GRAMMAIRE, science qui apprend à peindre la pensée par des sons ou par des caractères. Le mot grammaire est tiré du grec qui signifie lettre origine tout à fait rationnelle, puisque les lettres ou caractères sont les principaux éléments du langage, soit parlé, soit écrit. On distingue la grammaire générale des grammaires particulières. La grammaire générale, faisant abstraction de tout, ce qui est particulier aux langues, enseigne les moyens dont tous les peuples se sont servis pour exprimer la pensée, par la parole, et pour la peindre par l'écriture. On la regarde comme une science, parce qu'elle n'a pour objet que la spéculation raisonnée des principes immuables et généraux de la parole. Une grammaire particulière, au contraire, ne renferme que les règles propres à une langue; elle enseigne à décliner les noms, à conjuguer les verbes, à construire toutes les parties du discours, et à orthographier; elle apprend aussi à connaître la valeur naturelle et la propriété des mots, la raison de leurs terminaisons et de leur arrangement dans le discours. On a donné le nom d'art à toute grammaire particulière, qui n'est en effet qu'un recueil de règles. De là cette définition qu'on lit au commencement de toutes les grammaires élémentaires : "La grammaire est l'art de parler et d'écrire correctement."

C'est, dit Voltaire, l'instinct commun à tous les hommes qui a fait les premières grammaires sans qu'on s'en aperçût.

Les Lapons, les Nègres aussi bien que les Grecs, ont eu besoin d'exprimer le passé, le présent, le futur; et ils l'ont fait; mais comme jamais il n'y a eu d'assemblée de logiciens qui ait formé une langue, aucune n'a pu parvenir à un plan absolument régulier.

La grammaire est une science dont l'importance n'a pas été assez généralement appréciée dans les temps modernes; c'est à tort qu'on ne lui a laissé qu'un rôle fort secondaire à remplir dans les études classiques. Les anciens cultivaient la grammaire avec un soin tout particulier; ils la regardaient comme le premier degré d'initiation à l'étude des sciences et des arts. Curieux de la rendre inventive et féconde, ils observaient avec soin les rapports qu'elle peut avoir avec la métaphysique, la morale, la politique, la philosophie, l'histoire et la poésie.

Il ne serait pas sans intérêt de tracer ici une esquisse historique des travaux relatifs à la science grammaticale. Les Indiens citent des grammairiens, et possèdent des grammaires du sanskrit. Il n'apparaît aucune idée de grammaire générale dans ces livres; mais, en revanche, on remarque qu'ils contiennent une partie qui manque à toutes les grammaires connues, un traité de la formation des mots, enseignant non-seulement l'analyse ou l'étymologie des termes usuels dérivés et des mots composés, mais encore le moyen de créer tous les mots nouveaux dont on peut avoir besoin. Chez les Grecs, Platon passe pour être le premier qui se soit occupé de recherches grammaticales, témoin son Cratylus, qu'il semble avoir consacré uniquement à cet objet. Après lui, Aristote, son disciple, répand ses idées grammaticales dans sa Rhétorique, sa Poétique et son Traité de l'interprétation ; malheureusement il a eu le tort grave de multiplier à l'excès les divisions systématiques dans les mots. Les premiers stoïciens suivirent la route déjà frayée, et Denys d'Halicarnasse assure qu'ils ajoutèrent beaucoup aux travaux de leurs devanciers.

La célèbre école d'Alexandrie dut une partie de sa gloire à d'habiles grammairiens, parmi lesquels brillèrent Demetrius de Phalère, Philétas de Cos , Aristarque, Aristophane de Byzance, etc. En donnant au mot grammairien un sens plus étendu, on peut l'appliquer encore à Athénée, Proclus, Aulu-Gelle, Macrobe, etc.

Le goût de l'étude de la grammaire fût apporté à Rome par Cratès de Mallum, ambassadeur d'Attale II, roi de Pergame. La jeunesse romaine s'y adonna avec ardeur, malgré les édits du sénat qui bannissaient les philosophes et les rhéteurs du territoire de la république. Bientôt de nouveaux maîtres arrivèrent , parmi lesquels on cite le Gaulois M. Antoine Gniphon, maître de Cicéron; des écoles s’ouvrirent : la langue latine, jusque alors inculte et sauvage, fit d'immenses progrès, et l'on vit poindre l'aurore de la plus brillante époque littéraire de Rome. Varron et Cicéron s'occupèrent de recherches grammaticales avec une studieuse sollicitude; et Jules César lui-même, au milieu du tumulte des camps, écrivit un traité sur l'analogie des mots. Sous Auguste, les écoles des grammairiens furent encore plus florissantes; les savants les plus renommés de la Grèce vinrent te fixer à Rome, et parmi eux Denis d'Halicarnasse, dont les écrits sont remplis de détails précieux pour l'étude de la langue grecque et pour la grammaire comparée. Mais, à la suite du règne d'Auguste, la décadence de la littérature commence à se faire sentir ; les écoles dégénèrent. Quintilien leur rend un moment leur première splendeur; mais, après Apollonius d'Alexandrie, auteur d'un excellent traité philosophique sur la syntaxe, les irruptions des barbares du Nord renversent tout, détruisent tout; plus d'études, plus de travaux littéraires! De longs siècles d’ignorance devaient peser sur l'Europe entière.

Avant de passer à la renaissance des lettres, remarquons à quel point la qualification de grammairien (grammaticus) était en honneur dans l'antiquité grecque et romaine; les écrivains les plus illustres se glorifiaient de ce titre. Pour le mériter, il fallait posséder de grandes connaissances dans toutes les branches de la littérature: l'Histoire, la philosophie, l'éloquence, étaient de leur domaine, et leur jugement s'exerçait sur les ouvrages, des poètes, comme le prouve ce vers d'Horace, si fréquemment cité

"Grammatici certant, et adhue sub judice lis est."

On se tromperait étrangement, du reste, si l'on confondait ces grammairiens (grammatici), qui firent la plus belle gloire de la Grèce et de Rome, avec ces obscurs pédagogues appelés grammatistes, qui enseignaient les éléments de la grammaire comme on enseigne à lire et à écrire. Nous l'avons déjà dit, les anciens s'étaient formé une plus haute idée de la grammaire que les modernes; ils ne la distinguaient pas de la philosophie; et Quintilien dit dans ses Institutions oratoires "que la grammaire est, au fond, bien au-dessus de ce qu'elle parait être d'abord".

Hâtons-nous d'arriver à des temps plus rapprochés de nous. Apres Cassodiore, après Isidore de Séville, citons Bède le Vénérable et son disciple Alcuin, qui donna des leçons à Charlemagne. Le grand empereur, qui, dans ses Capitulaires, prescrit aux scribes et aux chanceliers d'écrire correctement, ne dédaigna pas de composer lui-même une grammaire de la langue germanique. Le quinzième siècle, avec l'invention de l'imprimerie, donne une nouvelle vie aux lettres. Si la grammaire ne prend pas d'abord dans les études le rang qu'elle y occupait autrefois, elle est du moins l'objet (les méditations d'un grand nombre d'esprits distingués. Théodore de Gaza, et un peu plus tard Buxtorf, Turnèbe, les Étienne, Erasme, Budé, Scaliger, Casaubon, Vossius, et Sanchez ou Sanctius, furent tous de profonds grammairiens et d'habiles critiques. Vinrent ensuite Vaugelas et Joachim Du bellay. Au commencement du dix-septième siècle, l'illustre Bacon indiqua sur la grammaire quelques vues profondes, qui donnèrent bientôt naissance à la grammaire générale. Dès lors s'ouvrit pour cette science une ère nouvelle. Les solitaires de Port-Royal publièrent leur Grammaire générale et leur Logique, dont les principaux auteurs furent Arnauld, Nicole et Lancelot. L'abbé Dangeau, le père Lami, le père Buffier, Bouhours, Regnier-Desmarais, l'abbé Girard, d'autres encore, montrèrent une grande habileté dans les principes généraux de la grammaire, et beaucoup de talent dans la manière de les présenter. L'anglais Harris publia, sous le titre d'Hermès, une grammaire générale, qui, bien qu'obscure en plusieurs endroits, mérite d'être consultée. Nous citerons aussi les travaux remarquables des d'Olivet, des Dumarsais, des Beauzée, des Pluche, des Duclos, etc. Le président de Brosses doit être mentionné pour la manière neuve et l'étonnante sagacité avec lesquelles il a posé les bases de la science étymologique. Le grammairien qui eut ensuite le plus de renommée fut Court de Gébelin , auteur de l'histoire naturelle de la Parole et du monde primitif. Enfin, la Grammaire de Condillac obtint un grand succès, à cause de sa première partie, qui est un bel essai de grammaire générale.

Nous voudrions pouvoir citer ici les noms de tous les auteurs de ces derniers temps qui ont rendu des services dans la carrière grammaticale. Nous regrettons de ne pouvoir indiquer que les plus célèbres : les Anglais Beattie et lord Monboddo; les Allemands Adelung, Vatter, Bernhardi, Reinbeck, Jacob, Buttmann, Matthiae, Grimm, Becker; et chez nous Urbain Domergue, l'abbé Sicard, Destutt de Tracy, Degérando, Sylvestre de Sacy, Lemare, Giraut-Duvivier, auteur de la Grammaire des Grammaires, Gueroult, Burnouf et Egger. On consulte avec fruit la Bibliothèque grammaticale abrégée, ou Nouveaux mémoires sur la parole et l'écriture, par Changeux (1773, in-12).

Nous terminerons cette revue rapide par quelques considérations empruntées à Lanjuinais: "La conclusion qui sort, dit-il, de nos recherches sur la grammaire générale est celle-ci : les modernes ont infiniment surpassé les Grecs et les Romains dans la science des faits grammaticaux et dans celle de la théorie du langage. En voici, croyons-nous, la raison: l'étude de l'entendement humain, autrement de la nature de nos idées et de leur formation et l'étude des langues comparées sont les deux ailes de la grammaire. Ces deux études manquaient également aux anciens. Quand même ils eussent davantage cultivé la première, leur mépris, soi-disant patriotique, mais injuste et insensé, pour les nations qu'ils appelaient barbares, les aurait seul empêchés de s'élever jusqu'à la grammaire générale. Au contraire, les modernes, éclairés par une métaphysique plus exacte, animés par la morale divine et toute fraternelle de l'Evangile, ont été plus sages et plus heureux, dans la science des langues. Bacon leur indiqua les routes de la vraie philosophie; Messieurs de Port-Royal, maîtres habiles dans beaucoup de langues mortes et vivantes, avaient recueilli des faits, des matériaux pour la science, et ils excellèrent à les mettre en mire. Leurs successeurs les ont surpassés dans le dernier siècle et dans celui-ci, tant pour la multitude des faits rassemblés que pour le perfectionnement de la théorie. Cependant, il reste encore beaucoup à faire si l'on veut achever l'édifice de la science grammaticale."

Champagnac

[éd. 1867, t. 10, pp. 431 b. - 433 a]