§ 1. -- Le latin populaire.
Lorsque du lexique moderne on écarte les mots d'origine étrangère, savante ou inconnue, on se trouve en présence d'une collection de termes dont les uns remontent directement au latin, et dont les autres sortent des premiers par dérivation ou composition. Écartons encore ceux-ci, et nous aurons, ou à peu près, le premier fonds de la langue, le lexique de la Gaule aux premiers siècles de notre ère. Comparé au lexique latin tel que nous le donne le dépouillement des auteurs, il présente un triple caractère :
1º Il ignore un nombre énorme des mots de la langue classique.
2º Il a en commun avec elle un nombre considérable de termes.
3º Il possède en propre beaucoup d'expressions inconnues des auteurs.
Diez, dans sa Grammaire comparée des langues romanes (1), donne de longues listes de substantifs, d'adjectifs et de verbes qui appartenaient au vocabulaire le plus usuel du latin, et qui ont disparu des idiomes romans. Il cite, rangés en dix-huit groupes différents (monde, terre, éléments, temps, animaux, corps humain, végétaux, minéraux, hommes, etc.), environ cinq cent cinquante substantifs, soixante-deux adjectifs et cent soixante-quatorze verbes.
Ces listes pourraient être facilement augmentées. En nous bornant au dépouillement de la lettre A, nous avons constaté l'existence d'environ sept cent quarante substantifs, cent trente-sept adjectifs et deux cents verbes du latin classique dont on ne trouve pas trace dans la couche primitive du français. On comprendra que nous nous abstenions de publier ici cette nomenclature, puisqu'elle est en grande partie en dehors du Dictionnaire.
Les mots qui appartiennent à la fois au latin classique et au latin populaire sont extrêmement nombreux ; ils constituent pour ainsi dire le noyau du français. La liste complète n'en saurait trouver place ici, à cause même de son étendue. Toutefois, à titre d'échantillon, nous donnerons ceux qui commencent par les lettres A et B, en mettant en regard de chaque mot latin le mot français correspondant.
abellana,anc. franç. avelaine, aveline.
acrem (2),aigre.
acutum, aigu.
ad, à.
aequalem, anc. franç. evel, égal.
aestatem, été.
aestimare, anc. franç. esmer, supputer.
aetatem,anc. franç. aé, âge.
agnellum, agneau.
ala, aile.
albumen, aubin.
aliorsum, ailleurs.
aliquanti, anc. franç. auquant, certains.
aliquod,anc. franç. auque(s), un peu.
allium, ail.
altare, autel.
alterum, autre.
alumen, alun.
alveum (3),auge.
amare, aimer.
amarum, amer.
amicum, ami.
amita, (t)ante.
amorem, amour.
ampulla, ampoule.
anatem,anc. franç. ane, cane (4).
anchora, ancre.
anellum, anneau.
anguilla, anguille.
angulum, angle.
angustia, angoisse.
anima, âme.
animalia, aumaille.
annum, an.
antiquum, anc. franç. antif, antique.
apem, anc. franç. ef, abeille.
apium, ache.
aprilem, avril.
apud, anc. franç. o, avec.
aqua, eau.
aquila, aigle.
aranea,aragne, érigne.
aratrum,anc. franç. arere (5), charrue.
arborem, arbre.
arca, arche.
arcuballista, arbalète.
arcum, arc.
ardere, ardoir.
ardorem, ardeur.
area, aire.
argentum, argent.
arista, arête.
arma, arme.
armare, armer.
armos,ars, ers.
artem, art.
ascalonia, anc. franç. eschalogne, échalote.
ascia, anc. franç. aisse (6), hache.
asinum, âne.
asperum, âpre.
atramentum, anc. franç. arrement, encre.
audire, ouïr.
aura, anc. franç. ore (7), brise.
Aurum, or.
aut, ou.
avarum,anc. franç. aver, avare.
avena, avoine.
avunculum, oncle.
axilla, aisselle (8).
balbum,anc. franç. baub (9), bègue.
barba, barbe.
basiare, baiser.
basium,anc. franç. bais, baiser.
bellum, beau.
belua, anc. franç. *beauve (10), bête.
bene, bien.
berula, berle.
bibere, boire.
blœsum,anc. franç. blois (11), qui blèse.
bonum, bon.
bovem, bœuf.
brachium, bras.
brevem,anc. franç. brief, bref.
bulla, boule.
bullire, bouillir.
Nous touchons maintenant au trait le plus notable du lexique vulgaire. Il possède une quantité considérable de termes que l'on ne rencontre pas ou que l'on rencontre à peine chez les écrivains classiques. Depuis longtemps déjà, on a relevé (12) de nombreux témoignages de grammairiens et lexicographes latins signalant précisément comme appartenant à la langue populaire des expressions qui, pour la plupart, ont continué à vivre dans les langues romanes. Chez certains écrivains, peu soucieux de l'élégance et du choix des expressions, et dont la langue a quelque chose de populaire, on trouve également des termes inconnus aux écrivains classiques, et qui ont laissé des souvenirs de leur existence dans l'usage vulgaire nouveau. Les inscriptions aussi ont apporté un contingent considérable d'expressions qui relèvent du langage du peuple. La langue des Pères de l'Église et des écrivains ecclésiastiques, quoique le plus souvent imprégnée de bas latin, a souvent subi l'influence de la langue vulgaire, et a accueilli des mots inconnus à la latinité classique, et d'un caractère populaire incontestable.
Ce n'est pas tout. Après les invasions barbares, les monuments de la littérature écrite, à l'époque mérovingienne, et dans le premier siècle des carolingiens, présentent à la critique de nombreuses informations sur le lexique populaire. Les documents sont d'inégale valeur, moins intéressants si les auteurs, clercs instruits, s'efforcent de rapprocher leur bas latin du latin classique, plus précieux si leur langue, au contraire, se rapproche de la langue parlée et en subit l'influence. Ainsi l'ensemble des lois barbares, et au premier rang la Loi salique, des recueils des formules, des chartes et diplômes mérovingiens, et les nombreuses collections de glossaires qui interprètent les mots difficiles, c'est-à-dire disparus de l'usage, de certains textes anciens, par des mots latins d'un emploi courant, tous ces documents, habilement interrogés, apportent de précieuses indications sur le lexique de la langue populaire.
Un autre élément d'information vient ajouter encore au lexique vulgaire une quantité considérable de mots. Ici, quittant les textes et les témoignages des auteurs, nous devons interroger le lexique même des langues filles.
La détermination des lois de la phonétique et de la dérivation romane est arrivée aujourd'hui à une telle précision, que l'on peut presque toujours à coup sûr remonter de la forme romane au type précis qui lui a donné naissance, et à première vue tel mot français suppose nécessairement comme étymologie tel dérivé ou tel radical du latin populaire dont on n'a pas d'exemple authentique. Tandis, par exemple, que le mot déménagement s'explique par la dérivation française du verbe français déménager, et déménager par une composition française antérieure du mot français ménage, le mot ménage ne peut s'expliquer que par le type du latin vulgaire *masionaticu, c'est-à-dire *mansionaticum ; et quoique aucun texte n'autorise à inscrire *mansionaticum dans le lexique latin, les lois de la phonétique nous montrent qu'il a existé dans le latin vulgaire, car le dérivé age=aticum suppose ici un radical mesn-, maisn-, qui n'a jamais été français et qui représente mansion-. Soit encore lièvre et lévrier : lièvre est le représentant direct de leporem ; lévrier vient-il de lièvre ? Non, car de lièvre on aurait fait liévrier, comme fiévreux de fièvre, mielleux de miel, rapiécer de pièce. Lévrier remonte nécessairement à un type latin leporarium, qu'il faudrait inscrire au lexique, si des exemples n'en confirmaient déjà l'existence.
Ailleurs, c'est la nature du suffixe qui décèle l'antiquité de la dérivation. Le suffixe nominal ione, ionem, le suffixe verbal iare, appartiennent au latin populaire et non au français, qui ne connaît que les suffixes on, er ; l'i du suffixe latin le plus souvent se combine avec la consonne précédente du radical, suivant des lois qui ont agi déjà vers le VIe siècle, et par conséquent la dérivation est antérieure à cette date. C'est ainsi que arçon vient non de arc, mais du latin populaire *arcionem ; tronçon, non de tronc, mais de *truncionem ; hausser, non de haut, mais de *altiare ; mouiller (moillier), non de mou, mais de *molliare ; etc., etc.
D'ailleurs, comment expliquer des dérivés dont les simples radicaux n'ont jamais existé en français ? Chasser est le latin populaire *captiare, et ne peut être que cela. On pourrait produire des centaines d'exemples de cas analogues. Voilà donc le lexique du latin populaire enrichi tout à coup d'une foule de mots qui n'ont laissé de témoignages de leur existence que dans le français.
Enfin, l'accord de toutes les langues romanes ou de plusieurs d'entre elles nous permet d'attribuer un certain nombre de mots qui leur sont communs au latin vulgaire d'où elles sortent. Soit le mot français aube dans " l'aube du jour ". Le mot est-il de création française, c'est-à-dire a-t-il été tiré, vers le Xe siècle, de l'ancien adjectif *alb, *albe, blanc, adjectif qui depuis a disparu ? L'italien, l'espagnol, le portugais, le provençal, disent également en ce sens alba, et le ladin des Grisons alva. Faut-il croire que chaque langue de son côté ait créé la même métaphore ? Et, à la place de ces six hypothèses superposées, n'est-il pas plus simple d'admettre l'hypothèse unique d'un substantif *alba appartenant au latin populaire, et devenu l'aube de chacune de ces diverses langues romanes ? S'il est établi qu'il n'y a pas emprunt direct d'une quelconque des langues romanes à une autre, l'accord de toutes les langues romanes suppose donc que le mot a existé dans toute la latinité vulgaire ; l'accord de l'italien, de l'espagnol et du portugais, que le mot a existé dans la latinité des deux péninsules italique et ibérique ; l'accord de l'espagnol et du portugais, ou de l'italien, avec le provençal et le français, que le mot a appartenu à la latinité des deux provinces occidentales, ou à celle de l'Italie et de la Gaule ; l'accord du provençal avec le français, que le mot appartient au lexique de la Gaule.
La généralisation, toutefois, comporte ici divers degrés d'incertitude. Lorsqu'on peut rattacher le mot à un radical latin, de sens analogue, comme dans *alba, aube, l'induction arrive au plus haut degré de vraisemblance. Si le radical latin offre un sens éloigné, la certitude diminue. Ainsi le nom du bâton de pèlerin dans les divers idiomes romans nous permet de reconstituer un type *burdonem (ital. bordone, espagn., portug., provenç. bordon, franç. bourdon) : le latin connaît le mot burdonem, mulet. Est-ce notre mot roman ? Très vraisemblablement. Le latin populaire aura tiré le sens de " bâton " du sens de " mulet " par une métaphore analogue à celle que montrent les mots chevalet, poutre, etc.
Souvent le terme auquel nous conduit la généralisation ne se rencontre pas dans le latin, même avec un sens différent. On peut alors le croire d'origine celtique, germanique, ou (dans quelques cas très rares) grecque. Mais si le rapprochement avec les radicaux connus de ces diverses langues ne donne aucun résultat, il y a grande chance pour que ce mot appartienne au latin populaire. Nous n'avons qu'un fragment du lexique latin ; il ne faut pas l'oublier. Une grande partie des mots de cette langue, termes spéciaux, noms d'objets, de plantes, etc., nous demeurent à peu près inconnus, parce que la littérature latine, dans la plus grande partie de ses œuvres, est une littérature générale, historique, philosophique, morale, poétique, artistique, mais non technique ou populaire. Que de mots usuels que Varron, Columelle, Pline, Végèce, etc., n'ont pas eu l'occasion de citer ! Les documents nouveaux mis au jour dans ces dernières années, inscriptions populaires, glossaires, textes de grammairiens, littérature populaire chrétienne, etc., nous révèlent bien des termes inconnus ou des emplois inconnus de termes déjà connus. Les tables de bronze d'Aljustrel en Portugal, découvertes il y a quelques années, contiennent un règlement administratif sur l'emploi des mines où se lit le mot, ignoré jusqu'ici, de rana, au sens d'entaille ; c'est le radical, ce semble, de notre mot, d'étymologie jusqu'ici inconnue, rainure (13). On rattache tel mot roman au latin populaire parce qu'on le trouve cité par hasard par un ancien : cette citation aurait pu ne pas être faite, et le mot n'en aurait pas été moins latin. " Plus d'un mot d'origine romane, dit excellemment Diez (14), si le même hasard (qui l'a fait conserver dans un écrivain latin isolé) ne lui avait pas donné son acte de provenance (dans le latin), aurait été cherché, et peut-être trouvé, dans des langues étrangères. C'est ce qui serait sans doute arrivé, par exemple, pour le mot italien cansare, si Priscien ne nous avait conservé campsare dans un fragment d'Ennius. Pour apprécier les mots romans ou bas latins, il ne faut jamais oublier un point essentiel : c'est que nous ne possédons du vocabulaire latin qu'un grand fragment, et que l'état de civilisation où étaient parvenus les Romains, leurs arts, leur industrie et leurs mœurs supposent une provision de mots bien supérieure à celle qui nous a été transmise. "
En faisant appel à tous les moyens d'information que nous venons de passer en revue, on peut essayer de reconstituer le lexique du latin populaire. C'est ce qu'a tenté M. Grœber dans une excellente étude, intitulée Vulgärlateinische Substrate romanischer Wœrter, parue de 1884 à 1889 dans l'Archiv für lateinische Lexicographie de M. Wœlflin. Nous devons nous borner à y renvoyer le lecteur.
APPENDICE (AU § 1)
A. Darmesteter se proposait de dresser une nouvelle statistique alphabétique du latin populaire ; mais il s'est arrêté dans son travail à la fin de la lettre B. Non seulement il ne serait pas légitime de se substituer à lui pour terminer cette tâche si délicate, mais il ne paraît pas possible de publier telle quelle la partie rédigée, car ce n'est qu'une ébauche. Nous nous bornerons à donner la liste des mots qu'il avait admis, liste où l'on remarque quelques étymologies différentes de celles que nous avons cru devoir adopter dans le corps du Dictionnaire.
abante, avant.
abantiare, avancer.
abbattere, abattre.
abbreviare, abréger.
abdurare, anc. franç. adurer, endurcir.
abemere, aveindre.
abortare, avorter.
abradicare, arracher.
accaptare, acheter.
acceia, anc. franç. acee, bécasse.
accordare, accorder.
acetulum, anc. franç. aisil, vinaigre.
acutula, aiguille.
adaptum, anc. franç. aate, rapide.
adbiberare, abreuver.
adde(n)sare, anc. franç. adeser, toucher.
ad dentes, anc. franç. a denz, sur la face.
addrectiare, adresser.
addrectum, adroit.
ader(i)gere, anc. franç. aerdre, être adhérent.
ad horam, or.
adjacentia, aisance.
adjuta, anc. franç. aiue, aide.
adjutare, aider.
ad poenam, à peine.
ad retro, arrière.
adripare (?), arriver.
ad satis, assez.
adventura, aventure.
aerem, aeria, aire (?).
affibulare, affubler.
affrontare, affronter.
agnellinum, agnelin.
alba, aube.
albanum, provenç. alban, blanc.
alecrem, anc. franç. aliegre, allègre.
alena, haleine.
alenare, halener.
alicunum, aucun.
alleviare, alléger.
Almosina, (eleemosyna), aumône.
alna (ulnus), aune (mesure).
alterum sic, anc. franç. autressi, aussi.
alterum talem, anc. franç. autretel, tel.
alterum tantum, anc. franç. autretant, autant.
altiare, hausser.
alum ou ale, anc. franç. al, el, autre chose.
ambiduo, anc. franç. amdui, tous deux.
ambulare, ambler.
amicabilem, amiable.
amicitatem, amitié.
angulosum, anc. franç. angleus, anguleux.
angustiare, angoisser.
angustiosum, angoisseux.
ant(e) annum, antan.
anteis, ains.
anxia, anc. franç. ainse, anxiété.
apiarium, anc. franç. achier, rûcher.
apitta, avette.
apparescere, apparaître.
appungere, anc. franç. apoindre, piquer.
aramen (pour aeramen), airain.
arboreta, anc. franç. arbroie, bouquet d'arbres.
arb(o)riscellum, arbrisseau.
arcionem, arçon.
arganum (<GR= geranon>),argue.
argutare, arguer.
arrestare, arrêter.
artemisia, armoise.
articulare (de artire), anc. franç. artillier, d'où artilleur, etc.
articulum, orteil.
artitianum, anc. franç. arciien, artiste.
artitum (part. de artire).anc. franç. *arti, d'où artiier, artificieux.
arundinem (hirundinem),aronde.
assalire, assaillir.
assaltum, assaut.
assuaviare, anc. franç. assouagier, adoucir.
astella (astula pour assula),attelle.
attitiare, attiser.
atturare (pour obturare),provenç. aturar, fixer.
auca (pour avica), oie.
aucellum (pour avicellum),oiseau.
aucionem, oison.
a(u)gur(i)um, heur.
a(u)gustum, août.
auricula, oreille.
ausare, oser.
a(u)scultare, écouter.
aviolum, aïeul.
avium, anc. franç. aive, aïeul.
axem (pour assem), ais.
baba, babare, etc. bave, baver, etc.
baca (pour bacca), baie.
baccinum, bassin.
baculum, anc. franç. bail, pieu ferré.
badaculare, bâiller.
badare, bayer.
badium, bai.
baia, baie.
bajulare, bailler.
bajulum, anc. franç. bail, gouverneur.
balium (?), anc. franç. *bail, d'où baillet.
ballare, anc. franç. baler, danser.
balma, anc. franç. baume, grotte.
ba(l)neare, ba(l)neum, baigner, bain.
bambum, ital. bambo, bambino, d'où bambin.
barica, anc. franç. barge, barque.
baronaticum, anc. franç. barnage, réunion de barons.
baronem, baron.
bassiare, baisser.
bassum, bas.
bastire, bâtir.
bastonem, bâton.
bastum, bât.
batile et vatile, anc. franç. vadil, pelle, dans les gloses de Raschi.
battalia, bataille.
battatorem, batteur.
battere, battre.
bebrum, bièvre.
beccum, bec.
belare (pour balare), bêler.
bellatiorem, anc. franç. belezeur, plus beau.
bellatius,anc. franç. belais, d'une manière plus belle.
bellitatem, beauté.
benna, banne.
berbicalium, bercail.
berbicarium, berger.
berbicile, anc. franç. bercil, bercail.
besta, bête.
bettonica, bétoine.
betullum, anc. franç. beoul, bouleau.
bibatorem, buveur.
(bi)bitionem, boisson.
bifacem, biais.
bilancia, balance.
birritta, barrette.
bisaccia, besace.
bisacuta, besaiguë.
blattia, anc. franç. blace, pourpre.
boarium, anc. franç. boier, bouvier.
boia, bouée (15)
bomba, bombe.
botellum, boyau.
botula, anc. franç. boille, entrailles (16).
braca, braie.
brachia, brasse.
bragere, braire.
bragulare, brailler.
branca, branche.
brennum ou brinnum, bran.
brisca (?), anc. franç. bresche, rayon de miel.
Brittonem, Brittania, Breton, Bretagne.
brocca, broche.
broccionem, anc. franç. broçon, visière.
broccum, broc.
brugire, bruire.
bruscinum, broussin.
bruscum, brusc (du provençal).
brustulare, brûler.
bruttum, brut.
bucca, bouche.
bucina, anc. franç. buisine, trompette.
bulga, bouge.
bullare, bouler.
bullicare, bouger.
bulliconem (?), anc. franç. boujon, trait d'arbalète.
bura, bure.
burdonem, bourdon.
burdum, anc. franç. bourt, bâtard.
burgum, bourg.
burra, bourre.
burrica, bourrique (du provençal).
bursa, bourse.
busca (pour buxa), bûche.
buscum (pour buxum), anc. franç. bosc, d'où boschage, bocage.
butirum, beurre.
butta, anc. franç. boute, d'où bouteille.
buxa, anc. franç. boisse, bûche.
buxa, buisse.
buxta (pour buxida, pyxida),boîte.
buxum, bois, et anc. franç. bouis, buis.
buxum, buis.
bycium (pour bombycium), bis.
§ 2. -- Caractères généraux du latin populaire.
Voyons maintenant les conclusions qui se dégagent des nombreux faits que nous venons d'établir.
A un même fonds commun, la langue littéraire et la langue populaire ajoutent chacune un contingent considérable de mots qu'ignore l'autre. D'où viennent ces différences ? Il faut voir les choses sous leur vrai jour.
Rappelons d'abord que nos dictionnaires latins, qui donnent le dépouillement complet de la langue écrite, sont l'œuvre moderne de savants modernes qui embrassent, dans de mêmes listes alphabétiques, l'usage de toute la latinité. Ce n'est pas les richesses du latin à un siècle donné, mais l'ensemble de toutes ses richesses, depuis Ennius jusqu'aux Pères de l'Église, pendant sept ou huit siècles, qu'ils nous offrent, distribuées dans l'ordre alphabétique. Or, durant cette longue période, combien de mots ont-ils survécu aux siècles des auteurs où on les trouve pour la dernière fois ou pour l'unique fois consignés ?
Une langue vivante est dans un perpétuel état de changement ; à côté d'un ensemble de mots d'un usage relativement fixe, il en est une quantité d'autres, d'emploi moins durable, ayant des racines moins profondes dans les habitudes de la langue, qui vivent une époque pour être remplacés par d'autres, et cela sans fin, durant toute l'existence de cette langue. Ainsi dans la vie végétale, à côté des arbres séculaires, naissent des arbustes, des plantes, des végétaux pour vivre quelques générations d'hommes, quelques années, une saison, un jour.
Un dictionnaire historique de la langue française ne donnerait-il pas l'idée la plus fausse de la langue française au XIXe siècle ? Pour avoir une juste idée des rapports existant entre la langue savante et la langue familière, il faudrait un dictionnaire complet de la langue à un moment donné, telle, par exemple, qu'elle s'écrivait et se parlait à la fin de l'empire.
L'expression en vain se trouve, par exemple, rendue en latin par les mots nequiquam, frustra, incassum, in vanum. Ont-elles été en usage dans la langue parlée à une même époque ? Cela est peu probable ; et elles doivent présenter un ordre de succession historique déterminé, comme notre français ains et mais. Nous savons certainement que æternus a précédé æternalis ; probatio, proba ; ruber, rubeus ; rufus, russus. Sont-ils tous également contemporains ? Cela n'est nullement vraisemblable.
Considérons maintenant les deux lexiques à un même moment donné. Le lexique littéraire doit posséder une quantité énorme de mots qui sont demeurés toujours inconnus au lexique populaire. La langue écrite, de tradition savante, est avant tout la langue de la science, de la philosophie. Elle sert à exprimer un nombre considérable d'idées scientifiques, de notions générales et abstraites qui ne sont guère exprimées ailleurs que dans les livres ou dans la conversation de l'élite de la société romaine, c'est-à-dire d'une infime minorité. Le peuple ignore et ces idées et les termes qui servent à les rendre. Ces termes sont le plus souvent des mots abstraits, de ces mots auxquels en général répugnent les langues populaires ; ce sont aussi des mots d'origine grecque qui n'ont presque jamais pénétré dans l'usage général. Toute cette riche terminologie de termes généraux, abstraits, qui charge le lexique latin chez les écrivains de l'empire, resta donc étrangère au peuple, et alla passer, dans le haut moyen âge, à la langue de la science et de la philosophie, au bas latin. Dans la conversation des honnêtes gens, elle disparut de la langue parlée, tombant avec la civilisation impériale.
Il faut donc, avant tout, reconnaître les limites exactes de l'usage populaire. Par la force des choses, par les conditions mêmes de la civilisation, par la répartition si inégale de l'éducation entre les diverses classes de la société, la langue vivante de la presque totalité des habitants de l'empire ignora une quantité énorme de mots qui représentent la haute culture intellectuelle, scientifique, littéraire, philosophique, et qui appartiennent à l'usage d'une infime minorité de personnes, d'écrivains, de lettrés.
Mais l'usage populaire, si restreint qu'il soit à cet égard, a des richesses qu'ignore ou que méprise la langue écrite. Celle-ci, avec le sentiment profond de sa dignité, le goût de noblesse artistique qui lui est propre, le respect d'une tradition littéraire consacrée par une série de chefs-d'œuvre, se refusera toujours à admettre des mots nouveaux, des métaphores nouvelles, ou des expressions courantes qu'elle juge familières, basses, d'une trivialité odieuse. La langue vivante, celle dans laquelle sent et pense le peuple, suit sa marche et son développement naturels, sans qu'aucun égard ni aucun respect l'arrête ou la contrarie. De là ce lexique -- souvent populaire et grossier par certaines idées -- qui fleurit sur tout le territoire de l'empire, et va devenir le lexique des langues romanes. Suivant les lois générales qui dirigent l'évolution des langues vivantes, le latin populaire modifiera ce lexique, abandonnera un certain nombre de mots qu'on ne retrouvera plus que dans la langue littéraire, pour les remplacer par des néologismes, ou par des mots anciens, synonymes, ou dont la signification est altérée pour être adaptée à ces fonctions nouvelles. Dans cette évolution générale, on peut déterminer quelques causes notables (17).
1º Les mots trop courts, trop peu sonores, devaient être abandonnés par le roman, qui, avec ses habitudes de contraction des mots, les aurait réduits à quelque chose d'insensible. Tels sont les monosyllabes ac, as, at, aes, fas, jus, lis, mus, os, rus, spes, ut, vas, vis, etc. ; les dissyllabes suem, luem, reum, struem, ignem, agnum, apem, avem, avum, opem, lorum, etc.
2º La suppression des flexions ayant accru outre mesure l'homonymie, la langue a laissé tomber nombre de ces homonymes pour les remplacer par des synonymes : aequum, juste, tombe devant equum, cheval ; agrum, champ, devant acrem, aigre ; alitem, oiseau, devant altum, haut ; amnem, fleuve, devant annum, an ; avere, désirer, devant habere, avoir ; bellum, guerre, devant bellum, beau ; fidem, corde, devant fidem, foi ; habena, rêne, devant avena, avoine ; labrum, variété de poisson, devant labrum, lèvre ; malum, pomme, devant malum, mal ; parum, peu, devant parem, pair ; plaga, plage, devant plaga, plaie ; sol, soleil, devant solum, sol ; talum, talon, devant talem, tel ; virum, homme, devant verum, vrai, etc., etc.
3º Ce qui était arrivé pour les homonymes eut lieu aussi pour les synonymes : beaucoup d'entre eux disparurent de la langue, parce qu'on ne comprenait plus ces nuances délicates des sens, ou qu'on n'attachait plus de prix à leur distinction : abdomen disparaît devant panticem, panse ; ædem, domum, devant mansionem, maison ; æquitatem, devant justitia, justice ; ævum, devant ætatem (anc. franç. aé, âge) ; anguem, devant serpentem, serpent ; anum, devant culum, cul ; arvum, rus, devant campum, champ ; caudicem, devant truncum, tronc ; clypeum, devant scutum, écu ; furem, devant latronem, larron ; jaculum, devant lancea, lance ; janua, devant porta (porte) et ostium (huis) ; lapidem, devant petra, pierre ; livorem, devant invidia, envie ; tellurem, devant terra, terre, etc., etc.
La disparition des mots simples peut amener (mais non toujours) la chute des dérivés : equum entraîne equitem ; urbem, urbanum ; culina, culinarium ; etc., etc.
Il est vrai que pour plusieurs de ces mots on peut se demander si ce n'est pas aussi bien la faiblesse de leur forme ou l'homonymie qui a amené la suppression, par exemple pour ædem, ævum, anguem, ensem, etc. Il est vraisemblable que ces diverses causes ont agi quelquefois en même temps : amnem ne se distinguait pas de fluvium ou flumen quant au sens, et de annum quant à la forme ; agrum se confondait avec acrem pour la forme, pour le sens avec campum ; etc.
Mêmes observations pour les verbes : flare, nare, flere, nere, reri, ire, dare, étaient trop courts et ont disparu en tant que simples. L'homonymie a fait tomber moerere devant merere, cædere devant cedere, queri devant quærere, etc. La synonymie a aussi fortement agi ; elle périphrase : albere, frigere, nigrare et nombre de verbes en ere ont disparu devant les circonlocutions esse album, frigidum, nigrum, etc. Beaucoup de primitifs éteints dans la langue reparaissent conservés dans les dérivés fréquentatifs et itératifs. Ici nous touchons à un trait propre du lexique roman, que nous examinerons un peu plus loin.
4º N'y eût-il aucune raison apparente pour expliquer la disparition de tel ou tel mot, il suffit de voir ce qui se passe sous nos yeux dans les langues populaires pour constater que le changement est la loi même de toute langue vivante. Les mots s'usent à la longue, n'éveillent plus dans l'esprit d'images pittoresques, et le peuple avec la vivacité de son imagination, avec son besoin d'une langue pittoresque, remplace les métaphores usées par de nouvelles métaphores, les expressions ternies par des expressions voisines, qu'il détourne ingénieusement de leur emploi propre pour les appliquer à de nouveaux usages. Ou bien il accueille des mots qui appartiennent à des idiomes voisins, et le caprice de la mode fait remplacer le terme national par le terme exotique. Il n'y a dans ces changements rien qui ne soit conforme aux lois générales du langage. De là des substitutions telles que les suivantes : caput, tête, cède la place à testa, pot, tesson (cf. la métaphore populaire qui remplace aujourd'hui tête par boule) ; crus, jambe, à perna, jambon (cf. espagn. pierna, portug. perna), ou à gamba, genouillère (cf. la métaphore populaire qui substitue à jambe le mot quille) ; cutis, peau, à pellem, fourrure ; gena, joue, à gabata, écuelle ; humerum, épaule, à spatula, omoplate ; intestina, intestin, à botulum, botellum, boudin ; os, bouche, à bucca, joue ; pectus, poitrine, à pectorina, cuirasse ; etc., etc.
A cette liste, qu'on pourrait considérablement allonger, on peut encore ajouter un certain nombre des synonymes cités dans une page précédente. Elle nous montre, sous toutes leurs formes, les changements de sens, métaphores, synecdoques, extensions, restrictions des significations. Pas plus que les formes des mots, les sens n'échappent à la loi du changement. Car, ou le nouveau synonyme prend la place de l'ancien de manière à laisser vide la place qu'il occupait lui-même, ou il s'adjoint la signification de la première expression et, en la faisant disparaître, laisse vide la place qu'elle occupait.
Ces substitutions de synonymes supposent en général autant de pertes qu'il y a d'emplois nouveaux, et tous ces changements ont pour résultat définitif d'amoindrir le lexique. Mais la langue a assez de vitalité pour réparer ses pertes. Elle use volontiers d'un procédé original, qui est une de ses grandes richesses, la dérivation. Dès les origines, les langues romanes ont eu la faculté d'allonger les mots par des suffixes ou des préfixes, et de cette faculté elles ont largement usé, soit pour l'expression de nouvelles idées ou de nouvelles nuances de pensée, soit simplement pour sauver un radical menacé de destruction. De là vient donc qu'une grande partie des mots disparus se retrouvent dans un dérivé ou un composé, qui a pris sa place et sa fonction : aes, airain, est remplacé par aeramen ; ætatem, âge, par *ætaticum ; agnum, agneau, par agnellum ; apem, avette, par *apitta ; avem, oiseau, par aucellum ; catulum, petit d'un animal, par catellum ; civem, citoyen, par *civitatanum ; cornicem, corneille, par cornicula ; culicem, cousin, par *culicinum ; etc., etc.
Cette action se poursuit au moyen âge et dans les temps modernes. L'ancien français lor tombe devant laurier ; mul, devant mulet ; sap, devant sapin ; til, devant tilleul ; tor, devant taureau ; etc., etc. Et encore maintenant année entre en concurrence avec an ; journée, avec jour ; barreau, avec barre ; tombeau, avec tombe ; etc., etc.
La même tendance se retrouve dans les verbes. Les simples sont remplacés soit par des composés, soit par des dérivés des participes : flare, gonfler, initiare, commencer, noscere, connaître, suere, coudre, cèdent la place à conflare, *cuminitiare, cognoscere, consuere, etc. ; audere, oser, jacere, jeter, pendere, peser, ruere, ruer, sternuere, éternuer, vertere, tourner, disparaissent devant ausare, jactare, pensare, rutare, sternutare, versare, etc., etc.
Notes
1. Tome Ier, pages 41-45 de la traduction française.
2. Le latin populaire semble avoir préféré la forme archaïque acrum.
3. Auge paraît être masculin en ancien français, ce qui écarte l'hypothèse d'un latin populaire *alvea proposée dans le Dictionnaire.
4. Conservé dans bédane (pour bec d'ane), d'après M. G. Paris, Romania, XXVII, 549.
5. Cf. araire.
6. Cf. aisseau 2, asse, asseau, assette.
7. Cf. orage.
8. Aisselle vient plutôt du latin populaire ascella.
9. Cf. ébaubir.
10. Cf. beauvotte.
11. Cf. bléser.
12. Voyez notamment Diez, Grammaire des langues romanes, I, p. 29 et suiv.
13. Nous n'avons pas cru devoir introduire cette hypothèse dans le Dictionnaire, à l'article rainure, car elle est contredite par la forme royneure que le mot affecte au commencement du XVe siècle.
14. Grammaire des langues romanes, I, p. 26.
15. Cf. § 5, p. 14, n. 1..
16. Cf. brouailles.
17. Cf. Diez, Grammaire des langues romanes, I, p. 46 et suiv.