LINGUISTIQUE. C'est la connaissance grammaticale et lexicographique des langues mortes et vivantes , et elle prend des formes diverses suivant le but quelle se propose et la manière dont elle est traitée. Si elle doit spécialement comprendre les littératures, afin de pouvoir, à l'aide de ces littératures et aussi par des études scientifiques des langues y relatives, acquérir la connaissance du génie particulier et de l'histoire du développement de certains peuples, elle entre au service de la philologie et même reçoit alors le nom de philologie formelle ou simplement de philologie. Celui qui la cultive est appelé philologue. La connaissance philologique de langues ne considère donc les langues que comme un moyen d'arriver au but qu'elle a en vue; elle n'a pas nécessairement besoin d'aller au delà de la connaissance scientifique d'un certain nombre de langues; elle peut se contenter de la méthode de la grammaire particulière; et d'ordinaire elle donne la préférence marquée aux langues qui possèdent une riche littérature, sur celles qui n'en ont qu'une très pauvre, ou bien qui n'en ont pas du tout. Si, au contraire, elle a pour but de rechercher de combien de manières diverses l'esprit humain a exprimé ses pensées et ses pensées au moyen de la langue, de connaître ces diverses formes d'expression dans leur essence et dans leur signification, la science des langues prend alors le nom de linguistique; et le linguiste a pour mission de recueillir toutes les formes d'expression existant dans toutes les langues, de les passer au crible et de les classer. La manière de les traiter scientifiquement, la science comparée des langues, est la base de la science générale et philosophique des langues. La littérature alors ne conserve plus qu'une valeur historique secondaire, capable de tellement s'amoindrir sous l'empire de certaines circonstances données, qu'une langue n'ayant que quelques feuilles imprimées, ne pouvant même montrer aucune littérature écrite, peut l'emporter de beaucoup sur autre langue possédant une littérature d'une richesse relative. La langue étant un attribut essentiel de la nature humaine, le premier et le plus important produit de l'écrit humain, mais en même temps produit constamment déterminé par le monde extérieur et réagissant sur celui qui parle de même que sur ceux qui l'entourent, la linguistique scientifiquement traitée fournira des explications de la plus haute importance sur l'histoire du développement de l'esprit humain en général, et des associations humaines, des peuples, en particulier; et à l’égard de ceux-ci, non pas seulement sur leurs origines et leurs affinités, mais encore sur l'état de leur civilisation, de leurs notions religieuses et juridiques, etc., comme aussi sur les causes qui ont produit cet état, sur leur manière de penser et d'agir. Si donc la connaissance des langues en général et la linguistique en particulier forment la basse nécessaire de l'ethnographie, ou science des peuples, dans le sens le plus large et le plus élevé, elles sont aussi au nombre de ses instruments les plus essentiels.
On ne saurait croire combien de temps et de travail il en a coûté avant qu'on fût parvenu, au commencement de ce siècle, à avoir des idées justes sur les rapports réciproques des différentes langues entre elles, et à fonder ainsi la linguistique; car il y avait encore plus de difficultés à triompher des différents préjugés qui s'opposaient au progrès, qu'à découvrir la vérité elle-même. Embarrassé, dans une interprétation littérale des récits du déluge auquel Noé et ses trois fils auraient seuls, échappé, et de la confusion des langues lors de la construction de la tour de Babel, de même que dans l'idée de l'origine divine de la langue, on ne songea même point pendant longtemps à faire des recherches sur l'origine des langues en général et sur leurs développements. Le plus ordinairement on se bornait à demander quelle langue avait été parlée dans le paradis comme don de Dieu; et à cette question on répondait, suivant les caprices particuliers des érudits qui se livraient à ces subtiles investigations, que ç'avait dû être le chinois, le grec, le latin, le syriaque, l'abyssinien, le scythe, le suédois, et même le hollandais; mais l'opinion du plus grand nombre était pourtant en faveur de l'hébreu. En conséquence, les recherches étymologiques consistaient généralement à dériver au hasard et sans plan de mots hébreux certains mots de quelques langues modernes, du grec, du latin, et encore de telle ou telle des langue sémitiques; et pour cela on la dirigeait uniquement d'après la consonance, ou bien encore d'après des théories arbitraires et extrêmement aventureuses. La comparaison ne servait jamais qu'aux familles de mots; personne ne songeait aux formes de la flexion et de la dérivation. Quant aux langues placées en dehors de ce cercle étroit, Antonio Pigafetta, l'un des compagnons de Magellan, avait bien communiqué au commencement du seizième siècle quelques échantillons recueillis dans ses voyages, et d'autres voyageurs; suivirent aussi son exemple; mais de pareilles collections de mots, toujours faites au hasard, ne pouvaient servir à grand chose.
C'est pourquoi l'on conçut l'idée de réunir les formules ou les mots nécessaires pour exprimer dans diverses langues un certain nombre d'idées de la nature la plus simple; telle fut l'origine d'une série d'oraisons dominicales et du grand Dictionnaire de Catherine II, qui devait comprendre toutes les langues de l'univers (Linguarum totius Orbis Vocabularia comparativa (2 vol., Petersbourg,1787-1789; 4 vol. 1790 1791). Mais déjà Adelung pouvait à bon droit qualifier de cabinets de curiosités des collections de ce genre, bonnes tout au plus à satisfaire les goûts particuliers de quelques amateurs, encore bien que lui-même dans son Mithridate (Berlin, 1806), ouvrage d'ailleurs d'un si grand mérite, et qui avait pour but de présenter une science générale des langues, ne fût guère parvenu qu'au vague pressentiment de la vérité. Cependant, ces collections eurent du moins cela d'utile, qu'elles mirent en saillie le besoin d'un principe pour la classification des échantillons de mots, qu'elles provoquèrent ainsi un goût plus vif pour une étude vraiment comparée des langues, et débarrassèrent de toutes considérations accessoires les recherches relatives à leurs rapports d'affinité. L'activité déployée par les missionnaires, qui pour convertir les idolâtres durent non-seulement apprendre à fond un grand nombre de langues étrangères, mais encore les employer à la traduction d'ouvrages chrétiens, notamment de la Bible (traduite aujourd'hui dans plus de 130 langues), et les rendre ainsi accessibles aux philologues dans une exposition complète et positive, eut des résultats plus utiles. Enfin, quand on eut acquis la connaissance de la littérature sanscrite, Bopp, Grimm et G. de Humboldt découvrirent et proclamèrent les principes de la grammaire comparée, de la grammaire historique et de la grammaire générale; et la linguistique, désormais fondée, développa dès lors une activité aussi pratique que féconde en résultats. Beaucoup de savants en firent l'objet unique de leurs investigations. Les gouvernements et des associations privées favorisèrent ses progrès, et on entreprit même de grands voyages de découvertes uniquement dans l'intérêt de cette science nouvelle. Cependant quelque importants que soient les résultats déjà obtenus par la linguistique, eu égard au peu de temps qui s'est écoulé depuis son origine, elle n'a encore pu dans un espace de temps si circonscrit que poser des principes et parvenir à de vagues suppositions sur les rapports d'un grand nombre de familles des langues de la terre. En effet, pour émettre des jugements raisonnés et certains sur le degré d'affinité des langues, il faudrait posséder une connaissance bien autrement complète et approfondie des matériaux des langues, de leurs ressources et surtout des lois vocales qui les régissent.
[éd. 1867, t. 12, p. 344 a - b]