Style

Il s'agit là d'un vocable particulièrement polysémique, dont les acceptions et les valeurs -- notamment dans le champ des Belles Lettres, de la Littérature et de la Grammaire -- ont énormément varié entre le XVIIe et le début du XIXe siècle. Indépendamment, au reste, des tranformations ultérieures jusqu'à nous, non moins importantes et diversifiées. Littré en fait un parasynonyme de " langage, considéré relativement à ce qu'il a de caractéristique ou de particulier pour la syntaxe, et même pour le vocabulaire, dans ce qu'une personne dit, et surtout dans ce qu'elle écrit ". Ce qui marque bien le rapport indiciel du style au sujet, par lequel la célèbre formule de Buffon, " le style est l'homme même ", se clive et aboutit à l'époque romantique à cette abrupte équation: " le style, c'est l'homme "(20).

Les huit occurrences de ce terme sont déterminées par des articles définis [7.1 (2 occ.), 15.3], indéfinis [2.2, 7.3] et des ajectifs possessifs [7.2, 7.3]. L'absence de déterminant ne figure qu'une seulefois [6.3]. Ces formes expriment le fait d'un assez large recouvrement en ce signe des zones de l'onomasiologie et de la sémasiologie: auteur et lecteurs en possèdent une compétence partiellement commune qui permet à l'échange de se développer sans qu'il soit nécessaire par ailleurs de préciser plus.

La caractérisation de " style " peut donc être minimale. Les adjectifs épithètes: " littéraire " [7.1], " français " [7.1], " éloquent et lyrique " [7.3], " inspiré et naturel " [7.3], " pur, harmonieux " [2.2], prédiquent des qualités fort générales. L'adjectif attribut ne paraît guère qu'une seule fois: " sensible et calme " [15.3], dans les mêmes conditions. La construction adnominale: " charme d'un " [2.2], " de requête " [6.3], " élégance du " [7.1], " de la lettre " [15.3], place alternativement " style " dans la position d'objet producteur d'un effet ou d'objet produit par une nécessité générique. Mais ce terme n'est jamais l'objet d'une caractérisation plus poussée par expansion relative, par exemple.

Style " peut être sujet syntaxique du verbe " être + prédicat " [7.1, 15.3], " devenir " [7.1], " se ressentir " [7.2], mais, il est aussi employé comme objet indirect ou circonstant: [6.3, 7.3 (2 occ.)]. Jamais comme complément d'objet direct.

Concluons donc à une certaine forme d'indigence dans l'exploitation des mécanismes sémantiques puissanciels de " style " en relation avec les procédures de détermination, de caratérisation et d'actualisation syntaxique, mais ne concluons pas trop vite à la pauvreté de ses capacités stylo-sémiotiques. En effet, cette apparente pauvreté dissimule le fait que l'objet désigné par le signe assure une sorte de complice connivence entre tous les protagonistes de Corinne. Non seulement dans les rapports des personnages entre eux, mais aussi dans ceux des acteurs de sa réalisation romanesque, l'auteur et ses lectorats successifs. Le style constitue bien à cet égard le sceau d'une éthique et d'une esthétique du langage sous l'empreinte duquel sont garanties les transactions réalisées en discours. Privé des qualités inhérentes à cet objet, le discours s'abimerait vite dans des trivialités que Corinne justement récuse lorsqu'elle revendique pour le langage le droit d'éviter " la pompe des mots " [7.1, p. 175]. Style plus attique qu'asiatique, mais style tout de même; style plus proche de la rhétorique des stoïciens que de celle des sophistes, mais style parfaitement efficace et adapté à l'émotion de ces sensibilités cérébrales qui caractérisent la transition du XVIIIe au XIXe siècle.

Cette étude rappelle ainsi à son terme la leçon holistique que Mme de Staël donnait du style en ouverture à la seconde partie de De l'Allemagne, grâce à une comparaison des esthétiques de la langue française et de la langue allemande:

"L'on attache beaucoup plus d'importance au style en France qu'en Allemagne; c'est une suite naturelle de l'intérêt qu'on met à la parole, et du prix qu'elle doit avoir dans un pays où la société domine. Tous les hommes d'un peu d'esprit sont juges de la justesse et de la convenance de telle ou telle phrase, tandis qu'il faut beaucoup d'attention et d'étude pour saisir l'ensemble et l'enchaînement d'un ouvrage. D'ailleurs les expressions prêtent bien plus à la plaisanterie que les pensées, et dans tout ce qui tient aux mots l'on rit avant d'avoir réfléchi. Cependant la beauté du style n'est point, il faut en convenir, un avantage purement extérieur; car les sentiments vrais inspirent presque toujours les expressions les plus nobles et les plus justes, et s'il est permis d'être indulgent pour le style d'un écrit philosophique, on ne doit pas l'être pour celui d'une composition littéraire; dans la sphère des beaux arts la forme appartient autant à l'âme que le sujet même"(21)

En quoi les protagonistes de Corinne, dans leur expérience spontanée du langage, et le sentiment épilinguistique qu'ils en retirent, confirment la vive conscience staëlienne du caractère total de la sémiologie verbale. Forgée au contact des Humboldt, Schlegel, Herder ou Grimm, cette conscience solidarise -- d'une manière éminemment moderne -- l'activité perceptuelle, l'activité verbale et l'activité conceptuelle: le penser, le dire ou l'écrire, qui ne sont que le recto ou le verso de la pensée, du dit ou de l'écrit. Par où se justifie enfin: "Qu'écrire c'est exprimer son caractère et sa pensée"(22)...

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Notes

20. Voir sur cet aspect, J.-Ph. Saint-Gérand, "Style et Individua[lisa]tion: le cas du XIXe siècle ", in Vous avez dit Style d'auteur, Actes de la Journée d'études stylistiques de l'Université de Nancy 2, p.p. Mireille Dereu, P.U.N., 1999, p. 17-52.

21. Mme de Staël, De l'Allemagne, Seconde partie, La Littérature et les Arts, Chap. I, "Pourquoi les français ne rendent-ils pas justice à la littérature allemande", ed. S. Balayé, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1985, VII.1, p. 161-162.

22. Mme de Staël, Corinne, éd. S. Balayé, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1985, VII.1, p. 175. Dans cette affirmation d'une liaison infrangible et cette solidarisation des fonctifs de l'expression, on pourra penser à une très indirecte prémonition de la glossématique de Hjelmslev.