On notera dans ce cas l'importance des formes de modalisation adverbiale intensive -- si, très -- ainsi que le rôle joué par les couplages qu'induit la coordination de deux épithètes. La sémantique de ces dernières est clairement orientée vers... l'expression de l'intensité affective; mais l'ethos néo-classique du langage interdit ici que le pathos sature le discours de ces commentaires du contenu de la notion et du terme.
b) des adjectifs attributs ou à des constructions attributives: une noblesse dans les expressions [4.1], quelque chose de gigantesque dans les expressions (6.3), dans la noble élégance de ses expressions [7.2], pour jamais fixée [8.2], quelque chose de si positif dans l'expression [14.1], une sorte de sévérité dans les expressions [16.5], il y avait trop d'ardeur dans les expressions [18.4]. Ces exemples montrent que ce type de construction est réservé aux contextes dans lesquels il est nécessaire de donner quelque flou impressif au contenu du mot "expression"
c) des expansions relatives, assez fréquentes, qui assurent la même fonction d'épithétisation qu'un adjectif, mais qui ajoutent à celle-ci un dynamisme interne lié à l'utilisation du verbe: qui naissaient toutes de son caractère et de sa manière de sentir [2.2], qui placent pour ainsi dire le poète [3.3], qui émut vivement Oswald [4.6], qui caractérise et le pays et les habitants [7.3], qui n'avait pas le moindre rapport avec ce qu'elle voulait dire [15.2]. Selon le temps de ce verbe, la subordination relative se teinte des couleurs de l'explicativité ou de la détermination proprement dite.
d) Mais, indéniablement, la forme de caractérisation la plus répandue de ce terme est la construction adnominale: des sentiments [2.1], de sa physionomie, de ses yeux, de son sourire [2.1], de la peine [2.3], de bonté [3.3], de ce temple [4.3], de mélancolie [5.1], de repentir et de timidité [5.1], de Pline [5.3], de sensibilité [6.4], des sentiments [7.2, 7.3], des peintres modernes [8.3], du regard et de la physionomie [8.3], des passions [8.3], de sa physionomie [8.4], de désordre et de fureur [8.4], de son visage [9.2], de force et de repos [10.1], de ses regards [12.1], d'une amitié si vraie [12.1], d'un homme [13.3], d'intérêt et d'inquiétude [13.5], de l'amour partagé [13.6], de sa physionomie [14.1], de mon pays [14.3], des monuments [15.4], du bonheur [16.2], de sa physionomie [16.8], de la douleur [17.4], de cet age [17.6], de pitié si pure [17.9], du Dante [18.5], de bonté céleste [19.2], de tout sentiment passionné [19.4], de Corinne [19.4], de tendresse [19.6], de physionomie digne et froide [20.4], de douceur et de calme [20.4]. Ce type propose donc une caractérisation en référence à des personnes, à des spectacles ou des objets culturels dotés d'une valeur esthétique, mais plus souvent encore en liaison avec un puissant affect psychologique; et, en ce sens, "expression" amène souvent une caractérisation double, par coordination de prédicats, dont on note immédiatement l'efficace en termes de rythmique du texte.
Nous sommes bien là dans une période de l'histoire de la langue littéraire ou la prose tend à être infusée par les valeurs du poétique. Ces formes se localisent alors sans surprise dans les passages où s'expriment le plus intensément l'émotivité et la sensibilité des personnages au contact de leurs semblables, des spectacles de la nature, des productions de la littérature, et de la musique, ou des monuments de l'histoire de l'art.
Sous l'aspect syntaxique, "expression(s)" peut assumer la fonction sujet dans des contextes où ce terme active le sémantisme de verbes ou locutions tels que: caractériser [4.3], prendre feu [6.3], laisser à désirer [8.3], faire souffrir [15.2], se peindre [19.2]. Ce qui ne peut que renforcer en lui la puissance ergative de faire sens. Toutefois, la fonction syntaxique privilégiée dans laquelle se réalise le sémantisme de ce vocable paraît bien être celle d'élément déterminé dans des construction adnominales. Cette construction syntaxique a de plus l'avantage de solidariser fonctionnellement des termes unis par une relation évidente de cooccurrence: des sentiments [2.1, 7.2], de sa physionomie [2.1, 8.4, 16.8, 20.4], de bonté [3.3, 19.2], de mélancolie [5.1], de repentir [5.1], de sensibilité [6.4], des peintres modernes [8.3], du / de ses regard(s) [8.3, 12.1], des passions [8.3], de désordre et de fureur [8.4], de son visage [9.2], de force et de repos [10.1], d'une amitié [12.1], d'intérêt et d'inquiétude [13.5], de l'amour partagé [13.6], de mon pays [14.3], de la douleur [17.4], de pitié [17.9], de tout sentiment passionnel [19.4], de tendresse [19.6], de douceur et de calme [20.4]. On notera que ces constructions confèrent à "expression(s)" un contenu psychologique variable, certes, mais qui, dans tous les cas réduit l'empan sémantique du terme et en fait un parasynonyme de signe. "Expression(s)" devient ainsi le prototype sémantique des principes de la sémiologie propre à Corinne. Rien, dans le roman de Mme de Staël, n'accède ainsi au statut de forme signifiante sans qu'un contenu hautement formalisé ne lui soit associé. Pas même les signes de l'émotivité personnelle. Cette remarque pourrait donner à entendre -- faussement -- un certain expressionnisme de l'auteur; mais, il conviendra de se rappeler, pour rectifier cet anachronisme, l'importance d'une sémiologie du corps, encore maîtrisée par la rhétorique, dont les écrits de l'abbé Dinouart, par exemple, portent toujours témoignage à l'époque de Germaine Necker(12). Il s'ensuit qu'"expression(s)" ne peut renvoyer en ce contexte qu'à une conception formalisée de la signification, dans laquelle le signe littéraire écrit de l'émotion vécue par les personnages devient le signal d'une émotivité du lecteur éveillée par l'écriture de la romancière. La fréquence des redoublements par coordination ["douceur et calme"; "désordre et fureur", "force et repos", etc.] accentue rythmiquement la prégnance de cet effet conatif.
Nous sommes là devant une de ces forces discrètes de l'esthétique littéraire grâce auxquelles Mme de Staël transforme insensiblement le rapport du sujet au langage.
[Table] [Suite]
Notes
11. La méthodologie fait appel ici aux notions de langage de dénotation, langage de connotation et métalangage, exposées par Hjelmslev dans Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, éd. de Minuit, 1968, lesquelles formes de langage ne cessent d'exposer les différents rapports qui peuvent lier l'expression et le contenu d'un signe en un fonctif.
12. En particulier, L'Éloquence du corps dans le ministère de la Chaire, Paris, Desprez, 1754, plagiat lui-même d'un ouvrage de 1696… et L'Art de se taire, Paris, Desprez, 1771.