§ 527. -- Les parties du discours.
Les mots dont l'ensemble constitue le lexique sont partagés en classes dites parties du discours.
La plupart des grammairiens en connaissent dix : le substantif, l'article, l'adjectif, le pronom, le verbe, le participe, l'adverbe, la préposition, la conjonction et l'interjection.
Dans l'étude qui va suivre, nous ne parlerons pas des quatre dernières parties du discours, qui seront examinées dans la syntaxe (§§ 711-727). Le participe, pouvant être considéré comme une forme verbale, sera réuni au verbe dans un même chapitre. De même l'article, ayant une origine pronominale, sera joint au pronom. Nous allons donc passer successivement en revue le substantif, l'adjectif, le pronom et le verbe, en faisant précéder l'étude du substantif d'une histoire de la disparition de la déclinaison latine, introduction nécessaire de l'histoire du substantif, de l'adjectif et du pronom en français.
SUBSTANTIFS
DÉCLINAISON EN LATIN ET EN ANCIEN FRANÇAIS
§ 528. -- La déclinaison en latin.
La déclinaison affectait les noms substantifs ou adjectifs et les pronoms. Elle avait pour office de marquer les rapports de cas, de genre et de nombre à l'aide de flexions qui pouvaient varier suivant la nature des noms, et, par suite, les classaient en plusieurs catégories, dites elles-mêmes déclinaisons.
1. -- Les grammairiens latins classaient le système entier des flexions dans cinq déclinaisons. L'empreinte des trois premières s'est conservée plus ou moins fidèlement dans les langues dérivées ; la quatrième a passé à la seconde ; la cinquième, dont, déjà en latin, certains noms flottaient entre la cinquième et la première, est passée en partie à la première. Comme, entre ces cinq déclinaisons, les différences portaient surtout sur le génitif, le datif et l'ablatif, cas qui ont généralement disparu du roman, le système latin devait sombrer en se simplifiant.
2. -- Le latin, avec sa déclinaison à six cas, présentait de notables défectuosités, dues à l'identité des formes qu'offraient entre eux certains cas ; c'était déjà la mutilation d'un système antérieur à huit cas, les six cas classiques, plus un locatif et un instrumental. Le roman réduira encore le système et ne conservera plus que trois, deux ou même un seul cas.
3. -- Le latin avait trois genres : le masculin, le féminin et le neutre. Si les langues dérivées ont conservé à des degrés divers l'idée et même la forme du neutre dans quelques parties du discours, le neutre dans les substantifs disparut du roman, qui, par là, perdit un trait caractéristique de la grande famille des langues indo-européennes et que d'autres langues ont conservé jusqu'aujourd'hui. Cette perte était le résultat inévitable de la mutilation que le roman imposait aux flexions. Les noms neutres devinrent le plus souvent masculins, un certain nombre féminins.
4. -- Le grec avait trois nombres : le singulier, le pluriel et le duel ; le latin perdit le duel ; le roman ne pouvait pousser la simplification plus loin et conserva les deux nombres du latin.
§ 529. -- Les cas dans le latin populaire.
Des six cas latins (nominatif, vocatif, génitif, datif, accusatif, ablatif), seuls le nominatif et le vocatif avaient des fonctions déterminées. Les autres cas, en dehors de leurs fonctions propres, exprimaient souvent, à l'aide de prépositions, divers rapports déterminés par un usage parfois mobile et flottant. Le gallo-roman réduisit à deux les six cas latins et rendit ainsi par deux formes spéciales le vaste ensemble de rapports que rendait la déclinaison latine. Comment s'opéra cette réduction ? Elle est due à l'emploi de plus en plus considérable des prépositions. Le génitif lupi, le datif lupo, l'ablatif lupo, firent place à des constructions analytiques plus précises : de lupo, ad lupum, de lupo, et cet emploi, sans cesse croissant, de ad et de de amena le peuple à négliger les flexions casuelles synthétiques. On peut suivre dans les textes ce développement graduel de l'emploi de ad et de de suivis de l'accusatif et de l'ablatif se substituant au datif, à l'ablatif et au génitif soit partitif, soit objectif ; les exemples y abondent de constructions telles que : loquebatur ad dominum, vendidi ad illum, vinum de Italia, conscientia de culpa, corona de hedera, desiderium de paradiso, etc.
§ 530. -- La déclinaison en gallo-roman.
Le roman fit faire un pas de plus à la disparition de ces cas obliques ; peu à peu c'est l'accusatif qui remplaça l'ablatif dans toutes les constructions non seulement avec de, mais avec n'importe quelle préposition : on dit de quaslibet causas, de ipsas villas, cum filios suos, sine pedes, etc. L'accusatif devint ainsi le cas oblique par excellence, l'unique cas oblique du roman.
Les autres cas obliques disparurent-ils sans laisser de traces ? Pour le datif, il serait difficile d'en trouver, dans la déclinaison nominale du moins, parce que le datif, étant le complément d'un verbe et non d'un substantif, ne donnait guère occasion à des locutions toutes faites, à des expressions consacrées pouvant en maintenir le souvenir pendant des siècles, même après la disparition des cas. Il n'en est pas de même du génitif, qui se retrouve dans un certain nombre de mots composés comme lundi, mardi, connétable, pourpier, etc. (§ 174), et aussi sous la forme eur correspondant au pluriel orum dans la Chandeleur de *candelorum pour candelarum, vavasseur de vassum vassorum, et le pronom leur de illorum ; l'ancien français disait de même : diablor (diabolorum), paienor (paganorum), Francor (Francorum), etc. L'ablatif a disparu sans laisser d'autre trace que quelques mots invariables (notamment les adverbes en ment) et quelques composés, comme maintenir, saupoudrer, vermoulu, etc. Des autres cas, le nominatif, comme nous le verrons, a subsisté encore quelque temps en gallo-roman. Quant au vocatif, qui, d'ailleurs, se confondait partout en latin, sauf à la seconde déclinaison, avec le nominatif, il y a disparu. Le gallo-roman l'a rendu par la même forme qui servait à rendre le sujet, c'est-à-dire par le nominatif, soit que celui-ci fût le représentant exact du nominatif latin, soit qu'il fût une formation nouvelle.
§ 531. -- Déclinaison des substantifs en ancien français.
La déclinaison des substantifs en ancien français se fait selon deux types bien distincts, l'un pour les substantifs masculins, l'autre pour les substantifs féminins. En outre, il y a des substantifs indéclinables de l'un et de l'autre genre.
§ 532. -- Substantifs masculins.
Le point de départ de la déclinaison des substantifs masculins est donné par la seconde déclinaison latine : murus donne murs ; muri, mur ; murum, mur ; muros, murs. Autrement dit, l's caractérise le nominatif singulier et l'accusatif pluriel ; l'accusatif singulier et le nominatif pluriel offrent le radical sans modification.
Dans cette série, la langue a fait entrer les mots de formation nouvelle, substantifs verbaux tels que cri de crier, et les infinitifs pris substantivement tels que plaisir, les déclinant sur ce modèle : cris, cri ; cri, cris ; plaisirs, plaisir ; plaisir, plaisirs. Elle y a fait entrer également, par une modification d'une singulière hardiesse, les substantifs de la 4e et surtout les nombreux substantifs de la 3e, malgré leur nominatif pluriel en -us et en -es semblable à l'accusatif, en ramenant, dès l'époque romane, ces nominatifs pluriels en -us ou en -es aux nominatifs pluriels en -i. Elle a dit au pluriel : nominatif, patri, homini, fructi, dii ; accusatif, patres, homines, fructus, dies. En outre, certains des noms de la 3e déclinaison étaient imparisyllabiques ; carbo, carbonem ; leo, leonem. La langue est partie de l'accusatif et a créé d'après lui un nominatif : charbons, leons. L'action analogique a donc été assez puissante pour ramener à un même type de déclinaison les substantifs appartenant à des déclinaisons latines aussi variées que la 2e, la 3e imparisyllabique ou parisyllabique, la 4e et la 5e, ou, pour mieux dire, la langue est partie de l'accusatif singulier dans tous ces mots et leur a appliqué, aux deux cas du singulier et du pluriel, la déclinaison de murus.
Une autre modification postérieure à celle-ci fut encore amenée par le besoin de simplifier et d'uniformiser le système. Parmi les noms de la 2e et de la 3e déclinaison latine, un certain nombre n'avaient pas d's au nominatif singulier : magister, magistrum ; pater, patrem. La transformation phonétique en faisait régulièrement au singulier : nom. maistre, père ; acc. maistre, père. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, la langue uniformisa la déclinaison en ajoutant au nominatif singulier une s analogique : nom. maistres, pères ; acc. maistre, père.
Ainsi, dès l'origine, réduction des nominatifs pluriels fructus à fructi, patres à patri ; au XIIe siècle, addition d'une s au nominatif singulier dans les noms de la 2e et de la 3e déclinaison qui n'en avaient pas en latin, tels sont les deux degrés que présente le développement de cette déclinaison des noms masculins.
Cette double considération permet de ramener la déclinaison des noms masculins à deux séries, suivant qu'ils sont parisyllabiques ou imparisyllabiques.
1º Parisyllabiques. -- Sur le type murs, mur, mur, murs se déclinent les substantifs de la 2e, de la 3e, de la 4e déclinaison latine ayant l's au nominatif singulier en latin, bien qu'ils puissent avoir au nominatif pluriel les flexions en us ou es. Ainsi se déclinent, mais seulement à partir du XIIe siècle, les substantifs de la 2e et de la 3e déclinaison latine qui étymologiquement n'ont pas droit à l's au nominatif singulier : maistres, peres.
2º Imparisyllabiques. -- Un certain nombre de substantifs de la 2e et surtout de la 3e déclinaison latine se trouvent avoir, en vertu des transformations phonétiques régulières, une syllabe de moins au nominatif singulier qu'aux trois autres cas, soit que l'accent tonique frappe la même syllabe, soit qu'il y ait recul de cet accent sur la syllabe finale.
Si ces substantifs sont de la 3e déclinaison, ils auront, comme les parisyllabiques, leur nominatif pluriel sans s ; s'ils n'ont point d's au nominatif singulier, ils en prendront une dans la seconde moitié du XIIe siècle, tout comme les substantifs analogues de la précédente série. La seule différence entre la déclinaison des parisyllabiques et des imparisyllabiques, c'est que le nominatif singulier dans ces derniers présente une différence notable dans la forme du mot avec la forme de l'accusatif singulier et des deux cas du pluriel :
a) Le nominatif singulier a une s :
Accent fixe : comes, coms ; *comiti, comte ; comitem, comte ; comites, comtes.
Accent mobile : abbas, abes ; *abbati, abé ; abbatem, abé ; abbates, abez ; -- infans, enfes ; *infanti, enfant ; infantem, enfant ; infantes, enfans ; -- nepos, niés ; *nepoti, nevo ; nepotem, nevo ; nepotes, nevoz.
b) Le nominatif singulier n'a pas d's :
Accent fixe : homo, hon ; *homini, home ; hominem, home ; homines, homes.
Accent mobile : latro, lerre ; *latroni, larron ; latronem, larron ; latrones, larrons ; -- presbiter, prestre ; presbiteri, proveire ; presbiterum, proveire ; presbiteros, proveires.
Ainsi se déclinaient : ber, baron ; chantre, chantor ; emperere, empereor ; glot, gloton ; sire, seignor ; pastre, pastor ; etc. Dans garz, aujourd'hui gars, nominatif de garçon, le z final, devenu s, appartient au radical. Mais, dès le XIIe siècle, on trouve l's analogique au nominatif, d'après le modèle des mots de la série précédente, homs, lerres, prestres, etc.
Il faut ajouter à ces mots un substantif féminin sœur de soror, qui fait à l'accusatif singulier seror de sororem, et aux deux cas du pluriel serors de sorores (§ 534).
Ce serait toutefois une erreur de croire que tous les imparisyllabiques latins qui ont passé au roman ont suivi cette déclinaison imparisyllabique française. En fait, sur la masse très considérable de noms latins de personnes, d'animaux et de choses, qui suivent la déclinaison imparisyllabique, il n'en est qu'un très petit nombre qui sont imparisyllabiques en français, et, chose curieuse, ils désignent presque exclusivement des noms de personnes. Or tous les substantifs en ans, antem, ens, entem, sauf infans, tous les participes présents, nombre de substantifs désignant des personnes, tels que champion, hôte, maçon, pion, tous les substantifs en o, onem désignant des animaux, sauf faus à côté de faucons, grifs à côté de grifons et quelques autres, la masse énorme de noms d'objets en o, onem, et enfin les monosyllabes tels que dent, front, mont, pont, font leur nominatif par l'addition d'une s à l'accusatif singulier.
D'où vient cette anomalie qui fait du nominatif étymologique l'exception et du nominatif analogique la règle ? Puisque le nominatif étymologique ne se retrouve guère que dans des noms de personnes, on a supposé, et avec raison, que c'est la forme du vocatif qui l'a conservé.
§ 533. -- Substantifs germaniques en ON et AN.
Les Francs avaient dans leur idiome des noms propres masculins en o, un, et des noms propres féminins en a, an. Pour transcrire les premiers en latin, on se servit naturellement de la terminaison latine correspondante o, onem ; Chlodio, Chlodiun, devint Chlodio, Chlodionem. De là cette déclinaison germanique, d'origine latine en apparence, particulièrement affectée aux noms propres : Charles, Charlon ; Hue, Huon ; Ive, Ivon ; Mile, Milon ; Ote, Oton ; etc.
Les noms propres féminins en a, an, tels que Bertha, Berthan, n'avaient pas de correspondants en latin. On les transcrivit d'après une déclinaison nouvelle, sans doute inspirée de celle des noms masculins ; de même que l'on disait Chlodio, Chlodionem, on dit Berta, Bertanem. De là Berte, Bertain et, par analogie, Eve, Evain, Pinte, Pintain. Quelques noms communs suivirent ce modèle : ante, antain (tante) ; niece, nieçain ; nonne, nonnain ; pute, putain, etc. (§ 534). Ils faisaient aux deux cas du pluriel antains, nonnains, etc. Nonnain et putain ont subsisté dans la langue actuelle.
§ 534. -- Substantifs féminins.
Dès les origines de la langue, les substantifs féminins ont perdu toute trace de déclinaison autre que la distinction du singulier et du pluriel. L'usage actuel, qui a adopté la forme de l'accusatif, date de l'époque romane et sans doute du latin populaire. Dans les inscriptions de l'époque impériale, on trouve des tournures purement romanes : Hic quiescunt duas matres ; Liberti libertasque ; etc. ; et dans les textes bas latins : Hoc sunt septem causas ; Istas conditiones non debeant tardari ; etc.
On peut donc admettre comme un fait général la disparition du nominatif des substantifs féminins. Au singulier, il était fatal que rosam se confondît avec rosa par suite de la chute de l'm ; mais la disparition de rosæ au profit de rosas est plus difficile à expliquer. Peut-être la réduction du singulier à un cas unique a-t-elle amené la réduction du pluriel à un cas unique.
Sur rosa, rosas, devenus rose, roses, se déclinaient aussi les féminins de la 3e déclinaison terminés par un e féminin, mère, mères, de matrem, matres, sans distinction de cas sujet ni de cas régime.
Se déclinaient de même les féminins des 3e, 4e et 5e déclinaisons, où l'accusatif, ayant seul subsisté, était terminé par une syllabe accentuée ; ils se déclinaient à l'origine comme rose et mère ; bonté, bontez ; raison, raisons ; main, mains ; etc. Toutefois, entre le XIe et le XIIe siècle, une s analogique introduite au singulier fit distinguer le cas sujet du cas régime : sing., nom. mains, acc. main ; plur., nom. mains, acc. mains.
§ 535. -- Substantifs masculins provenant de la 1re déclinaison latine.
Un certain nombre de substantifs masculins proviennent de la déclinaison en a. Ces substantifs hésitent entre la déclinaison masculine et la féminine, tout en s'accompagnant de l'article masculin ; mais certains écrivains n'ont pas craint de les traiter comme de véritables féminins et de dire la pape, la prophète.
§ 536. -- Substantifs indéclinables (masculins et féminins).
Ne connaissent point la déclinaison en ancien français et ne varient ni en cas ni en nombre :
1º Les substantifs latins masculins, féminins ou neutres dont le radical était terminé soit par une s : cursum, cours ; ursum, ours ; soit par un c, qui devant l'e de la terminaison de l'accusatif devenait s sourde (§ 382, 2º) : pacem, pais, paix ; vocem, vois, voix ; soit par les groupes ci et ti qui, placés en hiatus devant la terminaison um, aboutissent l'un et l'autre à is : bracium, bras ; palatium, palais ; etc. (§§ 388, 406).
2º Les substantifs latins neutres dont la terminaison était en s : corpus, corps ; *fundus (génitif fundoris), fonds ; latus, lez ; tempus, tems, temps ; etc.
§ 537. -- Disparition de l'ancienne déclinaison nominale.
Entre le Ve et le XIIe siècle s'était donc constitué en gallo-roman le système que nous venons d'étudier. Dans le courant du XIIIe siècle, la langue populaire commence à l'abandonner pour faire triompher exclusivement l'accusatif comme cas unique dans la déclinaison des masculins, comme il avait triomphé déjà dans la déclinaison des féminins. Dès le XIIIe siècle, et déjà au XIIe siècle en Angleterre, les règles de la déclinaison ne sont plus l'expression même de la langue vivante, mais la tradition savante d'un enseignement d'école, d'usages grammaticaux antérieurs, en voie de disparaître ou déjà disparus dans l'emploi courant. A la fin du XIVe siècle et au XVe, on constate la presque complète disparition de la vieille déclinaison au pluriel ; au singulier, on ne conserve plus qu'un vague souvenir d'une règle de l's et d'un article masculin sujet li.
La disparition du nominatif devant l'accusatif est frappante dans les imparisyllabiques qui avaient une forme différente au nominatif singulier et à l'accusatif : ber, baron ; fel, felon ; lerre, larron ; etc. Parmi ces imparisyllabiques, signalons spécialement les noms en ère, eur, de ator, atorem ; dans ces noms, ere devenait iere sous l'influence d'une palatale précédente. Or, à partir du XIIIe siècle, on ne se rend plus bien compte de la raison qui a produit iere à côté de ere, et on attribue iere à des nominatifs qui n'y ont pas droit. Ainsi on dit emperiere pour emperere. Par suite, on en arrive à dire emperier au masculin et emperiere au féminin. On peut suivre jusqu'en plein XVIe siècle la trace de plus en plus effacée de ces nominatifs en ère, ière ; ils sont pris naturellement pour des mots indépendants, et non plus pour les cas sujets de mots correspondants en eur.
§ 538. -- Débris de l'ancienne déclinaison.
Certains nominatifs de mots à déclinaison imparisyllabique ont subsisté : ancêtre, chantre, pâtre, peintre, prêtre, sœur, traître ; trouvère a été récemment repris par les érudits ; les formes de l'accusatif de ces mots, ancesseur, chanteur de cantorem (chanteur du français actuel est pour chanteeur de cantatorem), pâteur, peinteur, provoire (sauf dans le nom d'une rue, rue des Prouvaires), sereur, traiteur, trouveur, ont disparu.
Quelques mots offrent encore aujourd'hui la forme du nominatif et celle de l'accusatif : copain, compagnon ; gars, garçon ; on, homme ; sire, sieur.
Parmi les parisyllabiques, fils (à côté de fil prononcé fi longtemps et encore aujourd'hui dans la langue populaire), queux, ont conservé la forme du nominatif, ainsi que des noms propres comme Louis, Jacques, etc.
Dans tous ces substantifs, c'est l'emploi fréquent de la forme du nominatif en fonction de vocatif qui paraît avoir surtout assuré son maintien : cet emploi est encore visible dans sire, et c'est cette origine qui explique comment ce sont des noms de personnes (1) et non de choses qui ont gardé cette forme du nominatif.
§ 539. -- Conclusion.
En résumé, le nominatif a partout fait place à l'accusatif, sauf dans quelques noms de personnes où son emploi comme vocatif l'a sauvé et maintenu jusqu'à nos jours.
Dans ces noms, un seul a conservé, avec la forme, l'emploi de nominatif : c'est le nom indéfini on, l'on, sujet répondant au nominatif latin homo et dont l'accusatif est homme de hominem.
GENRES DES SUBSTANTIFS
§ 540. -- Du genre.
Le latin avait trois genres : le masculin, le féminin et le neutre. Ces trois genres étaient autant de catégories grammaticales dans lesquelles la langue répartissait l'ensemble des noms. Le choix du genre pour les différents noms a été déterminé par des raisons historiques qui ont affecté tel mot, ou plus exactement telle terminaison, tel suffixe à tel genre. Dans quelques cas où les noms désignaient des êtres animés, la langue a été conduite par des considérations logiques et a attribué le genre masculin à des noms désignant des êtres du sexe mâle, et le genre féminin à des noms désignant des êtres du sexe femelle ; mais ces déterminations ne sont qu'une exception, et les divisions du genre en latin sont des divisions plutôt formelles que logiques.
Cela est visible quand il s'agit du neutre. Il faut, en effet, distinguer le neutre logique du neutre grammatical. Le neutre grammatical est une flexion spéciale à certains mots qui auraient pu être masculins aussi bien que féminins ; le neutre logique est l'expression d'une idée indéterminée à laquelle la langue n'attribue pas une forme spéciale de neutre, mais la forme du masculin ou même du féminin. Quand le latin dit hoc grande corpus, on a affaire à un neutre formel ; quand il dit hoc te precor, quidlibet audendi potestas, le neutre est à la fois formel et logique : formel, puisque hoc et quidlibet sont des formes neutres ; logique, puisque l'expression donnée à l'idée reste indéterminée. Dans le français le beau, le vrai, le neutre est logique, mais la forme donnée au neutre est celle d'un masculin.
Dans l'étude des genres que nous allons aborder, ces distinctions sont importantes. Il faut considérer les genres plutôt comme des divisions grammaticales, des cadres où la langue répartit ses noms suivant leur forme extérieure que comme des divisions logiques répondant à des façons particulières de concevoir les êtres et les choses.
Des trois genres du latin, le masculin et le féminin se sont maintenus ; en général, les noms masculins sont restés masculins ; les noms féminins sont restés féminins. Quant au neutre, il a disparu : les noms neutres sont devenus pour la plupart masculins, quelques-uns ont passé au féminin.
Nous commencerons par le neutre.
§ 541. -- Du neutre latin.
Le latin populaire a ramené la plupart des neutres du latin classique au masculin. On trouve dans des textes très anciens, aevus, arvus, caelus, collus, cubitus, dorsus, au lieu de aevum, arvum, etc. Certains exemples peuvent être dus à l'ignorance d'un scribe et ne point témoigner d'un usage général ; d'autres, et en particulier les plus anciens, ceux que l'on rencontre chez les poètes comiques, peuvent faire supposer simplement l'existence d'une forme masculine contemporaine de la forme neutre ou même qui lui soit antérieure. Néanmoins, ces réserves faites, on peut admettre que la plupart de ces cas sont dus à un usage nouveau que la langue substitue à l'ancien.
§ 542. -- Neutres latins devenus masculins.
En devenant masculins, c'est-à-dire en imposant à leurs déterminants (article, adjectif, pronom) le genre masculin, les neutres latins ont-ils dépouillé dans leur forme même toute trace de leur caractère primitif ? Nous répondrons à cette question en examinant à ce point de vue et séparément les diverses espèces de noms neutres.
I. Neutres de la deuxième déclinaison. -- Ils n'ont laissé aucune trace en français. Dans certains textes du moyen âge, l'on trouve des noms en ment, de mentum, et quelques autres sans l's de flexion ; mais ce sont là ou des négligences de copistes ou des imitations savantes du latin.
II. Neutres de la troisième déclinaison. -- Ces neutres latins, comme les précédents, ont l'accusatif semblable au nominatif. Mais, en devenant masculins, ont-ils, dans le latin vulgaire, pris la déclinaison masculine et ont-ils eu leur accusatif en em, ou ont-ils passé au roman sous leur forme d'accusatif neutre, tout en devenant masculins ?
Les neutres à radical terminé par s ont donné au français : cors de corpus, fonds de *fundus, lez de latus, pis de pectus, auxquels on peut ajouter ros, le radical de rosée, de ros, et pols, pous, le radical de poussière, de *pulvus (class. pulvis). Ces mots sont devenus des masculins indéclinables. C'est donc le roman, après la chute de la flexion, et non le latin populaire, du temps que la déclinaison était encore vivante, qui les a transformés en masculins.
De même pour les neutres à radical terminé par n, si le latin populaire en avait fait des masculins, l'accusatif aurait été en inem, d'où en français une terminaison avec un e final : examen aurait donné *essame et non essaim ; nomen, *nome au lieu de nom. Cette forme d'accusatif faisant défaut, on doit conclure, comme pour les noms précédents, que le neutre s'est maintenu dans sa forme jusqu'au gallo-roman et que celui-ci a ensuite imposé à ces noms la déclinaison masculine de murus. Ainsi aubun, aujourd'hui aubin, de albumen ; l'ancien français flum, de flumen ; leün, de legumen ; nom, de nomen, et les nombreux mots en ain, in, de amen, imen, soit tirés directement du latin, soit dérivés : airain, couvain, essaim, étain, levain, farcin, nourrin, etc.
Même observation pour les masculins, neutres d'origine : cœur de cor, fiel de fel, miel de mel ; les accusatifs masculins *cordem, *fellem, *mellem auraient donné des formes françaises cord, fel, mel.
Il n'y a que les neutres à radical terminé par r qui ne conservent aucune trace distincte de leur forme neutre, car la transformation phonétique, en s'exerçant sur l'accusatif neutre, aboutit au même résultat que si elle s'était exercée sur un accusatif masculin : foudre, ancien français foildre, peut aussi bien venir de *fulger que de *fulgerem, marbre de marmor que de *marmorem, poivre de piper que de *piperem, etc. Papaver, perdant son r, est devenu *papavum, d'où pavo, plus tard pavot.
§ 543. -- Neutres latins singuliers devenus féminins singuliers.
Un seul neutre latin est devenu directement féminin en français sans passer, comme les autres étudiés § 544, par la forme du pluriel ; c'est mer. Il est à croire que le latin vulgaire des Gaules a employé de bonne heure maris (au lieu de mare) comme féminin.
§ 544. -- Neutres latins pluriels devenus féminins singuliers.
Le pluriel neutre en a a été pris pour un féminin singulier de la 1re déclinaison. Le passage du latin populaire carrum au français pouvait présenter quatre degrés :
1º Carrum pouvait donner et a donné char, qui se déclinait au nominatif li chars, à l'accusatif lo char ; ici carrum devient carrus, carrum. Le pluriel illa carra devait donner la charre.
2º Mais il y a contradiction entre l'idée du pluriel qu'exprime la charre et la forme la de l'article, qui paraît être un féminin singulier. On remplaça la par les et l'on dit le char, les charre. C'est ce que fait encore l'italien, qui emploie avec des neutres pluriels en a l'article pluriel féminin le (= les), pluriel parce que la langue a conscience d'un pluriel dans les mots en a, féminin parce qu'ils ont la forme d'un féminin singulier : il braccio, le braccia ; il membro, le membra ; etc.
3º D'un autre côté, la forme illa carra a tout l'air d'un féminin singulier. Le latin populaire fut donc amené à voir dans ce pluriel neutre un féminin singulier, et, comme sa signification était toujours celle d'un pluriel, à lui donner la valeur d'un collectif. Ce collectif, à son tour, deviendra capable du pluriel : illa carra donnera illas carras. C'est l'état le plus général que nous présente le roman.
4º Enfin, le singulier carrum pouvait se transformer complètement et régulièrement en substantif masculin à pluriel en s, d'après le procédé examiné plus haut. L'accusatif carrum amenait la déclinaison carrus, carrum, carri, carros.
Le tableau suivant résume les explications précédentes :
I. -- Le char, la charre.
II. -- Le char, les charre.
III. -- La charre, les charres.
IV. -- Le char, les chars.
L'ancien français a-t-il conservé des spécimens du pluriel I analogues à ceux qu'on retrouve assez nombreux en ladin ? Les exemples qu'on allègue pourraient appartenir aussi bien au type III et représenter des singuliers collectifs et non des pluriels neutres. En tout cas, les exemples du type II sont assez nombreux dans les textes des XIe, XIIe et XIIIe siècles. Le plus souvent, ces pluriels neutres à forme de féminins singuliers sont accompagnés de noms de nombre qui indiquent clairement un pluriel. Tels sont aumaille de animalia, brace de brachia, charre de carra, doie de di(gi)ta, membre de membra, paire de paria, sestiere de sextaria, troie de tria.
Les pluriels en e qui reproduisent, régulièrement transformés par la phonétique, les pluriels neutres latins correspondants pouvaient servir de point de départ à une formation du pluriel par l'addition d'un e. C'est ainsi que le roumain et l'italien ont créé par voie d'analogie des pluriels en a et u. Le français ne présente que quelques vestiges d'une formation qu'il a laissée de bonne heure disparaître ; un souvenir unique s'en est maintenu jusque dans la langue moderne : c'est la forme mille de millia, originairement pluriel de mil de mille.
Les types I et II, conservés par le ladin, l'italien et le roumain, n'ont été en gallo-roman que des étapes rapidement franchies qui devaient conduire au type III, c'est-à-dire à la transformation complète des pluriels neutres en féminins singuliers, à sens collectif. Déjà en bas latin on trouve des exemples de cette transformation : armentas, bonas, exemplarias, membras, tormentas, etc.
§ 545. -- Liste des neutres pluriels devenus féminins singuliers.
Citons parmi les mots féminins français qui, dans la formation populaire, sont sortis de pluriels neutres : arma, arme ; animalia, aumaille ; *ceresea, cerise ; festa, fête ; fila, file ; folia, feuille ; *frasea (de fragum), fraise ; gaudia, joie ; grana, graine ; hordea, orge ; inguina, aine ; insignia, enseigne ; mora, mure ; pira, poire ; poma, pomme ; pruna, prune ; rapa, rave ; saga, saie ; *tempula (class. tempora), tempe ; vela, voile ; viburna, viorne ; vascella, vaisselle.
A cette liste il faut ajouter la série des suffixes neutres pluriels donnant des féminins singuliers : noms en umen devenus noms en umina, ume (§ 96) ; noms en arium, d'où aria, iere (§ 115) ; noms en alia, aille (§ 95) ; en ilia, ille, et ilia, dans merveille (§ 94) ; noms en aculum, d'où acula, aille (§ 88) ; noms en orium, d'où oria, oire (§ 113) ; noms en etum, d'où eta, oie, aie (§ 121) ; noms en endum, d'où enda, ande, ende (§ 140).
§ 546. -- Doublets masculins sortis de neutres singuliers, et féminins sortis de neutres pluriels.
Il est à remarquer que la langue a parfois tiré deux mots d'un même mot latin, l'un masculin tiré du neutre singulier, l'autre féminin tiré du neutre pluriel : bacchinon, bassin ; bacchina, bassine ; -- brachium, bras ; brachia, brasse ; -- cerebellum, cerveau ; cerebella, cervelle ; -- cornu, cor ; cornua, corne ; -- filum, fil ; fila, file ; -- folium, feuil (dans cerfeuil, chèvrefeuil) ; folia, feuille ; -- granum, grain ; grana, graine ; -- tormentum, tourment ; tormenta, tourmente ; etc.
Voilà comment le neutre grammatical latin a disparu. Sauf un mot, mare, où il est devenu directement féminin, il a donné des masculins par la transformation directe du singulier en masculin et, en nombre moins considérable, des féminins par la transformation du pluriel en féminin singulier. De même, l'adjectif neutre latin, pris substantivement, est devenu un substantif masculin, plus rarement un féminin.
Quant au neutre logique, il est exprimé soit par le masculin, soit par le féminin.
§ 547. -- Masculins et féminins. -- Changements de genre.
Le neutre se ramenant au masculin et au féminin, nous avons à étudier les modifications subies par ces deux genres.
On peut dire, pour les mots d'origine latine, que les masculins sont restés masculins, et les féminins féminins.
Quant aux mots de formation nouvelle, s'ils sont d'origine française, ils ont le genre qu'indique leur formation ; s'ils sont d'origine savante, ou empruntés aux langues étrangères, ils ont soit le genre étymologique, soit le genre analogique d'après leur terminaison.
Ces règles ne peuvent être que très générales. En fait, dans le cours de la langue, de nombreux changements se sont produits qui ont fait passer les noms de la classe des masculins à celle des féminins ou réciproquement.
§ 548. -- Changements apparents. -- Mots latins ayant deux genres.
Certains mots latins avaient deux genres ; le français leur a attribué particulièrement tel ou tel genre, et, par suite, le changement ici n'est qu'apparent : cinerem, cendre ; corticem, écorce ; finem, fin ; perdicem, perdrix ; pulverem, poudre ; pumicem, ponce ; serpentem, serpent.
Il faut éliminer également les mots qui ont changé de genre par suite du changement de déclinaison. Quelquefois les deux déclinaisons se sont maintenues l'une à côté de l'autre et ont donné soit deux mots différents, soit un même mot des deux genres, et l'un de ces genres a fini par supplanter l'autre : arcum, arc ; arca, arche ; ranu(n)culum, ranu(n)cula, grenouille.
Inversement : dama, *damum, daim ; -- spica, spicum, espi, épi ; -- festuca, *festucum, fétu ; -- genista, *genistum, genêt ; -- merula, merulum, merle.
§ 549. -- Mots de formation nouvelle à double genre.
Une autre classe de mots où le changement de genre est apparent est celle des noms de formation nouvelle qui, dérivés de verbes et terminés par un e muet, ont pu être masculins et féminins. Ainsi en ancien français aide de aider, diffame de diffamer, doute de douter, rencontre de rencontrer, reproche de reprocher, etc.
De là vient que des noms originairement masculins ou féminins, d'où sont sortis des verbes, considérés après coup comme issus de ces verbes, ont pu changer de genre : ainsi fabrique donne fabriquer ; en moyen français, on le considéra comme tiré de fabriquer et on le fit du masculin. Le masculin triomphe donne triompher, d'où l'on tire la triomphe, très usité au XVe siècle et encore aujourd'hui comme terme de jeu de cartes.
§ 550. -- Changements réels. -- Masculins devenus féminins par influence de la terminaison en E muet.
Nous arrivons aux changements réels de genre. Il sont dus à des causes formelles ou à des causes logiques. Les causes formelles dépendent de la forme du mot, les causes logiques de sa signification.
Parmi les causes formelles, étudions d'abord l'influence de la terminaison en e muet. L'e muet étant, en général, la caractéristique du féminin dans les substantifs et adjectifs, on se trompe sur cette finale et l'on fait passer le mot du masculin au féminin, qu'il soit de formation populaire ou de formation savante ; ce changement a pu être aidé par le fait que le mot commence par une voyelle ou une h muette, ce qui amène l'élision de l'article. Sont, par suite, ou ont été féminins à certaines périodes de la langue et en dépit de l'étymologie : abîme, âge, alvéole, amulette, armistice, automne, écritoire, énigme, épisode, épitaphe, épithalame, épithète, euphorbe, géode, hièble, horloge, horoscope, huile, hydrocéphale, hymne, intrigue, ivoire, opale, orage, ordre, ouvrage, renoncule, ulcère, ustensile, etc.
Il n'est pas même nécessaire que le mot commence par une voyelle ou une h muette ; le genre, en effet, a varié aussi pour baioque, bonite, brinde, bulbe, cardasse, carne, comète, contrebande, disparate, faséole, limite, pagne, pieuvre, rime, risque, romance, salve, etc.
Ajoutons les noms composés devenus féminins par réaction de la terminaison : affaire, alarme, contre-approche, entrecôte (dans le langage familier), garde-robe, soucoupe, etc.
§ 551. -- Féminins devenus masculins par l'influence de la terminaison masculine.
Inversement, des féminins deviennent masculins par l'influence de la terminaison masculine, qu'ils soient de formation populaire ou savante. Ainsi aléa, chipolata, choléra, harmonica, mica, opéra, ténia, et tous les noms de plantes en a : china, coca, hortensia, réséda, etc., et en is : anagallis, iris, etc., où la terminaison, pourtant féminine de forme au regard de l'étymologie, n'est plus sentie comme féminine, sont devenus masculins ; on en est même arrivé à dire : le phylloxera vastatrix, où l'adjectif latin a la forme du féminin à la suite de l'article français masculin. Citons encore écho, épitome, papyrus, raifort.
Tous les féminins en us, sauf manus, sont devenus masculins, en particulier les noms d'arbres : charme, coudre (2), cyprès, frêne, orme, pin, etc. D'un autre côté, comme les noms de fruits étaient ordinairement en latin formés avec le neutre du nom de l'arbre (cerasum, pomum, prunum) et que ce neutre a passé au roman sous la forme du pluriel, c'est-à-dire sous la forme du féminin singulier (§§ 544, 545), il n'y aurait plus eu de distinction suffisante entre le nom du fruit et le nom de l'arbre si celui-ci était resté du singulier. De là le besoin de distinguer plus fortement l'arbre du fruit en imposant au premier le genre masculin. Le genre masculin est aussi de règle pour les dérivés : le cerisier, le laurier, le poirier, le pommier. Il faut toutefois excepter hièble, qui a été quelquefois du féminin d'après sa terminaison.
§ 552. -- Action analogique des suffixes.
Les suffixes exercent une action analogique assez fréquente. Ainsi pastillus, masculin en latin, a donné un féminin pastille par confusion avec les mots féminins en ille, et cartilago, féminin en latin, donne cartilage, masculin sous l'influence du suffixe masculin age. Appendice devient masculin au XVIe siècle d'après le suffixe masculin ice dans office, service. Art, féminin jusqu'au XVIe siècle, tend à devenir masculin dès le XIIIe siècle, par suite de l'analogie de sa terminaison avec le suffixe masculin ard. Archevêché, archiprêtré, duché, évêché, vidamé ont été souvent féminins jusqu'au XVIIe siècle ; vicomté l'est encore, ainsi que comté dans Franche-Comté, par suite d'une confusion entre le suffixe é de atus, masculin, et l'ancien suffixe eé de itatem, féminin (§§ 117, 122). Pleur est souvent du féminin au XVIe siècle et au XVIIe, sous l'influence du suffixe féminin eur.
Ce dernier suffixe lui-même, masculin en latin, donne des féminins en français pour une raison analogue. Les noms abstraits latins en orem étaient tous masculins. En gallo-roman, ils sont devenus tous féminins ; et ce genre nouveau s'est imposé si impérieusement, que les mots dérivés plus tard par la langue ou empruntés du latin par formation savante ont été faits du féminin. Ainsi les adjectifs aigre, maigre, noir, rouge, vert, donnent les substantifs féminins l'aigreur, la maigreur, la noirceur, la rougeur, la verdeur. Ainsi encore sont féminins les mots savants : la rigueur, la vapeur, des masculins latins rigorem, vaporem. Sur honneur, déshonneur, labeur, voir § 555.
§ 553. -- Action analogique d'autres mots ou de groupes de mots.
A cette action analogique des suffixes, on peut rapporter l'influence exercée par un ou plusieurs mots de forme analogue, ou par des termes voisins de sens, usités dans certaines expressions plus ou moins consacrées.
Ainsi minuit, féminin jusqu'au XVIIe siècle, devient masculin par analogie avec midi. Après-midi, masculin d'après l'étymologie, devient aussi féminin par analogie avec après-dînée, après-soupée. Front, féminin en latin, devient masculin par analogie avec d'autres mots en ont, comme mont, pont. Été devient masculin de bonne heure d'après printemps, hiver, et, à partir du XVIe siècle, glyphe, emprunté du grec féminin <GR= gluphê>, prend le genre de triglyphe. Val, tiré du féminin latin vallem, féminin encore dans les noms propres Froideval, Laval, devient masculin à cause de l'expression par monts et par vaux ou par confusion avec les mots tels que cheval, chevaux. Êtres, du latin *exteras (class. extera), devient masculin par confusion avec être pris substantivement. Escarboucle passe au genre féminin à cause de boucle, etc.
§ 554. -- Changements dus à des causes logiques.
Quelquefois la notion particulière exprimée par un nom suffit à en modifier le genre. La langue tend à établir l'accord tantôt entre le genre grammatical et le sexe de l'être désigné par le nom, tantôt entre le genre du nom et le genre de divers noms avec lesquels il est habituellement uni, par suite d'une association naturelle des objets désignés par ces noms ; tantôt encore, elle fait servir des différences de genre à des distinctions d'idées, sans qu'aucune idée de sexe soit impliquée.
1. Accord du genre avec le sexe désigné par le nom. -- Jument, du neutre jumentum, passe au féminin du moment qu'il s'applique à la femelle du cheval. Quand Voltaire a écrit : de nombreux sentinelles, l'idée de soldat dans son esprit a déterminé le changement de genre. On dit de même quelquefois un recrue.
Personne, au pluriel, veut au XVIe siècle et au XVIIe les déterminatifs au masculin, au XVIIe, pourvu que ces déterminatifs soient séparés de lui par quelques termes ; ainsi dans la Bruyère : Les personnes d'esprit portent en eux les semences de toutes les vérités ; ils admirent tout. L'accord se fait ici avec hommes. Au singulier, personne, substantif indéterminé dans les phrases négatives ou interrogatives, tend à devenir masculin au XVIe siècle, et ne le devient définitivement qu'au XVIIIe ; et même on ne voit pas pourquoi les grammairiens, quand personne se rapporte évidemment à une femme, condamnent la tournure : Je ne vois personne si belle, puisque l'on dit : On n'est pas plus belle.
On, l'on, devient féminin quand il désigne une femme.
Gens, d'abord féminin aussi bien au pluriel qu'au singulier, est devenu, dès le moyen âge, du masculin au pluriel, parce qu'il a pris le sens de hommes. Toutefois l'ancienne langue ne le faisait guère masculin que si l'adjectif lui était postposé. Ainsi s'est formé l'usage moderne. Quand l'adjectif précède le substantif, il ne fait qu'un avec lui et forme, uni à ce dernier, une sorte de nom composé. Quand l'adjectif, au contraire, suit le substantif, même immédiatement, il en est séparé par une proposition sous-entendue : un homme honnête équivaut à un homme (qui est) honnête. La tendance de la langue à considérer gens comme synonyme de hommes et, par suite, à le faire masculin a été assez forte pour imposer ce genre nouveau à tous les déterminants de gens, excepté dans le cas particulier où gens était précédé immédiatement d'un déterminant à forme féminine reconnaissable. Là, l'union de l'adjectif avec le substantif était trop intime pour que l'usage nouveau triomphât de l'usage ancien, et c'est ainsi que s'est constituée la règle moderne où les déterminants de gens sont masculins, qu'ils le suivent ou le précèdent, excepté quand il est immédiatement précédé d'un adjectif à double forme avec lequel il est intimement uni par le sens. En ce seul cas, l'adjectif et les autres déterminatifs qui précèdent se mettent au féminin : Ces gens sont heureux. Tous gens aimables. De bonnes gens. Tous les gens. Heureux ces gens. Les vieilles gens sont aimables.
Rien, féminin dans l'ancienne langue, prend, à partir du XVe siècle, le genre masculin comme neutre logique, spécialement d'abord dans les phrases négatives, puis dans tous les cas.
Chose, çà et là au XVIe siècle et définitivement à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, prend le genre masculin au sens indéterminé dans autre chose, quelque chose, sous l'influence du neutre latin aliquid ; on en vient même à dire un chose. Dans un machin, l'idée indéterminée a même imposé la forme masculine au mot machine qui l'exprime. Citons encore laideron, souillon, qui peuvent devenir du féminin, et peste, qui peut devenir du masculin, suivant qu'ils désignent des êtres mâles ou femelles.
2. Changement de genre dû à un changement de sens. -- Le changement de genre peut être dû à un changement de sens qui fait passer le nom d'un sens abstrait à un sens concret, ou même du sens concret désignant des choses au sens concret désignant des personnes : genre grammatical : élève, féminin, action d'élever ; genre logique : un, une élève ; -- garde, féminin, action de garder ; un, une garde ; -- manœuvre, féminin, action de manœuvrer ; un manœuvre ; -- guide, féminin, action de guider, ce qui sert à guider ; un guide ; -- etc. C'est ainsi encore que l'ancien français nourrisson, action de nourrir, féminin, est devenu le masculin nourrisson, enfant qu'on nourrit ; cornette, un cornette ; enseigne, un enseigne ; paillasse, un paillasse ; trompette, un trompette ; etc.
3. Changement de genre dû à une distinction de deux sens. -- Tel est le cas pour bulbe, cartouche, claque, faune, interligne, laque, lévite, manche, mémoire, mode, œuvre, période, poste, relâche, remise, solde, etc. Souvent il a pu arriver que la distinction de genre d'après le sens a été provoquée par un retour au genre étymologique (§ 555). Les grammairiens du XVIIe siècle et du XVIIIe, en décrétant un genre différent suivant le sens pour aigle, couple, foudre, hymne, œuvre, orge, etc., ont satisfait ainsi à la fois à l'usage ancien et à la mode étymologique ; ils ont poussé plus loin la subtilité en établissant une différence de genre d'après le nombre dans amour et orgue. Délice ne rentre pas dans le même cas, car son singulier masculin vient du neutre latin delicium, et son pluriel féminin du féminin latin deliciae.
La plupart du temps, le passage d'un genre à un autre est déterminé par une ellipse : ainsi lévite est du féminin par ellipse de robe ; poste, masculin par ellipse d'ensemble de soldats ; etc. C'est à une ellipse aussi qu'est dû le passage d'un genre à un autre dans pendule, la Toussaint ; dans Pâques est passé, à côté de la Pâque.
Dans un grand merci, c'est la forme grand, qui était celle du féminin en ancien français (§ 584), qui a fait illusion et a été confondue avec celle du masculin : l'ancien français disait une grand merci.
§ 555. -- Retour au genre latin.
Une cause notable de trouble dans les genres est le retour au genre du latin classique, retour artificiel dû aux écrivains préoccupés d'étymologie, qui parfois se sont trompés et qui souvent ont réussi à imposer ce genre nouveau à la langue.
Ainsi ongle, du lat. ungula, est féminin conformément à cette étymologie jusqu'au XVIIe siècle ; puis on le rapporte au substantif masculin unguis, et il devient masculin. Quelques écrivains ont essayé de ramener dialecte au féminin d'après son étymologie grecque et latine, alors que l'usage en avait fait un masculin. C'est par suite de la même cause que hièble a eu le genre féminin à côté du genre masculin (§ 551).
C'est surtout les noms en eur qu'a affectés le retour à l'étymologie. Nous avons vu (§ 552) que ces noms, masculins en latin classique, étaient devenus féminins en gallo-roman. A partir du XVe siècle, on essaya de rendre aux noms en eur leur genre du latin classique : on fait masculins à cette époque ardeur, erreur, horreur, humeur, mœurs, honneur, déshonneur, etc. ; honneur, déshonneur et labeur sont restés pourtant masculins.
Sur les substantifs qui, comme aigle, amour, etc., ont pris deux genres par retour à l'étymologie, voir § 554, 3.
§ 556. -- Changements inexpliqués.
Il est un nombre plus ou moins considérable de noms dont le genre a changé sans qu'on puisse déterminer les raisons de ces changements.
Sont devenus masculins les féminins carrosse, cloaque, colchique, lampyre, losange, los, mélange, navire, poison, sort, soupçon.
Sont devenus féminins les masculins eschief écrit par suite échée, et dent.
NOMBRES DES SUBSTANTIFS
§ 557. -- Du nombre. -- Changements de la terminaison dus à l'S de flexion. -- Diversité des formes en ancien français entre le régime singulier et le régime pluriel.
Les nombres français viennent des nombres latins. Le pluriel des noms représente le pluriel de la déclinaison de murus : muri, muros. Comme le singulier et le pluriel sont, aux deux cas, sujet et régime, dans un rapport inverse, que le cas sujet a disparu dans la langue moderne, on peut considérer seulement, dans la formation du pluriel, l'accusatif, et admettre que le pluriel se distingue du singulier par la présence d'une s : murum, mur ; muros, murs. En se plaçant au point de vue de la langue actuelle, on sera fondé à dire que le pluriel se forme du singulier par l'addition d'une s.
L'addition de cette s n'a pas été sans entrainer de nombreuses modifications dans les terminaisons telles que les présente le singulier, par suite de l'action des lois phonétiques qui régissent la combinaison des consonnes avec s.
1º Jusqu'à la fin du XIIe siècle, l's de flexion faisait tomber la labiale ou la palatale terminant le mot au singulier : gab, gas ; corb, cors ; cerf, cers ; chief, chiés ; colp, cols ; champ, chans ; etc.
Si le mot se terminait par un t ou un d, l's se combinait avec cette dentale pour former un z : citet, citez ; cort, corz ; feid, feiz ; sold, solz ; etc.
Si le mot se terminait par une l mouillée, une n mouillée ou une n simple précédée en latin d'une autre consonne, l's se changeait en z : conseil, conseilz ; fil, filz ; baing, bainz ; an, anz ; torn, tornz ; etc.
Au XIIIe siècle, z, qui était prononcé ts, se réduisit dans la prononciation à s.
2º A la fin du XIIe siècle, de nouveaux changements se produisent, dus à la vocalisation en u de l devant une consonne : cheval fait au pluriel chevaus et non plus chevals ; bel, beaus et non bels ; conseil, conseus et non conseilz.
Ce système qui faisait suivre l'altération des consonnes d'une modification dans le timbre de la voyelle finale donnait à la vieille déclinaison un cachet tout particulier, mais il avait le défaut de défigurer la personnalité des noms, en l'absorbant en partie dans la flexion nominale. Obéissant à de nouvelles tendances, la langue cherche plus tard à réduire la flexion à son simple rôle d'indication du nombre, soit en laissant intacte la forme du singulier et y ajoutant l's du pluriel, soit en partant de la forme altérée du pluriel et en en faisant un singulier par la suppression de la sifflante finale. Dans quelques cas, la langue n'a pas encore pu faire un choix entre les deux formes, et elle continue l'usage ancien en donnant au pluriel une forme différente de celle du singulier.
Cette révolution commence dès le XIIe siècle dans les textes anglo-normands ; mais l'ancien usage s'est maintenu dans le français proprement dit jusqu'à la fin du XIVe siècle. Au XVe, les deux orthographes se contre-balancent, et au XVIe l'usage moderne triomphe, non sans témoigner souvent encore de l'usage ancien.
§ 558. -- Réduction analogique partant du singulier.
Dans la plupart des cas, la langue moderne est partie du singulier ; on a eu : chef-s, cerf-s, coup-s, loup-s, champ-s, drap-s, fort-s, chant-s, grand-s, rang-s, sang-s, d'après chef, cerf, coup, etc.
Pour les noms en l et l mouillée, la forme du singulier a triomphé dans les noms en el de alem et eil : cheptel, hôtel, mortel, conseil, etc., sauf toutefois dans pieu (§ 464) et essieu, dans quelques mots en al, comme bal, chacal, etc., dans quelques mots en el de ellum, comme lambel à côté de lambeau, bordel (§ 560).
Dans d'autres mots, comme fils, nul, poil, rossignol, seul, la langue a montré une certaine hésitation avant que la forme du singulier l'ait définitivement emporté. Pour les mots en ail, eil, euil, voir § 560.
§ 559. -- Réduction analogique partant du pluriel.
La forme du pluriel a réagi sur le singulier dans un certain nombre de cas : apprentif, par l'influence de apprentis, est devenu apprenti ; baillif, baillis, bailli ; etoc, étos, éto (plus tard étau) ; jolif, jolis, joli.
De même pour les noms en l et l mouillée : appel, pluriel appeaux, est devenu appeau ; chevel, cheveux, cheveu ; auxquels il faut ajouter tous les mots en el, pluriel eaux, qui a donné le singulier eau. Ici l'usage n'est définitivement fixé qu'au XVIIe siècle.
A ces mots en el, eaux se sont ajoutés des mots comme linteau, noyau, où il y a eu une confusion de suffixes, § 90.
Pour les mots en ol, comme cou, licou, fou, sou, etc., ils ont suivi la même marche que les mots en eau ; toutefois col (plur. cols) s'est conservé à côté de cou pour distinguer deux sens différents.
Dans les mots en ouil, le pluriel a également réagi sur le singulier : genouil, pluriel genoux, d'où genou ; peouil, peoux, poux, pou ; verrouil, verroux, verrou. Fenouil a conservé sa forme primitive ; mais il faut noter que fenou était usité en moyen français.
Mentionnons encore lilas, recors, relais, etc., où l's elle-même du pluriel s'est imposée au singulier.
§ 560. -- Restes de l'ancien usage.
Dans certains cas, la langue a conservé jusqu'à nos jours la distinction ancienne entre le singulier et le pluriel.
1º Dans les mots terminés par une dentale, il faut citer gent et tout, pluriel gens et tous. Par un caprice d'archaïsme, la Revue des Deux Mondes a maintenu l'ancien pluriel des noms en ant, ent, en supprimait le t devant l's : enfans, parens.
2º C'est dans les mots terminés par l ou l mouillée que l'ancien usage s'est conservé le plus fidèlement.
Al. Les noms en al ont leur pluriel en aux, excepté bal, cal, carnaval, chacal, nopal, pal, régal, serval. Ces mots, en effet, sont la plupart de formation récente, et ceux qui sont anciens sont d'un emploi trop rare au pluriel pour qu'ils aient gardé la terminaison aux. D'autres, récents aussi, comme arsenal, madrigal, piédestal, ont hésité longtemps entre le pluriel en als et le pluriel en aux ; ce dernier l'a emporté.
Citons ici matériel et universel, dont le pluriel matériaux et universaux remonte à l'ancienne forme matérial, universal. Les pluriels matériaux, universaux ont pris des significations spéciales qui les font des mots différents de matériel et universel.
El. Ciel, pluriel cieux. La langue moderne de l'art a refait un pluriel ciels avec signification spéciale.
Eul. Aïeul, pluriel aïeux. La langue moderne, depuis le XVIIIe siècle, subtilisant sur les significations propres et figurées de ce mot, a refait un pluriel aïeuls à côté de aïeux.
Ail. Quelques mots en ail, bail, corail, émail, soupirail, travail, vantail, vitrail, forment leur pluriel en changeant leur l mouillée en ux. Les autres noms en ail prennent une s. La langue a lontemps hésité sur ce point. On trouve jusqu'au XVIIe siècle : d'un côté, des soupirails ; de l'autre, des épouvantaux, des éventaux, des plumaux, des poitraux, des portaux. Ce n'est guère que dans la seconde moitié du XVIIe siècle que l'usage moderne s'est définitivement établi.
Pour travail, l'Académie signale deux emplois du pluriel travails : machine à ferrer les chevaux et rapport d'un administrateur à un supérieur.
Le mot ail fait au pluriel ails et aulx. Ce dernier conserve l'orthographe surabondante des XVe et XVIe siècles : on craignait une confusion avec l'article pluriel aux.
Bestiaux n'est pas le pluriel de bétail, mais d'un substantif archaïque bestial, qui n'a plus d'emploi aujourd'hui que comme adjectif.
Eil. Appareil fait au pluriel apparaux dans un emploi spécial, mais en réalité apparaux est le pluriel d'une ancienne forme dialectale apparail.
Euil. Parmi les mots en euil, il faut distinguer ceux où cette terminaison est étymologique, comme œil (anc. franç. ueil), deuil, seuil, et des substantifs verbaux comme accueil, de ceux qui ont pris cette terminaison par analogie avec les mots précédents : chevreuil (anc. franç. chevruel, chevreul), linceul (prononcez linceuil), et aussi cercueil (anc. franç. sarqueu). Les uns et les autres faisaient primitivement leur pluriel en eux : yeux, chevreux, etc. C'est ce qui explique que les seconds aient pris au singulier une terminaison identique à celle des premiers. Les uns et les autres aussi, peu à peu, refirent leur pluriel sur le singulier : œils-de-chat, de perdrix, seuils, accueils, chevreuils, linceuls (prononcez linceuils), cercueils. Il n'est resté de l'ancien usage que le pluriel yeux, ancien français ieus, ueus.
Il nous reste à dire quelques mots sur la prononciation. Si l'orthographe variait au moyen âge entre le singulier et le pluriel, c'est évidemment que cette orthographe marquait des différences de prononciation. Et non seulement les consonnes changeaient, mais encore les voyelles précédant ces consonnes. Dans coq l'o était ouvert et bref, dans cos il était fermé et long.
Quand, du XIVe au XVIe siècle, la langue adopta un type unique d'orthographe pour le singulier et le pluriel, il ne s'ensuivit pas immédiatement une identité de prononciation.
Le c dans les finales ac, ec, ic, oc, uc, ouc tombait en moyen français devant l's du pluriel dans la prononciation, comme en ancien français où il tombait aussi dans l'orthographe. Aujourd'hui il a reparu dans la prononciation au pluriel : un sac, des sacs, sauf dans échecs, qui a gardé l'ancienne prononciation échès, à côté de échè-ks. Dans banc, flanc, jonc, tronc, clerc, marc, porc, croc, etc., le c n'a pas reparu au pluriel, et, de plus, il a disparu au singulier ; de même le g dans bourg, rang, sang.
La même réaction de la prononciation du pluriel sur celle du singulier s'est opérée dans les mots terminés par t, d : dent, dents ; nigaud, nigauds ; etc. Toutefois le t se prononce dans dot, fat et dans des mots savants d'introduction récente : accessit, déficit, etc.
Elle a eu lieu encore pour la plupart des mots terminés par b, p : plomb, plombs ; champ, champs ; drap, draps ; forment exception cap, jalap, hanap, cep (la prononciation cè est archaïque), julep, salep, etc.
F tombait devant l's du pluriel ; elle a reparu au pluriel, sauf dans clef ou clé, apprenti, bailli, qui ne la font sentir ni au pluriel ni au singulier, et dans bœufs, œufs, qui ont gardé l'ancienne prononciation. Signalons toutefois la prononciation double de cerf, cerfs, nerf, nerfs, où l'f tantôt est amuïe, tantôt se fait entendre.
Enfin l'l, bien qu'ayant reparu au pluriel ne se prononce ni au singulier ni au pluriel dans cul, culs (cf. nul, nuls) ; de même dans certains mots en il comme baril, chenil, fusil, etc.
LES DIVERSES ESPÈCES DE NOMS
§ 561. -- Des diverses espèces de noms.
Les noms se divisent, suivant les idées qu'ils expriment, en six séries :
1º Noms propres ;
2º Noms communs ;
3º Noms de matière ;
4º Noms collectifs ou de quantité indéterminée ;
5º Noms de nombre ou de quantité déterminée ;
6º Noms indéfinis.
Les substantifs des quatre premières séries ont pour correspondants les adjectifs dits qualificatifs ; la cinquième série possède des substantifs et des adjectifs numéraux, et la sixième des substantifs et des adjectifs indéfinis.
§ 562. -- Noms propres.
Le nom propre est celui qui désigne spécialement un individu considéré en lui-même Il s'applique aux personnes, aux choses personnifiées, aux nations et aux accidents géographiques.
§ 563. -- Genres des noms propres.
Le genre des noms propres est déterminé par le sexe pour les noms de personnes, par le genre des noms communs pour les choses personnifiées, par des raisons plus ou moins arbitraires pour les noms géographiques.
§ 564. -- Nombres des noms propres.
Sur le nombre des noms propres, voir § 652.
§ 565. -- Des noms d'objets uniques.
Aux noms propres se rattachent les noms communs désignant des objets uniques de leur espèce, tels que Dieu, soleil, lune, nature, etc. L'ancienne langue, les construisant sans article, les traitait comme des noms propres.
§ 566. -- Noms communs.
Le nom commun est celui qui s'applique, est commun à tous les individus d'une même espèce. L'existence des noms communs dans une langue suppose la classification de tous les objets dénommés dans cette langue en classes, genres, espèces.
§ 567. -- Genres dans les noms communs de personnes.
En général, pour les noms communs de personnes, il y a accord entre le genre logique et le genre grammatical. Cependant, il y a des exemples de noms féminins s'appliquant à des hommes (estaffette, recrue, sentinelle, etc.), et de noms masculins s'appliquant à des femmes (laideron, souillon, tendron, etc.) ; souvent dans ce cas la langue cherche à établir l'accord entre le genre et le sexe (§ 554, 1).
Certains noms de personnes du genre masculin ou féminin n'ont pas de forme particulière pour le féminin ou le masculin, parce qu'ils désignent des états, des professions plus particulièrement propres à un sexe. On dira d'une femme : C'est un excellent écrivain, un excellent professeur. Modiste, lavandière, nourrice, ne se disent que des femmes.
Quand la langue adopte un féminin à côté d'un masculin, ce féminin peut se marquer de diverses manières :
1º Il est marqué non point par une différence dans le mot, mais par le genre du déterminant : un aide, élève, garde ; une aide, élève, garde.
2º Il est exprimé par un mot différent ou par un même mot fortement altéré dans sa terminaison :
homme, mari, femme3º Il est exprimé par une modification de la terminaison : soit addition d'un e muet : cousin, cousine ; époux, épouse ; fabricant, fabricante ; marquis, marquise ; paysan, paysanne ; veuf, veuve ; etc. ; -- soit addition du suffixe esse (§ 129) : duc, duchesse ; maître, maîtresse ; pauvre, pauvresse ; prêtre, prêtresse ; traître, traîtresse ; sauvage, sauvagesse ; etc.
Les féminins en eresse, euse, trice demandent un examen spécial.
§ 568. -- Féminin des noms de personnes en ERESSE et EUSE.
Comme nous l'avons vu § 112, le féminin des noms de personnes en eur était primitivement is (empereur, empereris), qui, de bonne heure, fut remplacé par esse (§§ 129, 567 3º), d'où chanteur, chanteresse ; menteur, menteresse ; etc. Puis, au XVe siècle, l'r finale de chanteur, menteur s'étant amuïe, ces mots en eur furent confondus avec les mots en eux et prirent leur féminin : chanteur, chanteuse ; menteur, menteuse. Ce féminin en euse resta même quand une prononciation plus lettrée fit reparaître l'r. L'ancien féminin eresse a pourtant laissé quelques traces dans la langue actuelle :
1º Dans la langue du droit, qui est toujours quelque peu archaïque : bailleresse, défenderesse, demanderesse, venderesse.
2º Dans quelques autres mots archaïques conservés dans la langue technique : tailleresse.
3º Dans quelques expressions poétiques, ou plus exactement dans quelques expressions que la langue poétique a consacrées parce qu'elles étaient archaïques : charmeresse, chasseresse, devineresse, enchanteresse, pécheresse, vengeresse.
§ 569. -- Féminin des noms de personnes en TRICE.
La terminaison féminine trice n'est autre que le doublet savant de ris, forme populaire du latin tricem dans empereris (§ 568). Le plus souvent, le masculin et le féminin du substantif sont de formation savante : débiteur, débitrice ; exécuteur, exécutrice ; inspecteur, inspectrice ; etc. Quelquefois le féminin seul est de formation savante : empereur, impératrice (anc. empereris, puis emperiere). Pour chanteur, il faisait et fait encore au féminin chanteuse ; mais, pour désigner un premier rôle d'opéra on se sert de cantatrice, mot d'origine italienne, dont l'emploi tend à donner à chanteuse une nuance péjorative. Par analogie, ambassadeur a fait ambassadrice.
§ 570. -- Du féminin dans les noms d'animaux.
Les noms d'animaux désignent soit l'espèce, abstraction faite des individus, soit les individus.
Quand ils désignent l'espèce, ils sont masculins ou féminins, généralement d'après l'étymologie : le chat, le chien, le serpent, le rat ; la huppe, la vipère, l'hyène, etc.
Quand ils désignent l'individu, s'il s'agit d'animaux sauvages, on ajoute en général au nom de l'espèce les mots mâle ou femelle : serpent mâle, serpent femelle ; souris mâle, souris femelle.
S'il s'agit d'animaux domestiques ou de certains animaux sauvages, il peut y avoir un nom pour l'espèce, un nom pour le mâle et un nom pour la femelle : espèce cheval, mâle étalon, femelle jument ; bœuf, taureau, vache ; cochon, porc, truie ; mouton, bélier, brebis.
Quelquefois un nom féminin désigne à la fois la femelle et l'espèce, et il y a un nom masculin pour désigner particulièrement le mâle : femelle et espèce chèvre, mâle bouc ; poule, coq ; oie, jars ; abeille, (faux) bourdon.
Quelquefois, par contre, un nom masculin sert à désigner le mâle et l'espèce, et il y a un nom féminin pour désigner la femelle : mulet, mule ; chien, chienne ; cerf, biche ; singe, guenon ; lièvre, hase ; chameau, chamelle ; sanglier, laie ; tigre, tigresse.
Exceptionnellement, un nom masculin désigne à la fois la femelle et l'espèce : sacre, et il y a un nom dérivé pour désigner le mâle : sacret.
Considérés dans leur formation, le masculin et le féminin peuvent présenter deux radicaux différents : coq, poule ; cerf, biche ; ou un même radical différemment modifié : mulet, mule ; lévrier, levrette ; loup, louve. Le féminin est tiré directement du masculin dans chat, chatte ; lion, lionne.
La langue se donne ainsi libre carrière et prend ses moyens d'expression où elle les trouve.
§ 571. -- Nombres des noms communs.
Sur le nombre des noms communs, voir §§ 557, 558, 559 et 560.
§ 572. -- Noms de matière.
Les noms de matière désignent des choses formées d'une même matière ou de parties semblables dont chacune porte le même nom que le tout : bois, eau, pierre, vin. Ces mots expriment autant ce qu'il y a de vin, d'eau, de pierre ou de bois dans le monde qu'une portion quelconque, si petite qu'elle soit, de ces matières.
Les objets dénommés ainsi ne sont pas composés d'une collection d'individus ayant chacun son unité ; les noms de matière sont donc des noms de choses qui ne se comptent pas. Voilà pourquoi ils ne s'emploient qu'au singulier. Mais par abstraction on peut quelquefois les supposer comme comprenant des quantités numérables. En ce cas, ils deviennent noms communs et s'emploient au pluriel : les blés ont réussi cette année ; les eaux, c'est-à-dire l'ensemble des différents amas d'eau.
§ 573. -- Noms de quantité indéterminée.
Les noms de quantité indéterminée ou noms collectifs expriment des assemblages, des collections de personnes ou de choses : foule, multitude, troupe.
On les divise en collectifs généraux et collectifs partitifs, suivant qu'ils désignent la totalité ou une partie de la collection : le troupeau des humains, un troupeau d'ignorants.
L'étude de ces mots relève de la syntaxe.
A la classe des collectifs partitifs appartient un certain nombre de mots que les grammairiens rangent parmi les adverbes, et qui ne sont autres que des substantifs ou des adjectifs employés absolument. Ce sont :
Beaucoup, proprement beau coup (coup au sens de quantité).
Force avec le sens de quantité, dans : Il a reçu force coups.
Trop, forme masculine de troupe, employée absolument dans l'ancienne langue pour désigner une grande quantité ou un excès de quantité ;
Pas, point, mie, particules négatives qui désignaient à l'origine des quantités infiniment petites : il n'a pas, point, mie d'amis, c'est-à-dire il n'a pas la valeur d'un pas, d'un point, d'une miette d'amis (§ 717). La valeur partitive de ces mots, encore aujourd'hui, est rendue visible par la présence de la préposition de qui précède le régime.
Il en est de même des particules sorties d'anciens adjectifs neutres, latins ou français, et qui se font suivre de la préposition partitive de : il a plus, moins, peu, tant, autant d'argent. -- Que d'argent il a !
L'analogie a amené à la suite d'autres mots qui sont de véritables adverbes : assez, bien, guère (synonyme de beaucoup dans les phrases négatives) et qui se construisent comme les neutres précédents.
§ 574. -- Noms de quantité déterminée ou noms de nombre.
Les noms de nombre sont ceux qui expriment le nombre ou l'ordre. Les noms cardinaux sont ceux qui désignent le nombre ; les noms ordinaux, ceux qui désignent l'ordre. Les cardinaux et les ordinaux peuvent être substantifs et adjectifs.
§ 575. -- Noms cardinaux.
I. -- De 1 à 16, les noms cardinaux viennent des noms latins correspondants, plus ou moins modifiés par l'analogie.
1. Un, une, de unum, una, s'employait aussi au pluriel en ancien français dans le sens de paire : uns esperons, uns sollers, unes chauces, ou pour désigner un ensemble d'objets de même espèce : unes estoiles, uns vers, unes paroles, ou enfin, comme en latin, devant un mot ayant au pluriel une signification spéciale : uns ciseaus, unes forces, unes letres. La langue moderne n'emploie plus un au pluriel qu'avec la valeur d'adjectif indéfini : les uns, quelques-uns.
2. Le latin déclinait : cas sujet masculin duo, féminin duae ; cas régime masculin duos, féminin duas. Le vieux français n'a adopté que les formes des cas régimes : dous, deus, deux de duos, et does de duas. D'après duos, le latin populaire avait créé une forme de cas sujet *dui, français doi, qui a disparu avec la déclinaison. Quant au féminin does, il a disparu au XIIe siècle devant le masculin dous, deus, qui a exprimé régulièrement les deux genres.
3. De tres vient treis, trois, d'après lequel on créa un cas sujet troi, disparu.
4. Le latin populaire avait changé quattuor en quattor, d'où le français quatre.
5. Quinque, du latin classique, devint *cinque, d'où cinc, cinq.
6 à 10. Six, ancien français sis ; sept, ancien français sèt ; huit, ancien français uit ; neuf, ancien français nuof, nuef, neuf ; dix, ancien français *dieis, dis, plus tard dix sous l'influence de six, reproduisent exactement les formes du latin sex, septem, octo, novem, decem.
11 à 16. Onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, reproduisent exactement les formes du latin : undecim, d(u)odecim, tredecim, quatt(u)ordecim, quindecim, sedecim.
II. -- 17 à 19. Le latin classique disait septemdecim, octodecim, novemdecim. Si ces composés avaient été conservés par le latin populaire, ils auraient donné en français *setenze, *oitouze, *novenze. Le gallo-roman les a remplacés par des formes analytiques qui sont celles de l'ancien français et du français moderne : lat. vulg. decem et septem, anc. franç. dix et sept, franç. mod. dix-sept ; decem et octo, dix et huit, dix-huit ; decem et novem, dix et neuf, dix-neuf.
III. -- 20 à 100. Dans cette série, cent remonte seul à une forme du latin classique : centum. Vingt, trente, quarante, cinquante, soixante, reproduisent des formes du latin vulgaire : *vinti (class. viginti), *trinta (class. triginta), *quaranta (class. quadraginta), *cinquanta (class. quinquaginta), *sexanta (class. sexaginta). A la suite, l'ancien français possédait setante, septante de *septanta (class. septuaginta), oitante, plus tard octante de *octanta (class. octoginta), nonante de *nonanta (class. nonaginta). Mais, à côté de setante, oitante, nonante, reposant sur le système décimal latin, l'ancien français a connu soixante et dix, quatre-vingts, quatre-vingt et dix. Le premier de ces trois nombres est une expression analytique de setante ; les deux autres sont des restes du système vicésimal en usage en Gaule avant la conquête romaine. En effet, quand les Gaulois désapprirent leur langue pour apprendre celle des vainqueurs, ils ne purent abandonner entièrement leur système de numération, qu'ils transportèrent dans la langue nouvelle. Les deux systèmes restèrent en présence pendant le moyen âge, où l'on dit concurrement trente et deux et vingt et douze, quarante et trois et deux vingts et trois, cent cinquante et huit et sept vingts et dix-huit. Les anciens manuscrits sont en général paginés d'après le système vicésimal : pour noter la page 138, on écrivait VI.XX.XVIII. L'usage moderne fit triompher le système romain. Toutefois ce triomphe n'est pas absolu, puisque huitante, nonante, ont été supplantés par quatre-vingts, quatre-vingt-dix. L'on disait couramment au XVIIe siècle six-vingts pour cent vingt, et quinze-vingts, pour trois cents, est resté dans l'expression les Quinze-Vingts. Septante, octante et nonante ont survécu dans certaines régions et ne sont plus en français propre que des archaïsmes ; septante a continué à désigner les soixante-douze docteurs juifs traducteurs de la Bible hébraïque sous les Lagides : la Version des Septante.
IV. -- 100 à 1.000. Ici le français a abandonné l'usage latin qui employait les composés ducenti, trecenti, etc., et il a recours à des combinaisons nouvelles, de formation analogue, il est vrai : deux cents, trois cents, etc.
Le singulier latin mille devient le français mil ; le pluriel latin millia devient le français mille. L'ancienne langue disait : un mil, mil hommes, mais deux mille (§ 544). Toutefois, de bonne heure, il se produisit une confusion. Dès le XIe siècle, on voit mil employé pour le pluriel aussi bien que mille, et dès le XIIe siècle, mille employé pour le singulier. Les deux formes se confondent. Cependant mille domine et finit par triompher. A partir du XVIIe siècle, mil a disparu, sauf dans un emploi spécial, consacré par un usage dix fois séculaire, la numération des années du premier millésime : l'an mil huit cent quatre-vingt-treize.
De mille a été tiré le substantif millier.
V. -- 1.001 à 1.000.000. Pour les nombres supérieurs à 1.000 et inférieurs à 1.000.000, la langue se sert de multiples précédant mille : trois mille quarante-six, c'est-à-dire trois fois mille, plus quarante, plus six ; deux cent vingt-cinq mille huit cent cinquante-quatre, c'est-à-dire deux cent vingt-cinq fois mille, plus huit cents, plus cinquante, plus quatre.
Pour exprimer un million, l'ancienne langue se servait de périphrases comme mil milie, milante mil, dis fois cent mile. Le mot million a été tiré au XIVe siècle de l'italien millione : c'est mille avec le suffixe ione.
VI. -- Billion, trillion, etc., sont des noms de formation savante, créés sur le modèle de million et formés par abréviation pour bi-million, tri-million, etc. Ils désignent, en effet, au XVIe siècle et au XVIIe, des millions de millions. Depuis le XVIIIe siècle, billion indique mille millions, et trillion mille billions, etc.
Milliard s'est dit de bonne heure pour mille millions, et milliasse pour mille milliards.
§ 576. -- Anciens noms de nombre en AIN, AINE.
Aux noms cardinaux il faut ajouter la série des noms en ain, aine. Dans ces noms, le suffixe ain a supplanté le suffixe ein du latin enus, qui aurait dû servir à former ces nombres distributifs d'après septeni, tricenteni, etc. (§ 99).
L'usage a donné à cette terminaison des emplois spéciaux. Elle n'existe plus aujourd'hui que dans des substantifs masculins ou féminins : un quatrain, sixain, huitain, dizain ; une huitaine, dizaine, douzaine, etc. En arithmétique, ces mots ont une signification plus précise : les dizaines, vingtaines, centaines.
§ 577. -- Noms ordinaux.
1. Le latin primus avait donné un dérivé primarius, primaria, qui est devenu premier, première. Prim s'est conservé dans la langue savante et dans quelques mots populaires : printemps, de prime abord, de prin saut. Premier est le seul ordinal qui ne sorte pas du nombre ordinal correspondant. Un ne donne unième que dans les composés vingt et unième, etc.
2. Le latin disait secundus et alter ; le latin populaire abandonna secundus et garda alter. Celui-ci devint le vieux français altre, autre, qui se maintint jusqu'au XVIe siècle avec le sens de " second ". Au XIIe siècle, secundus reparut d'abord sous la forme populaire seont, puis plus tard sous la forme savante second, et en même temps la formation populaire tirait de deux un nouvel adjectif ordinal à l'aide d'un nouveau suffixe. Ce suffixe, que nous allons retrouver dans tous les noms d'ordre, est au XIIe siècle isme ou ime et quelquefois iesme, au XIIIe siècle iesme, plus tard isme (3). Ce suffixe, appliqué à dous, donna dousisme, dousime, dosisme, dosime ; puis dous, devenant deus, deux, donna deusiesme, deuxiesme, deuxième.
3. Le latin tertius, tertia a donné tiers, tierce, encore employé comme adjectif et substantif : parler du tiers et du quart, le tiers d'un nombre, le tiers état, une fièvre tierce, une tierce. Vers le XIIe siècle et le XIIIe, la langue créa avec le cardinal treis, trois, l'ordinal treisisme, troisisme, troisième.
4. Le latin quartus, quarta est resté en français quart, quarte, jusqu'au XVIIe siècle : un quart voleur survient (la Fontaine), et même jusqu'à nos jours dans des expressions consacrées : parler du tiers et du quart, le quart d'un nombre, une fièvre quatre, une quarte. Au XIIe siècle et au XIIIe, quatre donne naissance à quatrisme, quatrime, d'où quatriesme, quatrième.
5. Le latin quintus, quinta a donné quint, quinte, encore usité dans le substantif féminin une quinte. Le gallo-roman avait tiré de *cinque, sur le modèle de septimus et de decimus, l'ordinal *cinquimus, anc. franç. cincme, qui disparut au XIIe siècle devant le dérivé nouveau tiré de cinq : cinquisme, cinquime, cinquiesme, cinquième.
6. Le latin sextus, sexta a donné siste, qui disparut, dès les premiers temps, devant un dérivé nouveau sisme, du latin vulgaire *seximus, lequel disparut à son tour, vers le XIIIe siècle, devant le dérivé sisisme, sisime, sisiesme, sixième.
7. Le latin septimus, septima a donné setme, qui disparaît au XIIe siècle devant le dérivé nouveau setisme, setime, setiesme, septième.
8. Le latin octavus, octava avait disparu de l'usage dans la Gaule du Nord devant un dérivé *octimus qui donna uidme, lequel disparut au XIIe siècle devant uitisme, uitiesme, aujourd'hui huitième. Octavus a été repris par la formation savante dans une octave.
9. Le latin nonus, nona disparut de même devant le gallo-roman *novimus, novima, français primitif nofme, qui disparaît à son tour aux XIIe-XIIIe siècles devant novisme, novime, noviesme, d'où neuvième.
10. Le latin decimus, decima donna disme, dîme, maintenu dans le substantif féminin dîme ; aux XIIe-XIIIe siècles, paraît disisme, disime, disiesme, d'où dixième.
A partir de 11, la langue a refait tous les nombres ordinaux du cardinal en lui ajoutant la finale ime, isme, iesme : onzime, dozime, trezime, etc., dissetime, disuitime, vintime, etc. Dans cette refonte des ordinaux, le nombre cardinal qui sert de point de départ reste intact, et, fût-il formé de l'addition de plusieurs nombres, est considéré comme un nombre simple : dix-sept donne non dixième et septième, mais dix-septième ; c'est le même procédé que dans les ordinaux latins undecimus, duodecimus. On trouve de même en latin classique quattuordecimus pour quartus decimus, et quindecimus pour quintus decimus. Le grec disait aussi <GR= triskaidekatos> pour <GR= tritos kai dekatos>. Voilà pourquoi, lorsque deux ordinaux se suivent, le premier garde la forme du cardinal : Il est dans sa vingt-deux ou vingt-troisième année.
§ 578. -- Noms indéfinis.
Les noms indéfinis expriment les personnes ou les choses d'une manière vague et indéterminée.
Ils sont, les uns essentiellement substantifs, les autres essentiellement adjectifs ; ceux-ci peuvent d'ailleurs s'employer substantivement. Un petit nombre d'entre eux sortent des pronoms conjonctifs ou démonstratifs et présentent avec eux des rapports particuliers.
§ 579. -- Substantifs indéfinis.
Les substantifs indéfinis sont on, personne, chose, rien.
On est, d'après l'ancienne déclinaison française, le cas sujet d'un substantif dont le cas régime est homme (§ 538). Le latin vulgaire employait le singulier homo comme substantif, là où le latin classique le plus habituellement emploie le pluriel : homo dicit, au sens du latin classique homines dicunt. On voit déjà paraître cet emploi de on dans les Serments de Strasbourg : Si cum om son fradra salvar dift (ainsi comme on son frère sauver doit).
Personne et chose, substantifs féminins, peuvent s'employer absolument dans un sens indéterminé ; ils deviennent alors masculins. Personne s'emploie dans les phrases négatives : Personne n'est venu ; et elliptiquement : Est-il venu quelqu'un ? -- Personne (c'est-à-dire : personne n'est venu) (§ 716). Chose s'emploie dans les expressions autre chose, grand chose, peu de chose, quelque chose : quelque chose de bon, autre chose de neuf.
Rien, du latin rem, " chose ", était en ancien français un substantif féminin : la riens que j'aime. C'est aujourd'hui un substantif indéfini masculin : ce n'est rien, je n'ai rien de bon, il ne fait rien qui vaille.
§ 580. -- Adjectifs indéfinis.
Les adjectifs indéfinis sont aucun, autre, chacun et chaque, maint, même, nul, plusieurs, quant, quel, quelque, tel, tout, un.
Ces adjectifs peuvent s'employer comme substantifs, les uns absolument : tous prétendent (c'est-à-dire tous les hommes prétendent) ; plusieurs affirment (c'est-à-dire plusieurs hommes affirment) ; les autres, accompagnés d'un déterminatif : l'un dit, quelqu'un dit, et non un dit.
Aucun, composé de l'ancien français alque (lat. aliquem) et de un, a signifié d'abord quelqu'un, sens qu'il garde dans : aucuns prétendent, d'aucuns disent. L'habitude d'employer aucun dans les phrases négatives en a fait un terme négatif, comme personne, rien, etc. : Aucun n'en veut. L'emploi négatif est visible dans les phrases elliptiques : Y a-t-il des absents ? -- Aucun (c'est-à-dire : il n'y a aucun absent). Aucun est donc devenu synonyme de nul (§ 716).
Autre, anciennement altre (latin alterum), se déclinait en vieux français comme substantif : altre, autre, et avait un cas oblique altrui, autrui, qui ne s'employait et ne s'emploie encore que comme régime : nuire à autrui, le bien d'autrui. Autrui ne peut donc jamais être sujet, à l'inverse de on qui ne peut jamais être régime. Autre est encore substantif dans d'autres et peut se combiner avec l'article : l'autre, un autre. Il s'oppose à un : l'un l'autre, l'un et l'autre, l'un ou l'autre.
Chacun, anciennement chascun, du latin quisqu(e)-unum devenu *cascunum sous l'influence d'un autre composé *cat(a)-unum, était adjectif et substantif : chascun homme, un chascun, tout un chascun. Ces deux dernières constructions se retrouvent encore au XVIIe siècle et subsistent dans quelques provinces.
Chaque, anciennement chasque, du latin quisque influencé par chacun, peu usité dans l'ancienne langue, se développe surtout au XVIe siècle et tend à se substituer à chacun. Il l'a remplacé comme adjectif et commence même à le remplacer comme substantif ; le peuple dit : Ces livres coûtent cinq francs chaque, et non chacun.
Maint, mot d'origine hybride, tend à vieillir : la perte en serait regrettable. Il était adjectif et substantif : maintes gens prétendent, maints prétendent. Il n'est plus qu'adjectif.
Même est sorti du latin populaire *metipsimum, mot composé de la particule pronominale met et d'un superlatif du pronom ipse, lui-même. Il signifie donc, par un pléonasme tout naturel, tout à fait lui-même. Il s'emploie comme adjectif : le même homme, l'homme même, et comme substantif avec un déterminatif : le même.
Nul, du latin nullum, " pas un ", avait en ancien français comme substantif une forme de régime indirect nului qui a disparu. Bien qu'ayant un sens négatif par lui-même, nul ne peut se passer de la négation (§ 716). Il est adjectif : nul homme ne croit, ou substantif : nul ne croit.
Plusieurs, forme altérée au XVIe siècle de pluiseurs, pluisors, du latin populaire *plusiores, pour plures, est adjectif : plusieurs personnes prétendent, ou substantif : plusieurs prétendent.
Quant, ancien adjectif dérivé du latin quantum, n'est plus usité que dans l'expression, elle-même vieillie, quantes et quantes fois. Il avait un corrélatif tant, qui lui-même, de bonne heure, a disparu en tant qu'adjectif et n'existe plus que comme adverbe.
Quel, du latin qualem, désigne d'une façon générale la manière d'être. Il a conservé sa signification primitive dans quel qu'il soit. Il forme la locution tel quel, le relatif lequel, l'interrogatif quel, lequel.
Quelque est sorti soit d'un type *qualemque, soit d'une composition directe de quel et de que. Cet adjectif peut devenir substantif en se combinant avec un : quelqu'un. Il se combine encore avec l'ancien adverbe onques et forme l'adjectif indéterminé quelconque.
Tel vient du latin talem, corrélatif de qualem, qui a donné quel. Outre la manière d'être, tel exprime plus particulièrement l'identité : tel que vous le voyez. Précédé de un, il est employé comme substantif indéterminé : un tel.
Tout. Le latin populaire des Gaules a abandonné omnis et l'a remplacé par totus, auquel il a donné également le sens de quivis. On trouve de nombreux exemples de cet emploi nouveau de totus. Et le latin populaire n'a pas changé seulement le sens de totus, il en a modifié la forme : totus est devenu tottus, d'où en ancien français : singulier toz, tot ; pluriel tuit, toz ; et en français moderne tout, tous. Le pluriel tous, comme celui de gens (§ 560), n'a pas été refait sur le singulier tout.
Un est l'adjectif numéral qui, perdant le sens propre de unus, arrive, par extension, au sens de quidam, " un homme, une femme ". Le bas latin présente déjà des exemples incontestables de cet emploi indéterminé. Dans l'ancienne langue, un pouvait s'employer absolument comme substantif ; on retrouve cet emploi jusque chez la Fontaine : Un seul vit des voleurs. Il s'opposait de même dans ce sens à autre, sans article : un, autre. Le substantif un dans un est venu a disparu, alors que l'on peut dire un autre est venu ; il est vrai que, dans ce cas, la logique eût exigé que l'on dit : un un est venu, de même qu'on dit l'un à côté de l'autre. Il a été conservé comme substantif seulement en opposition à autre, mais avec l'article : l'un, l'autre, et il a alors un pluriel : les uns, les autres.
Certains qualificatifs prennent la valeur d'indéfinis, soit en se plaçant devant le substantif : certaines choses, différentes personnes, soit en s'employant absolument : certains le croient.
ADJECTIFS
§ 581. -- Des adjectifs.
Nous suivrons dans l'étude de l'adjectif l'ordre déjà suivi pour le substantif : déclinaison, genres, nombres, en y ajoutant une division pour les degrés de comparaison.
DÉCLINAISON DES ADJECTIFS
§ 582. -- Deux classes d'adjectifs en ancien français.
En latin il y avait deux grandes classes d'adjectifs : 1º ceux qui se déclinaient sur le type de la 1re et de la 2e déclinaison : bonus, a, um : niger, nigra, nigrum ; 2º ceux qui se déclinaient sur le type de la 3e déclinaison : prudens ; fortis, forte ; celeber, celebris, celebre.
Cette division se retrouve en ancien français.
Première classe. -- Le masculin se déclinait comme le substantif mur (§ 532) : singulier, sujet, bons ; régime, bon ; -- pluriel, sujet, bon ; régime, bons. La vieille langue disait donc : li bons rois, le bon roi ; li bon roi, les bons rois.
Le féminin se déclinait comme le substantif rose (§ 534) : singulier, sujet et régime, bone ; pluriel, sujet et régime, bones.
Enfin étaient indéclinables au masculin singulier et pluriel les adjectifs dont le radical était terminé par une s, comme les adjectifs en osus, os, eus : ténébreux, vertueux, etc.
Seconde classe. -- Au masculin, la déclinaison est analogue à celle de bon : singulier, sujet, forz ; régime, fort ; -- pluriel, sujet, fort ; régime, forz.
Au féminin la déclinaison est d'abord analogue à celle des substantifs féminins comme bontet (§ 534) : singulier, sujet, fort ; régime, fort ; -- pluriel, sujet, forz ; régime, forz. Au XIIe siècle, le sujet singulier devint forz, comme bontet était devenu bontez.
Tel est, pour les adjectifs, le système de déclinaison qui se dégage de la plupart des exemples que donnent les textes des XIe et XIIe siècles.
GENRES DES ADJECTIFS
§ 583. -- Genres dans les adjectifs de la première classe.
Dans la première classe, le féminin français sort du féminin latin, comme le masculin français du masculin latin : sanctum donne saint, sanctam donne sainte.
A considérer le masculin et le féminin l'un par rapport à l'autre, et non dans leur développement historique, le féminin paraît formé du masculin par l'addition d'un e : saint, sainte ; mais ce point de vue, vrai pour la période moderne de la langue, ne l'est pas pour la période primitive.
Un premier point à établir, évident du reste, c'est que, de la forme masculine et de la forme féminine, c'est celle-ci qui est la plus voisine de l'origine. En effet, la consonne ou le groupe de consonnes qui précède la terminaison féminine am a été protégé par la voyelle e représentant am. Au contraire, la consonne ou le groupe de consonnes qui précède la terminaison masculine um s'est trouvé, après la chute de cette terminaison, exposé aux altérations générales qui atteignent les finales, et le radical de l'adjectif a été ainsi plus ou moins gravement atteint. Novam est conservé sans changement dans son consonnantisme dans neuve ; novum est altéré dans sa labiale dans neuf ; -- frigidam conserve sa dentale dans froide ; frigidum la change en t dans l'ancien français froit.
Or le nombre des adjectifs dont le féminin n'est autre que le masculin suivi de e est, en ancien français, assez peu considérable ; la plupart présentent des différences nombreuses, et le masculin y est plus éloigné du type étymologique que le féminin.
Ainsi le masculin siccum donne sec, le féminin sicca donne sèche ; -- largum, larc ; larga, large ; -- longum, lonc ; longa, longe ; -- firmum, ferm, fer ; firma, ferme ; -- frigidum, froit ; frigida, froide ; -- rigidum, roit ; rigida, roide ; -- bellum, beau ; bella, belle.
Ces différences de formes ont amené des réactions naturelles du masculin sur le féminin et du féminin sur le masculin : le féminin ferme a ramené le masculin fer à ferme ; large, larc à large ; orbe, orp à orbe ; roide, roit à roide. Ajoutons chauve, louche, vide, qui ont remplacé les anciennes formes chauf, lois, vit. Inversement, le masculin juieu, juiv, juif, a ramené le féminin *juiée à juive. Longue pour longe est dû à l'influence de la prononciation du latin longa qu'on a voulu donner au mot français.
Ont gardé leur différence de forme dans le genre les adjectifs bel, beau, belle ; jumel, jumeau, jumelle ; nouvel, nouveau, nouvelle ; vieil, vieux, vieille.
§ 584. -- Genres dans les adjectifs de la seconde classe.
Des adjectifs de la seconde classe, très abondants dans le latin classique, un nombre assez restreint avait vécu dans le latin populaire et se réduisit dans le passage du latin au roman ; le vieux français, dès les premiers temps, a ramené la plupart de ces adjectifs à ceux de la première classe, et les rares survivants qui restèrent fidèles à la déclinaison latine allèrent disparaissant peu à peu, si bien qu'aujourd'hui on ne trouve plus que deux ou trois adjectifs dont la langue ait inconsciemment conservé la forme féminine primitive dans quelques expressions consacrées, mal comprises.
Il faut écarter tout d'abord certains adjectifs de cette seconde classe qui, par l'action des lois phonétiques, prenaient e à la terminaison du masculin. Tels sont : fragilem, fraile, frêle ; gracilem, graisle, grêle ; mobilem, meuble ; etc. ; et tous les adjectifs en abilem, able. Ils rentrent dans la série des indéclinables qui ne distinguent pas le féminin du masculin.
Parmi les autres, un certain nombre passent, dès l'origine, de la deuxième à la première classe. Ce sont :
1º Les adjectifs en ois, du latin e(n)sem : bourgeois, courtois, etc. Si l'ancien français eût été fidèle au latin, il eût dit : le chevalier courtois, la demoiselle courtois. Mais la langue n'a pu conserver cette invariabilité absolue et a assimilé ces adjectifs aux adjectifs en osum, osa, eus, euse, invariables au masculin, mais variables au féminin. Ces adjectifs en ois, dès les premiers textes, ont leur féminin en e et forment leur adverbe en ement ; il en est de même en provençal, ce qui prouve que le passage de ces adjectifs de la deuxième classe à la première était un fait accompli déjà en gallo-roman.
2º Communis est devenu dans le latin populaire des Gaules communus, sans doute par confusion avec unus. Il n'existe en ancien français aucun exemple du féminin commun, et l'adverbe qui en a été tiré a toujours été communement, plus tard communément (§ 724).
3º Follis, mollis, ont dû également passer en gallo-roman à follus, mollus, à en juger par leurs adverbes, qui ont toujours été follement, mollement, et non folment, molment. Dulcis a été remplacé par *dulcius, dulcia, d'où en français doux, douce.
4º Parmi les adjectifs du type prudens, un seul paraît avoir, dès l'origine de la langue, passé à la première classe : dolens est devenu dolentus, sous l'influence, sans doute, de lentus et des adjectifs en lentus, comme opulentus, violentus. Les anciens textes ne connaissent que dolente et dolentement ; sur dolentement devenu dolemment, voir § 724.
5º Grandis et viridis ont dû en gallo-roman avoir les doublets grandus et viridus. De bonne heure, en effet, on trouve grande, verde, à côté des féminins grant, vert.
Tous les autres adjectifs des types fortis et prudens ont conservé plus ou moins longtemps la flexion unique des deux genres. Toutefois on constate, dès le XIIe siècle, l'effort de l'analogie qui cherche à imposer à tous ces adjectifs la terminaison en e de ceux de la première classe. La lutte entre le féminin étymologique et le féminin analogique dure jusqu'au XVIe siècle, et la langue moderne a conservé des débris du premier dans les locutions archaïques lettres royaux, ordonnances royaux, fonts baptismaux ; dans les nombreuses expressions comme grand chambre, chose, croix, faim, garde, mère, messe, rue, où l'Académie écrit grand', avec une apostrophe, parce qu'elle partage l'erreur des grammairiens du XVIIe siècle qui ont cru à une chute de l'e final et ont voulu la rendre apparente aux yeux. Fort est le féminin étymologique dans elle se fait fort ; l'ancien français disait elles se font forz, ce qui prouve qu'il considérait ici fort comme un adjectif et non comme un adverbe ; mais l'Académie, au XVIIe siècle, ne s'expliquant pas l'invariabilité apparente de l'adjectif, déclara que fort était adverbe, et imposa l'orthographe elles se font fort. Enfin il sera question au § 724 des adverbes comme constamment, élégamment, prudemment, etc., où le féminin étymologique a subsisté.
§ 585. -- Règles actuelles du féminin.
La règle générale de formation du féminin est troublée soit par des modifications orthographiques, soit par des modifications phonétiques.
Nous laissons de côté les adjectifs terminés au masculin par un e muet, que cet e soit dû à une action phonétique populaire (âpre de asperum, grêle de gracilem, etc.) ou à une action savante (contraire de contrarius, honnête de honestus, utile de utilis). Ces adjectifs ne varient point en genre, mais en nombre.
Pour les adjectifs qui varient en genre, il faut distinguer ceux qui ne présentent que des modifications orthographiques de ceux qui présentent des modifications phonétiques. Les premières n'auraient pas de raison d'être si l'on écrivait comme l'on parle.
I. Modifications orthographiques. -- La bizarrerie de l'orthographe actuelle oblige, en certains cas, à modifier la consonne finale devant l'e du féminin pour maintenir dans l'écriture l'intégrité du son que présente l'orthographe du masculin : ammoniac fait ammoniaque, caduc caduque, franc franque, turc turque.
GR et public, dans le moyen français, formaient leur féminin soit en ajoutant que au masculin, soit en supprimant devant cette terminaison le c du masculin : GRque, publicque ; greque, publique. Les féminins actuels GRque et publique nous ramènent à ces deux modes de notation du féminin.
C'est également pour des raisons orthographiques que l'on écrit au féminin aiguë, contiguë, exiguë, avec un tréma sur l'e ; -- que les adjectifs terminés en el (bel, nouvel, réel) doublent l'l, les deux l conservant à l'e le son ouvert ; -- et que les adjectifs terminés par l mouillée doublent l'l au féminin, parce que l'l mouillée entre deux voyelles s'écrit avec ll : gentil, gentille ; vermeil, vermeille.
Les règles purement orthographiques de la formation du féminin, bien qu'elles atteignent un grand nombre d'adjectifs sous des formes variées, sont sans importance.
II. Modifications phonétiques. -- Nous savons qu'en général la forme du féminin est plus voisine de la forme étymologique que celle du masculin (§ 583).
a. L'adjectif est terminé par la labiale f.
Le masculin se termine par une f dans bref, neuf, veuf, etc., en vertu de la loi phonétique qui change le v latin en f quand il devient final (§ 446). Le v étymologique se maintient intact au féminin : novam neuve, vivam vive. Dans bref, brève, grief, griève, on surmonte l'e du féminin d'un accent grave pour lui conserver le son de l'è. Le moyen français écrivait brefve, griefve, neufve, vifve pour rendre plus visible le rapport du masculin au féminin.
b. L'adjectif est terminé par les dentales d ou t.
1º La finale latine est un d.
Le vieux français changeait le d final en t quand il était précédé d'une autre consonne (§ 403) ; il le laissait intact devant l'e du féminin : frigidum, froit, frigida, froide ; *grandum, grant, *granda, grande ; *viridum, vert, *virida, verde ; etc. L'orthographe moderne a fait reparaître le d étymologique pour établir un accord apparent, sinon réel, entre le masculin et le féminin dans froid, grand. Dans vert, verte, au contraire, c'est le masculin qui a imposé sa forme au féminin.
2º La finale latine est un t.
Ce t est devenu muet au masculin en français moderne. Il se maintient au féminin : délicate, distraite, petite, dévote, toute, prête.
Il faut noter à part la plupart des adjectifs en et : muet, etc., et les deux adjectifs sot, vieillot. Ils doublent aujourd'hui le t : muette, etc., sotte, vieillotte ; les adjectifs en et le font pour conserver à l'e le son ouvert ; sotte, vieillotte le font par analogie. Discret, indiscret, secret, concret, complet, incomplet, inquiet, replet, font seuls aujourd'hui leur féminin en ète, en vertu d'une règle sans autorité, qui se fonde sur le désir de conserver l'orthographe latine (discreta, indiscreta, secreta, etc.). Jusqu'à la fin du siècle dernier, on écrivait aussi bien muète que muette, discrette que discrète. Il vaudrait mieux adopter définitivement l'une ou l'autre de ces formations et marquer le son ouvert de l'e par l'accent ou par le redoublement du t.
3º L'adjectif se termine par s, x.
L's ou l'x final ne se prononce pas au masculin. A l'origine, cette consonne avait des valeurs diverses.
Elle représentait soit une s simple, qui, au féminin, étant entre deux voyelles, a dû être une s sonore en français (§ 417) : dolorosa, douloureuse ; rasa, rase ; zelosa, jalouse ; etc., soit une s double qui a persisté (§ 366) : lassa, lasse ; soit une s précédée d'une consonne (§ 368 bis) : falsa, fausse ; soit un c ou un t en hiatus (§§ 383, 406) : mixticia, métisse ; tertia, tierce.
Préfix, préfixe, est un mot emprunté du latin par formation savante : præfixus, præfixa ; l'x se prononce au masculin. Il est fâcheux qu'on n'ait pas suivi l'analogie du mot simple fixe, également de formation savante, qui représente le latin fixus, fixa.
c. L'adjectif est terminé par une palatale.
Au féminin devant a, le c latin se change en ch (§ 379) ; le g latin se change en j (§ 394) : franca, franche ; -- sicca, sèche ; -- larga, large ; -- longa, longe, longue. Sur longe devenu longue, voir § 583.
d. L'adjectif est terminé par une nasale.
Dans les adjectifs de formation ancienne, le féminin se forme en doublant la lettre n, parce que, des deux n consécutives, la première indique la prononciation nasale qu'avait autrefois la voyelle précédente (§ 475) : bon, bonne, c'est-à-dire bô, bô-ne ; paysan, paysanne, c.-à-d. paysã, paysã-ne ; ancien, ancienne, c.-à-d. ancie, ancie-ne ; etc.
Dans anglican, anglicane, persan, persane, etc., de formation moderne, l'orthographe est d'accord avec la prononciation.
Même accord pour les adjectifs en ain, ein, in, bien que la prononciation du masculin soit nasale, comme dans bon, ancien : vain, vaine ; plein, pleine ; fin, fine ; etc.
Dans bénin (benignum), malin (malignum), l'n a été primitivement mouillée et ne s'est maintenue qu'au féminin, parce que la langue, depuis la fin du moyen âge, a perdu la prononciation de l'n mouillée finale des mots (§ 483) (4)
e. L'adjectif est terminé par une liquide.
1º Les adjectifs terminés par r forment, la plupart, leur féminin par l'addition d'un e : claire, noire, obscure, etc. Quand l'r est précédée d'un e, cet e prend un accent grave : amer, amère ; étranger, étrangère ; fier, fière ; etc.
Certains noms d'agents, qui peuvent être employés comme adjectifs et qui sont de formation populaire, forment leur féminin en changeant eur en euse (§ 568). D'autres, de formation savante en teur, reproduisent le féminin latin tricem (§ 569).
2º L'adjectif est terminé par une l simple ou une l mouillée.
Si c'est une l simple, la formation normale se rencontre dans la plupart des adjectifs : amicale, normale, civile, puérile, espagnole, seule, soûle. Mais les adjectifs fol, mol, nul doublent l'l, par souvenir de l'orthographe latine (*follam, mollem, nullam). Les adjectifs terminés par el doublent l'l pour conserver à l'e le son ouvert : éternelle, réelle, belle, nouvelle, jumelle.
Si c'est une l mouillée, cette t est toujours notée par ll devant l'e muet du féminin : gentille, vermeille, vieille.
f. L'adjectif est terminé par une voyelle.
Parmi les adjectifs terminés par une voyelle, il faut signaler coi et favori, féminin coite, favorite.
Coi a remplacé son ancien féminin coie par le féminin coite, sans qu'on puisse dire pourquoi.
Favorite est l'italien favorita, qui a remplacé favorie, féminin de favori, participe de l'ancien verbe favorir. Le masculin de ce participe s'est seul maintenu.
Certains adjectifs ne connaissent pas de féminin : châtain, dispos, fat.
Hébreu en parlant des choses n'a pas de féminin : un livre hébreu ; on a recours à hébraïque, qui est rare au masculin : une traduction hébraïque.
NOMBRES DES ADJECTIFS
§ 586. -- Nombres des adjectifs.
La formation du pluriel des adjectifs est identique à celle des substantifs. On ajoute une s au masculin et au féminin singuliers pour avoir le masculin et le féminin pluriels. Telle est la règle générale ; mais certains adjectifs présentent des particularités.
Quand le masculin singulier se termine par une s ou une x, le masculin pluriel ne prend pas d's : gras, faux, etc.
Quand il est terminé par un t, ce t reste dans la langue moderne devant l's de flexion : constants, prudents, sauf dans tout, qui suit l'ancienne règle et fait au pluriel tous (§ 560, 1º).
Les adjectifs en eu prennent une s : bleus, etc., sauf hébreu, qui tient plus du substantif que de l'adjectif et fait au pluriel hébreux.
Les adjectifs en al méritent d'être étudiés spécialement.
§ 587. -- Pluriel des adjectifs en AL.
Les adjectifs en al forment leur pluriel masculin en changeant al en aux : amical, amicaux ; brutal, brutaux ; légal, légaux ; oriental, orientaux (§ 560, 2º). Telle est la règle générale, mais elle comprend diverses exceptions.
Ainsi, d'après l'Académie, on ne doit guère employer au pluriel automnal, colossal, fatal, frugal, glacial, jovial, natal, naval, pascal, et, par suite, ces adjectifs suivent la règle générale, quand on est obligé de les employer au pluriel : on dit des combats navals et non navaux. Il en est de même pour un grand nombre d'adjectifs dont l'Académie n'indique pas le pluriel, astral, collégial, dominical, filial, final, idéal, magistral, matinal, pénal, pluvial, virginal, etc. Pourquoi ne point suivre, pour tous les adjectifs en al, la tendance du français et ne point leur appliquer à tous le pluriel en aux ? Pourquoi ne point dire, comme au moyen âge, collégiaux, pluviaux ; comme au XVIe siècle, fataux, pénaux, et, comme Mme de Sévigné, navaux ?
DEGRÉS DE COMPARAISON
§ 588. -- Degrés de comparaison. -- Comparatif.
Le latin possédait des flexions spéciales pour marquer les degrés de comparaison, c'est-à-dire le comparatif et le superlatif. Le comparatif se formait en ajoutant au radical ior, iorem pour le masculin et le féminin, ius pour le neutre : sanct-us, saint ; sanct-ior, sanct-iorem, sanct-ius. Le superlatif se formait en ajoutant au radical de l'adjectif la terminaison issimus, issima, issimum pour le masculin, le féminin et le neutre, et cette terminaison exprimait aussi bien le superlatif relatif que le superlatif absolu : sanct-issimus, très saint ou le plus saint.
Un très petit nombre d'adjectifs en latin n'avaient point de comparatif et de superlatif, et y suppléaient analytiquement au moyen d'adverbes placés devant le positif : magis ou plus strenuus, plus courageux ; maxime, ou multum, ou valde strenuus, très courageux ou le plus courageux. A la suite du latin populaire, le français, comme les autres langues romanes, a développé cette construction analytique au moyen d'adverbes. Il n'est resté qu'un très petit nombre de comparatifs, et il n'est point resté de superlatifs latins. On peut dire que le français ne connaît plus les degrés de comparaison exprimés par une forme spéciale d'adjectifs.
Des deux adverbes magis et plus qui, en latin, servaient exceptionnellement à former le comparatif, le gallo-roman a adopté plus : plus grand, plus méchant.
Toutefois les comparatifs synthétiques n'ont pas tous disparu. L'ancienne langue en avait conservé un certain nombre, ou en avait créé de nouveaux par analogie : altiorem, halçor ; *bellatiorem, *bellatius, d'après un simple inusité *bellatus, bellezor, belais ; fortiorem, forçor ; *genitiorem, gençor ; grandior, grandiorem, graindre, graignor ; *junior, *juniorem, joindre, joignor ; major, majorem, maire, maior ; melior, meliorem, melius, mieldre, meillor, miels (mieus, mieux) ; minor, minorem, minus, mendre, menor, meins (moins) ; pejor, pejorem, pejus, pire, peieur, pis ; *plusiores, tiré de plus, plusieurs ; senior, seniorem, seindre, seigneur ; *seior, *seiorem, sire, sieur ; sordidius, sordeis, et, d'après ce dernier, ampleis, anceis.
De toute cette formation, la langue moderne n'a gardé que des débris incohérents dans les substantifs gindre (anc. franç. joindre), maire, sire, seigneur, sieur, dans le pronom indéfini plusieurs et dans les comparatifs meilleur, mieux, moindre, moins, pire, pis. Notons toutefois que, dans la langue moderne, moindre tend à céder le pas à plus petit, et pire, pis, à plus mauvais, plus mal (5).
§ 589. -- Superlatif.
Le superlatif est marqué aujourd'hui le plus souvent par très, et aussi par d'autres adverbes tels que bien, extrêmement, fort, etc. L'ancien français employait déjà très du latin trans, qui, du sens de " au delà ", qu'il a encore dans trépasser, avait pris celui de " au delà de toute limite " ; mais il se servait autant des adverbes assez, beaucoup, durement, fort, grandement, et surtout de mout (lat. multum). On trouve déjà d'ailleurs en latin une certaine variété pour la formation du superlatif analytique : à côté de maxime strenuus, on rencontre bene robustus, multum loquax, recte sanus, satis facundus, valde magnus. Il employait aussi la préposition per en composition avec des positifs : peramicus, perfacilis, et, avec tmèse, per enim absurdum ; de là en ancien français l'emploi de par dans le sens de " beaucoup ", mais généralement renforcé par un autre adverbe : tant par est angoissos, com par, si par, trop par, etc., toutes expressions qui équivalent à des superlatifs absolus et dont nous avons gardé c'est par trop fort.
La langue n'a conservé aucun emploi du superlatif synthétique latin. La terminaison issimum devait donner esme. On ne trouve en ancien français que deux formes qui dérivent phonétiquement de superlatifs latins : ce sont pesme de pessimum, qui correspond au comparatif pire ; mesme, même de *metipsimum (§ 580) ; le premier a disparu depuis longtemps de l'usage, le second, dès l'origine, a servi d'adjectif indéfini. Quant aux formes grandisme, hautisme, seintisme, etc., que l'on rencontre çà et là, ce sont des formes savantes (6).
Pour le superlatif relatif, que le latin traitait comme un superlatif absolu, les langues romanes en ont fait une sorte de comparatif, un comparatif déterminé. Déjà, en latin, on employait le comparatif au sens de superlatif quand il s'agissait de deux objets : validior manuum, la plus forte des deux mains. C'est cette conception du superlatif relatif qui a triomphé. Le français forma son superlatif relatif en préposant au comparatif l'article déterminé : plus fort, le plus fort ; plus grand, le plus grand ; meilleur, le meilleur ; moindre, le moindre. On verra (§ 589) que, jusqu'à la fin du XVIIe siècle, la langue n'a même pas complètement distingué et séparé l'expression du superlatif relatif de l'expression du comparatif qui lui avait donné naissance.
PRONOMS
§ 590. -- Pronoms.
Les pronoms sont des mots à l'aide desquels celui qui parle situe les objets dont il parle dans l'espace et le temps, ou les détermine par rapport à lui au moyen d'un caractère spécial. Tous, ils semblent sous-entendre un geste, et, si l'expression n'était paradoxale, on pourrait les appeler des gestes parlés.
Les grammairiens anciens, frappés d'une fonction accessoire qu'ont quelquefois ces sortes de mots, à savoir de remplacer les noms, leur ont donné le nom de pronomen, c'est-à-dire pro nomine, " à la place du nom ". Cette désignation, transmise par les écoles du moyen âge, s'est conservée jusqu'à nos jours. Mais, pour avoir en sa faveur l'autorité de l'âge, cette désignation n'en est pas moins inexacte. On peut bien dire que dans la phrase : Jean court, il joue, le mot il remplace Jean ; mais dans la phrase : Je travaille, et toi, Pierre, tu joues, ni je ni tu n'ont pour unique fonction de remplacer le nom de celui qui parle et le nom de Pierre. Ces pronoms expriment quelque chose de plus : ils indiquent que Jean parle et qu'il s'adresse à Pierre. De même, en parlant de Jean et de Pierre, si je dis : Celui-ci travaille, celui-là joue, les mots celui-ci et celui-là ne désignent pas seulement Jean et Pierre ; ils indiquent, en outre, leur situation par rapport à moi qui parle. Enfin, dans cette phrase : Voici mon livre, voilà le tien, mon et tien ne remplacent ou ne désignent pas seulement livre, mais ils indiquent essentiellement une idée caractéristique de possession.
Le pronom a pour fonction d'exprimer des rapports déterminés qui existent entre la personne qui parle et ce qui fait l'objet de son discours. Le vrai nom du pronom serait le démonstratif ; mais ce terme a reçu de l'usage un emploi trop spécial pour pouvoir être modifié, et nous conservons l'expression usuelle, si inexacte qu'elle soit, en sachant bien à quoi nous en tenir sur sa véritable valeur.
Les pronoms français, comme ceux des autres langues romanes, viennent des pronoms latins correspondants, plus ou moins modifiés dans leurs formes ou dans leurs fonctions.
Ils se divisent, suivant leur objet, en quatre classes : 1º pronoms personnels ; 2º pronoms possessifs ; 3º pronoms démonstratifs ; 4º pronoms relatifs, ou conjonctifs, ou interrogatifs.
Ils sont substantifs s'ils sont employés absolument et représentent la personne ou la chose dont il s'agit ; adjectifs, s'ils ne font que la déterminer.
Substantifs ou adjectifs, ils sont soit accentués, soit atones (proclitiques ou enclitiques). Le plus ordinairement, dans la langue moderne, les pronoms substantifs sont accentués, les pronoms adjectifs sont atones.
PRONOMS PERSONNELS
§ 591. -- Pronoms venant de EGO, TU, NOS, VOS, SE.
Les pronoms personnels latins sont, à proprement parler : ego, me, nos, tu, te, vos, se ; ces formes seules expriment essentiellement des personnes grammaticales. Quant au pronom ille, il est originairement un démonstratif, détourné de sa fonction primitive, qu'il conserve encore dans bien des cas. Nous parlerons d'abord de ces formes, et étudierons à part ille.
Les pronoms de la première et de la seconde personne et le pronom réfléchi de la troisième possédaient en latin une déclinaison complète.
Le roman laissa tomber les génitifs mei, tui, sui, nostri, vestri, les datifs mihi, tibi, sibi, nobis, vobis, et les ablatifs qui présentaient une forme identique tantôt à l'accusatif correspendant (me, te, se), tantôt au datif correspondant (nobis, vobis). Ces pronoms n'eurent donc au moyen âge qu'un cas sujet et un cas régime, ce dernier servant pour le régime direct ou indirect.
La déclinaison du moyen âge s'est maintenue jusqu'à nos jours pour ces pronoms. Tandis que les substantifs et les adjectifs, perdant leur nominatif, n'ont plus qu'une forme pour exprimer le sujet et le régime, les pronoms personnels ont conservé leur forme du sujet à côté de celle du régime. Quelle est la cause de ce traitement différent ?
En latin, les personnes du discours étaient suffisamment indiquées par les flexions verbales, et il n'était pas nécessaire d'employer les pronoms personnels pour les désigner. Laboro signifiait je travaille ; ludis, tu joues. Si l'on exprimait les pronoms personnels, ils servaient à insister sur l'idée du sujet : ego laboro, tu ludis, signifiaient : moi, je travaille ; toi, tu joues, ou c'est moi qui travaille, c'est toi qui joues. Les pronoms sujets avaient donc en latin une valeur emphatique. Ils la conservèrent quelque temps en français. Mais, à partir de la fin du XIIe siècle, quand les flexions verbales se désorganisèrent et s'effacèrent, elles devinrent insuffisantes pour marquer les personnes grammaticales. Par suite, la langue, pour rendre aux formes verbales leur netteté de signification, fut obligée de faire un emploi de plus en plus marqué des pronoms personnels sujets.
Mais cet emploi eut pour résultat d'en affaiblir la force, et les pronoms, d'accentués qu'ils étaient à l'origine, devinrent peu à peu atones. C'est au XIIe siècle que l'on voit paraître, pour la première fois, les pronoms personnels sujets dans cet emploi nouveau. Il faut quatre siècles à la langue pour l'établir définitivement. A la fin du XVIe siècle, la révolution est achevée : les trois personnes verbales sont décidément indiquées par les pronoms personnels sujets atones, que cette nouvelle formation grammaticale empêche de disparaître. Si les formes verbales avaient pu rester marquées par la flexion, les pronoms sujets auraient, à la fin du XIVe siècle, suivi le sort des cas sujets des noms, c'est-à-dire auraient disparu.
La langue perdit ainsi l'emploi emphatique de ces pronoms sujets. Mais cet emploi était trop bien indiqué et répondait trop pleinement à une nécessité de la langue pour que celle-ci ne cherchât pas à remplacer ce qu'elle venait de laisser disparaître. Les pronoms possédaient des cas régimes qui se présentaient sous deux formes, l'une atone, l'autre accentuée (me, moi ; te, toi ; se, soi ; etc.). Ce fut la forme accentuée de l'accusatif qui prit la place du sujet emphatique. Dès le XIIe siècle, on voit paraître les formes moi qui lis, toi qui dis, etc. (§ 662).
Ainsi, d'une part, l'affaiblissement de la flexion verbale amena la transformation du pronom sujet emphatique, accentué, en pronom sujet atone, chargé de marquer seulement la personne grammaticale, et cette transformation le sauva de l'oubli. D'autre part, la forme accentuée du pronom régime vint prendre la place du pronom sujet emphatique, tout comme dans les noms l'accusatif reçut la fonction du nominatif.
Première personne. -- 1º Sujet singulier. -- Le pronom de la première personne, en latin classique ego, est devenu, par suite de la chute du g, successivement èo, io, jo, je (§§ 394, 356, 347). C'est au XIIe siècle que, devenant atone, jo s'affaiblit en je (j' devant une voyelle). Néanmoins je, jusqu'en plein XVIe siècle, put conserver l'accent tonique et être séparé du verbe par des mots mis en apposition, par des adjectifs, des adverbes ou par des propositions incidentes ; on disait je qui avais, je tout malade, etc., au lieu de moi qui avais, moi tout malade, etc. Il est resté trace de cet usage dans l'expression consacrée je soussigné. Sauf dans ce cas, je n'est qu'un pronom atone qui fait corps avec le verbe et sert à marquer la première personne grammaticale du singulier.
2º Régime singulier. -- Le latin me accentué est devenu mei, moi ; atone, il est devenu me. Dès les plus anciens textes, me est la forme tonique des régimes direct, indirect et prépositionnel, et me la forme atone des régimes direct et indirect. A la fin du XIIe siècle, moi prend, en outre, la valeur de sujet accentué et remplace jo.
3º Sujet et régime pluriels. -- Le latin nos, forme du sujet et du régime pluriels, aurait dû donner, accentué, neus (§ 325). Au lieu de neus, on rencontre, aussi bien pour l'emploi tonique que pour l'emploi atone, la forme atone nous (§ 348). L'ancien français ne distinguant pas l'ó accentué de l'ó atone, on eut donc jusqu'au XIIIe siècle nos pour les deux emplois. Mais, à partir de cette époque, nos accentué ne passe pas à neus, mais à nous, sous l'influence sans doute de l'usage plus fréquent de cette dernière forme.
Seconde personne. -- 1º Sujet singulier. -- Le latin tu devint le pronom accentué tu et le pronom atone tu, quelquefois te sous l'influence de je. A partir du XIIe siècle, tu accentué tend à devenir atone (7). Il conserve, toutefois, sa valeur tonique jusqu'au XVIe siècle. Depuis, il est définitivement atone, fait corps avec le verbe et ne sert plus qu'à marquer la seconde personne grammaticale du singulier.
2º Régime singulier. -- L'histoire du latin te devenant en français toi, te, est identique à celle de me devenant moi, me.
3º Sujet et régime pluriels. -- L'histoire du latin vos devenant vous est identique à celle de nos devenant nous.
Pronom réfléchi de la troisième personne. -- L'histoire du latin se devenant soi, se, est identique à celle de me devenant moi, me.
§ 592. -- Pronom ILLE.
Si le latin possédait des pronoms de la 1re et de la 2e personne et un pronom réfléchi de la 3e, il ne possédait point, à proprement parler, de pronom sujet de la 3e. Les flexions étaient suffisantes pour exprimer cette personne. Il employait bien parfois des démonstratifs, hic, ille, is, ipse, iste ; mais ces démonstratifs apportaient à l'expression générale de la pensée la signification particulière qui leur était propre. Dans le roman, le besoin d'un pronom de la 3e personne se fit peu à peu sentir, moins vivement toutefois que pour la 1re et la 2e. Voilà pourquoi on rencontre dans la vieille langue tant de verbes à la 3e personne sans sujet exprimé.
Parmi les divers démonstratifs, c'est ille qui est passé au rôle de pronom de la 3e personne. Mais cette transformation de fonction n'a pas été si complète, qu'il n'ait laissé dans la langue des traces de sa valeur primitive ; c'est de ille que sort l'article le, la, les, qui nous représente l'emploi adjectif (§ 593), tandis que le pronom personnel nous montre l'emploi substantif de ille.
Masculin singulier. -- 1º Sujet. -- Le latin ille aurait dû donner el (§ 308) ; le français il fait supposer une forme du latin vulgaire *illi (§ 309, II). A partir du XIIe siècle, il, forme accentuée, tend à être employé comme pronom atone (8) ; au XVIe siècle, il existe encore comme tonique ; mais, depuis, il est définitivement devenu atone et ne sert plus qu'à marquer la troisième personne grammaticale du singulier (9).
2º Régime direct. -- Le latin illum accentué aurait dû donner el (§ 308), mais il n'a passé en gallo-roman que sous sa forme atone (il)lum, anc. franç. lo, franç. moderne le.
3º Régime indirect. -- Il faut distinguer ici deux formes latines, l'une accentuée *illui, sans doute tirée du classique illi sous l'influence analogique du relatif cui, et qui a donné en ancien français le régime indirect accentuée lui ; l'autre atone, (il)li, qui a donné en ancien français le régime indirect atone li. Li a disparu à la fin du moyen âge, et lui est resté seul pour marquer le régime indirect. De plus, dès l'origine, lui a servi à marquer le régime direct accentué, à côté de lo, le atone ; enfin, à partir du XIIe siècle, il tendant à devenir atone, lui commence à le remplacer dans sa fonction de sujet accentué, comme moi, toi ont remplacé je, tu.
Masculin pluriel. -- 1º Sujet. -- Le latin illi accentué donne il comme le singulier. Au XIVe siècle, l'usage de plus en plus marqué de former le pluriel par l'addition d'une s change il en ils. A partir du XIIe siècle, il devient atone, si bien qu'il se réduit, soit dans la prononciation, soit même dans l'orthographe, à is et ne sert plus qu'à marquer la troisième personne grammaticale du pluriel.
2º Régime direct. -- Le latin illos accentué donne els, plus tard eus, eux ; (il)los atone donne les. Eus, eux, forme accentuée du régime direct pluriel, n'a pas disparu alors que el, forme accentuée du régime direct singulier, n'a point vécu ; eus, eux a donc, à partir du XIIe siècle, servi de sujet pluriel accentué lorsque ils est devenu atone.
3º Régime indirect. -- C'est le latin (il)lorum, forme du génitif pluriel, qui, en gallo-roman, a servi de régime indirect ; il a donné en français lour, leur, qui, avec le temps, est devenu de tonique atone ; et, alors qu'au singulier le régime indirect lui avait dû dès l'origine être à la fois régime direct et indirect accentué, inversement, au pluriel, c'est le régime direct eux qui a dû remplir à la fois le rôle de régime direct et celui de régime indirect accentué, une fois que leur est devenu atone.
Féminin. -- Pour le sujet et le régime direct singulier et pluriel, nous avons, d'après illa, illas, elle, elles.
Pour le régime indirect singulier, le datif classique illi avait fait place à une forme *illae, *illei, qui donna en ancien français comme forme accentuée *liei, li, et comme forme atone li. Ces deux formes, qui se confondaient avec le régime indirect atone masculin li, ont été remplacées : la forme accentuée, par le sujet elle : c'est à elle que je parle ; la forme atone, par le masculin lui : je lui parle.
Pour le régime indirect pluriel, le féminin n'a jamais connu que celle du masculin leur.
§ 593. -- Pronom adjectif de la 3e personne ou article.
Quand le latin populaire disait illi venit, l'emploi emphatique de illi en faisait un pronom accentué ; quand il disait illi homo, illi était proclitique et s'unissait intimement à homo. De là vient qu'alors que illi accentué a donné il, (il)li non accentué a donné li. C'est l'article français, qui conserve, affaibli, l'emploi du démonstratif latin. Dès le VIe siècle, les formes atones de illi sont employées comme simples déterminatifs et non plus comme démonstratifs. L'affaiblissement du sens démonstratif fut graduel : dans l'ancien français on rencontre d'assez nombreuses traces de ce sens ; dans la langue actuelle, on ne peut guère la signaler que dans des noms propres comme Villeneuve-la-Guyard et les expressions de la sorte, pour le coup, à l'instant, à la fois, et dans l'adverbe alors.
L'article se déclinait donc en ancien français : masculin : singulier, sujet, (il)li, li ; pluriel, (il)li, li ; régime, (il)lum, lo, le ; pluriel, (il)los, les ; -- féminin : singulier, sujet et régime, (il)lam, la ; pluriel, (il)las, les. Le nominatif disparaissant à la fin du moyen âge, il ne reste plus que les formes de l'accusatif le, les pour le masculin.
L'article est soumis à deux séries de modifications, l'élision et la contraction.
Élision. -- L'élision est la chute de la voyelle devant un mot commençant par une voyelle ou une h muette : l'arbre, l'homme. Ce phénomène ne s'est pas produit à la même époque pour toutes les formes de l'article, mais il a affecté celle du féminin dès les premiers temps de la langue : l'amor pour la amor, ainsi que celle du masculin à l'accusatif : l'ome pour lo ome.
Contraction. -- La contraction est la combinaison (par enclise) de l'article avec une des prépositions de, à, en qui le précèdent. Ce phénomène n'a lieu que pour le masculin singulier et pluriel.
De le devient, dès l'origine, del, qui est devenu deu et aussi, par suite de son emploi proclitique, d'une part dou et d'autre part du (§ 457).
De les, dès l'origine, est devenu des et non dels, deus, par suite de son emploi proclitique.
A le est devenu al, qui a passé à au (§ 455).
A les, comme de les, a perdu, dès l'origine, son l pour devenir as. Au XIIIe siècle, as est devenu aus, aux, par analogie avec au.
En le a donné enl, el, eu, ou, et en les a donné es. Ou a disparu au XVIe siècle, et es n'a subsisté que dans quelques expressions consacrées par l'usage.
PRONOMS POSSESSIFS
§ 594. -- Pronoms possessifs. -- Développement historique.
Le possessif français comparé au possessif latin présente deux particularités importantes : la refonte de la 2e et de la 3e personne sur le modèle de la 1re, et la création d'un possessif de pluralité à la 3e personne.
Le possessif français est soit atone, soit accentué.
Il se divise en possessif de l'unité, qui renvoie à un possesseur singulier : Un père aime ses enfants, et en possessif de la pluralité, qui renvoie à un possesseur pluriel : Les pères aiment leurs enfants.
Possessif de l'unité.
I. Formes atones. -- 1º Masculin. -- Les formes de l'ancien français au XIe siècle étaient : sing., sujet, mes, tes, ses ; plur., mi, toi, soi ; -- sing., régime, mon, ton, son ; plur., mes, tes, ses.
Les formes du cas sujet singulier proviennent des types *meos, *tos, *sos, et non des types classiques meus, tuus, suus. *Tos, *sos, ont donné d'abord tos, sos, qui bientôt ont passé à tes, ses, comme los de (il)los a passé à les. C'est pour la même raison que l'on a au régime pluriel mes, tes, ses provenant des types latins meos, *tos, *sos.
Les formes du régime singulier mon, ton, son proviennent non du latin classique meum, tuum, suum, mais de types *mum, *tum, *sum. -- Celles du sujet pluriel mi, toi, soi proviennent régulièrement du latin mei, tui, sui ; mais, de bonne heure, toi, soi, se modelèrent sur mi et devinrent ti, si.
Les régimes singulier mon, ton, son et pluriel mes, tes, ses ont subsisté sans changement jusqu'à nos jours. Des formes des sujets, il n'est resté que mes dans messire, ancien cas sujet de monsieur (§ 588).
2º Féminin. -- Les formes du latin classique meam, tuam, suam, meas, tuas, suas, proclitiques, étaient devenues *mam, *tam, *sam, *mas, *tas, *sas (§ 352), d'où le français ma, ta, sa, mes, tes, ses.
L'article la élidait et élide toujours son a devant un mot féminin qui commence par une voyelle : l'âme (§ 593). Il en a été de même en vieux français du possessif féminin : m'ame, t'ame, s'ame, pour ma âme, etc. Dès la seconde moitié du XIIe siècle, on commence à remplacer la forme élidée par mon : mon âme, ton âme, son âme. Cet emploi de mon, ton, son devient de règle au XIVe siècle. Quelle est l'origine de cette substitution bizarre ? On l'ignore. L'ancien français a laissé une trace dans m'amie, corrompu depuis le XVIIe siècle en ma mie, et dans m'amour, qui a donné, par plaisanterie, un pluriel barbare dans faire des mamours.
II. Formes accentuées. -- 1º Masculin. -- Les formes de l'ancien français au XIe siècle étaient : sing., sujet, miens, tuens, suens ; plur., mien, tuen, suen ; -- sing., régime, mien, tuen, suen ; plur., miens, tuens, suens.
Miens, tuens, suens, ne correspondent point aux formes du latin classique meus, tuus, suus, qui n'ont laissé de trace en ancien français que dans les Serments (meos sendra) et dans Saint Léger (li suos corps). Pour chaque personne, c'est la forme de l'accusatif singulier qui a servi de type. De mien tiré de meum en passant par *mieon, de tuen, suen tirés de tuum, suum, en passant par *tóun, *sóun, on a formé les nominatifs singuliers et les accusatifs pluriels. La langue est allée plus loin dans la voie de la simplification : tuen, suen, se changèrent en tien, sien sur le modèle de mien. C'est ainsi que, depuis la disparition de la déclinaison, c'est-à-dire des cas sujets, nous avons comme pronoms possessifs masculins accentués mien, tien, sien, -- miens, tiens, siens.
2º Féminin. -- L'ancienne langue a possédé aussi pour le féminin une grande variété de formes, correspondant phonétiquement aux formes latines *miam (class. meam), *mias (class. meas), tuam, tuas, suam, suas : sing. meie, plur. meies ; teue, teues ; seue, seues.
Meie, meies devinrent moie, moies (§ 309, I). Puis teue, seue, teues, seues firent place à toie, soie, toies, soies, créés d'après moie, moies. Enfin, à partir du XIVe siècle, moie, toie, soie, -- moies, toies, soies, disparurent devant les nouvelles formes, qui sont celles de la langue moderne, mienne, tienne, sienne, -- miennes, tiennes, siennes, et qui furent provoquées par le masculin singulier mien.
Possessif de la pluralité.
Le latin classique avait comme possessifs de pluralité noster, vester, suus. Le latin populaire changea vester en voster. De plus, en Gaule et en Italie, il supprima suus. Le latin, en effet, disait avec le possessif de l'unité : Pater amat suos liberos (le père aime ses enfants), et avec le possessif de la pluralité, en employant la même forme de pronom : Patres amant suos liberos (les pères aiment ses enfants). L'espagnol et le portugais ont conservé cette uniformité. L'italien et le français, qui distinguent la pluralité de l'unité à la 1re et à la 2e personne, ont fait cette distinction à la 3e et ont tiré du latin (il)lorum un nouveau possessif loro, leur.
Première et deuxième personne.
I. Formes atones. -- 1º Masculin. -- Sing., nom., noster, nostres ; plur., nostri, no ; -- acc. sing., nostrum, nostre ; plur., nostros, noz, nos.
Mêmes formes pour voster, vostres.
Le singulier nostres, nostre ne présente pas de difficultés. Au pluriel, l'accusatif nostros, étant atone, s'est réduit à nostrs, nosts, noz, nos, et, d'après l'accusatif, a été refait le nominatif pluriel no. La langue moderne n'a conservé que les formes de l'accusatif, nostre, nos ; vostre, vos. L's est tombée devant t : notre, votre ; et comme l'o n'était pas accentué, il est devenu bref : notre, votre (§ 422).
2º Féminin. -- Le singulier nostram, vostram est devenu nostre, vostre, notre, votre, avec o bref.
Le pluriel nostras, vostras, en qualité d'atone, a donné de même par une série de réductions analogues à celles du masculin : noz, nos ; voz, vos.
II. Formes accentuées. -- En laissant de côté le nominatif, nous voyons que les accusatifs nostrum, vostrum ; nostram, vostram ; nostros, vostros ; nostras, vostras, aboutissent régulièrement à nostre, vostre, nostres, vostres, d'où, avec la chute de l's et l'allongement de l'o accentué, nôtre, vôtre, nôtres, vôtres.
Troisième personne.
Le pronom suus, disparaissant comme possessif de la pluralité, a été remplacé par le génitif (il)lorum, masculin, qui signifiait de ceux-là, d'eux, et s'est employé aussi comme féminin et a signifié de celles-là, d'elles, à celles-là, à elles (§ 592). Conformément à son étymologie, leur ne variait pas : leur amis. Au XIVe siècle, la signification démonstrative n'étant plus sentie, leur a été considéré comme un adjectif et a varié en nombre : leur ami, leurs amis. L'analogie n'a pas été jusqu'à le faire varier en genre : leurs choses et non leures choses.
§ 595. -- État actuel.
Ainsi le possessif de l'unité et celui de la pluralité étaient atones ou accentués.
En qualité d'atones, ils avaient toujours la valeur d'adjectifs et ils sont restés adjectifs : masc., mon, ton, son ; mes, tes, ses ; -- fém., ma, ta, sa ; mes, tes, ses ; -- masc. et fém., notre, votre, leur ; nos, vos, leurs. C'est ce que les grammairiens modernes appellent les adjectifs possessifs.
En qualité d'accentués, ils sont devenus : mien, tien, sien ; nôtre, vôtre, leur ; -- miens, tiens, siens ; nôtres, vôtres, leurs ; -- mienne, tienne, sienne ; nôtre, vôtre, leur ; -- miennes, tiennes, siennes ; nôtres, vôtres, leurs. Ils étaient soit adjectifs, soit substantifs. Ils ne sont plus aujourd'hui que substantifs, sauf dans quelques expressions consacrées qui ont quelque chose d'archaïque : un mien ami. En dehors de ces archaïsmes, ils se construisent avec l'article : le mien, le tien, etc. ; le nôtre, le vôtre, etc. C'est ce que les grammairiens modernes appellent les pronoms possessifs.
PRONOMS DÉMONSTRATIFS
§ 596. -- Pronoms démonstratifs. -- Développement historique.
Des divers démonstratifs que le latin classique possédait, le français n'a gardé que iste, ille et le neutre hoc combinés avec l'adverbe ecce : ecceiste, ecceille, eccehoc.
A l'état simple, ces démonstratifs ont laissé quelques traces soit en ancien français, soit dans le parler actuel : iste dans ist, iste et es, qui subsistent jusqu'à la fin du XIIe siècle ; ille, comme nous l'avons vu (§§ 592 et 593), dans le pronom de la 3e personne, l'article et aussi (§ 594) dans l'adjectif possessif leur ; hoc dans oui, anciennement oïl (hoc + illi), et dans avec, anciennement avuec, avoc (apud + hoc). Ajoutons ipse qui a vécu quelque temps dans l'ancienne langue sous la forme eps, es, et qui entre dans la composition de même tiré de *metipsimum (§§ 578 et 589).
Ces démonstratifs simples avaient été, dans l'emploi général, remplacés en roman par les formes composées que nous avons citées plus haut, ecceiste, ecceille, eccehoc, d'où le français icist, icil, iço. L'i initial de ces démonstratifs composés n'a pas été toutefois d'un emploi constant dans la vieille langue. Il manque déjà dans les plus anciens textes, et l'on peut dire que les formes abrégées cist, cil, ço l'ont emporté de beaucoup sur les formes complètes icist, icil, iço. On trouve encore au XVIIe siècle des traces de cet i dans les formes icelui, icelle, iceux, icelles, qui ne sont plus employées aujourd'hui que par la langue du droit.
(I)cist se déclinait en ancien français de la façon suivante : masc. sing. sujet, (i)cist (ecceiste) ; plur., (i)cist (ecceisti) ; -- masc. sing. régime direct, (i)cest (ecceistum) ; plur., (i)cez (ecceistos) ; -- masc. sing. régime indirect (i)cestui (*ecceistui) ; -- fém. sing. sujet, (i)ceste (ecceistam) ; plur., (i)cestes, (i)cez (ecceistas) ; -- fém. sing. régime direct, (i)ceste (ecceistam) ; plur., (i)cestes, (i)cez (ecceistas) ; -- fém. sing. régime indirect, (i)cesti (*ecceistei).
Telles ont été les formes de (i)cist jusqu'au XIVe siècle. A cette époque, les sujets masculins cist disparaissent ; au XVe, c'est le tour du régime indirect féminin cesti. Les formes féminines cestes ont, de bonne heure, cédé presque exclusivement la place aux formes cez, qui en sont la contraction ou qui ont été amenées par analogie avec la forme cez du régime direct du masculin pluriel. Quoi qu'il en soit, cestes n'a point survécu au XVIe siècle. Enfin cestui, employé indifféremment à partir du XVe siècle comme sujet, régime direct et indirect du singulier, subsiste jusqu'au commencement du XVIIe siècle ; à partir de cette époque, si on le rencontre dans la Fontaine, la Bruyère et même Voltaire, c'est à titre d'archaïsme.
Dans cest, cestui, ceste, cestes, l's est tombée devant le t dans la prononciation dès le moyen âge (§ 422) et dans l'orthographe au XVIe siècle. Quand le t était suivi d'une voyelle, on le doublait : cette, cettui, cette, remplacèrent ceste, cestui, ceste.
Cest devant un mot commençant par une consonne ou une h aspirée s'est affaibli, après l'amuïssement de l's (§ 422), en ce dès le XIIe siècle. Le t, ayant cessé d'être prononcé, a été omis dans l'orthographe, sans doute sous l'influence du neutre ce ; on disait ce signifie ; on dit de même ce père pour cet père.
(I)cil se déclinait en ancien français de la façon suivante : masc. sing. sujet, (i)cil (*ecceilli) ; plur., (i)cil (ecceilli) ; -- masc. sing. régime direct, (i)cel (ecceillum) ; plur., (i)cels, (i)ceus (ecceillos) ; -- masc. sing. régime indirect, (i)celui (*ecceillui) ; -- fém. sing. sujet, (i)cele (ecceillam) ; plur. (i)celes (ecceillas) ; -- fém. sing. régime direct, (i)cele (ecceillam) ; plur., (i)celes (ecceillas) ; -- fém. sing. régime indirect, (i)celi (*ecceillei).
Telles ont été les formes de (i)cil jusqu'au XIVe siècle. Le nominatif pluriel disparaît à cette époque, mais n'est point suivi dans sa disparition par le nominatif singulier, qui a subsisté jusqu'au commencement du XVIIe siècle et dont la Bruyère regrette la perte comme du plus joli mot de la langue française. Celi, régime indirect du féminin, tombe au XVe siècle. Cel, régime direct masculin, a, au contraire, survécu jusqu'au XVIe siècle.
Ce de eccehoc a d'abord été iço, ço, qui s'est affaibli en ce comme jo, lo sont devenus je, le. Pour insister sur l'idée démonstrative, on commença, à partir du XIVe siècle, à faire suivre ce des adverbes ici et là : ceci, cela ; ce dernier, dans la prononciation populaire, s'est réduit à ça, et se confond, par suite, avec l'adverbe ça de eccehac.
§ 597. -- État actuel.
La langue actuelle a conservé tel quel le pronom neutre ce, avec ses composés ceci, cela.
Pour les familles de cil et de cist, elle s'est considérablement éloignée de l'emploi de l'ancien français. Cil et cist étaient à l'origine employés à la fois comme pronoms et comme adjectifs. Toutefois, de fort bonne heure, il y eut une tendance à ne pas employer pronominalement certaines formes de cist, et, au XVIe siècle, la réduction de cest, ce, ces au rôle d'adjectifs est un fait accompli ; cestui et ceste seuls continuent à être employés comme pronoms. Toutes les formes de cil, au contraire, persistent dans leur emploi simultané d'adjectifs et de pronoms ; on disait : cil livre, celui temps, celle fin. Ce n'est qu'au XVIIe siècle que la scission entre ces deux familles est complète : d'une part, cestui disparaît, et cette, comme l'étaient déjà devenus cet, ce, ces, est désormais adjectif ; d'autre part, celui, ceux, celles passent définitivement dans la classe des pronoms.
Celui, ceux, celle, celles ne s'emploient dans la langue actuelle que devant une proposition relative : celui qui, ceux qui, celles qui, ou devant la préposition de : celui de vous qui ; s'ils ne sont pas suivis d'une proposition relative ou de la préposition de, ils sont remplacés par celui-ci, celui-là, celle-ci, celle-là, etc. D'où vient cette transformation ? Dans la très ancienne langue, les rôles de cist et de cil étaient nettement distincts : cist distinguait les objets rapprochés, cil les objets éloignés. Cette distinction s'étant affaiblie avec le temps, on eut recours à un nouveau procédé pour situer les objets : on adjoignit à cist l'adverbe ici, et à cil l'adverbe là. On dit donc ce livre ici, cestui livre ici ; celle maison là, celui livre là ; puis cette ci, cestui ci ; celle-là, ceux-là. Mais une nouvelle confusion ne tarda pas à se produire ; on en vint à dire cette là, cestui là, celle-ci, celui-ci ; cette confusion est fréquente au XVIe siècle. Au XVIIe, cette s'étant réduit au rôle d'adjectif et cestui ayant disparu, il ne resta plus comme pronoms servant à marquer la proximité ou l'éloignement, que celui, celle, ceux, celles, auxquels on adjoignit, suivant le cas, ci ou là. Ces adverbes sont même devenus indispensables, comme nous l'avons dit plus haut, au pronom démonstratif, s'il n'est pas suivi de qui ou de de, alors que le sens n'exige pas absolument que l'on situe les personnes ou les objets : on dit bien celui qui parle, celui de mon père, mais on ne peut pas dire celui parle (10).
Avec l'adjectif démonstratif ce, cet, cette, ces, quand on veut marquer la proximité ou l'éloignement, on a conservé la construction ancienne ce livre-ci (11), cette femme-là.
Ainsi les formes actuelles ceci, cela, celui-ci, celui-là, et les constructions ce livre-ci, ce livre-là, nous présentent, outre l'adverbe démonstratif latin ecce (= voici, voilà) comme préfixe, les adverbes démonstratifs français (i)ci, là comme suffixes. Cette surcomposition s'enrichira-t-elle de nouveaux éléments dans l'avenir ? Les faits curieux que nous venons d'exposer en prouvent la possibilité.
PRONOMS RELATIFS ET INTERROGATIFS
§ 598. -- Pronoms relatifs et interrogatifs.
I. Pronom relatif masculin et féminin. -- Le latin classique, pour le relatif, distinguait le féminin du masculin et le pluriel du singulier au sujet et au régime direct : homo qui, mulier quæ ; homo quem, mulier quam ; homines qui, mulieres quæ ; homines quos, mulieres quas. Au régime indirect, il distinguait le singulier du pluriel, mais point le masculin du féminin : homo, mulier cui ; homines, mulieres quibus. Le gallo-roman a établi l'invariabilité de genre et de nombre, et c'est ainsi que l'on a en ancien français pour le masculin et le féminin tant singuliers que pluriels : sujet, qui (qui) ; régime indirect, cui (cui) ; régime direct, que (quem).
Le régime direct que ne s'employait que comme pronom atone : en effet, quem accentué eût donné quien ; c'est la forme du régime indirect cui qui servit de régime direct accentué ; on disait cui Dieu absolve (que Dieu absolve) et cui cousin (le cousin de qui). Au XIIIe siècle, cui se confondit avec le sujet qui et finit au XVe siècle par s'écrire comme lui. C'est ainsi que nous disons : choisissez qui vous voudrez ; à qui ; pour qui ; etc.
II. Pronom interrogatif masculin et féminin. -- Les formes du pronom interrogatif sont les mêmes que celles du pronom relatif, sauf qu'il a perdu son régime direct atone que qu'il avait en ancien français. Nous avons donc une forme unique pour le sujet et les deux régimes : Qui est venu ? Qui demandez-vous ? A qui désirez-vous parler ?
III. Pronom relatif et interrogatif neutre. -- Le latin possédait pour le relatif un neutre quod et pour l'interrogatif un neutre quid. Quod n'a point passé en gallo-roman ; quid a donné un neutre accentué queid, quei, quoi, et un neutre atone que, qui servent à la fois pour le relatif et pour l'interrogatif. Nous verrons (§ 666) l'emploi de qui comme neutre.
IV. Pronom quel et lequel. -- Le latin qualis signifiant spécialement " de quelle espèce, de quelle nature ", est devenu le français quel. Il a gardé sa signification primitive comme conjonctif : de quelle nature qu'il soit ; mais, comme interrogatif, il est devenu synonyme de qui dès les premiers temps de la langue, et, en cette qualité, il put être précédé de l'article ; on disait quel d'eux tous ? ou lequel d'eux tous. De plus, jusqu'au XVIe siècle, quel et lequel s'employaient aussi bien l'un et l'autre comme pronoms que comme adjectifs. La langue actuelle a fait de quel un adjectif et de lequel un pronom.
L'emploi de lequel comme interrogatif a entraîné, à partir du XIIIe siècle, son emploi comme relatif. C'est surtout au XVe siècle et au XVIe que, comme nous le verrons § 666, il se propage au détriment des autres pronoms relatifs.
VERBES
§ 599. -- Du verbe.
Le verbe est la partie du discours que le génie roman a marquée le plus fortement de son empreinte. La conjugaison moderne présente encore assez de formes représentant intact (sauf, bien entendu, dans les modifications phonétiques) le type latin pour établir sans conteste, avec une évidence absolue, la descendance directe du système ancien au système nouveau.
Toutefois les changements sont assez profonds et assez étendus pour qu'on y reconnaisse un système nouveau qui prend sa place à côté du système latin.
Dans cette étude, nous avons d'abord à considérer les traits généraux qui dominent l'ensemble de la conjugaison, puis à étudier les diverses conjugaisons.
DE LA CONJUGAISON EN GÉNÉRAL
Le verbe est à étudier dans ses voix, ses modes, ses temps, ses personnes, ses nombres.
Le verbe est actif ou passif, suivant qu'il exprime une action faite ou subie par le sujet. Le latin distinguait ces deux voix, au point de vue de la forme, par deux systèmes différents de flexions.
I. -- Voix.
§ 600. -- Voix passive.
Le système de flexions de la voix passive en latin était déjà incomplet, puisque la moitié des temps se formait de la périphrase du participe avec les temps présents ou passés de esse : amatus sum ou fui, amatus eram ou fueram, amatus ero ou fuero, etc. Les autres avaient des formes synthétiques : amor, amabar, amabor, etc. Cette alternance de formes synthétiques et analytiques, celles-ci à double auxiliaire, était trop complexe pour se maintenir intacte. Dès le VIe siècle, les textes bas latins nous montrent le dépérissement des formes synthétiques : amatus sum y remplace amor, d'une part, et, d'autre part, pour le parfait, on ne dit plus guère amatus sum, mais amatus fui. Quoi qu'il en soit, nos plus anciens textes français ne renferment pas de formes correspondantes aux formes synthétiques du latin. Au Xe siècle, la transformation de la voix passive était accomplie : des deux séries des temps du verbe esse, sum, eram, ero, sim, essem et fui, fueram, fuero, fuerim, fuissem, la première avait été attribuée aux temps simples, la seconde aux temps composés, en les combinant avec le participe passé.
Nous verrons (§ 648) les modifications que subit le verbe esse en passant du latin au français. Nous verrons aussi (§ 667) les conséquences qui sortirent, pour la signification du passif roman, de cette substitution de formes analytiques à des formes synthétiques.
§ 601. -- Voix déponente.
La voix déponente, c'est-à-dire celle des verbes à forme passive, mais à signification transitive, a complètement disparu dans les langues romanes (12). Elle était déjà fort ébranlée sous la République : amplectere, congredere, contemplare, fabulare, jocare, luctare, mini-tare, partire, se rencontrent dans Plaute ; experire, imitare, mirare, sortire, vagare, dans Varron. Cette coexistence de deux voix, l'une active, l'autre passive, avec une forme unique était un mécanisme trop délicat pour subsister en roman ; la voix déponente s'y est tout entière fondue avec la voix active.
Elle n'a laissé de traces que dans deux participes passés, mort et né, de mortuum, natum, participes déponents en latin. On a voulu, lu rapport de sens qu'il y a entre il est mort, il est né, et la construction latine mortuus est, natus est, tirer la conclusion que c'était là le point de départ de la construction française de certains verbes intransitifs avec l'auxiliaire être : il est tombé, il est venu. Nous verrons (§ 670) la véritable origine de cette construction.
§ 602. -- Voix active.
La voix active est passée du latin au français avec la plupart de ses traits généraux. Ses flexions, en particulier, se sont continuées, plus ou moins dégradées dans la prononciation, quelquefois altérées par l'action analogique, mais elles sont suffisantes pour constituer un système complet de voix active. Citons seulement l's et le t caractéristiques à peu près constantes des 2e et 3e personnes du singulier dans tous les verbes, sauf à l'impératif, et les flexions ons, ez, ent, caractéristiques fixes des trois personnes du pluriel.
II. -- Modes et temps.
§ 603. -- Temps latins conservés.
Au mode indicatif, le présent, l'imparfait et le parfait se sont continués dans le présent, l'imparfait et le passé défini romans.
Au mode impératif, le présent seul a survécu.
Au mode subjonctif, le présent et le plus-que-parfait se sont conservés, le premier comme présent, le second comme imparfait.
Au mode infinitif, le présent, le participe présent, le gérondif et le participe passé se sont maintenus.
Le reste des temps a disparu sans retour ou a été remplacé par d'autres formes.
§ 604. -- Temps nouveaux.
Toute une série de temps nouveaux est celle des temps passés, plus-que-parfait de l'indicatif, futur antérieur, conditionnel passé, impératif passé, parfait et plus-que-parfait du subjonctif, parfait de l'infinitif, constitués par une périphrase formée d'un temps du verbe avoir et du participe passé du verbe, laquelle a remplacé les formes synthétiques correspondantes du latin. Le roman, avec ce système, a gagné trois temps nouveaux : le parfait antérieur, l'impératif passé et le conditionnel passé. Nous ne nous occuperons ici ni du futur antérieur ni du conditionnel passé, dont il sera question §§ 605, 607.
Quelle est la cause de cette substitution de formes analytiques aux formes synthétiques ? Le point de départ en est donné déjà par le latin dans les constructions suivantes : satis dictum habeo, bellum diis indictum habuit, habeo absolutum opus. Ces constructions ne sont pas moins fréquentes en bas latin : Tunc eum pignoratum habuit. Si quis puellam... sponsatam habuerit. Dicendo quod fidejussores paratos habuisset. Ici habere a sa pleine valeur de transitif. Mais peu à peu cette signification transitive s'effaça, et habere tendit à passer à une signification purement abstraite. C'est cette nouvelle valeur qui paraît dans ces autres exemples tirés du bas latin : Monachi qui prædicti Patris regulam suis abbatibus habeant promissam (= promiserint). Cum autem orationem habuerint factam. Licet missam auditam habeant. Auditum habemus.
Ce n'est pas seulement avec le verbe transitif que nous constatons cette construction ; l'intransitif la connaît aussi, grâce à cette propriété qu'il possédait en latin d'employer au passif neutre son participe passé pour exprimer l'action verbale ; on disait : properato opus est, consulto opus est, liberis consultum volumus, et, par suite, absolument, consulto (= après qu'on a consulté), certato, interdicto, etc. Si donc le latin classique dit déjà nocito non opus est, ou nocitum volo, nolo, on comprend que la langue vulgaire ait étendu au participe intransitif la construction de habere et ait dit : nocitum habeo, licitum habet, etc.
Cette conjugaison périphrastique fait tomber, dans la Gaule septentrionale, au mode indicatif le plus-que-parfait synthétique (cantaveram, monueram, finiveram). Le français l'a complètement perdu ; on n'en retrouve des traces que dans les plus anciens textes : furet (fuerat), aret, auret (habuerat), roveret (rogaverat), pouret (potuerat), voldret (voluerat), vidra (viderat), etc. Mais dans ces exemples mêmes il a, la plupart du temps, moins la valeur d'un plus-que-parfait que celle d'un simple parfait, valeur qu'il avait déjà quelquefois en latin et qui se développa dans le bas latin.
Au mode subjonctif, le parfait cantaverim, qui était d'ailleurs presque homonyme du futur antérieur, a naturellement disparu sans laisser aucune trace, de même que l'infinitif parfait cantavisse.
§ 605. -- Temps transformés.
1º Futur simple. -- Le futur simple latin avait le défaut de présenter des analogies à la Ire et à la IIe conjugaison (amabo, monebo) avec l'imparfait de l'indicatif (amabam, monebam) ; à la IIIe et à la IVe (legam, audiam), avec le subjonctif présent (legam, audiam). Le latin vulgaire le laissa peu à peu tomber pour le remplacer par des périphrases. Dans le domaine du roumain, on employa vouloir avec l'infinitif ; dans les pays ladins, venir ou aller avec l'infinitif. Dans le reste du monde roman, c'est avoir et l'infinitif qui a triomphé. Les idées sont si voisines entre habeo facere et volo ou debeo facere, qu'on comprend que la langue ait fait de cette première locution l'expression simple du futur. Cette locution implique deux idées : celle d'obligation et celle de futur. La langue abandonna graduellement la première de ces deux idées, et il ne subsista plus que celle du futur.
Déjà, dans le latin classique, on trouve des exemples de habeo avec l'infinitif de verbes déclaratifs comme dicere, scribere, dans le sens du grec <GR= ekhô> avec l'infinitif, c'est-à-dire dans le sens de " je peux ". A partir de la fin du IIe siècle, cette tournure prend le sens de " je dois ", pour la première fois dans Minutius Felix (13), plus tard et sans cesse dans Tertullien, Lactance, saint Jérôme, etc. Toutefois, chez ces écrivains ecclésiastiques, l'infinitif qui accompagne habeo est la plupart du temps au passif ; amari habeo semble l'équivalent de amandus sum. Les exemples sont plus rares de habeo avec l'infinitif actif et où habeo a bien nettement le sens de " je dois ". Mais, au IIIe siècle, l'altération phonétique, les confusions des temps font tomber en désuétude d'abord les futurs en am, iam ; ce sont les premiers, en effet, que l'on voit remplacés par une périphrase, celle de sum et du participe futur en rus. Et c'est vers la même époque que l'on voit poindre la périphrase de habeo avec un infinitif dans le sens du futur, et cela dans les traductions d'ouvrages ecclésiastiques. A partir de cette époque, les exemples deviennent de plus en plus nombreux, et l'on peut dire qu'au VIe siècle, en gallo-roman, il ne reste presque plus de trace du futur simple latin.
Cette formation est parfaitement logique ; ce doit être d'ailleurs par une périphrase de ce genre que les langues ont dû arriver à rendre l'idée du futur : j'ai à faire, je dois faire, je veux faire, je suis à faire, autant de périphrases qui pouvaient aboutir à l'expression abstraite de la futurition ; le latin avec sa finale bo (= fuio, suis), l'allemand wird machen (= suis à faire), l'anglais shall do (= dois faire) et d'autres langues encore ont créé de même le futur à l'aide de périphrases. Même de nos jours, dans la langue populaire, on emploie souvent je dois faire, j'ai à faire, je vais faire, je veux faire, comme de simples synonymes du futur, et, dans les provinces de l'Est et du Sud, l'usage remplace volontiers le futur roman par la juxtaposition de vouloir et de l'infinitif : " Le médecin déclare que le malade veut mourir demain ", c'est-à-dire " mourra demain ".
De quelle façon s'est combiné habeo avec l'infinitif ? Dans certains dialectes de la Sardaigne, la forme correspondante à habeo reste isolée et peut précéder l'infinitif. Quoique la fusion de l'auxiliaire avec l'infinitif, partout ailleurs, soit complète, l'ancien espagnol et, encore de nos jours, le portugais se permettent dans certains cas l'intercalation d'un pronom entre l'infinitif et l'auxiliaire. L'ancien provençal a quelques exemples de séparation des deux éléments. Quant au français, dès les Serments, l'auxiliaire ne fait qu'un avec l'infinitif : avrai, prindrai, salvarai.
Pour l'examen détaillé des formes verbales qu'amène cette composition de l'infinitif et du présent de avoir, voir § 626.
2º Futur antérieur. -- Le futur antérieur latin cantavero ne s'est maintenu (et encore seulement dans les propositions subordonnées) que dans l'espagnol, le portugais, l'ancien roumain et le macédonien. Ailleurs il a été reconstitué par la juxtaposition du participe passé et du futur de avoir : j'aurai chanté.
§ 606. -- Temps modifiés. -- Imparfait du subjonctif.
Le latin cantarem signifiait " que je chantasse " et " je chanterais ". Il a disparu devant deux formes : le plus-que-parfait cantassem l'a remplacé dans son emploi d'imparfait du subjonctif, et un temps nouveau l'a remplacé dans son emploi de conditionnel. Nous allons d'abord étudier l'histoire de la première de ces deux substitutions.
Cantassem signifiait proprement " que j'eusse chanté " et " j'aurais chanté ", et ce double sens s'est maintenu longtemps en français ; on en retrouve des traces jusqu'en plein XVIIe siècle (§ 695). Mais cette signification, qui était essentielle en latin, s'affaiblit peu à peu devant une nouvelle signification qui apparaît déjà de temps en temps dans le latin classique et, gagnant tout le terrain que l'autre perd, finit par triompher : cantassem prend la place de cantarem. Partout, dans le domaine roman, sauf dans l'ancien sarde, il a disparu. Les poètes comiques latins employaient assez fréquemment cantassem pour cantarem, et si, à l'époque classique, on voit plus souvent l'imparfait du subjonctif employé pour le plus-que-parfait, on peut noter la proportion inverse dans les textes latins du IIIe et du IVe siècle. De là l'emploi normal du roman, et en particulier du français, où chantasse a, d'un côté, le sens d'imparfait du subjonctif, et de l'autre a eu longtemps celui de conditionnel présent. L'ancienne langue, en effet, employait librement l'imparfait du subjonctif pour exprimer le conditionnel, et nous disons encore aujourd'hui : dût-il mourir, à côté de devrait-il mourir (§§ 695, 698).
§ 607. -- Conditionnel.
Cette confusion du conditionnel avec le plus-que-parfait du subjonctif exprimant à la fois l'imparfait et le passé du subjonctif était une source d'inconvénients que la langue devait chercher à supprimer. Elle essaya de donner au conditionnel une forme spéciale, et elle eut recours à la périphrase de l'infinitif et de l'imparfait de l'indicatif de habere : cantarem, cantassem, firent place à cantare habebam.
Pourquoi cette combinaison de l'infinitif et de l'imparfait de habeo ? Le conditionnel a deux valeurs : c'est un futur dans le passé et c'est un conditionnel. Soit la phrase : Je crois qu'il viendra demain ; elle veut dire étymologiquement : Je crois qu'il a à venir demain. Soit maintenant la phrase : Je croyais qu'il viendrait demain ; elle signifie : je croyais qu'il avait à venir demain. Viendrait est donc un futur dans le passé. Le futur dans le présent est exprimé par la combinaison du présent de avoir avec l'infinitif ; le futur dans le passé, par la combinaison de l'imparfait de avoir avec l'infinitif, l'infinitif exprimant ainsi l'idée du futur, et l'imparfait celle du passé. Le latin classique employait, pour l'expression de ce futur dans le passé, la périphrase du participe futur et de l'imparfait de esse : venturus erat ; la langue vulgaire exprima la même idée en disant venire habebat. Comme pour la périphrase de l'infinitif et de habeo, les premiers exemples de cette périphrase de l'infinitif et de habebam nous donnent avec habere un infinitif passif ou intransitif : le roman a étendu la construction à n'importe quel verbe, et c'est ainsi que s'est créé le futur dans le passé.
D'autre part, le conditionnel, comme nous l'avons dit, outre qu'il est un futur dans le passé, exprime aussi, dans d'autres cas et ainsi que son nom l'indique, l'idée d'une condition, l'idée conditionnelle. Dans il viendrait s'il le pouvait, viendrait indique un futur dépendant d'une condition. Cette idée nouvelle ne répond plus à celle de l'imparfait avait que nous venons d'analyser. Ici l'imparfait représente un futur dubitatif. Comment cette idée lui a-t-elle été appliquée ?
Le latin employait déjà, pour marquer la condition, à côté de dicerem, dixissem, formes du subjonctif, des formes de l'indicatif des verbes debere, posse, velle, l'imparfait et le parfait pour le conditionnel présent ou passé, le plus-que-parfait pour le conditionnel passé. De plus, les temps de l'indicatif servaient aussi pour la même expression, dans des périphrases du participe futur en rus avec le verbe esse : facturus eram, facturus fui, facturus fueram, équivalaient, dans des phrases conditionnelles, à fecissem. Ces trois périphrases devaient naturellement, dans la langue vulgaire, faire place à celles qu'indiquait déjà facere habeo, qui équivalait à facturus sum. On eut facere habebam, facere habui, facere habueram équivalant à fecissem (14). Mais cette triple forme devait se partager. La langue vulgaire fit de facere habueram le synonyme strict de fecissem, et de facere habebam, habui, celui de facerem, et encore ces deux dernières périphrases se séparèrent dans les pays romans : facere habebam s'implanta dans l'Ouest, facere habui en Italie. De là le conditionnel français chanter(av)ais, d'une part, et le conditionnel italien canterei, de l'autre (15).
Comme pour le futur, l'union intime de avais et de l'infinitif était accomplie dès les premiers temps de la langue : dolreie dans le Jonas. Pour l'examen détaillé des formes verbales qu'amène cette composition, voir § 626.
Conditionnel passé. -- Comme au futur simple je chanterai (= j'ai à chanter) correspond le futur antérieur j'aurais chanté (= j'ai à avoir chanté), de même au conditionnel présent je chanterais correspond un conditionnel passé j'aurais chanté, soit dans le sens du futur dans le passé, soit dans le sens propre du conditionnel. Je croyais qu'il finirait (= qu'il avait à finir) son travail aujourd'hui, par analogie, a donné Je croyais qu'il aurait fini (= qu'il avait à avoir fini) aujourd'hui son travail : voilà pour le sens du futur dans le passé. L'idée du futur porte sur avoir. Il finirait (= il avait à finir) son travail demain s'il le pouvait a donné de même, par analogie, Il aurait fini (= il avait à avoir fini) demain son travail s'il le pouvait ; voilà pour le sens du conditionnel. L'idée de la condition porte sur avoir. De la sorte, si finire habebam donne exactement finirais, finire habueram devait, par suite de la disparition de habueram, donner non point finire habebam *habutum, mais finitum habere habebam.
Les grammaires distinguent un autre conditionnel passé : j'eusse chanté, qui n'est autre que le plus-que-parfait du subjonctif. Ce que nous avons dit plus haut sur la concurrence en ancien français entre les formes de l'imparfait du subjonctif et du conditionnel pour exprimer l'idée du conditionnel explique comment, dans les phrases hypothétiques, le plus-que-parfait du subjonctif a pu servir et sert encore de conditionnel passé. Nous reviendrons sur ce point §§ 696 et 700.
§ 608. -- Formation des temps.
Les temps se divisent généralement, au point de vue de leur forme, en temps simples et en temps composés, autrement dit en temps synthétiques et en temps périphrastiques. Bien que l'origine étudiée §§ 605, 607 du futur et du conditionnel nous montre en eux des temps périphrastiques, la fusion entre l'infinitif et les temps du verbe avoir a été si intime, qu'on les range parmi les formes synthétiques. Voici comment, d'après leur mode de formation, se décomposent les différents temps :
1º Un même radical forme le présent de l'indicatif, de l'impératif, du subjonctif, l'imparfait de l'indicatif et le participe présent : chant-e, chant-ais, chant-ant.
2º Un même radical forme le parfait de l'indicatif et l'imparfait du subjonctif : chanta-i, chanta-sse.
3º L'infinitif suivi soit de ai, soit de avais, forme soit le futur chanter-ai, soit le conditionnel chanter-(av)ais.
4º Le participe passé avec l'auxiliaire avoir ou l'auxiliaire être forme les temps composés de la voix active, et avec l'auxiliaire être tous les temps de la voix passive.
Nous verrons § 670 la valeur grammaticale qu'ont dans notre système de conjugaison les auxiliaires pour les verbes transitifs, intransitifs, réfléchis et passifs.
III. -- Personnes.
§ 609. -- Première personne du singulier en S.
La première personne du singulier est aujourd'hui caractérisée par une s à tous les temps simples du mode indicatif, sauf au futur, dans les verbes de la IIe, de la IIIe et de la IVe conjugaison : je fini-s, je finissai-s, je finirai-s ; je doi-s, etc. Toutefois j'ai constitue une exception. Dans finis, l's est étymologique, finisc-o ayant son radical terminé par une s. Il en est de même dans tous les verbes en -sco et -cio : je connais, anc. franç. conois de cognosco ; je croîs, anc. franç. creis de cresco ; je fais, anc. franc. faz de facio ; je pais de pasco ; et aussi puis de *possio (class. possum). Partout ailleurs l's n'est pas étymologique (16). L's au contraire fait défaut à la Ire conjugaison au présent et au passé défini, j'aime, j'aimai.
Cette s finale n'apparaissait pas plus en ancien français dans la IIIe et la IVe conjugaison et à l'imparfait et au conditionnel de la Ire qu'elle n'apparaît aujourd'hui au présent, au parfait défini et à l'impératif de la Ire : je voie, je tenoie, boi, je tiendroie, j'aimoie, j'aimeroie, etc.
D'où vient cette s ? Elle n'est pas due, comme on l'a cru longtemps, à l'action analogique de la 2e personne. Comment cette 2e personne aurait-elle imposé son s à la 1re, alors que, dès le XVIe siècle, cette s ne se prononçait plus devant une consonne suivante ? Il est plus probable que cette s a son point de départ dans les verbes dont le radical se termine par une s. Puis de *possio a amené, dès le XIIe siècle, l'emploi de suis, puis de vois (franç. mod. vais) (17). Dans les autres verbes, l's fut ajoutée d'abord à l'indicatif présent des verbes au radical terminé par une dentale. Puis elle fut ajoutée peu à peu à tous les radicaux terminés par une consonne quelconque : je dors, je rons (romps), etc. Les radicaux terminés par une voyelle ont été les derniers à recevoir l's ; bien qu'elle y apparaisse déjà au XIIIe siècle, ce n'est qu'à la fin du XVIIe siècle que l'on a écrit irrévocablement je vois, bois, j'aimais, j'aimerais, etc. Pour les radicaux terminés par une consonne, l'addition de l's était devenue générale au XIVe et au XVe siècle.
Quant aux parfaits, c'est de même l'analogie de ceux qui avaient un radical terminé par une s, comme je mis de misi, je pris de *presi, je ris de risi, qui a amené l'addition de l's dans les autres, que leur radical fût terminé par une consonne ou par un i ou un u : je tin-s, je finis, je dus, lu-s, je pu-s, etc.
§ 610. -- Première personne en è-je (chantè-je).
L'e féminin final de la 1re personne de l'indicatif présent de la Ire conjugaison et aussi de certains subjonctifs comme puisse, dusse, etc., se change en e accentué dans la construction interrogative ou exclamative qui postpose le verbe au sujet : entré-je ? puissé-je ! L'ancien français dit d'abord entre-jié, se servant de la forme accentuée du pronom, comme la langue moderne dit encore chantes-tu, puisses-tu. Le pronom personnel s'étant réduit à la forme atone je, on a dit chante-je, puisse-je, avec l'accent sur le radical du verbe proparoxyton. La syllabe accentuée était ainsi suivie de deux atones consécutives, fait de prononciation que le français ne pouvait tolérer longtemps. Il se produisit, par suite, un déplacement d'accent, et la finale du verbe changea son e atone en e fermé accentué : chanté-je, puissé-je. Au XVIIe siècle, l'e final de je devint muet, et de nos jours l'e fermé final du verbe devint e ouvert. De là les formes actuelles : chanté-je, puissé-je, prononcées chantèj', puissèj'. Au XVIIe siècle, l'analogie essaya d'étendre cette forme barbare, par un barbarisme plus étrange encore, aux verbes des autres conjugaisons. On dit : entendé-je, rompé-je, sorté-je, au lieu de entends-je, romps-je, sors-je, etc. Cet usage, condamné par Vaugelas, disparut peu à peu.
Du reste, l'emploi de cette construction, où le pronom je est rejeté après le verbe, se restreignit encore avec les verbes qui n'étaient pas de la Ire conjugaison et se perdit pour certains d'entre eux qui l'avaient connu. Il ne se rencontre plus guère que dans un petit nombre de cas : dis-je, suis-je, dois-je, fais-je ; mais l'on ne dit plus : dors-je, prétends-je, sens-je, veux-je. Il devient rare même avec ceux de la première : chanté-je, etc. La langue remplace cette construction par une périphrase lourde et désagréable : est-ce que je...
§ 611. -- Troisième personne en t-il, t-on.
A la 3e personne, dans les verbes où elle est terminée par une voyelle, il s'intercale un t, dit euphonique, entre le verbe et le sujet postposé, soit le pronom il, elle, soit le substantif indéfini on : aime-t-il, a-t-il, puisse-t-elle, a-t-on, dira-t-on. On a cru longtemps que ce t venait de la forme primitive de la 3e personne dans les verbes de la Ire conjugaison. En effet, le latin cantat est représenté au XIIe siècle par le français chantet. Chante-t-on serait donc cantat homo. Mais cette explication est erronée, car le t euphonique ne paraît guère qu'à partir du XVIe siècle, et le t de chantet était tombé à la fin du XIe siècle. En fait, il y a simplement une action analogique venue des verbes des trois dernières conjugaisons pour la 3e personne du singulier du présent : il dit, dit-il ; il reçoit, reçoit-il ; il finit, finit-il ; de la 3e personne du singulier de l'imparfait indicatif et des 3es personnes du pluriel de toutes les conjugaisons : chantait-il, chantent-ils, chantaient-ils, chantèrent-ils, chanteront-ils, etc. Ainsi, presque partout dans les propositions interrogatives ou exclamatives, le verbe se termine par un t qui se lie avec le sujet postposé, il, ils, elle, elles, on. De là à étendre ce t aux personnes qui ne le possédaient pas, il n'y avait pas loin : ce pas fut franchi dans la seconde moitié du moyen français, d'abord dans la prononciation, puis dans l'orthographe : aime-t-il, aima-t-on, aimera-t-elle. L'usage étend même ce t à la proposition verbale voilà : voilà-t-il, ne voilà-t-il pas. De cette tournure est sortie une particule interrogative ou exclamative, ti, qui, adoptée depuis le XVIIe siècle par la langue populaire, gagne tous les jours du terrain et finira peut-être par s'imposer, en dépit de l'Académie et des traditions littéraires.
§ 612. -- Première personne du pluriel.
Dans tous les verbes et dans tous les temps, sauf au parfait défini, la 1re personne du pluriel est en ons. Cette terminaison ne s'explique par aucune des formes correspondantes des verbes latins : Ire conjugaison, amus devait devenir ains ; IIe, emus devait devenir eins ; IVe, imus devait devenir ins. Quant à la IIIe, imus, étant atone, ne pouvait aboutir à autre chose qu'à mes, désinence qu'on trouve quelquefois en ancien français, par exemple dans dimes de dicimus (franç. mod. disons), faimes de facimus (franç. mod. faisons) (§ 648). A part ces deux exceptions, l'ancien français a pour la 1re personne du pluriel les trois formes suivantes : omes, oms (ons), om (on).
Elles ne remontent à aucune des terminaisons latines. Oms (ons) dérive de la 1re personne du pluriel du verbe esse, sumus, qui devient régulièrement soms (§ 648), d'où, par analogie, chantoms. Soms a donné d'une part somes, probablement sous l'influence d'une autre forme de la 1re personne du pluriel de être, esmes, qui a vécu longtemps au moyen âge, du gallo-roman *esmus, forme analogique créée d'après la 2e personne du pluriel estis ; de là chantomes. Soms, d'autre part, est devenu som (son), perdant son s finale, sans doute par suite d'une tentative passagère de modeler la 1re personne du pluriel sur la 1re du singulier et de réserver l's comme signe caractéristique de la 2e personne du singulier et du pluriel ; de là chantom (chanton). Ainsi la langue, ayant senti le besoin d'indiquer par une terminaison unique la 1re personne du pluriel, choisit celle du présent du verbe être.
Des trois formes chantomes, chantoms, chantom, la dernière était la moins usitée et disparut vite ; à la fin du moyen âge, il se fit un départ entre les deux autres terminaisons omes et ons. Omes resta exclusivement attaché au présent du verbe être : nous somes, plus tard nous sommes ; pour les autres verbes, la flexion ons fut adoptée à tous les temps autres que le parfait défini, et même à ceux du verbe être autres que le présent de l'indicatif : nous chant-ons, nous chanti-ons, nous éti-ons, nous seri-ons.
Au parfait défini, la terminaison est unique dans toutes les conjugaisons et atone : mes. Nous verrons (§ 633) comment à la Ire chantames, venu de cantavimus, est devenu chantasmes, puis chantâmes, sous l'influence de chantastes, chantâtes ; de même pour finîmes. Nous verrons aussi comment, dans les verbes des autres conjugaisons, l'on est arrivé à deux formes uniques de terminaisons îmes et ûmes.
§ 613. -- Deuxième personne du pluriel.
Sauf au parfait (stis), la 2e personne du pluriel en latin, pour tous les temps, variait entre les terminaisons atis, etis, itis, itis. Étant atone, itis ne pouvait donner que la terminaison atone tes ; c'est celle que nous retrouvons dans dites de dicitis, faites de facitis, les deux seules formes qui, en ancien français aussi bien qu'en français moderne, rappellent la terminaison latine itis (18). Dans les autres verbes latins qui avaient itis, cette terminaison a été remplacée sur presque tout le domaine roman par etis. Quant à itis, il a lui-même en gallo-roman cédé la place à etis. Il n'est donc plus resté que deux terminaisons : atis qui devait donner ez, etis qui devait donner eiz, plus tard oiz. Les textes primitifs nous montrent ces deux terminaisons tantôt distinguant la Ire conjugaison des autres, tantôt employées l'une pour l'autre. A partir du XIIIe siècle, eiz fit place à ez et n'a subsisté que dans les dialectes.
Au parfait défini, d'après le latin stis, on a eu la terminaison atone stes, tes, précédée d'un a dans la Ire conjugaison : vous chantâtes de cantastis pour cantavistis, d'un i ou d'un u dans les autres conjugaisons : vous finîtes, vous rendîtes, vous lûtes.
§ 613 bis. -- Troisième personne du pluriel.
Les terminaisons latines de la 3e personne du pluriel ant, ent, unt se sont fondues en français en une seule, ent, qui s'est elle-même réduite avec le temps pour la prononciation à un e féminin. Quatre formes font exception : sont de sunt, et font, ont, vont, sortis de très anciens types du latin vulgaire *faunt, *aunt, *vaunt.
§ 614. -- Participe présent et gérondif.
La Ire conjugaison latine terminait ces deux temps de l'infinitif en antem et en ando : cant-antem, cant-ando. Les autres conjugaisons avaient entem, endo : deb-entem, debendo, ou bien ientem, iendo : aud-ientem, aud-iendo. Le français, vers le VIIe ou le VIIIe siècle, obéissant à cette tendance déjà signalée de ramener les flexions verbales à un seul type, étendit à toutes les conjugaisons les terminaisons de la première. De là la forme unique en ant de tous nos participes actifs et de tous nos gérondifs.
IV. -- De la forme du radical.
§ 615. -- Du radical du verbe renfermant une voyelle libre qui est modifiée par l'accent aux trois personnes du singulier et à la troisième personne du pluriel des trois présents.
Sous l'action de l'accent tonique, le radical du verbe que nous offre l'infinitif, quand il renferme une voyelle libre, était, en ancien français, et peut être encore en français moderne, sujet à des modifications aux 1, 2, 3 sg. et à la 3 pl. du présent de l'indicatif et du subjonctif et la 2 sg. de l'impératif. En effet, l'accent tonique frappe le radical aux 1, 2 et 3 sg. et à la 3 pl. aux trois présents de tous les verbes, sauf dans les verbes inchoatifs en ir (§§ 630 et 639) ; ce même radical est atone aux 1, 2 pl., l'accent portant sur la désinence. Ainsi : indicatif, amo, amas, amat, amant, mais amamus, amatis ; impératif, ama, mais amemus, amate ; subjonctif, amem, ames, amet, ament, mais amemus, ametis.
Or l'on sait que, lorsqu'une voyelle libre en latin porte l'accent, elle devient, en général, une voyelle ou une diphtongue nouvelle et que, d'autre part, lorsque cette même voyelle est atone, elle subsiste ou disparaît.
Nous allons étudier le rôle de l'accent sur les voyelles libres dans les trois présents des verbes français. Cette étude se divisera en deux parties : 1º les verbes qui sont dissyllabes à la 1re personne du présent ou qui ont le radical accentué sur l'antépénultième quand ils sont de plus de deux syllabes : canto, appodio ; 2º les verbes où le radical a plus de deux syllabes à la 1re personne du présent et porte l'accent sur la pénultième : manduco (19).
§ 616. -- Voyelle latine A.
A libre accentué devient e (§ 295) ; atone, il se maintient (§ 346). Ainsi, laver de lavare se conjuguait en ancien français : indic., lavo, lef ; lavas, leves ; lavat, levet ; lavant, levent ; mais lavamus, lavons ; lavatis, lavez ; -- impér., leve, mais lavons, lavez ; -- subj., lef, les, let, levent, mais lavons, lavez.
Cette conjugaison a laissé quelques traces en français moderne dans il appert de apparet à côté de l'infinitif apparoir de apparere ; dans le futur et le conditionnel de déchoir : je décherrai, je décherrais, qui ont échappé à l'unification des autres formes faibles qui se sont assimilées aux formes fortes : nous déchoyons, vous déchoyez d'après je déchois, au lieu de nous décheons, vous décheez. A ces deux débris il faut ajouter les verbes savoir et haïr. A la 1 sg. de l'indicatif présent, savoir faisait anciennement je sai d'après j'ai de avoir ; aux autres, sapis ses, sapit set, *sapunt sevent ; mais *sapemus, *sapetis, savons, savez. La 3 pl. s'est assimilée aux deux autres : ils savent pour ils sevent. Pour les 2, 3 sg., elles sont restées identiques pour la prononciation ; elles se sont assimilées simplement pour l'orthographe à la 1re : tu sais, il sait, d'après je sai(s), au lieu de tu ses, il set.
Quant à haïr, au présent de l'indicatif l'ancien français conjugue : hé (ou haz), hés, hét, haons, haez, héent ; de là aujourd'hui je hais, tu hais, il hait. Sur les autres formes, voir § 641.
Pour les autres verbes, ils ont adopté une forme unique de radical, celle des formes faibles : je lave, nous lavons, laver ; ainsi pour parer et ses composés.
§ 617. -- Voyelle latine A suivie d'une nasale.
A libre accentué devant une nasale devenait ai (§ 299) ; atone, il subsistait (§ 346). De là en ancien français : indic., amo, aim ; amas, aimes ; amat, aimet ; amant, aiment ; mais amamus, amons ; amatis, aimez ; -- impér., aime, mais amons, amez ; -- subj., ain, ains, aint, aiment, mais amons, amez.
La langue moderne a unifié la conjugaison de ces verbes en choisissant tantôt la forme forte : nous aimons, d'après il aime ; tantôt la forme faible : il réclame, d'après réclamer. Les seuls débris de l'ancienne conjugaison semblent être amant, anc. part. prés. de aimer, devenu substantif, et le part. passé archaïque amé.
§ 618. -- Voyelle latine E ouvert.
È libre accentué devenait ie (§ 305) ; atone, il s'affaiblissait en e (§ 344). De là, en ancien français, comme de nos jours : indic., vien(s), viens, vient, viennent ; mais venons, venez ; -- impér., vien(s), mais venons, venez ; -- subj., vienne, viennes, vienne, viennent, mais venions, veniez.
Ainsi se conjuguent encore : seoir et son composé asseoir dans une partie de ses formes j'assieds, tu assieds, etc., mais non à la 3 pl., ils asseyent au lieu de ils assiéent (l'autre conjugaison j'assois, tu assois a ramené les formes fortes aux formes faibles) ; querir et ses composés, et tenir ; ajoutons férir, il fiert. Remarquons que les futurs et conditionnels j'assiérai, je tiendrai, je viendrai ont remplacé la forme faible j'asserrai, je tendrai, je vendrai par la forme forte.
Les autres verbes comme abréger, crever, geler, grever, lever et ses composés (cf. les substantif verbaux liève et relief, § 54), jeter, (dé)pecer (cf. pièce), alléger, etc., ont remplacé les formes fortes par les formes faibles. Dépiécer et rapiécer ont été formés directement sur le substantif pièce ; comparez le verbe empiéter tiré, lui aussi, directement de pied.
§ 618 bis. -- Voyelle latine E fermé.
É libre accentué devenait ei, plus tard oi (§ 309) ; atone, il s'affaiblissait en e (§ 342). De là en ancien français, comme de nos jours : indic. doi(s), dois, doit, doivent, mais devons, devez ; -- impér., doi(s), mais devons, devez ; -- subj., doive, doives, doive, doivent, mais devions, deviez.
Ainsi se conjuguent encore tous les verbes en cevoir (apercevoir, concevoir, etc.,) et partiellement boire et voir : dans boire, le futur bevrai a été remplacé par boirai d'après je bois (20) ; dans voir, au contraire, le futur seul, vedrai, verrai, a résisté à l'assimilation ; veons, veezont cédé la place à voyons, voyez, d'après je vois.
Celer, effrayer, espérer, peser, croire (cf. mécréant pour mécreant où creant est l'ancien participe), poivrer, toiser, ont adopté les uns la forme faible, les autres la forme forte : je cèle pour je ceil d'après nous celons ; nous croyons pour je crois d'après nous creons. Il faut ajouter à ces verbes envoyer, malgré son futur enverrai, qui est sans doute la contraction de enveierai (§ 638).
§ 619. -- Voyelle latine O ouvert.
Ò libre accentué devenait ue, eu (§ 320) ; atone, il se changeait en ou (§ 347). De là encore en français moderne : mourir, il meurt ; -- mouvoir, il meut ; -- pouvoir, il peut ; -- vouloir, il veut.
Mais d'une part beugler, meugler, pleuvoir nous présentent partout la forme forte, et d'autre part couvrir, jouer, louer, moudre, ouvrer, prouver, souffrir, trouver, nous offrent partout la forme faible. Treuve se rencontre encore au XVIIe siècle.
§ 620. -- Voyelle latine O fermé.
Ó libre accentué devenait eu (§ 325) ; atone, il devenait ou (§ 348). La langue moderne ne possède plus un seul verbe montrant l'alternance des formes faibles et des formes fortes. Ont partout la forme forte demeurer, pleurer ; ont partout la forme faible avouer (cf. aveu), coudre, couler, courir, épouser, nouer, et quelques autres.
§ 621. -- Voyelle latine E ouvert suivie d'une palatale.
È suivi d'une palatale s'est d'abord transformé en la triphtongue iei, qui s'est réduite de bonne heure à i (§ 305, 2º) ; atone, il devenait ei (§ 345). Par suite, precare devait donner au présent de l'indicatif : je prie, tu pries, il prie, ils prient, mais nous preions, proions, vous preiez, proiez. Ainsi se conjuguaient nier, priser, scier, anc. franc. neier, preisier, seier, qui ont adopté dans toute la conjugaison la forme forte. Noyer, par contre, de necare, a adopté la forme faible.
§ 622. -- Voyelle latine E fermé suivie d'une palatale.
É suivi d'une palatale, s'il était accentué, a donné ei, puis oi (§ 315) ; atone, il a donné aussi ei, puis oi (§ 343) : de là l'uniformité des verbes en oyer. Toutefois quelques-uns ont été accidentellement confondus avec les verbes à radical en è (§ 621). Ployer a donné naissance à plier, qui forme doublet ; charrier est plus usité que charroyer ; lier a complètement supplanté l'ancienne forme loyer, etc.
§ 623. -- Voyelle O ouvert suivie d'une palatale.
Ò suivi d'une palatale, accentué, donnait ui (§ 329) ; atone, il devenait oi (§ 350). De là, en ancien français, la conjugaison de appodiare au présent de l'indicatif : j'appui(e), tu appuies, il appuie, ils appuient, mais nous appoyons, vous appoyez. Comme appuyer, cuire, duire, dans conduire, ennuyer nous montrent partout le triomphe de la forme forte.
§ 624. -- Verbes du type ADIUTO.
Certains verbes forment une classe à part. Ce sont ceux dont le radical, comportant au moins deux syllabes, a la pénultième longue en latin ; cette pénultième, étant longue, se maintient quand elle est tonique ; mais, devenant atone quand l'accent passe sur la terminaison elle disparaît, sauf quand c'est un a (§ 336). On a donc : adiuto, adiutas, mais adiutamus, manduco, manducas, mais manducamus. De là les conjugaisons anciennes : j'aiüe, tu aiües, il aiüet, ils aiüent ; je manjue (21), tu manjues, il manjuet, ils manjuent, mais nous aidons, vous aid(i)ez, nous mangeons, vous manj(i)ez. Telle était encore la conjugaison pour diner (anc. franç. je desjun, nous disnons), empêtrer (anc. franç. j'empasture, nous empaistrons), parler (anc. franç. je parole, nous parlons), percer (anc. franç. je pertuis, nous pertsons), (ar)raisonner (anc. franç. j'(ar)raisonne, nous arraisnons). Il a dû en être de même pour les verbes accoutrer, arracher, empirer, emprunter : d'après l'étymologie, les formes fortes de ces verbes devaient être : il acouture, il araïet, il empeioret, il empromuet.
L'analogie a dû s'exercer de bonne heure sur ces verbes. Quoi qu'il en soit, elle a pénétré les verbes cités plus haut, qui ont adopté tantôt la forme forte, comme nous raisonnons d'après il raisonne, tantôt la forme faible : il aide d'après nous aidons. Tantôt encore, ils se sont scindés en deux verbes différents : je déjeune, je dîne.
§ 625. -- Du radical au futur et au conditionnel des verbes en ER.
Nous savons que le futur et le conditionnel sont formés de la combinaison de l'infinitif avec le présent ou l'imparfait de habere (§ 605). Or, dans les formes cantare-abeo, cantarabio, cantaraio ; cantare-abebam, cantarabeba, cantaraveva, cantareva, cantarea, l'accent porte sur a dans aio, sur e dans ea. Par suite, l'a de la terminaison de l'infinitif, accentué dans l'infinitif isolé, devient atone contrefinale dans les compositions nouvelles : cantaraio, cantarea. En vertu de la loi connue (§ 335), cet a devient en français un e féminin : je chanterai, je chanterais.
En ancien français, il disparut souvent entre n et r : donrai, et par assimilation dorrai, pour donerai ; menrai, merrai, pour menerai ; entre d et r : demandrai, portrai ; entre r et r : demourrai, jurrai, mesurrai ; après les groupes str, ndr, mbr, nvr, il y avait souvent métathèse de cet e : engenderrai, monsterrai, ouverrai, rememberrai, etc. La langue moderne a unifié tous les futurs et les conditionnels en exigeant partout la forme complète de l'infinitif, bien que cet e ne se prononce guère dans la plupart des cas : on dit bien je montrerai, à cause du groupe de consonnes qui précède l'e, mais on dit : je don'rai, je prirai, je lourai, écrits donnerai, prierai, louerai.
§ 626. -- Du radical au futur et au conditionnel des verbes en IR, OIR, RE.
Dans les verbes en ir non inchoatifs et les verbes en oir, la voyelle de la terminaison de l'infinitif, devenant atone, et n'étant pas un a, devait tomber. De là : acquérir, acquerrai ; mourir, mourrai ; tenir, tiendrai ; venir, viendrai ; avoir, aurai, anc. franç. avrai ; cheoir, cherrai, chedrai ; devoir, devrai ; falloir, faudra ; mouvoir, mouvrai ; recevoir, recevrai ; savoir, saurai, anc. franç. savrai ; valoir, vaudrai ; voir, verrai, anc. franç. vedrai. Pour certains de ces verbes, comme avoir, devoir, recevoir, il y a eu hésitation à cause du groupe de consonnes vr qui a maintenu quelquefois la voyelle de l'infinitif sous la forme d'un e féminin : on trouve, en effet, dans l'ancienne langue les formes averai, deverai, receverai. C'est aussi l'action du groupe de consonnes qui a maintenu l'i de l'infinitif. Cet i est, dans couvrirai, dormirai, mentirai, offrirai, ouvrirai, partirai, servirai, sortirai, souffrirai, vêtirai, etc., quelquefois affaibli en ancien français en un e féminin que la langue actuelle a conservé dans cueillerai, et qui se trouvait aussi au XVIIIe siècle dans tressaillerai.
Dans les verbes en re, la terminaison de l'infinitif étant atone, la formation du futur ne doit présenter aucune des particularités que nous venons de signaler pour les verbes en er, oir, ir ; notons toutefois ici encore, en ancien français, l'action du groupe de consonnes qui a amené les formes assez fréquentes : atenderai, meterai, renderai, venderai, etc. La langue moderne présente partout au futur et au conditionnel la forme de l'infinitif, qu'il y ait ou non un groupe de consonnes.
Enfin, tous les verbes inchoatifs en ir ont maintenu, et dès l'origine de la langue, l'i de l'infinitif, quoique atone. Ce maintien est dû à l'action analogique de l'i qui paraît à toutes les personnes de tous les autres temps. On disait floris, florissoie, florisse, etc. On ne pouvait dire, sous peine de rompre l'harmonie de la conjugaison, florrai. Ceci est conforme aux principes qui ont dirigé le français dans sa refonte de la conjugaison latine.
THÉORIE GÉNÉRALE DE LA CONJUGAISON
I. -- Distinction des conjugaisons.
§ 627. -- La conjugaison latine I ne se confond pas dans le gallo-roman avec les autres.
Le latin possédait quatre conjugaisons, qui se terminaient au présent de l'infinitif en :
I. -are.
II. -ere.
III. -ere.
IV. -ire.
Ce système a été totalement bouleversé dans le passage du latin au français, mais seulement pour les trois dernières. La Ire, en effet, est restée indépendante. Aucun des verbes de formation populaire tirés de verbes latins en are n'a passé dans une autre conjugaison.
§ 628. -- Les conjugaisons latines II, III, IV ne se confondent pas en gallo-roman avec I.
De même les verbes des IIe, IIIe et IVe conjugaisons n'ont point passé dans la Ire, et les exceptions ne sont qu'apparentes : fier vient de *fidare d'après fidum, et non de fidere ; finer est tiré de fin et n'est pas un doublet de finir, anc. franç. fenir, tiré de finire ; grogner a remplacé l'ancien français gronir de grunnire, sous l'influence de grigner ; gronder a remplacé l'ancien français grondir tiré de grundire, sans doute sous l'influence de gronderie, grondeler, où l'i était changé régulièrement en e comme atone ; paver n'est point sorti de pavire, qui eût donné pavir, mais du substantif de l'ancien français pavement ; enfin puer, tousser, ont remplacé postérieurement les formes primitives puir, toussir, de *putire (class. putere), tussire ; mouver existe à côté de mouvoir, mais est un néologisme ; une battée, Une abattée, à côté duquel existe d'ailleurs une battue, est un dérivé irrégulier formé d'après les nombreux dérivés de la Ire conjugaison : une allée, une jonchée, etc. (§ 45).
Ainsi la classe des verbes en are n'a fait en gallo-roman aucune perte, et constitue une classe à part, indépendante des autres. Elle n'a d'ailleurs fait que s'enrichir par l'apport : 1º des verbes à radical germanique en an (§ 6) ; 2º des nouvelles formations en er tirées de substantifs (§ 154).
§ 629. -- Les conjugaisons latines II, III, IV se confondent entre elles en gallo-roman.
Les conjugaisons II, III, IV au lieu de se fixer comme I, se sont, au contraire, confondues entre elles. Cette confusion se constate à l'infinitif, aux présents de l'indicatif et du subjonctif et au parfait défini.
A l'infinitif, si ere devient régulièrement eir, puis oir dans debere, devoir ; habere, avoir ; sedere, seoir ; etc., il passe, par contre, souvent soit à ire, ir, comme dans : florere, fleurir ; gaudere, jouir ; languere, languir ; etc., soit à ere, re, comme dans : lucere, luire ; mordere, mordre ; nocere, nuire ; tondere, tondre ; etc. De même si ere donne régulièrement re dans legere, lire ; mittere, mettre ; vivere, vivre ; etc., il passe à ere, oir, dans cadere, cheoir, choir ; fallere, falloir ; sapere, savoir ; etc., et à ire, ir, dans colligere, cueillir ; fugere, fuir ; etc. Seuls, les verbes en ire, d'ailleurs peu nombreux, ont donné régulièrement des verbes français en ir. Ce passage d'un si grand nombre de verbes de ere à ire ou ere et de verbes en ere à ere ou ire doit faire supposer pour les uns une substitution de suffixes déjà opérée dans le latin populaire, pour les autres une influence analogue exercée en français par d'autres formes du verbe. Il faut séparer de ces verbes ayant passé de ere à ire, les verbes dans lesquels, comme dans jacere gésir, licere loisir (anciennement infinitif), mucere moisir, placere plaisir (anciennement infinitif, remplacé par plaire), tacere taisir (remplacé par taire), etc., l'e latin a abouti en français à un i à cause de la palatale précédente (§ 316).
A l'indicatif présent, une confusion d'un autre genre se produisit : dans un certain nombre de verbes, io de la 1re personne du singulier se réduisit à o : partio, recipio, sentio, devinrent parto, recepo, sento ; iunt de la 3e personne du pluriel se réduisit à unt : *sapunt, *sentunt, pour sapiunt, sentiunt. Aux 1re et 2e personnes du pluriel, comme nous l'avons vu (§ 612), emus, imus, etis, itis, itis se ramenèrent à des formes uniques. Des réductions analogues s'opérèrent au subjonctif ; on aboutit à une terminaison presque unique : am, as, at, etc., au lieu des trois latines : eam, am, iam.
Au parfait, l'existence dans ces trois conjugaisons de formes faibles et de formes fortes sans délimitation nette suivant les conjugaisons était féconde en confusions. Beaucoup de formes fortes furent ramenées à des formes faibles par besoin de donner au parfait une caractéristique déterminée. La terminaison dedit, altération de didit opérée par confusion avec le parfait de do, joua un rôle particulier dans ce commencement d'unification ; non seulement vendidit devint *vendedit, mais les parfaits forts en i à radical terminé par un d ou t reçurent presque tous cette nouvelle terminaison : respondit devint *respondedit, etc. D'autre part, les parfaits en vi furent remplacés par des parfaits en vui. Tous ceux en evi et les parfaits à redoublement disparurent. Il y avait donc déjà une tendance à l'unité, que nous verrons s'accentuer en français, mais en même temps un chaos et un inextricable mélange.
§ 630. -- Création d'une nouvelle conjugaison en IRE dite inchoative.
De ce chaos que nous venons d'exposer est sortie une nouvelle conjugaison, qui devait jouer un rôle très important dans la formation du verbe français.
Le latin possédait des verbes en scere qui ajoutaient à l'idée du radical l'idée d'une action commencée, d'où le nom d'inchoatifs. Le radical pouvait être un verbe simple, un nom ou un adjectif. Les uns étaient en esco : claresco, nigresco, rubesco, etc., les autres en isco : disco, glisco, resipisco, tremisco ; d'autres en asco : inveterasco ; quelques-uns en osco : nosco, cognosco, posco. Or cette formation de verbes en sco, déjà très fréquente dans le latin populaire, si l'on en juge par Plaute, prend un développement considérable dans les derniers temps de l'Empire, et en particulier dans les écrits ecclésiastiques. Un grand nombre de verbes en ere, quelquefois même des verbes en ire ou ere, possédaient une forme parallèle inchoative en escere ou iscere : claresco à côté de clareo, (con)cupisco à côté de cupio, (in)gemisco à côté de gemo, paciscor à côté de pacio, stupeo à côté de stupesco.
Peu à peu, on en vint à préférer, au présent, la forme allongée accentuée sur la terminaison à la forme simple accentuée sur le radical pour ces doubles séries, et, par suite, une foule de verbes en ere, ire, ere furent, par analogie, pourvus de cette terminaison sco et enrichirent la liste déjà longue des verbes qui la possédaient dans le latin classique et dans le latin populaire. Par suite, aussi, de son extension presque illimitée, le suffixe sco perdit bien vite l'idée inchoative qui, d'ailleurs déjà dans le latin classique, si elle avait persisté dans cresco, disco, glisco, nosco, avait disparu dans cognosco, posco.
On comprend donc que cette terminaison ait graduellement pénétré toutes les conjugaisons autres que la conjugaison en are. Le gallo-roman, plus que toute autre langue romane, se l'appropria et en fit un type de conjugaison s'étendant à la grande majorité des verbes en ire, que cet ire fût primitif ou non ; de là isco avec un i ; et ainsi de finire fut tiré *finisco, de florere, devenu florire, fut tiré *florisco. Telle est l'origine de notre conjugaison en ir de finir, où l'ancienne particule inchoative isc, devenue simple caractéristique de verbes, est représentée par la syllabe intercalaire iss.
§ 631. -- Deux conjugaisons vivantes.
Des diverses conjugaisons que le français avait héritées du latin, il n'en a gardé comme conjugaison formatrice qu'une seule, celle en er, qui, avec la nouvelle conjugaison en ir dite inchoative, que nous venons d'étudier, sont les deux seules conjugaisons vivantes. En effet, depuis les origines de la langue, tous les verbes nouveaux, soit créés par dérivation, soit empruntés à des langues étrangères ou à la formation savante gréco-latine, et tous les verbes de création ultérieure possible appartiennent à la conjugaison er ou à la conjugaison ir, sans exception (§ 154).
§ 632. -- Conjugaison morte.
Tous les autres verbes, peu nombreux du reste (80 environ), forment ce qu'on appelle la conjugaison morte. Cette conjugaison comprend quelques verbes en ir non inchoatifs, comme bouillir, partir, sortir, venir, etc. ; des verbes en oir, comme avoir, devoir, recevoir, etc., et des verbes en re, comme rendre, rire, rompre, etc.
II. -- Conjugaisons vivantes en ER et en IR.
§ 633. -- Conjugaison en ER. -- Paradigmes et histoire de ces formes.
MODE INDICATIF
1. -- présent
canto, chant, chante.La 1 sg. présentait en ancien français le radical pur : chant. L'o de la terminaison latine s'était pourtant conservé sous la forme d'un e féminin après certains groupes de consonnes : intro, entre ; opero, uevre ; rememoro, remembre ; nomino, nomme ; semino, sème ; similo, semble ; *cambio, *cambjo, change ; etc. La présence de l'e à la 1 sg. dans ces verbes a introduit peu à peu, par analogie, le même son à la 1 sg. de tous les verbes en er sans exception. Cette influence analogique, qui se manifeste déjà au XIIe siècle, s'est exercée surtout à partir du XIIIe siècle, pour terminer définitivement son œuvre au XVIIe siècle. Par suite, a disparu la différence de forme qui distinguait la 1 sg. des autres personnes dans beaucoup de verbes : j'ain, je lef, je lief, sont devenus j'aime, leve, lieve, d'après tu aimes, leves (laves), lieves (lèves), etc. Les formes qui subirent les dernières cette influence sont les formes à radical terminé par une voyelle : je confi, je pri, etc., qu'au XVIe siècle on faisait suivre d'une apostrophe pour marquer la prétendue chute de l'e.
L's finale de chantes n'est tombée dans la prononciation qu'à partir du XVIe siècle ; aussi la supprime-t-on quelquefois à cette époque dans l'écriture.
Le t de chantet est tombé au commencement du XIIe siècle, et l'e est devenu muet à la fin du XVIe.
Sur ons, ez, voir §§ 612, 613.
Sur ent, voir § 613 bis.
Ainsi, par une série d'altérations phonétiques, 1, 2 et 3 sg. et 3 pl. se fondent aujourd'hui dans une même prononciation chant'.
2. -- imparfait
lat. class. | lat. pop. | VIIIe-XIe s. |
cantabam, | cantava, | chantoe. |
cantabas, | cantavas, | chantoes. |
cantabat, | cantavat, | chantot. |
(chantiiens.) | ||
(chantiiez.) | ||
cantabant, | cantavant, | chantoent. |
Au XIIe siècle, les désinences oe, oes, ot, oent deviennent oue, oues, out, ouent, puis, par analogie avec l'imparfait des autres conjugaisons, eie, eies, eit, eient, qui, à la fin du même siècle, aboutissent à oie, oies, etc. (§ 309). Oie de chantoie devient monosyllabe au XVIe siècle, et chantoi prend l's finale de la 2 sg., d'abord seulement devant un mot commençant par une voyelle, puis dans tous les cas au XVIIe siècle.
Quant aux 1 et 2 pl., elles ont été à l'origine iiens, iiez, venant non de avamus, avatis, maisde ebamus, ebatis (§ 639).
3. -- parfait
lat. class. | lat. pop. | |
cantavi, | cantai, | chantai. |
cantavisti, | cantasti, | chantas. |
cantavit, | cantat, | chantat, chanta. |
cantavimus, | cantammus, | chantames, chantasmes, chantâmes. |
cantavistis, | cantastis, | chantastes, chantâtes. |
cantaverunt, | cantarunt, | chantèrent. |
La chute du v dans cantavi a produit chantai, où ai suivit les destinées de la diphtongue ai (§ 296). De même, à la 3 sg., ce qui prouve la chute très ancienne du v, c'est la forme française chantat, qui eût été, sans cette chute, *chantaut, *chantot ; quant à l'a final de cantat, s'il n'est pas devenu é comme dans le participe cantatum, français chantet, c'est que, sans doute, il était dans une finale accentuée, et, par suite, a subsisté. Le t de chantat s'est amuï à la fin du XIIe siècle.
La 3 pl. est étymologiquement chantèrent ; toutefois la forme analogique chantarent se trouve dans certains dialectes et n'a pas été inconnue du français littéraire aux XVe et XVIe siècles.
Chantames a été changé en chantasmes, chantâmes, sous l'influence de chantastes, chantâtes (§ 612).
Enfin le français n'a jamais connu pour la 2 sg. chantast, forme correspondante à cantasti ; le t était tombé avant le IXe siècle, sous l'influence prépondérante de l's, déjà sentie comme caractéristique de la 2 sg.
MODE IMPÉRATIF
présent
canta, chante.
Les 1 et 2 pl. chantons, chantez sont prises à l'indicatif présent. La 2 pl. latine cantate n'aurait pu donner que chantet, chanté, formes trop faciles à confondre avec le participe passé.
MODE SUBJONCTIF
1. -- présent
cantem, | chant. |
cantes, | chanz. |
cantet, | chant. |
(chantons.) | |
cantetis, | chanteiz. |
cantent, | chantent. |
Chant, chanz, chant, sont devenus, dans la seconde partie du XIIIe siècle, chante, chantes, chante, sous l'influence des subjonctifs de la Ire conjugaison où la finale a été conservée parce que le radical se terminait par un groupe de consonnes difficile à prononcer : que j'entre, tu entres, il entre. Un reste des anciennes formes nous est donné par l'expression archaïque Dieu te gard.
A la 1 pl. emus aurait dû donner eins, comme etis a donné régulièrement eiz. Au lieu de chanteins, on a ordinairement en ancien français chantons, emprunté à la 1 pl. de l'indicatif présent, et aussi, mais plus rarement, iiens, tiré du latin eamus, iamus. A partir du XIVe siècle, soit par une fusion de ces deux formes, soit plus vraisemblablement par l'analogie des verbes en ir, apparaît la forme actuelle ions, qui s'impose définitivement au XVIe siècle. A la même époque eiz, à côté duquel existait d'ailleurs iiez, correspondant à iions, a cédé la place à iez.
Sur chant-ent, voir § 613 bis.
2. -- imparfait
cantassem, | chantasse. |
cantasses, | chantasses. |
cantasset, | chantast, chantât. |
(chantissons.) | |
(chantisseiz, chantissez.) | |
cantassent, | chantassent. |
Aux 1 et 2 sg. assem, asses devaient donner chantas, ce qui eût amené une confusion avec la 2 sg. du parfait de l'indicatif, chantas de cantavsti, et en outre n'eût permis de distinguer d'une façon précise ni le temps ni la personne. La finale latine e a donc été gardée pour conserver à ce temps sa physionomie propre.
A la 1 pl., issons nous présente le radical de la conjugaison en ir introduit, dès l'origine de la langue, dans ce temps à la place de l'a étymologique avec la terminaison de la 1 pl. du subjonctif présent. Ce n'est qu'au XVIe siècle que issons, devenu déjà issiiens, issions, sous l'influence de iiens, ions du subjonctif présent, a cédé la place à assions par retour à la forme latine et aussi par tendance à donner au temps une caractéristique uniforme.
A la 2 pl., isseiz terminaison étymologique comme eiz du présent et issez formé d'après issons ont passé à issiez d'après issions, et issiez a cédé la place, au XVIe siècle, à assiez, comme issions l'avait cédée à assions.
INFINITIF ET PARTICIPE
présent. | cantare, | chanter. |
part. prés. | cantantem, | chantant. |
gérondif. | cantando, | chantant. |
part. passé. | cantatum, | chantet, chanté. |
§ 634. -- Des verbes terminés anciennement en IER.
Certains verbes de l'ancien français, sous l'influence d'une palatale précédente (§ 297), avaient changé, non en é, mais en ié, l'a latin de l'infinitif présent, du participe passé, de la 2 pl. des présents de l'indicatif, de l'impératif et du subjontif et de la 3 pl. du parfait indicatif : changier, cerchier, aidier, cuidier, nagier, traitier, emerveillier, enseigner, etc. Ainsi l'on disait : changié, vous changiez, que vous changiez ; vous aidiez, que vous aidiez ; changièrent, aidièrent ; etc. Entre le XIVe siècle et le XVIe, l'i a été résorbé, ié est devenu é : l'unité de la forme triomphe partout (§ 307).
Les dialectes du Nord et de l'Est, loin de suivre la marche simplificatrice du français, poussèrent les faits à leurs conséquences extrêmes. Ils réduisirent ié à i, et cette modification phonétique fit passer en apparence à la IIe conjugaison un grand nombre de verbes de la Ire. L'infinitif, le participe passé, la 3 pl. parfait, la 2 pl. des trois présents ayant désormais i, des temps entiers reçurent cette flexion. Ainsi, le verbe mangier devint mangir et se conjugua au parfait : je mangi, tu mangis, il mangi, nous mangimes, vous mangites, ils mangirent. Cette confusion semble avoir atteint le français propre dans quelques verbes en cier, comme accourcier, enforcier, estrecier, qui sont devenus, à une époque relativement récente, accourcir, enforcir, étrécir ; toutefois ces verbes ont pu subir l'influence d'autres verbes qui, comme éclaircir, noircir, etc., ont toujours appartenu à la conjugaison en ir.
§ 635. -- Verbes du type MENER.
Nous avons vu (§§ 616-624) que la langue, dans la refonte de la conjugaison, s'est efforcée de ramener toutes les formes du verbe à un type unique de radical emprunté tantôt aux formes fortes, tantôt aux formes faibles. Cette refonte n'a pu qu'être partielle pour les verbes ayant comme voyelle accentuée du radical un e libre qui, aux formes fortes, devait donner ié ou ei, oi, mais aux formes faibles a toujours été et reste encore un e féminin. La langue populaire, allant jusqu'aux dernières limites de l'assimilation, peut bien conjuguer : je mène, tu mènes, nous mènons, vous mènez ; mais la langue littéraire a conservé le sentiment de l'ancienne alternance des radicaux accentués et des radicaux atones, et à l'ancienne conjugaison je meine (de mino), nous menons, elle en a substitué une autre qui ne s'en distingue que par le changement phonétique de la voyelle accentuée du radical, mais a respecté la qualité de la voyelle devenant atone dans les formes faibles : je mène, tu mènes, nous menons. Tel est le cas pour les composés de mener, et aussi pour achever, halener, grever, lever, mener, peser, semer, etc. Seul le verbe peiner, que l'on doit ranger dans la même classe, puisque ei a le son de è, a ramené et pour l'orthographe et pour la prononciation les formes faibles aux formes fortes. Il a pu y avoir aussi hésitation pour les autres verbes et tendance à l'unification : ainsi le Dictionnaire de Richelet donne haleiner pour halener.
Au futur de ces verbes, l'e du radical, quoique atone, n'est point passé à l'e féminin, à cause du groupe de consonnes qu'aurait amené cette transformation ; menerai aurait en effet abouti à m'n'rai, peserai à p's'rai, etc. L'e a par suite pris un son analogue à e de je mène, mais moins ouvert, en qualité d'e frappé de l'accent binaire : je mène, je ménerai ; je pèse, je péserai, écrits à tort je mènerai, je pèserai, par unification d'orthographe.
§ 636. -- Verbes en ELER, ETER.
La même alternance de formes fortes et de formes faibles s'est conservée pour les verbes en eler, eter (22) ; mais ici la langue, au lieu d'adopter un système unique de graphie pour marquer la qualité d'è de la voyelle accentuée du radical, a hésité entre deux systèmes : l'un, le plus ancien, consistant à doubler la consonne après l'e : c'est le cas pour amonceler, appeler, atteler, carreler, chanceler, ciseler, ensorceler, épeler, étinceler, ficeler, niveler, etc., cacheter, crocheter, épousseter, jeter, souffleter, etc. ; l'autre, plus récent, qui consiste à marquer la voyelle d'un accent grave : c'est le cas pour acheter, becqueter, bourreler, celer (23), colleter, geler, harceler, marteler, modeler, peler. C'est là une réforme qui s'impose à l'Académie d'unifier l'orthographe de ces deux séries de verbes qui présentent le même phénomène d'alternance.
Pour la même raison que pour les verbes du type mener, c'est-à-dire à cause de la présence d'un groupe de consonnes, les futurs des verbes en eler, en eter, ont, comme voyelle du radical, un è moins ouvert que celui du présent.
§ 637. -- Verbes du type CÉDER, ESPÉRER.
Dans les verbes comme abréger, céder, espérer, protéger, assiéger, empiécer, rapiécer, empiéger, révéler, répéter, l'e du radical des formes faibles, au lieu d'être un e féminin, comme dans les verbes qui précèdent, est un é. Cela tient à ce qu'un e féminin ne pouvait être prononcé à cause des groupes de consonnes brg, cd, spr, etc. Ici encore la langue, au lieu de ramener toutes les formes à un type unique et de conjuguer : je cède, nous cèdons, a conservé l'alternance des radicaux forts et des radicaux faibles par une différence particulière de qualité pour la voyelle e : je cède, nous cédons. Cette alternance est même visible au futur, où, le radical étant atone, on a : je céderai, et non je cèderai. Mais cet é au futur est moins fermé évidemment que celui du présent de l'indicatif ; il s'agit ici de l'e demi-ouvert, demi-fermé, tel que dans maison (§ 285 bis).
§ 638. -- Verbes irréguliers.
ENVOYER. -- Ce verbe fait au futur et au conditionnel enverrai, enverrais, au lieu de envoierai, envoierais, encore usités au XVIIe siècle. *Inviarabio devait donner étymologiquement enveerai ; au lieu de cette forme, on a en ancien français enveierai formé sur le substantif veie, d'où plus tard, et jusqu'au XVIIe siècle, envoierai. Enverrai n'apparaît dans le français proprement dit qu'au XIVe siècle. Bien que cette forme ait existé en anglo-normand et y paraisse dérivée directement de la forme étymologique enveerai, il n'est guère probable qu'elle ait passé de là sur le continent. On doit plutôt supposer que enverrai est la contraction de enveierai.
ALLER. -- Ce verbe est formé de trois verbes différents : ire, de même signification, qui a donné le futur et le conditionnel : j'irai, j'irais ; vadere, de même signification, qui a donné les 1, 2, 3 sg. et la 3 pl. du présent indicatif : je vais (anc. franç. vois) ou je vas, tu vas, il va(t), ils vont ; enfin un verbe d'origine obscure, qui est en italien andare, en espagnol et portugais andar, en provençal anar, en français aler, aller. Ce dernier verbe donne les trois temps de l'infinitif aller, allant, allé ; les 1 et 2 pl. du présent de l'indicatif, allons, allez ; le pluriel de l'impératif, allons, allez ; tout l'imparfait de l'indicatif, allais, etc. ; tout le parfait défini, allai, etc. ; tout le subjonctif avec des formes irrégulières au présent, aille, ailles, aille, aillent ; allions, alliez ; allasse ; etc.
§ 639. -- Conjugaison en IR. -- Paradigmes et histoire de ces formes.
Avant de commencer l'étude des paradigmes et l'histoire de leurs formes, il est bon de présenter deux observations :
1º La particule isc avait été changée par la prononciation de la Gaule du Nord en ics ; de là la forme is, ou iss propre au français. (Cf. l'ital. punisco.) Cette s est une s forte ; aussi se double-t-elle devant une voyelle : nous finissons ; devant une consonne, au contraire, elle s'amuït : finist, dérivé de finiscit, devient finit ; de même tu finis, de finiscis, est pour finiss.
2º Un trait particulier au français, comme aussi à une grande partie du domaine provencal, est l'extension de la particule iss aux 1 et 2 pl., c'est-à-dire aux formes faibles des présents ; alors que l'italien dit punisco, punisci, punisce, puniscono, mais puniamo, punite, le français dit punis, punis, puni(s)t, punissent, et aussi punissons, punissez. De même, en français l'imparfait de l'indicatif, bien que les formes de ce temps soient faibles, a été pourvu de cette particule à toutes les personnes. En somme, de cette particule destinée originairement dans le gallo-roman à donner aux formes fortes trop variées une terminaison commune de formes faibles, le français a fait la caractéristique d'un type particulier de conjugaison.
MODE INDICATIF
1. -- présent
finisco, | finis. |
finiscis, | finis. |
finiscit, | finist, finit. |
(finissons.) | |
(finissez.) | |
finiscunt, | finissent. |
Rien à remarquer sur ce temps, sinon l'inconséquence de l'orthographe moderne qui marque la chute de l's dans gîte, nôtre, par un accent circonflexe, et écrit finit, quoique la forme primitive soit finist.
2. -- imparfait
gallo-roman
finiscebam, | finisseie. |
finiscebas, | finisseies. |
finiscebat, | finisseit, eit. |
finiscebamus, | finissiiens. |
finiscebatis, | finissiiez. |
finiscebant, | finisseient. |
Sur ei des 1, 2, 3 sg., et 3 pl. devenu oi, voir § 309. L'e des 1, 2 sg., à partir de la fin du XIVe siècle, n'a plus fait qu'une syllabe avec oi qui précède ; au XVIe siècle il a disparu ; au XIIIe siècle, la 1 sg., d'après la 2, commence à prendre une s, mais seulement devant les mots commençant par une voyelle. Iiens est devenu iions sous l'influence de ons du présent. Iions, iiez ; sont devenus ions, iez, longtemps dissyllabes en français d'après leur étymologie ebamus, ebatis, eamus, eatis.
3. -- parfait
finii, | fini. |
finisti, | finis. |
finit, | finit. |
finimus, | finimes. |
finistis, | finistes. |
finirunt, | finirent. |
Ce n'est qu'au XVIIe siècle que la 1 sg. prit une s. Sur îmes au lieu de imes, voir § 633, 3, ce qui a été dit sur chantâmes.
MODE IMPERATIF
présent
finisce, | finis. |
(finissons.) | |
(finissez.) |
Le pluriel est emprunté au présent de l'indicatif.
MODE SUBJONCTIF
1. -- présent
finisse.
finisses.
finisset, fin-iss-e.
finissons.
finissez.
finissent.
Aucune forme n'est rigoureusement étymologique. D'après le type finiscam, etc., on devrait avoir en français ische, etc. Le subjonctif présent s'est modelé dès l'origine sur l'indicatif présent ; finissons, finissez, ont été définitivement remplacés au XVIe siècle par finissions, finissiez.
2. -- imparfait
finissem, | finisse. |
finisses, | finisses. |
finisset, | finist, ît. |
finissons. | |
finissetis, | finissiez, finissez. |
finissent, | finissent. |
Toutes ces formes sont étymologiques, sauf issons ; issemus aurait dû donner isseins. Au XVIe siècle, issons et issez ont cédé la place à issions, issiez.
MODE INFINITIF
présent. | finire, | finir. |
part. prés. | finiscentem, | finissant. |
gérondif. | finiscendo, | finissant. |
part. passé. | finitum, | finit, fini. |
§ 640. -- Verbes irréguliers.
BÉNIR. -- Ce verbe avait pour participe passé en ancien français beneoit de benedictum ; la langue a de bonne heure créé béni tiré directement de l'infinitif bénir, et plus tard bénit, combinaison de benoit et de béni, qui s'emploie dans la langue actuelle surtout comme adjectif.
FLEURIR. -- Ce verbe, dérivé de fleur, a remplacé l'ancien verbe français florir, flourir. Au sens de " prospérer ", l'imparfait et le participe présent ont repris l'o du latin florere par réaction étymologique : je florissais, florissant.
§ 641. -- Verbes à demi inchoatifs.
La conjugaison inchoative en ir ne s'est pas formée définitivement dès les premiers temps de la langue. Sans doute, la particule iss s'impose, dans la langue actuelle, à tout verbe nouveau formé en ir ; mais en ancien français il y a eu souvent hésitation pour les verbes d'origine latine ou germanique en ir, et un certain nombre de verbes ne sont entrés décidément dans la classe de finir qu'assez tard dans l'histoire de la langue : c'est le cas, par exemple, pour bénir, maudire (anc. franç. maleir), (en)gloutir, guerpir, emplir, nourrir, mugir, resplendir, etc. D'autres, comme férir et tressaillir, n'ont pas changé de classe, bien qu'au XVIe siècle on trouve il ferit, et au XVIIe je tressaillis. De même encore des simples, comme partir, sortir, ont gardé leur ancienne conjugaison, alors que leurs composés ont pu prendre la forme inchoative : il répartissait, il ressortissait (à côté de ressortait, qui a un autre sens). Deux verbes de la langue actuelle présentent, l'un une série de formes non inchoatives à côté d'une série de formes inchoatives, l'autre une tendance à passer à la conjugaison inchoative. Ce sont haïr et vêtir.
HAÏR. -- On trouve, sans doute, de fort bonne heure les formes haïssant, haïssez, haïssent. Mais l'ancienne langue a, en général, préféré les formes non inchoatives : indic. prés. je haz ou je hé, tu hes, il het (auj. je hais, tu hais, il hait), nous haons ou hayons, vous haez ou hayez, ils heent ou hayent ; imparf. je haoie, etc. ; subj. prés. que je hé ou hace, etc. ; part. prés. haant. Peu à peu ce verbe est devenu inchoatif à toutes ses formes sauf aux 1, 2, 3 sg. de l'indicatif présent. Au XVIIe siècle encore, Vaugelas signale, en les critiqnant, les formes non inchoatives hayons, hayez, haient.
VÊTIR. -- Lamartine, à côté de je vêts, a dit jevêtissais. Bossuet, plus complètement, avait dit au présent, d'après finir : je vêtis, nous vêtissons.
III. -- Conjugaison morte.
§ 642. -- De la conjugaison morte.
La conjugaison morte contient un nombre limité de verbes qui, au lieu de s'accroître, a toujours été diminuant ; quelques-uns ont totalement disparu : d'autres ont passé dans les conjugaisons vivantes.
Ces verbes sont terminés en ir, oir, re.
Ils vont être étudiés d'abord dans les traits communs qu'ils présentent aux trois présents, au parfait défini et à l'imparfait du subjonctif, et au participe passé. Puis nous examinerons en détail les formes de chacun d'eux.
§ 643. -- Les trois présents.
I. Indicatif présent. -- Au point de vue du radical, la langue a conservé pour un grand nombre de ces verbes l'alternance des formes faibles et des formes fortes que nous avons déjà étudiée (§§ 615 sq.) : tenir, je tiens, nous tenons ; vouloir, je veux, nous voulons ; boire, je bois, nous buvons ; etc.
Au point de vue de la terminaison, depuis le XVIe siècle, ces verbes se divisent en deux catégories : la première, la plus considérable, comprend ceux qui ont la 1re personne terminée par une s. Cette s n'est pas étymologique, elle est analogique (§ 609). Ainsi, pour la 1re personne du présent de l'indicatif des verbes de la conjugaison morte, qui d'après l'étymologie pouvaient présenter une forme différente de celle des autres personnes, il y a eu deux transformations : des formes comme escrif de scribo, faz de facio, rit de *rido, ving de venio, muir de *murio, etc., ont d'abord modelé leur radical sur celui des autres formes fortes : escri, fai, ri, vien, meur, d'après escris, escrit ; fais, fait ; ris, rit ; viens, vient ; meurs, meurt (24). Puis, sous l'influence des verbes inchoatifs en ir et aussi par besoin de donner une terminaison caractéristique à la 1re personne, on ajouta une s. Ainsi s'est établi pour la plupart des verbes en ir, oir, re, un type de terminaisons au présent de l'indicatif qui est le même, en apparence, que celui de la conjugaison de finir, mais où le point de départ pour l's de la 1re personne est différent : dans finis, s représente étymologiquement sc, cs de sco ; dans écris, ris, viens, etc., il est adventice et d'une introduction récente dans la langue.
La seconde classe, au contraire, nous présente une analogie pour les terminaisons du présent de l'indicatif avec celles de chanter : couvrir, je couvre, tu couvres, il couvre. Cette analogie provient de ce que dans couvrir, et aussi dans offrir, ouvrir, souffrir, etc., le radical était terminé par un groupe de consonnes difficile à prononcer ; d'où, par suite, l'introduction de cet e aux 1, 2, 3 sg. A ces verbes il faut ajouter certains verbes en llir, qui, pour la plupart, et de bonne heure, ont pris les terminaisons de couvrir : cueil, cuelz, cuelt, sont devenus cueille, cueilles, cueille. Pour d'autres, c'est la 1re personne qui s'est modelée sur les 2, 3 : je boil est devenu je bol d'après tu bols, d'où la conjugaison actuelle je bous, tu bous, etc. Dans la langue actuelle, il défaille à côté de il faut nous montre la même hésitation qui existait dans l'ancienne langue entre je sail, tu sals (saus), il sault (saut), et je saille, tu sailles, il saille, d'où notre verbe j'assaille, tu assailles, etc.
II. Impératif présent. -- La 2 sg. de l'impératif présent de la conjugaison morte a la même histoire que la 1 sg. de l'indicatif présent. Nous avons d'une part d'abord croi, reçoi, rent, etc., puis crois, reçois, rends, d'après finis ; d'autre part, nous avons assaille, couvre, cueille, offre, à côté de bous.
III. Subjonctif présent. -- Les 1, 2, 3 sg. et la 3 pl. reproduisent les terminaisons latines am, as, at, ant, qui devaient donner e, es, e(t), ent. Nous avons vu (§ 639) que ains qu'aurait dû donner amus à la 1 pl. avait été, dès l'origine, remplacé par ons emprunté au présent de l'indicatif, et en outre que ons, ez dans que nous couvrons, que vous couvrez, avait commencé à être remplacé par ions, iez dans la première moitié du XIIIe siècle pour lui céder complètement la place à la fin du XVIe. Quant à iamus, iatis (eamus, eatis), ils donnèrent d'abord iens, iez qui, sous l'influence de ons, ez, devinrent ions, iez, et finirent par triompher partout.
§ 644. -- Parfait de l'indicatif et imparfait du subjonctif.
I. Parfait de l'indicatif. -- Les parfaits des verbes de la conjugaison morte se divisent, d'après leur étymologie, en deux classes : des parfaits faibles et des parfaits forts.
Parmi les parfaits faibles, il faut d'abord considérer ceux des verbes en ir qui, en latin, avaient déjà leur parfait faible en ivi, ii, et qui, par conséquent, conjuguent ce temps en français comme celui de finir ; j'ouïs, je parti(s), de audivi, partivi, etc. A ces verbes il faut en joindre un certain nombre qui, comme offrir, ouvrir, souffrir, coudre, vaincre, ont échangé le parfait fort latin en ui ou en i contre un parfait faible en ivi ; de là : j'offris, j'ouvris, je souffris, je cousis, je vainquis. La conjugaison de ces parfaits était déjà en ancien français telle qu'elle est dans la langue actuelle ; c'est celle de je finis.
Une autre classe de parfaits faibles en i est celle dont nous avons déjà parlé (§ 629), qui se terminait en latin en dedi, altération de didi. Cette terminaison s'étendit en latin populaire à d'autres verbes que ceux qui la possédaient en latin classique, notamment aux verbes à radical terminé par une dentale, comme ceux en ndre, rdre, ttre, et par analogie à bénir, rompre, vivre. Ce parfait se conjuguait à l'origine comme il suit : vendi, vendis, vendiet, vendimes, vendistes, vendierent. Les formes en ié se maintinrent jusqu'au XIIIe siècle, où elles firent place aux formes en i, et ainsi ce parfait en i d'origine spéciale fut assimilé au parfait en i de je finis, je partis.
Telle est la double origine d'une certaine partie de nos parfaits en is ; ceux-ci ont été, dès les premiers temps de la langue, des parfaits faibles.
L'autre partie, moins considérable peut-être, des parfaits actuels en is provient, au contraire, de parfaits originairement forts en français et dérivant de parfaits forts en latin comme di(s) de dixi, fi(s) de feci, mis de misi, pri(s) de *presi, qui(s) de *quesi, ri(s) de risi, etc. Ces parfaits se conjuguaient ainsi : mis, mesis, mist, mesimes, mesistes, mistrent. La 3 pl. perdit son t et fut ramenée à mirent, sur le modèle de finis, finirent. Quant à mesis, mesimes, mesistes, ils perdirent leur s médiale de fort bonne heure, et, au XIIIe siècle, l'e atone devenant muet, on eut mis, mismes, mistes, au lieu de meïs, meïsmes, meïstes, c'est-à-dire l'unification des formes et, par suite, une nouvelle série de parfaits en is, qui n'est, comme on le voit, analogue qu'en apparence à celle de j'écrivis, je partis, j'offris.
Cette catégorie de parfaits en is du type je mis était plus importante en ancien français que dans la langue actuelle ; un certain nombre, en effet, des parfaits qu'elle contenait et issus directement du latin a fait place à d'autres parfaits faibles en is formés d'après le radical du participe présent : ainsi, je conduis, destruis, escris, joins, mors, plains, tors, etc., ont été remplacés par conduisis, destruisis, écrivis, joignis, mordis, plaignis, tordis, d'après destruisant, etc., lesquels sont venus grossir le nombre des participes faibles en is du type je finis, je partis.
Il nous reste à parler d'une dernière classe de parfaits en français, celle en u(s). Elle aussi comprenait à l'origine des participes forts tirés de parfaits latins en ui. Cette terminaison ui, affectée en latin aux verbes en uo et à un certain nombre d'autres verbes, s'étendit considérablement en latin populaire et en roman et remplaça beaucoup de parfaits en i : c'est ainsi qu'on eut *bibui, *cadui, *cognovui, *credui, *crevui, *legui, *movui, *plovuit, recepui, pour bibi, cecidi, cognovi, credidi, crevi, legi, movi, pluit, recepi, etc. De là notre parfait en u(s) qui se conjuguait d'abord ainsi : je dui, tu deüs, il dut, nous deümes, vous deüstes, ils durent. Dans certains verbes même, la voyelle n'était point la même aux formes fortes et aux formes faibles : avoir : j'oi, tu eüs ; pouvoir : poi, peüs ; savoir : soi, seüs ; taire : toi, teüs. Enfin, vouloir faisait : voil, volis (plus souvent volsis), volt, volimes, volistes (plus souvent volsimes, volsistes), voldrent (25). On comprend qu'en face de cette variété, la langue ait cherché à établir l'unité. Sauf dans voil, volsis, c'est la 3 sg. et la 3 pl. qui ont ramené toutes les autres formes à elles, et ainsi l'on eut je dus, tu dus, nous dûmes, etc. ; j'eus, tu eus, nous eûmes, au lieu de je dui, nous deümes, j'oi, nous eümes, etc. Voil, volsis, lui aussi, fut ramené à l'unité, mais devint un véritable parfait faible : voulus ; de même que pour vouloir, cette terminaison us a été ajoutée à certains verbes, mais sans faire partie du radical : courus, mourus, valus.
II. Imparfait du subjonctif. -- L'imparfait du subjonctif a suivi les destinées du parfait de l'indicatif : aux parfaits en is correspondent les imparfaits en isse, aux parfaits en ui ou oi, franç. mod. us, correspondent les imparfaits en usse.
§ 645. -- Participe passé.
Le latin, pour les participes passés comme pour les parfaits de l'indicatif des verbes de la conjugaison morte, possédait des formes fortes et des formes faibles.
1. -- Les formes fortes étaient terminées en tus, ou en sus, ou en stus, ou en itus. Un certain nombre de ces participes ont subsisté en français soit dans l'emploi de participes, comme couvert de copertum, dit de dictum, fait de factum, né de natum, plaint de planctum, etc. ; soit sous la forme de substantifs comme attente de attenta, boite de bibita, cueillette de collecta, dette de debita, élite de *exlecta, fuite de *fugita, etc. ; d'autres enfin comme adjectifs, tels que étroit de strictum, rais de rasum, etc.
2. -- Les formes faibles étaient terminées en etus, itus, utus. Etus a disparu. Itus n'a guère subsisté que dans quelques verbes en ir non inchoatifs, comme bouillir, faillir, partir, repentir, saillir, sentir, servir. Quant à utus, bien qu'assez peu fréquent en latin, il s'est considérablement étendu, au point de devenir la caractéristique des participes passés de la conjugaison morte.
Cette terminaison utus, franç. u, a d'abord absorbé un très grand nombre de participes forts de l'ancien français qui ont ou disparu ou passé à l'état de substantifs : comparez défendu, perdu, rendu, répondu, vendu, à défense, perte, rente, réponse, vente, aujourd'hui substantifs, anciennement féminins de participes passés.
En outre, elle s'est imposée à un grand nombre de verbes d'après leur parfait soit latin, soit roman en ui, et a ainsi remplacé des participes forts du latin : bu, chu, connu, cru, crû, dû, eu, plu (de plaire), plu (de pleuvoir), su, tenu, tu, anciennement beü, cheü, conneü, etc. De là, par analogie, u s'est ajouté au radical d'autres verbes comme couru, pendu, etc.
Enfin elle a remplacé i dans certains verbes en ir : l'ancien français disait : consentu, repentu ; féru, vêtu, sont pour féri, vêti, et la langue populaire dit volontiers bouillu, mouru, sentu.
Remarquons, pour terminer, l'influence exercée par cette terminaison u qui a fait tomber l's étymologique de certains participes forts : ainsi dans exclu comparé à inclus, perclus, reclus.
§ 646. -- Verbes en IR.
BOUILLIR, lat. bullire. Au prés. de l'ind. en anc. franç. il était déjà : bol, bols, bolt, d'après *bullo (class. bullio), bullis, bullit ; l'l mouillée, au contraire, apparaissait aux 1, 2, 3 pl. bouillons, bouillez, bouillent, alors qu'on aurait dû avoir, d'après les 1, 2, 3 sg., boutons, boulez, boulent. Le subjonctif a eu partout l'l mouillée. Rien à remarquer sur les autres temps : pour le parfait et le participe passé, voir §§ 644, 645 ; pour le futur, voir § 626.
COURIR, anciennement courre de *curere (class. currere). Sur le futur, voir § 626 ; sur le parfait et le participe passé, voir §§ 644, 645.
COUVRIR, de *coperire, pour cooperire, a unifié au présent les anciennes formes cuevre, cuevres, cuevret, cuevrent, à couvrons, couvrez. Ce verbe a gardé son participe fort : couvert.
CUEILLIR, anciennement cueudre, de *colgere, pour colligere, faisait au prés. ind. cueil, cuels, cuelt, cueillons, cueillez, cueillent ; les 1, 2, 3 pl. ont réagi sur les 1, 2, 3 sg. Le subjonctif montre partout l mouillée. Sur le futur, voir § 626, et sur le parfait défini et le participe passé, voir §§ 644, 645.
DORMIR, de dormire, a, dès l'origine, perdu l'm aux 1, 2, 3 sg. du présent : dor(s) (*dormo), dors, dort. Pour le futur, voir § 626.
FAILLIR, de *fallire, a d'abord fait au présent fail, puis, d'après la 2 sg., fal, fals, falt ; l'l mouillée, au contraire, a prévalu aux 1, 2, 3 pl. faillons, faillez, faillent. Nous disons encore il faut, au bout de l'aune faut le drap ; mais défaillir a adopté l'l mouillée à toutes les personnes. Au futur, à côté de je faudrai et défaudrai, seuls futurs autorisés par l'Académie, la langue courante a introduit je faillirai, je défaillirai ; un autre futur est même en voie de formation : je défaillerai.
FÉRIR est actuellement défectif, usité seulement à l'infinitif et au participe faible féru employé adjectivement.
FUIR, de *fugire (class. fugere), où l'hiatus ancien füir a disparu, mais seulement depuis le XVIIe siècle, a conservé l'i au futur (§ 626).
GÉSIR, de jacere, est défectif et n'est plus employé que dans ci-gît, gisant et l'imparfait je gisais.
ISSIR, de exire, est défectif et n'est plus usité qu'au participe présent issant et au participe passé issu.
MENTIR, de *mentire (class. mentiri), n'offre rien de remarquable que son futur (§ 626).
MOURIR, de *morire (class. mori). Pour les présents, voir § 619 ; pour le futur, voir § 626 ; pour le parfait, voir § 644 ; il a gardé son participe fort : mort.
OUÏR, de audire, n'est plus usité qu'à l'infinitif et aux temps composés ; il se conjuguait au prés. indic. : oi, oz, plus tard ot (plus tard ois, oient), oons, oez, et oent ou oient ; impér. prés. oie, oyons, oyez (encore au XVIIe siècle) ; subj. prés. oie, oions, etc. ; parf. j'oïs, plus tard j'ouïs, part. prés. oyant.
OUVRIR, de operire, présente les mêmes particularités que couvrir.
PARTIR n'offre rien de remarquable que ses composés départir et répartir qui sont inchoatifs (§ 641).
QUERIR, anciennement querre de quaerere, a conservé l'alternance des formes fortes et des formes faibles aux 3 présents (§ 618). Il en a été de même dans ses composés. Il a conservé son participe fort quis.
SAILLIR, de salire, se conjuguait régulièrement au prés. ind. : sail, sals, salt, salons, salez, saillent ; l'l mouillée a prévalu d'assez bonne heure à toutes les personnes ; sur le présent tressaillis, voir § 643 ; sur les futurs tressaillerai et tressaillirai, voir § 626.
SENTIR, de sentire. Sur son futur, voir § 626. Sur son parfait, voir § 644. Sur son participe passé, voir § 645.
SERVIR et son composé desservir n'offrent rien de remarquable.
SORTIR n'offre de remarquable que ses composés assortir, ressortir, qui, le premier absolument, le second dans le sens de " être du ressort de ", sont inchoatifs (§ 641).
SOUFFRIR présente les mêmes particularités que couvrir et offrir.
TENIR, de *tenire pour tenere. Sur le présent, voir § 618. Sur son futur, voir § 626. Sur son parfait, voir § 644. Sur son participe passé, voir § 645.
TRANSIR, de transire, est un verbe savant qui ne s'emploie qu'à la 3 sg. de l'ind. prés. et du parfait indéf : transit, a transi, et au participe passé transi.
VENIR, de venire. Sur son présent, voir § 618. Sur son futur, voir § 626. Sur son parfait, voir § 644. Sur son participe passé, voir § 645.
VÊTIR. Sur ce verbe, voir § 641.
§ 647. -- Verbes en OIR.
AVOIR. Sur ai de habeo, voir §§ 296, 356 2º. Sur as, at, de habes, habet, voir § 295. Sur ont, voir § 613 bis. Le futur avrai s'est changé en aurai sans doute sous l'influence du provençal aurai. Sur son parfait, voir § 644.
CEVOIR, dans apercevoir, décevoir, etc., était en ancien français ceivre, de cipere, qui s'est changé en cevoir sous l'influence d'infinitifs comme devoir, savoir. La 1 sg. prés. ind., terminée primitivement en ceif, çoif, a pris la forme analogique çoi, çois. Sur son par fait, voir § 644.
CHOIR, anciennement chadeir, chaeir, cheir, de *cadere, n'est plus guère employé qu'à l'infinitif présent. Il a deux composés, déchoir et échoir, ce dernier usité seulement à la 3e personne. A l'indicatif présent déchoir se conjugue d'après l'infinitif présent : je déchois, déchois, déchoit, etc. ; dans échoir, au contraire, à côté de la forme analogique il échoit, on a la forme régulière échet, correspondant à l'ancien indicatif présent : *chiet, chies, chiet, cheons, cheez, chient. Échéant, déchu, échu, je décherrai, il échut, que je déchusse, il écherra, nous offrent aussi les formes anciennes du verbe. Les subjonctifs présents que je déchoie, qu'il choit, sont analogiques : l'ancienne langue conjuguait chie, chies, chiet, etc.
FALLOIR était anciennement faudre de fallere et aussi faillir d'après *fallire (§ 647).
MOUVOIR, de movere, a gardé l'alternance des formes accentuées et atones (§ 619). Sur son parfait, voir § 644. Sur son participe passé, voir § 645. Sur son futur, voir § 626.
PLEUVOIR pour plouvoir, de *plovere (class. pluere), s'est modelé, ainsi que le participe présent pleuvant pour plouvant, sur il pleut.
POUVOIR, anciennement podeir, de *potere, poeir, pooir, est devenu pouvoir sous l'influence de verbes comme mouvoir. Le v s'est ainsi introduit à toutes les formes présentant un hiatus : sur puis à l'indicatif présent, voir § 609. La langue moderne a, à côté de je puis, une forme analogique je peux, d'après la 2e personne. Sur son parfait et son participe passé, voir §§ 644, 645. Au XVIIe siècle, on a connu un subjonctif analogique que je peuve, à côté de que je puisse. Le futur pourrai est l'ancien français podrai (§ 626).
SAVOIR, de *sapere (class. sapere). Sur le présent, voir § 616. Saurai a remplacé savrai, comme aurai a remplacé avrai. Le subjonctif présent sache et le participe présent sachant sont étymologiques, le ch résultant de p latin suivi d'un i en hiatus (§ 356, 1º).
SEOIR, de sedere, n'est plus usité comme simple qu'à la 3e pers. du prés. de l'indicatif sied et son gérondif ou participe séant et seyant : bienséant, être sur son séant. Quant à son composé asseoir, il nous présente des irrégularités qui ne peuvent s'expliquer que par l'ancienne conjugaison du verbe. Seoir faisait au prés. ind. *siet, siez, siet, seons, seez, sieent ; asseoir a conservé d'une part ces formes en les modifiant par l'intercalation d'un d étymologique dans assieds et la suppression par y de l'hiatus dans asseyons, asseyez ; à côté de ce présent régulier, il en a un autre, assois, assois, assoit, celui-là analogique d'après l'infinitif. Les autres temps nous présentent une dualité de radical : on a tantôt ey d'après seyons, seyez, tantôt oi d'après seoir : j'asseyais, j'assoirais ; j'assiérai, j'assoirai (anc. franç. sedrai, serrai), que j'asseye, que j'assoye (anc. franç. siee, seiiens, seyons). Il y a même, au futur, une troisième forme moins usitée : j'asseyerai.
VALOIR, de valere, faisait au présent indicatif vail, vals, valt, valons, valez, valent (§ 643, I). Des deux participes présents valant et vaillant, le dernier est devenu adjectif. Sur son parfait, voir § 644. Le futur vaudrai a le d euphonique : valrai, valdrai, vaudrai (§ 361, IV).
VOIR, anciennement vedeir, veir, de videre, a unifié le radical du présent de l'indicatif : vois, vois, voit, etc., au lieu de vei, veis, veit, veons, veez, veient, plus tard voi, vois, mais veons, veez. Le futur verrai est le futur de l'ancien français vedrai (§ 626).
VOULOIR, de *volere, faisait au présent indicatif vueil, vueus, vuent, veulons, voulez, vuelent (§ 643, I). Des deux participes présents, le verbe a gardé voulant ; quant à l'autre, voillant, veuillant, il est resté dans bienveillant. Le parfait défini était voil, volsis, volt (§ 644). Le futur a un d euphonique : volrai, voldrai, voudrai (§ 626).
§ 648. -- Verbes en RE.
Parmi les verbes en re signalons tout d'abord quelques groupes qui présentent des caractères communs.
Ce sont d'abord les verbes en aindre, eindre, oindre, où le gn, qui se trouve partout où le radical est suivi d'une voyelle : nous plaignons, je plaignais, plaignant, est étymologique et représente une n mouillée sortie de ng latin qui se trouve dans les terminaisons angere, ingere, ungere. A l'infinitif, le d est euphonique (§ 361, IV). Ces verbes sont : plaindre, atteindre, -streindre dans étreindre, restreindre, contraindre ; éteindre, feindre, enfreindre, oindre, peindre, poindre, teindre. Craindre et geindre, empreindre n'appartenaient point primitivement à cette catégorie ; le premier était criembre, de tremere (§ 401), et le second giembre, de gemere ; le troisième priembre, de premere. Ils se conjuguaient au présent : je criem, nous cremons ; je giem, nous gemons ; je priem, nous premons. Peu à peu leur infinitif et leurs autres formes se sont modelées sur celles des verbes en aindre, eindre. Preindre avait encore au XVIIe siècle un participe présent preignant employé comme adjectif.
Un second groupe est constitué par les verbes en aître, oître, comme connaître, paraître, paître et leurs composés, naître, croître et ses composés. Tous ces verbes sont caractérisés par st qui se trouve chaque fois que le radical est suivi d'une voyelle : nous naissons, naissant, que je naisse, et qui représente le sc du radical latin. Le t de l'infinitif est euphonique (§ 361, IV). Le parfait naquis vient d'un parfait analogique latin *nascuedi (§ 644). Sur né, voir § 645.
Un troisième groupe comprend les verbes en uire, comme cuire, -duire (dans conduire, déduire, etc.), luire, nuire, -struire (de *strugere, class. struere), dans construire, détruire, etc. Ces verbes ne devraient pas avoir une s aux 1, 2 et 3 pl. du subjonctif, mais un i comme en ancien français. Luire, nuire, ont remplacé les anciennes formes luisir, nuisir, de lucere, nocere. Bruire, d'après sa forme, semble devoir être rangé dans la même classe que les verbes précédents ; mais il a ceci de particulier qu'il a remplacé son ancien participe présent bruyant par bruissant, qui est peut-être un reste de verbe inchoatif.
Un dernier groupe est celui des verbes en endre comme fendre, pendre, prendre, rendre, tendre ; en ondre comme fondre, pondre, répondre, tondre ; en rdr comme perdre, sourdre, tordre ; en oudre comme coudre, moudre, où le d, soit étymologique comme dans pendre, tondre, etc., soit euphonique (§ 361, IV) comme dans coudre, moudre, pondre, sourdre, tordre, s'est introduit aux 1, 2, 3 sg. : pends, pends, pend, au lieu de pent, pens, pent. Dans pondre, sourdre, tordre, le d a même gagné toutes les formes : nous pondons, je pondais.
Les verbes suivants appellent chacun des remarques particulières.
ARDRE, de *ardere (class. ardere), qui a donné aussi en ancien français ardoir, n'est aujourd'hui usité qu'à l'infinitif.
BATTRE, de *battere pour battuere, a introduit le t du radical aux 1, 2 sg. prés. ind., qui devraient être bas, bas (anc. franç. bat, baz).
BOIRE, de l'anc. franç. beivre, boivre (bibere), qui a perdu son v sous l'influence des terminaisons verbales en oire comme croire, a gardé l'alternance des formes toniques et des formes atones (§ 648 bis) ; sur buvons, buvez, buvant au lieu de bevons, bevez, bevant, voir § 342.
BRAIRE n'est guère employé qu'à l'infinitif et aux 3 sg. et 3 pl. ind. prés. brait, braient, correspondant à des types latins formés d'un radical celtique : bragere, bragit, bragunt.
CLORE, de claudere, avait en ancien français son indicatif présent complet : clo, cloz, clot, cloons, cloez (et aussi les formes analogiques closons, closez), cloent. La langue actuelle n'a gardé que les 1, 2, 3 sg. Elle a conservé complet le futur clorai et le participe passé clos. Le composé éclore a en plus une 3 pl. indic. prés. ils éclosent et une 3 sg. et 3 pl. subj. prés. qu'il éclose, qu'ils éclosent.
CLURE dans conclure, exclure, du lat. cludere, n'offre rien de remarquable que les participes conclu, exclu (§ 645).
CROIRE, de credere, a remplacé les 1, 2 pl. indic. prés. creons, creez par les formes analogiques croyons, croyez, et le participe présent creant (resté dans mécréant) par croyant.
DIRE, de dicere, et son composé redire font à la 2 pl. indic. prés. dites, redites, à côté des 1 pl. disons, redisons. Disons a remplacé l'ancienne forme étymologique dimes de dicimus. Quant à dites, il n'est pas le correspondant de dicitis, qui aurait dû donner diz : dites a remplacé diz sous l'influence de dimes. Comme disons a remplacé dimes, disent a remplacé dient à la 3 pl., et dise, dises, dise a remplacé l'ancien subjonctif die, dies, etc. ; on dit encore quelquefois : quoi qu'on die.
ÉCRIRE, pour escrivre, de scribere, qui a perdu le v sous l'influence de formes comme dire, lire, a substitué les formes analogiques j'escris, écris, à j'escrif, escrif au présent et à l'impératif, et un nouveau parfait analogique avec v, escrivis, escrivis, escrivit, etc., à l'ancien parfait escris, escresis, escrist, etc. (§ 644).
ÊTRE. Ce verbe présente, à chacun de ses modes et de ses temps, des particularités intéressantes.
Indicatif présent.
lat. class. | anc. franç. | franç. mod. |
sum, | sui, suis, | suis. |
es, | es, | es. |
est, | est, | est. |
sumus, | soms, somes, | sommes. |
estis, | estes, | êtes. |
sunt, | sont, | sont. |
Sur l's de la 1 sg., voir § 609. -- La 2 sg. devrait étre phonétiquement iès d'après le latin es. Es est dû sans doute à l'inflence de est, ou à son emploi fréquent comme forme atone. De même estis devait donner ez ; nous avons estes sans doute sous l'influence de somes, comme on a eu dites, faites sous l'influence de dimes, faimes. -- Sur soms et somes, voir § 612.
Imparfait.
D'après le latin eram, eras, erat, eramus, eratis, erant, l'ancien français avait l'imparfait ere, eres, eret, erions, eriez, erent. Cet imparfait a peu à peu, dès le moyen âge, cédé la place à un autre, formé avec le radical de ester, qui avait déjà donné son participe présent estant et son participe passé esté : esteie, estoie, esteies, estoies, etc. ; de là notre imparfait actuel étais, étais, était, étions, étiez, étaient.
Parfait.
lat. | anc. franç. | franç. mod. |
fui, | fui, fu, | fus. |
fuisti, | fus, | fus. |
fuit, | fut, | fut. |
fuimus, | fumes, fusmes, | fûmes. |
fuistis, | fustes, | fûtes. |
fuerunt, | furent, | furent. |
Ce parfait est le seul de l'ancienne langue qui soit fort à toutes les personnes : tu fus, nous fumes, vous fustes.
La 1 sg. est devenue fu sous l'influence de fus et fut. Au XVIe siècle encore, on écrivait fu.
Futur et conditionnel.
D'après le latin ero, l'ancien français a possédé le futur ier, iers, ermes, ertes, ierent. A côté de ce futur il existait en latin populaire un futur formé de l'infinitif essere et du verbe habeo : de là en ancien français estrai, qui fait concurrence à ier. Quant à la forme du futur actuel serai, qui se trouve dès le XIIe siècle, elle est encore inexpliquée.
Subjonctif présent.
Il a été tiré non du latin classique sim, mais du latin populaire siam. De là l'ancien français seie soie, seies soies, seit soit, seiens, seiez, seient soient, et le français moderne sois, sois, soit, soyons, soyez, soient.
Imparfait.
Il est tiré du plus-que-parfait latin fuissem.
Infinitif.
Il est tiré du latin populaire essere ; de là estre, être.
Gérondif et participes.
Ils sont tirés de stare : de là le gérondif estant, étant, de stando, le participe présent estant, étant, de stantem, et le participe passé esté, été, de statum.
FAIRE, de facere. La 1 sg. prés. ind. faz de facio a été remplacée par la forme analogique fais. Sur faisons pour faimes et faites, voir ce qui a été exposé sur disons et dites ; sur font, voir § 613 bis. Le subjonctif ancien que je face, etc., a changé le c en ss, par analogie orthographique avec l's de faisons, faisant, faisais, etc. L'affaiblissement irrégulier de ai en e consacré dès l'ancienne langue pour le futur : ferai, tend à s'introduire dans la prononciation de nous faisons, je faisais, etc., et faisant. Au XVIIIe siècle, la graphie fesons, fesant était fréquente. Sur le parfait, voir § 644. Sur le participe passé, voir § 645.
FIRE, dans confire, suffire, représente le lat. pop. *fecere (class. ficere) où l'e vient du partic. passé fectus ; la conjugaison ne mérite point de remarques particulières.
FRIRE, de frigere, n'a jamais connu que l'infinitif, le futur je frirai, le part. passé frit et les 1, 2, 3 sg. du prés. ind. fris, fris, frit. Le participe présent est devenu adjectif sous la forme friand.
LIRE, de legere, n'aurait dû avoir d's au radical d'aucune des formes de sa conjugaison ; lisons, lisez, lisais, lisant, auraient dû être lions, liez, liais, liant. L's est due sans doute au verbe dire. Sur le parfait, voir § 644. Sur le participe passé, voir § 645.
METTRE, de mittere, fait mets aux 1, 2 sg. prés. indic. au lieu des anciennes formes met, mez. Sur le futur, voir § 626 ; sur le parfait, § 644 ; sur le participe passé, § 645.
PLAIRE, qui a remplacé plaisir de placere, avait déjà partout en ancien français le radical en ai, sauf à la 1 sg. ind. prés. je plaz et à toutes les personnes du subjonctif : que je place, etc. Ces dernières formes ont été assimilées aux autres : je plais, que je plaise, etc. Sur le parfait, voir § 644. Sur le participe passé, voir § 645.
RAIRE, de radere, anciennement redre, rere, est employé seulement à l'infinitif. Son participe passé est employé comme substantif sous les formes rais et rez.
RIRE, de *ridere. Sur le parfait, voir § 644. Sur le participe, voir § 645.
ROMPRE, de rumpere. Sur le parfait, voir § 644. Sur le participe passé, voir § 645.
SOUDRE et ses composés absoudre, dissoudre, etc., de solvere, faisaient au prés. ind. suei, sueus, suelt, soulons, soulez, suelent (§ 643), au subj. prés. soille, etc. ; à côté de ces formes ont existé aussi en ancien français soil, sous, sout, solvons, solvez, solvent, dont les trois dernières sont savantes, d'où notre conjugaison actuelle. -- Absoudre, dissoudre, sont inusités au parfait défini et à l'imparfait du subjonctif ; l'un et l'autre ont un participe passé fort absous, dissous. -- Résoudre a deux participes passés, l'un archaïque et fort résous dans " brouillard résous en pluie ", l'autre faible et analogique résolu ; de là le parfait je résolus ; comparez le parfait de l'ancien français : sols, solsis, solt, etc.
SUIVRE, de *sequere, devenu sieivre, sivre. Aux 1, 2, 3 sg. et 3 plur. on a eu *sieu, puis siu ; sieus, sieut, sieuent et sievent, puis, par métathèse, sui, suis, suit, et ui ainsi introduit par métathèse a gagné sievent, l'infinitif sivre, et aussi les 1 et 2 pl. qui auraient dû donner sevons, sevez. De là la conjugaison actuelle. Sur le parfait, voir § 644. Sur le participe passé, voir § 645.
TAIRE a remplacé taisir de tacere ; mêmes observations que pour plaire.
TRAIRE, de *tragere, a un participe fort trait, de tractum. Ce verbe n'a plus de parfait défini, lequel était en ancien français trais, traisis, traist, etc. Rien à remarquer sur les autres formes, ni sur les composés abstraire, distraire, etc.
VAINCRE anciennement veintre, de vincere, devenu vaincre à partir du XIIe siècle. Le c s'est imposé aux 2 et 3 sg. ind. prés. qui étaient en ancien français : vains, vaint. Sur le parfait, voir § 644. Sur le participe passé, voir § 645.
VIVRE, de vivere, a remplacé la 1 sg. prés. ind. vif pour la forme analogique vis. Sur son parfait, voir § 644. Sur son participe passé, voir § 645.
MOTS INVARIABLES
§ 649. -- Mots invariables.
Pour les mots invariables, voir §§ 711-727.
Notes
1. On trouve exceptionnellement un nom d'animal fauperdrieu, où fau est l'ancien nominatif fauc.
2. Cependant coudre a eu longtemps le genre féminin et l'a gardé dans quelques patois.
3. D'où vient cette terminaison ? Isme et ime sont sûrement antérieurs à iesme. Comme on rencontre les deux formes en même temps, isme avec s et ime sans s, on peut admettre l'action analogique de prime d'une part, et d'autre part de sisme et surtout de disme. Quant à iesme, la plus récente de ces formes, on a proposé d'y voir l'influence de la forme de l'Ouest diesme pour disme, de decimus.
4. Notons qu'au XVIe siècle, au féminin, igne se réduisit à ine : bénine, maline. Cf. maline dans la Fontaine et dans le langage populaire actuel..
5. Dans la langue populaire, meilleur lui-même tend à céder la place à plus bon.
6. Abîme, autrefois abisme, est aussi un mot savant, mais qui ne se trouve que comme substantif ; sa désinence représente plutôt le suffixe ismus, du GR <GR= ismos>, que la terminaison du superlatif.v
7. Dans la langue familière et la langue populaire il a même perdu son u : t'es bête.
8. Dans la langue populaire, il se réduit à i : i vient pour il vient.
9. Sur l'emploi de il comme pronom neutre, voir § 663.
10. La langue populaire, par une analogie toute naturelle, dit celui-ci qui parle.
11. La langue populaire est encore plus près de l'ancienne langue en disant ce livre ici.
12. Les verbes déponents latins sont d'anciens moyens, c'est-à-dire d'anciens réfléchis sortis de verbes actifs et qui ont conservé avec la forme moyenne la signification transitive ou intransitive.
13. On cite ordinairement comme premier exemple de ce sens un fragment de Cestius cité par Sénèque le rhéteur : Quid habui facere ? Mais cette phrase peut signifier : que pouvais-je faire ?
14. Le premier exemple de cette périphrase au sens du conditionnel et non plus du futur dans le passé paraît être de saint Augustin : Sanare habebat Deus si confiteris (Dieu te guérirait si tu te confessais). Plus tard, dans Arnobe : Nisi Deus admonuisset me nocte in visione, habueram peccare (j'aurais péché).
15. On a constaté aussi dans des patois français actuels une tendance à former le conditionnel avec le parfait.
16. A la 2e personne du singulier de l'impératif bois, tiens, reçois (sauf dans les verbes du type finir), l's non plus n'est pas étymologique, mais on comprend facilement que bois, tiens, vois, comme 2es personnes, aient été assimilés à tu bois, tu tiens, tu reçois.
17. De même aussi en ancien français dans doin(s) de dono, rui(s) de rogo, trui(s) de *tropo.
18. Il faut ajouter à ces deux formes êtes de estis, qui est, en somme, équivalent à faites de fac(i)tis. Dans la région de la Saône et du Rhône, et aussi dans la Suisse française, on trouve dans les parlers actuels des formes analogues à dites, faites et créées sans doute sur leur modèle : peutes de pouvoir, prentes de prendre, rentes de rendre, etc.
19. Pour abréger, nous appelons formes fortes les formes accentuées sur le radical, et formes faibles les formes accentuées sur la terminaison.
20. Sur buvons pour bevons, voir § 342.
21. La forme étymologique serait mandu, mandues, etc., qui ne se trouve pas.
22. Toutefois, pour les verbes en eter, la langue familière a une tendance à ramener les formes fortes aux formes faibles : je décach'te, je décoll'te, j'épouss'te.
23. Mais recéler, et non receler, pour éviter la présence de deux syllabes muettes de suite. (Cf. déceler.) Il est vrai que l'analogie de celer a introduit la prononciation reç'ler à côté de la prononciation officielle recéler.
24. L'action inverse a pu se produire ; ainsi c'est la 1re personne qui a ramené les autres à elle dans oïr : oi. oz, ot, sont devenus oi, ois, oit.
25. Comme voil se conjuguaient tinc, tenis de tenui et vinc, venis de *venui ; mais tandis que voil, volsis est passé à voulus, tinc et vinc ont conservé leurs formes fortes, auxquelles ils ont assimilé les 1 et 2 pl.