Jacques-Philippe
Saint-Gérand
Université Blaise Pascal
Clermont-Ferrand II
ATILF, UMR CNRS 7118
Nancy II
0. Parole et Paroles…
Curieux spectacle que celui que --depuis des lustres -- la linguistique nous offre de la parole en tant qu'acte comme en tant qu'objet conceptuel !... L'attitude qui est aujourd'hui la nôtre à l'égard de la notion de parole est en effet toute soumise au conditionnement que la linguistique post-saussurienne -- disons la linguistique générale européenne du XXe siècle [1] -- a infligé à des objets que le regard rétrospectif de l'historien montre plus ductiles que ces entités pesantes et fonctionnelles auxquelles les ont réduits les formalismes modernes ; des objets ayant d'ailleurs subi de multiples reconfigurations au cours de siècles pendant lesquels, sans que nous ayons pu en garder traces précises, les activités orales prédominèrent sur les pratiques d'écriture.
Dans le système épistémique structurel, où l'on retrouvera ci-dessous les traces précises du discours pédagogique de Saussure lui-même, on a donc opposé, depuis le début du XXe siècle, la langue, ce produit social dont l'existence permet à l'individu l'exercice de la faculté de langage, à la parole, qui est l'acte par lequel se réalise la partie individuelle de cette même faculté sémiologique. Avec pour conséquence l'enfermement de l'objet verbal soumis à cette dichotomie dans une circularité indéfinie : la langue est nécessaire pour que la parole soit intelligible et produise tous ses effets ; mais celle-ci est nécessaire pour que la langue s'établisse. On comprend dès lors que le linguiste, épris de science et de rigueur sans s'apercevoir toujours de la part idéologique qui conditionne son épistémologie-réflexe -- largement dérivée du positivisme et du réalisme du siècle antépénultième -- ne puisse aujourd'hui envisager la notion et le terme de parole que dans des syntagmes faisant référence à une pratique effective de la langue et du langage : actes de parole, chaînes de parole, circuit de la parole, domaine de la parole, éléments de la parole, émissions de la parole, étude de la parole, faits de parole, fonction de parole, linguistique de la parole, sons de la parole, unités de la parole ou somme des paroles perçues. Même si elle en procède lointainement comme un héritage qui aurait été détourné de ses bénéficiaires naturels et immédiats, c'est là une manière de voir irréductiblement étrangère à la partie du XIXe siècle dans laquelle la curieuse entreprise lexicographique du Dictionnaire de la Conversation et de la Lecture trouve son assise. S'y marque en effet immédiatement l'éviction de la dimension rhétorique. Et, dans ce creux, on peut déjà percevoir le malaise qui frappe en ce siècle une culture vivant la transition de la littérature à l'action.
L'univers de la parole naïvement perçue et des « longs discours à flots inépuisables » [2] est déployé, réfléchi et diffracté au XIXe siècle en gloses infinies que le pandæmonium lexicographique français de l'époque se plaît malignement à orchestrer en cacophonies concurrentes et souvent cocasses qui soulignent le divorce de plus en plus grand du verbe et du geste. Dictionnaires encyclopédiques, dictionnaires de langue, dictionnaires monolingues, bilingues, dictionnaires de synonymes, dictionnaires de proverbes, dictionnaires logiques, analogiques, étymologiques, dictionnaires universels, dictionnaires généraux, tous ces ouvrages dressent des listes vertigineuses dans lesquelles le signe prend le pas sur l'ordre du monde et le recompose à la guise des lexicographes mus par des ambitions et des desseins pas toujours explicites, car l'opinion a toujours du mal à ne pas vouloir se faire passer pour raison et mesure objective du savoir. Il conviendrait en conséquence de proposer une nouvelle catégorie, celle des dictionnaires doxologiques chargés de transmettre, de diffuser et vulgariser à chaque époque, les formes standardisées de la parole dicible sur tel ou tel objet. Alors que la rhétorique taxonomique s'exténue, et que Fontanier (1818 et 1822) porte par deux fois les cordons du poële des tropes et des figures non tropes de Dumarsais, que Joseph Victor Le Clerc publie en 1823 sa… Nouvelle rhétorique, fondée sur des principes argumentatifs, que le lieu commun devient l'expression d'une banalité saisie comme défaut, et que s'annonce le règne des idées reçues, des clichés et des stéréotypes, le dictionnaire peut parfois prétendre être ce trésor du sens ordinaire et de la connaissance popularisée. Ainsi en est-il de cet Inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous, Répertoire des connaissances usuelles rédigé par une société de Savants et de Gens de Lettres, qui nous retient aujourd'hui et sur lequel avis et commentaires n'ont cessé abondamment de diverger jusqu'à nos jours.
Compilation encyclopédique ambitieuse mais réussie, pour certains; pour d'autres, ramas d'articles aux mérites trop hétérogènes pour constituer une collection digne de considération, le DCL [3] s'est vite acquis une notoriété incontestablement contestée... W. Duckett imagine, coordonne, et, de 1832 à 1839, publie une première fois cet ensemble en 52 volumes de format petit in-8°, augmenté de 16 volumes entre 1844 et 1851, puis, une seconde fois, en 16 volumes, grand in-8°, entre 1864 et 1866, auxquels s'adjoignent 5 volumes de supplément chez Firmin Didot en 1878. La série s'intègre ainsi à la kyrielle d'encyclopédies et de dictionnaires encyclopédiques que le XIXe siècle a disséminés sur sa route…
L'éditeur « scientifique » de cette œuvre, William Duckett, est un littérateur français, entendez un feuilliste ou folliculaire, un entrepreneur en rédactions, d'origine irlandaise, mais résidant à Paris où il est né en 1804 et mort le 20 mai 1863. Apprenti juriste, le jeune William est vite saisi par le démon du journalisme et entre dans la rédaction du célèbre Constitutionnel, cet enfant des Cent-Jours, journal bourgeois et conservateur que le docteur Véron devait acquérir en 1844, comme on se procure les charmes d'une danseuse de l'Opéra…. Grisé par les succès du journalisme, Duckett comprit très vite tout l'intérêt qu'il pouvait tirer des succès que connaissaient les encyclopédies allemandes de l'époque, et notamment le célèbre Conversation's Lexikon, qu'il se promit d'adapter aux goûts et aux modes culturels de la France de Louis-Philippe… A l'époque même où la possession et la maîtrise de la langue française devenaient des conditions inaliénables de socialisation et d'ascension dans les sphères du pouvoir (le décret de 1832), tandis que le français se définissait peu à peu comme norme culturelle de référence, il existait indéniablement une clientèle pour ce genre d'ouvrages qui donne l'illusion d'embrasser la totalité du savoir pour en mettre la substance à disposition des usages du locuteur bourgeois. Et, de même que Noël et Delaplace, depuis le début du siècle (1804) avaient égrainé en diverses langues leurs célèbres Leçon [françaises [4]] de littérature et de morale, et que Francisque Michel, sous le second Empire, avait su varier à son tour les points d'application linguistique de sa Critical Inquiry into the Scottish Language, de sorte que les mondes hispanique, lusitanien et germanique soit aussi l'objet de ses reconstitutions étymologiques, de même Duckett sut-il extraire du DCL en 1841-1842 un Dictionnaire de la Conversation à l'usage des dames et des jeunes personnes en 10 volumes.
Il serait instructif de comparer les images que les entreprises concurrentes contemporaines ou légèrement postérieures donnent du DCL. Comme ce n'est pas ici l'objet du propos, je me contenterai de rappeler comment l'ouvrage est défini dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse. Comme l'on peut s'en douter de la part d'un monument qui se veut tout à la fois encyclopédique, universel et critique, et qui se situe simultanément sous l'angle chronologique après la première édition du DCL et en exacte contemporanéité de la seconde, le jugement est sévère. Il se fonde d'abord sur le rappel des propres ambitions que s'assigne l'ouvrage dirigé par Duckett, ou plutôt sur la dénonciation du principe d'éclectisme revendiqué par ce dernier sous le couvert d'un « cachet d'unité » qui trouverait sa légitimation dans la sincère adhésion de chaque rédacteur de notice aux valeurs idéologiques et culturelles qu'il défend par ses paroles :
[1] Cet ouvrage qui est une sorte de frère jumeau du précédent [l'Encyclopédie des gens du monde], vint au monde quelques mois après lui, et, par conséquent, on peut dire qu'il ne répondait à aucun besoin nouveau. Nous voilà bien loin de Bayle et de Diderot. C'est encore dans l'avis placé en tête de la première édition que nous allons puiser le motif de nos appréciations : " Peut-être fera-t-on à notre Dictionnaire le reproche d'offrir des contradictions dans l'exposition des sciences morales et politiques : c'est le seul que nous redoutions et le seul que nous ne puissions pas entièrement éviter. Cependant, pour n'être pas systématiques, nous ne serons pas confus ; car une pensée élevée dominera dans tout le cours de l'ouvrage, et lui imprimera ce cachet d'unité nécessaire à tout recueil d'enseignements qu'on veut vraiment rendre utiles : ce sera le plus religieux respect pour toutes les opinions généreuses, et le soin scrupuleux de toujours confier la rédaction d'un mot représentant un principe à un écrivain qui ait foi en ce principe. Si du choc d'opinions inévitablement divergentes ne jaillit pas la vérité, il en résultera du moins, pour le lecteur, l'avantage de pouvoir étudier le procès, peser le faible et le fort de chaque plaidoyer, et décider ensuite en toute connaissance de cause. Nous avons, par l'adoption de ce plan, singulièrement agrandi le cadre des ouvrages allemands et anglais qui nous servaient de modèle. Ce plan large et vraiment libéral, dont l'exécution prouvera qu'aujourd'hui il n'est plus, en bonne littérature, de noms ennemis, nous impose, dès à présent, le devoir de faire une déclaration que nous prierons nos lecteurs de ne jamais perdre de vue. Chacun des honorables publicistes, savants et gens de lettres qui veulent bien concourir au succès de notre Dictionnaire, n'entend accepter la responsabilité que des articles qu'il aura personnellement signés. La responsabilité des articles anonymes est prise par la direction de la rédaction, qui, de son côté et par les mêmes motifs, décline la solidarité des articles signés. C'est pour le public une garantie de plus de l'indépendance personnelle que les auteurs devaient conserver, et dont la direction n'a pas eu un seul instant la pensée de leur demander le sacrifice. "
Il y aurait ainsi dans le DCL une sorte de méta-unité non directement évidente du discours, fondée sur un critère d'ordre déontologique et moral qui assurerait la permanence de la vérité par delà l'infinie prolifération des paroles de rédacteurs de notices. Larousse, lui-même grand pourfendeur de tous les mythes idéalistes, n'a aucun mal à démontrer l'inanité d'une telle position. Il lui suffit pour cela d'aligner la liste des collaborateurs pour faire immédiatement sourdre de leurs disparités l'incohérence et les prétentions d'un verbe plus rhétorique que pragmatique qui ne saurait plus dès lors que produire des discours de circonstance, conformes aux besoins et aux attentes de la bourgeoisie en quête de connaissances culturelles, artistiques, historiques, philosophiques ou scientifiques, et de reconnaissance sociale :
[2] Pour nous édifier sur ce cachet d'unité qui doit régner dans l'ensemble de l'ouvrage, le Dictionnaire de la Conversation nous donne la liste de ses principaux collaborateurs. Ce sont : MM. Aimé Martin, Fr. Arago, Arnault, d'Audiffret, Marie Aycard, Azaïs, Ballanche, Balzac, Barbier, Odilon Barrot, Hector Berlioz, Berryer, Boissy d'Anglas, Boitard, Em. de Bonnechose, Bordas-Dumoulin, Bory de Saint-Vincent, Bouillet, Boussingault, Briffaut, Burette, Capefigue, de Carné, Castil-Blaze, Chaix d'Est-Ange, Champollion jeune, Champollion-Figeac, Philarète Chasles, Chateaubriand, Choron, Cormenin, G. Cuvier, Denne-Baron, Despretz, Duffey (de l'Yonne), Dulaure, Dumas (de l'Institut), Dupin aîné, Du Rozoir, Etienne, Fresse-Montval, Joseph Garnier, Géruzez, Granier de Cassagnac, Guéroult, Guizot, J. Janin, Jay, Jubinal, Kératry, Ed. Laboulaye, Lacretelle, Paul Lacroix, Lamartine, Lamennais, Larrey, Laurentie, Le Bas, John Lemoine, Lémontey, Charles Lenormant, Leroux de Lincy, Leverrier, Malte-Brun, Armand Marrast, Henri Martin, Alfred Maury, Michelet, comte Molé, Désiré Nisard, Ch. Nodier, Norvins, Paulin Paris, Passy, Patin, Pelouze, Pongerville, Poujoulat, Amédée Pichot, Gustave Planche, Louis Reybaud, H. Rigault, Saint-Marc Girardin, Salvandy, J. Sandeau, Sarrans jeune, Philippe de Ségur, Sicard, Silvestre de Sacy, Ém. Souvestre, Thiers, Tissot, Achille de Vaulabelle, Velpeau, Veuillot, Viennet, Auguste Vivien, etc., etc.
Entre personnalités encore connues de nos jours et celles qui sont rapidement tombées dans l'oubli le plus noir, l'observation rétrospective de cette liste augmente pour nous les effets de l'incohérence ; et comme chacun des rédacteurs ne s'exprime jamais qu'au nom des idées dont il s'est fait le champion, Larousse n'a aucun mal à stigmatiser les limites d'une entreprise qui se présente plutôt sous les couleurs de la diffusion d'un prêt à penser et d'un prêt à parler facile à endosser que sous celles de la divulgation et de la synthèse de savoirs encyclopédiques soumis à examen critique :
[3] Cette liste suggère de singulières réflexions.
Pour que l'étincelle de vérité dont on a parlé plus haut jaillît de ce chaos, il faudrait qu'on pût lire le même article traité simultanément par des penseurs d'opinions diverses ; par exemple, par MM. Guizot, Proudhon et Dupanloup ; on aurait véritablement un choc d'où jaillirait la lumière ; le lecteur, pris pour arbitre, pourrait en tirer son credo. Mais supposons, et le plan nous y autorise, que M. Guizot traite le mot Dieu, M. Proudhon le mot Ame, et monseigneur d'Orléans le mot Confession ; il en résultera inévitablement un cliquetis de la plus effroyable dissonance, un habit d'Arlequin comme on n'en a jamais vu sur aucun théâtre, un salmigondis comme il n'en fut jamais servi sur les tables boiteuses du Lapin blanc. Non, des opinions si disparates ne doivent pas convenir à l'édification d'une œuvre aussi importante que l'est une encyclopédie. L'unité, qui fait souvent la seule valeur d'une œuvre d'art, doit surtout se retrouver dans celles qui sont tout à la fois littéraires, scientifiques, politiques, historiques, philosophiques et religieuses. Or, le lecteur ne saurait accepter, sous quelque forme que ce soit, un démenti donné, au verso, à ce qu'il vient de lire au recto. Cette qualité dans l'ensemble est ce qui constitue surtout la méthode, et toute œuvre qui en est dépourvue est condamnée par cela même à un succès éphémère, quel que soit, d'ailleurs, le mérite intrinsèque des articles.
C'est donc en somme l'hétérogénéité qui est ici le facteur dirimant contrevenant à la réussite d'une entreprise dont l'épistémologie n'a pas été suffisamment réfléchie et longuement mûrie. Une entreprise, qui, pour le dire dans les termes de Larousse, ne peut cacher sa soumission aux circonstances les plus instantes de la conjoncture politique, mercantile et gnoséologique de la monarchie de Louis-Philippe, puis du second Empire de Napoléon III :
[4] Et ici, qu'on ne prête pas à notre critique des intentions qu'elle ne saurait avoir. Tous les noms cités plus haut sont des noms honorables ; plusieurs même sont illustres ; chacun de ces écrivains répond de l'article qu'il signe, mais il ne saurait être responsable de la cacophonie qui règne nécessairement dans l'ensemble. Cette responsabilité retombe tout entière sur la direction.
Nous adresserons encore à la direction une autre critique, une simple critique de forme, mais qui n'en a pas moins son importance. La collection (deuxième édition) comprend seize volumes ; le dernier tome embrasse à lui seul les lettres S, T, U, V, W, X, Y, Z, qui, dans l'économie de tous les dictionnaires, forment le sixième du cycle alphabétique. Le lecteur tirera lui-même la conclusion, en disant avec le poëte :
Desinit in piscem mulier formosa superne.
Le directeur, M. Duckett, a donné, en 1842, dix vol. in-12, sous le titre de Dictionnaire de la conversation à l'usage des dames et des jeunes personnes, un abrégé du grand ouvrage, d'où l'on a supprimé les articles qui ne pouvaient avoir d'intérêt pour ce public spécial, et d'autres qui ne présentaient pas un caractère de moralité sévère.
Au-delà des critiques formelles de dictionnairique formulées dans le dernier paragraphe, avec le terme de moralité, nous touchons au critère suprême de qualification des ouvrages de cette époque, que les dictionnaires, pour leur part, en tant que recueils de dictions dispensateurs de leçons ne peuvent esquiver… Larousse a bien perçu que cette revendication ne peut être tenue en dehors d'un cadre qui assure à la parole une cohérence de pensée. Et c'est pourtant la thèse que Jules Janin, dans le DCL s.v. Conversation, s'acharnait à soutenir au motif d'une nécessité de variété ayant pour fonction finale de conjuguer instruction et divertissement sous l'autorité de la parole érigée en guide supérieur :
[5] Cette entreprise, qui a répondu à un besoin universellement senti, c'est le Dictionnaire de la Conversation ; le Dictionnaire de la Conversation, c'est-à-dire un assemblage de toutes les connaissances humaines, graves ou folles, mises à la portée de tous. Le plan de ce dictionnaire est plus vaste encore que le plan de l'Encyclopédie : car il comprend tout ce qu'il y a de grave, mais aussi tout ce qu'il y a de futile à savoir. Ce n'est pas seulement le livre d'un homme qui veut apprendre, c'est le livre d'un homme qui veut apprendre et enseigner. Ce n'est pas seulement un livre de cabinet, c'est un livre de cabinet et de salon, c'est un livre de causerie familière aussi bien que de dissertation savante, un livre de noms propres et un livre où l'anecdote est mêlée à la grande biographie ; ce n'est pas un système ou une seule opinion, c'est la réunion spontanée de toutes les opinions et de tous les systèmes ; ce n'est pas un livre d'unité, c'est un livre de variété ; un pareil livre n'enseigne pas, il raconte ; il ne récite pas, il parle ; il n'instruit pas seulement, il amuse, et il instruit. Là les préjugés se combattent par les préjugés, le progrès est le bien-venu, de quelque part que vienne le progrès ; c'est comme un salon où viennent se réunir dans une amicale causerie les jeunes gens et les vieillards, la vieille royauté et la royauté nouvelle, la république et l'empire ; c'est une foule variée, amusante, mobile, savante ; ce sont tour à tour des historiens, des poëtes, des mathématiciens, des philosophes ou des politiques, qui passent sous vos regards ; bien plus, toutes les nations y travaillent, et chacune y apporte ce qu'elle sait le mieux : Allemagne, Angleterre, Italie, Espagne, Orient, apportent à ce trésor commun leurs découvertes, leurs souvenirs, leur philosophie, leurs œuvres, leur politique. C'est un livre qui écoute tout ce qui se dit et tout ce qui se raconte, qui entend tous les systèmes, et se souvient de toutes ces choses ; livre immense, qui est à la fois toute biographie, toute histoire, toute science, toute anecdote, tout journal. En un mot, ce n'est pas un livre, c'est bien réellement une conversation, mais une conversation de gens d'esprit et de science, une conversation de toutes les opinions, et de tous les systèmes, et de toute l'Europe ; une longue et intéressante conversation. (1865, t. VI, pp. 457b-458a]
Il est particulièrement significatif que Janin utilise ici le terme de trésor, dont on sait depuis les origines du genre quel fut son succès et son importance en lexicographie [5], et qu'il lui accommode une représentation particulière de la conversation comme forme supérieure d'échange des connaissances qui rassemble les avantages de la causerie et ceux de la dissertation en infusant le savant dans le familier et inversement… On mesure ici quel doit donc être le statut de la parole dans ce dispositif qui, en conformité avec les nouvelles données de la linguistique naissante, reconnaît enfin au langage et à la langue la capacité de médiatiser le rapport de l'homme au savoir.
Je m'attacherai en conséquence, dans ce qui suit, à synthétiser et placer sous un jour critique ce que le DCL délivre comme information relative au secteur de l'activité humaine qu'est la production de discours, en tant que cette activité délivre des informations non seulement sur le monde qu'elle représente mais sur sa propre configuration sémio-?culturelle.
1° Préambule historique
Quelques dates en forme de rappel de l'évolution générale de la pensée du langage à l'époque des deux éditions du DCL :
Le branle initial remonte à l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert ainsi qu'aux 186 volumes de l'Encyclopédie méthodique qui lui font suite, publiés sous la férule de Panckoucke père (Charles-Joseph) et fils (Charles-Louis Fleury). Avec des collaborateurs tels que Dumarsais et Beauzée, Jaucourt, Marmontel ou Maupertuis, l'attention était alors rapidement portée aux questions de sémiologie générale et de langue, non seulement par l'intermédiaire de réflexions concernant l'origine du langage, mais aussi par l'application directe d'une analyse de type sensualiste menant directement aux spéculations des Idéologues.
Parmi ces derniers, on sait que Antoine-Louis Claude, comte de Destut de Tracy (1754-1836), joua un rôle éminent. Pair de France, membre de l'Institut, membre du Comité de l'Instruction publique sous le Directoire, et Académicien à partir de 1808, Destutt est l'auteur d'Éléments d'idéologie ou science des idées (1801°, d'une Grammaire générale (1803), d'une Logique (1805) et d'un Traité sur la volonté (1815). Récusant l'idée d'une langue universelle, Destutt met en évidence l'importance de ce que le langage et les langues peuvent dire d'eux-mêmes dans leurs propres systèmes de signes, et expose en conséquence une représentation de la métalangue qui lui permet d'esquisser une analyse pré-comparative des systèmes verbaux des principales langues européennes.
Proche de Cabanis (1757-1808), médecin et professeur d'hygiène, Destutt sut attirer à lui Wilhelm von Humboldt, lors du séjour de ce dernier à Paris en 1801. A partir de là, il est aisé de suivre le détail d'un développement au terme duquel s'institue la linguistique comme seule et unique science des langues. Réédition de Court de Gébelin en 1816 (cf. infra n. 8) ; enquêtes historiques et bibliologiques permettant d'asseoir les base d'une philologie française romantique qui réévalue et revalorise le moyen? âge ; standardisation d'une langue de référence désormais consciente de son ancrage historique par la langue, etc. En 1861, enfin, Max Müller accrédite officiellement l'équivalence synonymique entre science des langues et linguistique. Entre ces deux repères, et sur le versant non exactement scientifique au regard des critères épistémologiques d'aujourd'hui, Charles Nodier, collaborateur de Duckett, aura livré ses Notions élémentaires de linguistique (1834) dans lesquelles ce dernier terme est soumis à de curieuses distorsions.
Un tel parcours non exactement linéaire, comme on peut le remarquer, se lit dans le DCL qui, en raison de la disparité de ses collaborateurs, ne peut toujours trancher fermement dans les question complexes ayant trait entre autres au langage et opter pour une position régulièrement maintenue tout au long de l'ouvrage. L'organisation de l'article anonyme Parole révèle sans ambiguïté cet éclectisme intenable. Dans une première section de nature plutôt encyclopédique, la genèse de la parole se voit rapportée aux modèles traditionnels du sensualisme par la théorie de l'imitation que soutiennent les potentialités d'une physiologie adaptée :
[6] Parole. L'homme a trouvé dans son organisation physique, par l'articulation des sons, la faculté de créer les mots pour représenter les idées, et la parole a été faite ; il a assemblé ces mots pour peindre ses pensées, et le langage a été créé. La formation de la parole a été d'abord le résultat de l'imitation des bruits naturels ; le besoin d'échanger leurs idées, l'assemblage des paroles a fait les langues ; les cris ou sons vocaux naturels ont donné les voyelles ; l'imitation du cri de quelques animaux ou des bruits de la nature a fourni à l'homme des sons artificiels, les consonnes ; la parole semble donc avoir son origine incontestable dans l'imitation des bruits naturels ; mais depuis cette primitive enfance combien n'a-t-elle pas eu de chemin à faire ? Bien des systèmes ont été présentés sur sa formation successive, sur celle des langues ; nous croyons celui que nous résumons ici en quelques mots le plus vrai, le plus rationnel.
Rien jusque là qui déroge des conditions habituelles de définition d'une phylogénèse du langage. On retrouve les éléments principaux de la tradition condillacienne. Mais, d'attestation effective d'emplois en ce sens du terme parole, point… Et pour cause ! La définition donnée ici n'explique pas le contenu de la notion, elle tente seulement d'en justifier l'existence comme terme d'un système de pensée et constitue plus de la sorte une métadonnée théorique qu'un objet linguistique proprement dit. Il faut attendre la seconde section de la notice pour trouver l'ensemble des synonymies, périphrases et collocations à l'intérieur duquel parole fait sens et prend valeur comme signe. L'usage de l'italique souligne là qu'on est passé de l'encyclopédique au linguistique et du métathéorique à l'instanciation discursive de l'item lexical :
[7] Parole s'emploie encore dans différentes acceptions : mot et parole sont synonymes ; cependant, il faut remarquer que la parole exprime la pensée, et que le mot représente l'idée qui sert à former la pensée : on a le don de la parole et la science des mots ; l'abondance des paroles ne vient pas toujours de la fécondité et de l'étendue de l'esprit ; l'abondance des mots ne fait la richesse de la langue qu'autant qu'elle a pour origine la diversité et l'abondance des idées. On doit sans cesse peser ses paroles. Rien ne donne plus d'élégance et de vigueur au discours que le choix des paroles.
Parole se dit d'un discours qu'on prononce: Porter la parole, donner, couper la parole ; du ton de la voix : Il a la parole brève, tranchante, faible, agréable, etc. ; de mots piquants : Se prendre de paroles ; de plusieurs termes qui forment une sentence : On attribue cette belle parole à tel philosophe ; Voici les dernières paroles de ce grand homme.
On appelle parole de Dieu, l'Écriture Sainte : La parole de Dieu exposée simplement et sans art avait dans sa bouche toute sa force et toute sa majesté.
Parole signifie promesse verbale par laquelle on s'engage à faire certaine chose : Il m'a donné sa parole ; Il a joué sur sa parole ; En foi et parole de roi ; Tenir sa parole ; Retirer sa parole.
On dit en termes de guerre, se parler sur parole, de deux personnes de parti contraire qui se voient, se parlent, sur la parole de ne rien entreprendre l'une contre l'autre.
Paroles, en termes de musique, se dit au pluriel du texte qui répond aux notes de musique : Cette musique est belle, mais les paroles n'en valent rien.
[Dict. de la Conversation, t. XIV, p. 214 a-b]
Le glissement est d'importance puisque l'on trouve là, en quelque sorte, toutes les formules d'utilisation du signe parole en situation de lieu commun, de cliché ou de stéréotype, par lesquels la conversation et le discours peuvent se définir comme lieu social d'échange d'informations… à l'entropie nulle ! Cette considération porte immédiatement préjudice à la représentation du langage que l'on voudrait dégager des notices du DCL. C'est ce que nous allons désormais observer grâce à certaines notices de cet ouvrage.
2° De la langue, des langues et de leurs types
Ainsi l'article Langue, au milieu d'une profusion de détails, offre-t-il une réadaptation de la seconde partie de la définition précédente :
[8] LANGUE. (Philologie). Dans son acception propre, ce mot s'entend de l'expression des pensées au moyen de sons articulés et liés entre eux; ce qui constitue l'une des prérogatives les plus essentielles de l'être raisonnable, de l'homme. […]
Bientôt après Bopp, en créant la grammaire comparée, non-seulement donna à la science des langues une base large et solide, mais encore signala avec une profonde pénétration le mécanisme du langage, les moyens à l'aide desquels l'homme crée des expressions pour les divers rapports et situations de la vie; voie féconde, que Pott élargit encore, tandis que J. Grimm explorait d'une manière analogue, mais chronologiquement limitée, le champ qu'offrait à son esprit investigateur une nation fractionnée en un grand nombre de branches, la nation germanique. Enfin, G. de Humboldt, dont les observations furent principalement dirigées sur les caractères et les qualités propres de l'individu, de l'être isolé, démontra que toute langue est bien une émanation de la nature humaine en général, mais qu'en même temps elle constitue en soi un organisme particulier qui reflète fidèlement le caractère particulier du peuple qui la parle et qui de son côté réagit d'une manière déterminante sur le développement du génie de ce peuple. Il nous apprit aussi que la langue peut, à la vérité, être dominée par la nature de la puissance d'articulation vocale, mais bien davantage encore par l'activité formatrice intérieure de l'esprit, laquelle est tellement une activité articulaire, que le sourd-muet, presque complètement exclu de l'articulation vocale, parvient à l'aide du mouvement visible des instruments de la parole et de l'écriture en lettres à parfaitement comprendre l'articulation, et même à s'en servir, puisqu'il apprend à lire, à écrire et à parler alphabétiquement. Dans ces dernières années Steinthal a entrepris avec un remarquable succès de continuer et de développer d'une manière encore plus claire ces recherches et ces découvertes de G. de Humboldt, et de leur donner des bases plus solides (consultez la Science des Langues de G. de Humboldt [Berlin, 1848], sa Classification des Langues [1850], et son Origine des Langues [1851].
L'opposition voulue dans ces lignes dessine déjà une ligne de fracture nette entre l'oralisation contingente de chaque langue et le système intérieur qui permet à chaque individu de s'en approprier les formes sémiologiques afin de les ployer à l'expression individuelle de ses besoins ou nécessités. Parole ne peut plus renvoyer seulement à la vocalisation du langage, mais emporte déjà avec sa dénomination une part de représentation du monde expressive du système culturel et idéologique sous-jacent à chaque langue :
[9] Le son est un bruit nécessairement produit, c'est-à-dire un bruit formant une expression indépendante de l'organisme animal. La parole provient d'une mise en oeuvre de la voix produite par la gorge au moyen de parties situées au-dessus de la gorge, telles que la cavité buccale, le palais, la langue, les dents, les lèvres, le nez. Le grand nombre des parties qui y coopèrent, la diversité des positions qu'elles affectent les unes vis-à-vis des autres et la gradation du vent rendent possible une quantité presque infinie de sons et d'associations de sons, qui nécessairement ne sauraient se noter ensemble par n'importe quelle écriture, pas plus qu'il n'est physiologiquement possible de les, observer tous, parce qu'un grand nombre d'organes qui y prennent part se dérobent complètement à la vue en y coopérant. Toutefois, il n'y a pas d'homme qui emploie à la fois tous les sons possibles; au contraire, chacun de nous, de même que chaque peuple, a sa manière propre d'user les instruments de la voix, et en emploie de préférence une certaine partie. La différence essentielle existant entre la parole et d'autres sons, tels que les cris d'animaux, nos propres cris, le rire, c'est qu'elle est articulée, formée, limitée. Or, cette limitation, fondée sur l'essence même du son et déterminée par la capacité qui lui est propre, est la base de sa séparation en modes et en individualités précisément discernables: elle est en même temps extérieurement produite et encore une fois déterminée, tantôt publiquement par les sons qui se limitent réciproquement dans l'association des sons, tantôt intellectuellement, par la force rationnelle de volonté de celui qui parle, libre qu'il est de prolonger ou de supprimer à volonté la durée du son produit par le souffle ou la voix, seul mode par lequel l'association des sons parvienne à sa complète signification. Il en résulte que l'articulation qui pénètre jusque dans les éléments les plus simples du langage repose essentiellement sur la puissance qu'a l'esprit sur les instruments de la parole de les contraindre à traiter le son d'une manière qui réponde à son effet et de faire servir à ce but aussi bien les éléments substantiels du son, de sa nature, de sa forme et de son intensité, que ses éléments accidentels, c'est-à-dire sa quantité et le ton.
On en arrive par là à une conception idéaliste de la parole dans laquelle se trouve résolue l'antinomie scolastique de la forme et du fond, de la substance et de l'expression... L'économie du système sémiologique veut que la parole soit la forme d'expression la plus appropriée aux multiples détours et involutions d'une pensée constamment mobile fondée sur l'expérimentation du sensible. Développée dans le premier quart du XIXe siècle, cette conception aurait encore eu son actualité. De nombreux articles du Journal de la Langue française, entre 1826 et 1840 [6], tentent d'en prolonger les effets. Mais, sous l'influence de Humboldt, se substitue vite au binarisme dialectique qui oppose la pensée et la langue un ternarisme beaucoup plus souple fécond qui permet d'envisager une relation plus souple de ces deux fonctifs, fondée sur la prise en considération de modalités d'essence rhétorique, mais que l'on pourrait presque dire déjà énonciatives dans ce contexte historique de transition : qui parle, à qui l'on parle, de quoi l'on parle… puisque l'enjeu n'est plus désormais la qualité esthétique de l'expression mais sa cohésion sémiologique :
[10] Il faut […] distinguer trois choses dans le langage : 1° la substance de la pensée, qui est représentée par les intuitions et les idées et subordonnée à ses lois propres, appartenant à l'essence de l'esprit; 2° le son ou l'élément extérieur en général; et 3° l'activité de la réunion de ses deux éléments, la représentation de la substance de la pensée dans le son, d'après des lois précises particulières à la langue. Cette troisième chose, que Humboldt appelle la forme intérieure de la langue, est à proprement parler l'âme de la langue, la base intime de sa vie et de sa conformation. Toutefois, pas un seul de ces éléments n'est invariable en soi. La pensée procède, il est vrai, de lois éternelles, rigoureusement valables pour chaque individu; mais la manière dont chacun en use n'est pas moins différente, comme le prouvent les lois tout aussi rigoureuses de l'organisme physique dans les différents phénomènes qui s'opèrent dans chaque corps humain isolé; c'est pour cela que la pensée est plus rapide chez l'un, plus subtile chez l'autre, plus profonde chez un troisième, etc. En outre, les organes de la voix, dans ce qu'ils ont d'essentiel, sont les mêmes chez tous les hommes et cependant construits d'une façon particulière dans chaque individu, qui en use aussi d'une façon particulière. Enfin, il peut y avoir une immense différence dans la manière dont chaque Individu parvient à représenter ses intuitions. A cette diversité des trois éléments, qui a pour base son essence même, il faut encore ajouter l'influence qu'ils exercent réciproquement l'un sur l'autre. La médiation de l'image avec le son est essentiellement subordonnée à la qualité particulière des sons dont on dispose, et les images ainsi subordonnées réagissent à leur tour sur le contenu de la pensée, et réciproquement. Enfin, une double influence extérieure agit encore sur cette variabilité. Aussitôt qu'au moyen du son la langue devient un phénomène sensitif, elle tombe dans le domaine de la perception sensitive, aussi bien pour celui qui parle que pour celui à qui on parle. Elle est, à la vérité, perçue en premier lieu par l'oreille; mais en raison du rapport organique de tous les sens entre eux, tous les sens de celui qui parle agissent aussitôt sur la forme ultérieure du son, de même que sur la forme intérieure de la pensée. Et comme celui à qui l'on parle ne doit pas seulement percevoir mais comprendre, il faut que celui qui parle se dirige aussi bien dans ses sons que dans ses images d'après la complète capacité de celui à qui il parle. Il en résulte, en même temps qu'une constante répétition des mêmes phénomènes, une diversité qui ne peut avoir d'autres limites que la capacité humaine de percevoir en général.
Notons bien ici la présence d'une référence au son, c'est-à-dire à la vocalité matérielle des langues, perçues comme indice distinctif de ces dernières et première manifestation de la spécificité de chacune. La parole devient dès lors -- en chaque langue particulière -- forme et médiation par excellence de l'activité de communication qui périme l'hypothèse de l'existence d'une langue universelle. Chaque langue, en tant que combinatoire, renferme une virtualité de paroles indéfinies qui en assurent la stabilité formelle et l'homogénéité culturelle :
[11] Il suit de là que la langue apparaît, bien limitée partout, suivant les temps et les lieux, dans des éléments fixés une fois pour toutes; mais qu'elle porte dans cette mesure même le germe vivant d'une déterminabilité infinie, et que comme la matière de la pensée est inépuisable, de même aussi il est impossible de jamais épuiser l'infinité de ses combinaisons. Une langue commune à l'universalité des hommes est donc non-seulement impossible, mais encore la multiplicité des langues est une nécessité; en effet, il y aura toujours autant d'hommes parlant la même langue qu'il s'en trouvera de réunis par la communauté des modes d'intuition et d'images, de même que par tout ce qui résulte de la communauté des lois, des moeurs, de la religion, etc.; d'où il suit que chaque peuple a sa langue à lui. Or, celle-ci, à son tour, n'apparaît jamais dans un rigoureux isolement; et, au contraire, elle se sépare, suivant les différents rameaux que forme un peuple, en branches et en dialectes qui y correspondent, et s'individualise successivement jusqu'aux façons particulières de parler des individus. D'un autre côté, la langue d'un peuple a toujours de plus ou moins grands rapports d'affinité avec la langue d'un autre peuple ou avec les langues d'autres peuples. Toutefois, l'affinité des langues ne correspond pas toujours nécessairement à l'affinité des races; parce que l'une et l'autre, déterminées par des causes diverses, peuvent avoir eu une histoire différente. La diversité des langues ne provient donc pas seulement de la condition extérieure du son dérivatif, mais plutôt de la forme intérieure de la langue ou bien de la différence du génie même des peuples, lequel détermine plus ou moins la forme des sons. Les langues différentes n'ont point de modèle catégorique commun; elles ne forment point d'échelle ascendante directe, de telle façon qu'on ne puisse les mesurer que d'après leur éloignement de l'origine commune ou de la perfection idéale; mais elles forment des membres organiques, dont la réunion constitue l'organisme complet du langage.
Passons sur le détail de la typologie envisagée à la suite de Humboldt et Schleicher par le rédacteur de la notice [7], pour nous intéresser désormais à l'article Grammaire, rédigé par Champagnac, lequel constitue, en dépit de la fragmentation inhérente à la lexicographie, une sorte de prolongement de la notice précédente…
3° De la grammaire et des principes de normalisation de la parole
Immédiatement, et en conformité avec la tradition issue du courant des Métaphysiciens, cet objet est d'ailleurs mis en relation avec l'activité de parole. Tout se passe comme si le corps de doctrine grammatical n'avait pour dessein que de standardiser et stimuler cette activité :
[12] GRAMMAIRE, science qui apprend à peindre la pensée par des sons ou par des caractères. Le mot grammaire est tiré du grec qui signifie lettre origine tout à fait rationnelle, puisque les lettres ou caractères sont les principaux éléments du langage, soit parlé, soit écrit. On distingue la grammaire générale des grammaires particulières. La grammaire générale, faisant abstraction de tout, ce qui est particulier aux langues, enseigne les moyens dont tous les peuples se sont servis pour exprimer la pensée, par la parole, et pour la peindre par l'écriture. On la regarde comme une science, parce qu'elle n'a pour objet que la spéculation raisonnée des principes immuables et généraux de la parole. Une grammaire particulière, au contraire, ne renferme que les règles propres à une langue; elle enseigne à décliner les noms, à conjuguer les verbes, à construire toutes les parties du discours, et à orthographier; elle apprend aussi à connaître la valeur naturelle et la propriété des mots, la raison de leurs terminaisons et de leur arrangement dans le discours. On a donné le nom d'art à toute grammaire particulière, qui n'est en effet qu'un recueil de règles. De là cette définition qu'on lit au commencement de toutes les grammaires élémentaires : "La grammaire est l'art de parler et d'écrire correctement."
On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que l'évocation succincte d'une histoire de la grammaire s'achève sur la mention de Court de Gébelin et de son Histoire naturelle de la Parole et du Monde primitif…
[13] Le président de Brosses doit être mentionné pour la manière neuve et l'étonnante sagacité avec lesquelles il a posé les bases de la science étymologique. Le grammairien qui eut ensuite le plus de renommée fut Court de Gébelin , auteur de l'histoire naturelle de la Parole et du monde primitif. Enfin, la Grammaire de Condillac obtint un grand succès, à cause de sa première partie, qui est un bel essai de grammaire générale.
Ce sont là avec Changeux, l'auteur de la Bibliothèque grammaticale abrégée ou nouveaux mémoires sur la parole et l'écriture (Paris : 1773), les témoins d'une évolution qui condamne à terme l'hypothèse d'une grammaire générale susceptible de s'appliquer à toutes les langues et à toutes les paroles, à l'issue de laquelle se trouve le comte Lanjuinais, introducteur en 1816 de la dénomination de linguistique et de méthodes d'analyse fondées sur l'observation scrupuleuse des données… de la parole [8] :
[14] Nous terminerons cette revue rapide par quelques considérations empruntées à Lanjuinais: "La conclusion qui sort, dit-il, de nos recherches sur la grammaire générale est celle-ci : les modernes ont infiniment surpassé les Grecs et les Romains dans la science des faits grammaticaux et dans celle de la théorie du langage. En voici, croyons-nous, la raison: l'étude de l'entendement humain, autrement de la nature de nos idées et de leur formation et l'étude des langues comparées sont les deux ailes de la grammaire. Ces deux études manquaient également aux anciens. Quand même ils eussent davantage cultivé la première, leur mépris, soi-disant patriotique, mais injuste et insensé, pour les nations qu'ils appelaient barbares, les aurait seul empêchés de s'élever jusqu'à la grammaire générale. Au contraire, les modernes, éclairés par une métaphysique plus exacte, animés par la morale divine et toute fraternelle de l'Evangile, ont été plus sages et plus heureux, dans la science des langues. Bacon leur indiqua les routes de la vraie philosophie; Messieurs de Port-Royal, maîtres habiles dans beaucoup de langues mortes et vivantes, avaient recueilli des faits, des matériaux pour la science, et ils excellèrent à les mettre en mire. Leurs successeurs les ont surpassés dans le dernier siècle et dans celui-ci, tant pour la multitude des faits rassemblés que pour le perfectionnement de la théorie. Cependant, il reste encore beaucoup à faire si l'on veut achever l'édifice de la science grammaticale.
[éd. 1867, t. 10, pp. 431 b. - 433 a]
Rapportées aux productions ambiantes de la grammaticographie française de la période, les remarques de cette notice sont immédiatement frappées d'une inadaptation foncière. En faisant porter l'accent sur les subsistances de la grammaire générale, Champagnac déséquilibre sciemment la présentation d'un objet qui subit alors de grandes et profondes modifications. En effet, si, en 1803, la réédition de la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal atteste encore la rémanence d'un certain courant de pensée, il ne faut pas oublier que l'éditeur du volume, Petitot, fait précéder le texte même d'Arnauld et Lancelot d'un Avis préliminaire qui stigmatise les progrès et la décadence de la langue française à la fin du siècle précédent et sous la Révolution, ce qui lui permet d'adjoindre à la grammaire des Messieurs un Essai sur l'origine et la formation de la langue françoise qui en double plus que le volume, et insère la réflexion grammaticale dans le courant historique dominant qui définira le cadre dans lequel trouveront désormais place les travaux grammaticaux. L'impulsion avait été donnée dès la seconde moitié du XVIIIe siècle dans des ouvrages qui ne relevaient pas strictement et nécessairement de la grammaticographie. On pense ici au Dictionnaire Grammatical et au Dictionaire critique de Jean-François Féraud, en 1761 et 1787, qui marquaient bien déjà l'importance d'un relativisme historique dans l'évaluation et l'appréciation des faits de nature lexicale et grammaticale.
Mais le passage au XIXe siècle accentue le trait, même dans des ouvrages au dessein nettement pratique : Grammaire des grammaires de Giraul-Duvivier, en 1811, Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française de Laveaux, en 1816, Nouvelle Grammaire Française sur un plan très-méthodique de Noël et Chapsal, en 1823, Grammaire générale des grammaires françaises de Napoléon Landais en 1834, et, la même année, la très célèbre Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénélon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, etc… que les frères Bescherelle font précéder d'un abondant Essai sur la grammaire en France, et de Considérations philosophiques et littéraires sur la langue française par Philarète Chasles…. Citons encore, en 1836, le Dictionnaire grammatical, critique et philosophique de la langue française que donne Victor-Augustin Vanier. Tous ces ouvrages prennent en considération, d'une manière ou d'une autre, la dimension de l'histoire de la langue et, à ce titre, périment progressivement la validité des arguments de la grammaire métaphysique et générale. Quelques lignes de Philarète Chasles, à cet égard, s'avèrent parfaitement représentatives de ce nouveau mouvement, qui soulignent le renouvellement constant de la langue par l'apport des discours et des innovations assignables aux hommes de génie et aux grands écrivains qui sont « les vrais grammairiens, les seuls grammairiens » :
[15] De grands génies paraissent, et l'on dit que l'idiome dont ils se sont servis est immuable. Ils meurent, une nouvelle moisson de paroles inconnues et de tournures inusitées fleurit et verdoie sur leur tombe. Si l'on procédait par exclusion, s'il fallait condamner les révolutions du langage enchaînées aux révolutions des moeurs, si l'on ne voulait accepter qu'une seule époque littéraire dans toute la vie d'une nation, Lucrèce d'une part, et de l'autre Tacite seraient des écrivains barbares ; il ne faudrait lire ni Shakespeare et Bacon, riches de toute l éloquence du seizième siècle, ni Mackintosh, Erskine ou Byron, néologues du dix-neuvième siècle. En France, on répudierait la langue admirable et pittoresque de Montaigne, et l'idiome bizarre, ardent, emporté de Diderot, de Mirabeau, de Napoléon. Il est vrai que tout s'épuise, la sève des sociétés et celle des idiomes. Dans les sociétés en décadence, les langues s'éteignent, la parole perd sa force et sa beauté, les nuances s'effacent, la phraséologie devient folle ou radoteuse ; c'est le râle des littératures, ce sont les derniers accents, les gémissements brisés de l'agonie. L'effort de tous les rhéteurs, le cri de détresse de tous les grammairiens ne sauveront pas un idiome qui périt avec un peuple. Anne Comène se sert d'un style prétentieux et lourd, enveloppé de draperies superflues, vide et pompeux comme la cour byzantine. Sans doute cela doit être. Si vous voulez ressusciter le lexique et la grammaire, si vous prétendez que ce mourant retrouve la voix, jetez un nouveau sang dans ces veines qui se dessèchent, ressuscitez le cadavre, il parlera ! […] La fécondité semble attachée au mouvement ; la stérilité à l'inaction. Il en est des langues comme de tout ce qui a vie : ruine et renaissance, mort et réparations constantes jusqu'à la mort, qui est le silence et le repos total.
[Grammaire Nationale, p. 8]
Ce texte expose avec la flamme et la fougue du romantique, mais aussi avec clarté le paradoxe de la permanence d'un système d'expression qui ne peut s'assurer que dans le renouvellement permanent de ses modèles auquel procèdent les grands écrivains. On rejoint ici le texte de l'épigraphe de Tissot que les grammairiens donnaient à leur ouvrage :
[16] Dans un état libre, c'est une obligation pour tous les citoyens de connaître leur propre langue, de savoir la parler et l'écrire correctement. La carrière des emplois est ouverte à tous : qui sait ce que la fortune réserve au plus humble des membres de la grande famille !.... La base de la connaissance de toute langue est la grammaire… et en fait de grammaire, ce sont les bons écrivains qui font autorité…
Grammaire, standardisation des paroles, conditions préalables à la définition d'un statut social…. Nous sommes là au cœur d'un ensemble de faits et de contraintes qui modèlent la pensée du langage et la représentation de la langue dans les consciences contemporaines, mais que la notice du DCL occulte pudiquement, car il n'est pas bon d'être simultanément un compendium de connaissances permettant d'accéder aux emplois et aux fonctions les plus rémunérateurs de la société bourgeoise, et l'exposé des principes sélectifs et discriminants assurant cette promotion de quelques uns aux dépens de tous.
4° Les dictionnaires et la taxonomie des opinions
Si nous nous tournons maintenant du côté de la notion éponyme à laquelle le DCL fait référence, celle même de Dictionnaire, les enseignements sont à la fois comparables et différents. La notice se présente sous la forme d'un développement de nature encyclopédique :
[17] DICTIONNAIRE (du latin dictionarium, recueil de dictions ). Il se dit, en général, soit d'un recueil des mots d'une langue rangés dans un ordre systématique et expliqués dans la même langue, ou traduits dans une autre, soit de divers recueils, faits par ordre alphabétique, sur des matières de littérature, de sciences ou d'arts, à la différence de glossaire, lexique, vocabulaire, qui ne s'appliquent qu'aux purs dictionnaires de mots. Les anciens nous ont laissé fort peu de monuments en ce genre, et le moyen âge, jusqu'au commencement du seizième siècle, ne nous offre guère que des essais philologiques très incomplets. Ce ne fut qu'après la découverte de l'imprimerie, à l'époque de la Renaissance, lorsque avec le goût des études se fit sentir le besoin impérieux d'entendre les auteurs de l'antiquité, que des écrivains, doués de l'esprit de recherches, s'attachèrent laborieusement à éclaircir les difficultés de l'art du langage, à indiquer ses principes et à consacrer les caprices de l'usage par l'autorité de leurs savantes investigations. Bientôt les religieux de Port-Royal préparèrent d'heureux développements à la lexicographie, en appliquant aux opérations les plus secrètes de la science grammaticale une logique forte et savante, qui leur dévoila les prodiges de l'esprit humain dans la formation du langage, et les conduisit à poser les fondements des langues en général, et en particulier de la nôtre. Les règles furent soumises à l'analyse; les principes, plus approfondis, se simplifièrent; leur analogie fut plus frappante, et, mieux liés ensemble, ils formèrent la grammaire générale, que plus tard féconda l'esprit philosophique, résultat heureux de l'étude que l'homme fit sur lui-même et sur les chefs-d'oeuvre créés par lui dans les arts et dans les sciences. Dès lors, on vit les dictionnaires se multiplier à l'infini; on en composa de tout genre, non-seulement pour toutes les langues, et même pour des idiomes populaires, mais encore sur toutes les matières les plus graves et les plus futiles. La fable et l'histoire, les moeurs et le théâtre, les voyages et les romans, la morale et les quolibets, les précieuses et les halles, etc., en un mot toutes les spécialités des travaux et des connaissances humaines: arts, sciences, usages, industries, préjugés, tout fut soumis à la forme de dictionnaire, et leur nombre est tel aujourd'hui qu'à eux seuls ils composeraient une grande bibliothèque, d'autant plus précieuse qu'elle pourrait ait besoin suppléer en quelque sorte à tous les livres connus.
Qui relie explicitement autour de la parole, comme on l'a vu ci-dessus, grammaire et dictionnaire. Ce développement est suivi d'une première expansion de nature historiographique :
[18] Rappelons d'abord les tentatives des anciens. Sans parler de l'espèce de recueil biographique attribué à Callimaque, garde de la bibliothèque de Ptolémée-Philadelphe et qui se trouve perdu, le premier auteur qui parait s'être occupé de lexicographie est le célèbre Varron. Les fragments qui nous restent de ses recherches roulent sur les origines, l'analogie et la différence des mots. Nous possédons encore de lui un Traité de la langue latine en six livres. Vient ensuite le dictionnaire de Verrius Flaccus, grammairien qui florissait à Rome sous Auguste et dont le dictionnaire, De verborum significatione, était divisé en vingt livres; […]
Dès le cinquième siècle, la géographie avait été l'objet des recherches d'Étienne de Byzance: un fragment de son dictionnaire, contenant l'article Dodone et quelques autres, publié par Casaubon, révèle la manière de l'auteur, et suffit pour faire regretter vivement la perte d'un ouvrage où se trouvaient les noms des lieux et des habitants, l'origine des villes et leurs dérivés, ainsi que celles des peuples et de leurs colonies. […]
Le moyen-âge ne nous offre plus guère que des compilations informes, dont il faut excepter toutefois le Catholicon du Génois Balbi, dans le treizième siècle, espèce d'encyclopédie latine, contenant une grammaire, une rhétorique et un vocabulaire, l'un des premiers ouvrages sur lesquels on ait fait les essais de l'art typographique. Du reste, après le lexique provençal-latin cité par Montfaucon, sous le titre de Dictionarium locupletissimum, à la date de 1286, nous nous bornerons à l'indication d'un vocabulaire latin-français déposé aux archives de l'empire (M. n° 897) et dont l'écriture paraît appartenir au commencement du quatorzième siècle. […]
Après ces chefs-d'œuvre, signalons quelques-uns des lexicographes qui les premiers firent des dictionnaires, soit entièrement de leur propre langue pour l'usage de leur nation, soit avec une explication latine ou autre, pour en faciliter l'intelligence aux étrangers: tels sont, sous cette dernière forme, les vocabulaires espagnol et latin de Lebrixa, français-latin du même Robert Estienne, latino-italien de Pierre Gasselini, le trésor des trois langues espagnoles, française et italienne de César Oudin, […] le dictionnaire purement français d'Aimar Ranconnet, et celui de Nicod; le trésor de la langue espagnole de Sébastien Covarruvias, le vocabulaire italien de Fabricio Luna, et enfin le Richezze de la lingua volgare d'Alumno de Ferrare, qui eut la patience de réunir tous les mots et toutes les expressions dont Boccace et les auteurs précédents s'étaient servis.[…]
Ce fut en 1694 que l'Académie Française publia le sien en deux vol. in-fol. La sixième et dernière édition, sortie des presses de MM. Firmin Didot, est de 1835. Cet ouvrage fut, dès son apparition, l'objet de nombreuses critiques : la plus ingénieuse et la plus mordante fut d'en extraire les façons de parler populaires et proverbiales, et de les publier, en 1696, sous le titre de Dictionnaire des Halles. L'Académie ne répondit pas, et fit bien; mais elle ne profita point assez de ces critiques, et ce fut un tort. Elle n'adopta la forme alphabétique que dans sa seconde édition de 1718. […]
Cependant, tandis que l'Académie Française, avec une persévérance que la plus scrupuleuse modestie ne saurait excuser, négligeait les exemples que lui offraient les ouvrages des grands écrivains qu'elle comptait parmi ses membres, un simple avocat de Normandie, Basnage de Beauval, savait en profiter pour augmenter et perfectionner le dictionnaire de Furetière, qu'il publia de nouveau en 1701 (3 vol. in-fol.), et dont les jésuites s'emparèrent bientôt pour en faire disparaître tout ce qui semblait favoriser le calvinisme, que Basnage avait embrassé après la révocation de l'édit de Nantes. Ils en donnèrent une édition en 1704, sous le titre de Dictionnaire universel, qui a pris depuis celui de Trévoux, ville où Il fut imprimé, et dont il a conservé le nom. Ce dictionnaire, que des accroissements et des améliorations successives ont porté à huit vol. in-fol. dans l'édition de 1771, doit être regardé comme le meilleur et le plus complet qui existe jusqu'à présent dans notre langue, même en y comprenant le Grand vocabulaire Français publié chez Panckoucke, en 30 vol. in-4° (1767), et qui n'est guère qu'une compilation indigeste de l'encyclopédie.
Le dix-huitième siècle fut fécond. en ouvrages philologiques dignes d'être remarqués, et chaque pays de l'Europe put dès lors compter un dictionnaire de sa langue. Le premier en date est le Vocabulario Portuguez, en dix vol. in-fol., publié à Coïmbre, de 1712 à 1728, par Raphaël Bluteau. Puis vient celui de la langue castillane, que l'Académie de Madrid donna en 1726 et années suivantes, ouvrage fait à l'instar de celui de la Crusca, avec des exemples tirés des meilleurs auteurs espagnols. […]
Et l'on appréciera dans ces paragraphes un louable effort de définition de l'évolution d'un genre, qui amène à une seconde expansion de nature plus méthodologique et typologique :
[19] Maintenant, comme nous n'avons pas la prétention de tracer les règles de la science lexicographique, bornons-nous à résumer ici le plus méthodiquement possible ce qui nous parait avoir été dit de mieux sur cette matière, depuis les tâtonnements des seizième et dix-septième siècles jusqu'aux savantes investigations des érudits du siècle suivant et des habiles philologues de nos jours. Les dictionnaires sont les archives des langues, où doivent être recueillis et classés tous les mots de chacune de ces langues à l'usage des peuples qui les parlent. Toutes ont deux sortes de mots distincts, les uns primitifs et les autres dérivés; il y a donc deux manières de les ranger, l'une en les disposant par racines, l'autre en les plaçant; quelle que soit leur nature et leur origine, dans leur ordre alphabétique. De ces deux méthodes, la première est sans contredit la plus rationnelle, la plus logique, la plus propre à instruire, parce qu'elle montre immédiatement, et sous le mot primitif, tous ceux qui en dérivent, à l'instar de ces arbres généalogiques où l'on voit, sous chaque chef de famille, tous les descendants et toutes les branches qui en sortent. Mais l'ordre radical, plus approprié à l'usage des savants, qui n'ont guère besoin de dictionnaire, qu'à celui du commun des lecteurs, pour lesquels ils sont faits, offre beaucoup moins de facilité pour les recherches que l'ordre alphabétique; aussi cette dernière forme a-t-elle universellement prévalu. Sans doute, un dictionnaire ne donne point la science et moins encore le talent, mais il doit en être la clef, parce qu'il conduit à la propriété des expressions, soit en montrant les différentes significations des mots, soit en indiquant l'usage qu'on en fait et celui qu'on en doit faire : cette signification s'établit par de bonnes définitions, cet usage par une bonne syntaxe. Et comme chaque langue est à la fois écrite et parlée, après avoir déterminé la nomenclature des mots qui la composent, il faut en indiquer l'orthographe et la prononciation, qui l'une et l'autre sont parfois subordonnées à l'étymologie; marquer ensuite la qualification de chacun d'eux comme partie du discours; distinguer leurs acceptions diverses, en observant la filiation des idées, et y joindre tous les éclaircissements propres à fixer leurs sens véritables en s'appuyant de l'autorité des exemples.
Il ne reste peut-être plus qu'un seul moyen d'arrêter la décadence où tombe visiblement la langue de jour en jour, c'est d'opposer une forte digue au débordement de néologismes, d'expressions impropres, de métaphores outrées, de locutions incorrectes, de tournures forcées, d'images incohérentes dont nous sommes envahis; et cette digue, qui exige un assemblage de matériaux épurés ne saurait être construite, il faut le dire, que par la seule compagnie qui, malgré les éternelles épigrammes dont elle n'a cessé d'être l'objet depuis sa création n'en réunit pas moins encore dans son sein une multitude et une variété de connaissances et talents qui n'existent peut-être pas ailleurs, et qu'il est surtout impossible de trouver rassemblés dans une même personne. Telle est donc maintenant la haute mission de l'Académie Française : chargée uniquement, dans son origine, de veiller sur la Iangue naissante, elle à pu sans doute, par une stricte observance de ses statuts, la laisser libre dans sa marche tant que cette marche lui a été imprimée par le génie; mais aujourd'hui que nous comptons fort peu de Pascal, de Racine, de Molière, de Bossuet, de La Bruyère, de J.-J. Rousseau, de Montesquieu, de Voltaire, le premier devoir de l'Académie est de ramener la langue dans les limites raisonnables que ces modèles ont su toujours respecter sans rien perdre de leur essor et de leurs prodigieux avantages. Le principe constitutif de l'Académie française doit être en effet un principe conservateur. Instituée d'abord pour suivre et constater l'état de la langue, elle doit maintenant tracer l'histoire philosophique de son enfance, de ses progrès et de sa perfection, en se reportant à l'origine de chaque mot, en expliquant ses variétés de formes et de sens dans ses âges divers, en indiquant les nuances infinies d'acceptions qu'il a reçues du bon goût et du bon usage, en renouvelant, comme l'ont fait, parfois avec bonheur, J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, des pressions ingénieuses et pittoresques que leur abandon a laissées sans analogues, en groupant enfin autour de chaque mot les exemples les plus variés et les meilleurs que puissent fournir nos chefs-d'oeuvre. Voilà le service qu'on est en droit d'attendre de cette célèbre corporation; il serait le plus éminent, le plus réel que jamais ses travaux eussent rendu la langue et aux lettres françaises.
PELLISSIER
On trouve tout à la fois dans ces lignes une analyse critique des principes de la rédaction lexicographique, une physiologie ainsi qu'une étiologie de la langue rapportées aux conditions d'utilisation de la grammaire et du lexique telles que l'Académie française les envisage sous l'aspect sélectif et normatif . En période de mutation, rien de surprenant en conséquence à ce que le Dictionnaire de l'Académie française soit bien évidemment révéré mais aussi escorté d'un choix d'ouvrages dissemblables aux mérites divers, sur lesquels la notice se fait critique dans une sorte de dépréciation récurrente de ces ouvrages souvent justifiés par le seul esprit concurrentiel du lucre :
[20] Parmi les Dictionnaires français modernes, autres que celui de l'Académie, auquel on a fait un gros volume de Complément renfermant la géographie, la mythologie, la technologie, etc., il faut citer d'abord celui de Laveaux, œuvre philosophique contenant des définitions nouvelles appartenant presque toutes à l'auteur, mais peu appréciées aujourd'hui, par suite du changement des opinions; puis celui de Boiste, qui ne définit presque que par des synonymes, mais qui fait suivre les définitions de sentences morales tirées des bons auteurs, et indique en général, avec les différences d'orthographe, les premiers écrivains qui ont employé chaque mot dans un sens ou dans un autre. Les appendices de ce dictionnaire, contenant un Dictionnaire des rimes, un dictionnaire des synonymes, un dictionnaire des difficultés de la langue, un dictionnaire biographique, géographique, etc., ajoutent encore à son utilité. Le Dictionnaire de Napoléon Landais a eu un succès que rien ne semble justifier. Ses attaques contre le Dictionnaire de l'Académie n'ont souvent pas le sens commun; néanmoins elles flattaient la vanité ignorante. On lui a fait un Supplément énorme dû à MM. Barré et Chézurolles, qui avaient à rectifier une foule de bévues endossées par l'auteur, dont le prénom, dit-on, avait puissamment aidé à la vente. Le Dictionnaire de M. Bescherelle n'est pas beaucoup mieux fait; les mots y sont entassés sans discernement, l'encyclopédie s'y mêle sans direction aucune; chaque auteur a fait la série syllabique dont il était chargé comme il l'a entendu, l'un dans un sens, l'autre dans un autre, pillant dans les dictionnaires et les encyclopédies, sans gêne et sans façon, ce qui convenait à ses opinions, à ses goûts. Heureusement de nombreuses citations lui donnent quelque intérêt; mais le manque de révision des épreuves a trop souvent tout embrouillé.
L. Louvet.
Ces lignes rappellent opportunément l'étroite relation qui associe nécessairement le lexique aux usages, ses valeurs aux principes idéologiques contemporains, et la lexicographie aux doxas ambiantes. C'est là ce qui me conduit à envisager le troisième constituant du dispositif gnoséologique envisagé par le DCL, à savoir cet objet de convoitise sociale et individuelle, en qui se réconcilient ou s'affrontent -- selon ! -- les aspects les plus contrastés de l'idéologie, de la culture et de la politique : la langue française, dont, depuis le décret de 1832, il est important de maîtriser tous les aspects formels et sémantiques, normatifs et expressifs, si l'on veut occuper un emploi dans l'administration publique….
Cette langue française, qui vient de recevoir en 1834 la description grammaticale officielle des frères Bescherelle, comme on l'a vu plus haut, et qui peut dès lors valoir langue de référence et de révérence. Dans sa première édition, le DCL confie la rédaction de cette notice à Charles Nodier dont l'activité , dans le domaine de la science de la langue, est déjà notoire à cette époque : auteur d'un Dictionnaire des onomatopées (1808), collaborateur régulier de Boiste pour la révision du Dictionnaire Universel de ce dernier (depuis 1818), éditeur et réviseur de Gattel, auteur d'un Examen critique des dictionnaires françois (1828-1829), de Notions élémentaires de linguistique (1834) et de nombreux articles de critique dictionnairique dans le Journal des Débats. Comme pour affirmer immédiatement la portée polémique et politique du propos, c'est d'ailleurs sous l'entrée France qu'il faut rechercher le contenu de la notice.
Avec cet article de littérateur, nous reconnaissons ainsi une des spécificités du DCL qui est d'échapper aux règles formelles strictes de la lexicographie. Polémique et politique, l'apport de Nodier se veut aussi immédiatement poétique au sens étymologique du terme, et s'inscrit à cet égard dans le prolongement de ses productions antérieures :
[21] Langue française
Son origine.
L'homme a reçu de Dieu la faculté de parler sa pensée. Depuis la division des sociétés humaines, cette faculté s'est modifiée suivant de certaines circonstances de lieu ou de certaines variétés de perceptions, dont j'ai cherché à développer le principe et les résultats dans un ouvrage spécial, les Notions élémentaires de linguistique. Je ne reviendrai pas sur cette question, dont il me suffit de rappeler aujourd'hui le corollaire. Partout où il s'est formé une agrégation isolée d'hommes destinés à devenir une nation, il s'est formé simultanément une collection de signes vocaux ou d'articulations expressives et convenues, destinée à devenir une langue. Il n'y a donc point de peuple primaire, si petit qu'il fût à son origine, et si obscur qu'il soit resté dans l'histoire, qui n'ait eu d'abord sa langue autochtone, c'est-à-dire propre au sol même sur lequel il a pris naissance. La Gaule a donc possédé nécessairement une langue propre, subdivisée selon toute apparence en nombreux dialectes, et dont il ne reste point de monument écrit. C'est une chose qu'il est impossible de contester.
Nodier ne se prive d'ailleurs pas, comme l'a établi Jacques-Remi Dahan, de reprendre ici des bribes et morceaux d'articles ou de contributions destinés à diverses publications des années 1830-35. Ainsi des « Recherches sur le style et particulièrement sur celui des chroniques », contemporain des travaux préparatoires aux approches philologiques de Peignot [9], qui paraissent en 1831 dans un Album littéraire. Recueil de morceaux choisis de littérature contemporaine, Paris, Louis Janet, 1831… Dans ces rhapsodies que les linguistes de profession auront vite fait de caractériser comme étant d'aimables fantaisies de lexicomane, on peut cependant discerner un fil conducteur non dénué au reste de vérité et d'importance : la place reconnue à l'activité de parole qui permet de figurer les grands traits caractéristiques des peuples :
[22] Ses progrès et ses vicissitudes
L'histoire d'une langue est à peu près celle de toutes les autres. Elle naît, elle vit, elle vieillit, elle meurt comme les hommes, comme les sociétés, comme les mondes. Sa durée, sa vitalité, ses modifications, sont en raison de celles de la société particulière dont elle est l'expression. Chez les peuples condamnés à rester enfants, elle ne sort jamais de l'enfance. Chez les peuples décrépits, elle participe d'une honteuse et impuissante caducité. L'ignorance la condamne à une longévité stupide : les Chinois ont emprisonné la leur dans les langes de son berceau. Le despotisme et la corruption précipitent sa décadence, et à l'âge même de la force, elle subit l'affront des lisières. La destinée d'une nation est tracée dans son langage. Tant vaut la parole, tant vaut le pays. Aux langues fixes la servitude, aux langues vivaces et conquérantes l'avenir. Si vous inscrivez le cercle de Popilius autour du langage, la pensée y est prise ; elle n'a plus que faire dehors. Les dictionnaires convertis en loi sont le codicille des littératures. Dites à l'intelligence de l'homme de ne plus se mouvoir autour d'elle-même, de ne plus produire, de ne plus enfanter ses idées imprévues sous les formes imprévues qui leur sont propres ; dites à sa chair, dites à ses os, à ses nerfs, à ses muscles, à ses tendons, de ne plus végéter, de ne plus croître, de ne plus se nourrir, de ne plus absorber les principes vivifiants dont ils reçoivent leur vigueur élastique et leur flexibilité, de ne plus manifester, de ne plus répandre cette surabondance de vie qui les inonde ; ce sera exactement même chose. D'une part, voici la Crusca, voici l'Académie, la grammaire étroite, la critique puérile, la médiocrité routinière, voici le néant ; de l'autre, voici la gangrène, voici le sphacèle, voici la dissolution, voici la mort.
Ces derniers termes posent nettement l'objet et les enjeux des débats, même si le pathétique de l'expression contrevient quelque peu à l'efficacité de l'argumentation. Mais on se situe bien dans le cadre d'une palingénésie du langage et des langues, une paléo-linguistique qui serait au fond une pansémiotique de la vie avant la lettre. Nodier excelle dans la démonstration de cette usure de la langue française à laquelle a concouru le passage du temps, qui a progressivement érodé la valeur de la parole. Et ce sont trois langues françaises successives, jusqu'au temps de la rédaction de cet article qui se sont succédées. Le discours se fait ici d'une exubérance asiatique, mais sa portée critique en est d'autant accentuée que le propos mime ici le procès qu'il énonce, décrit et caractérise :
[23] A force de remettre l'idée dans les mêmes plis, on en a coupé la trame. Le langage a ressemblé à ces vêtements pompeux de l'acteur tragique, dont le costumier a quelque droit de tirer vanité aux premières représentations, mais qui, à force d'être mis à tous les rôles, finissent par devenir tout au plus bons à servir de souquenille aux goujats. Je fais grand cas d'un drame d'Euripide écrit par Racine. Je sais ce que vaut un dessin de Jules Romain traduit par le burin de Marc-Antoine ; mais quand la planche rase, fatiguée, usée par le jeu de la presse, ou bien gauchement retaillée, fouillée sans adresse et sans goût par un ouvrier barbare, ne me donne plus qu'un barbouillage pâle et confus, je l'envoie au chaudronnier. Voyez ce qu'étaient devenus le mot, le vers, la phrase, la période, l'image, la pensée, le sentiment, à la fin du xviiie siècle ; voyez ce que la littérature des premières années du xixe siècle en avait fait. La parole de l'homme n'était plus qu'un bruit cadencé qui retentissait plus ou moins agréablement dans votre oreille, mais qui ne passait jamais le tympan. Vous sortiez d'une lecture ou d'une représentation comme d'une ruche d'abeilles, l'attention étourdie de je ne sais quel bourdonnement monotone qui ne laissait rien à l'intelligence. C'était cela ; c'étaient des figures sans relief et sans couleur sur un canevas rompu. Si ces gens-là parvenaient à emboîter dans deux hémistiches, sans égard à la situation, aux temps, aux lieux, aux personnes, quelque vieillerie poétique ou morale qui ressemblait de loin à quelque chose, leur public était si étonné de voir apparaître en cinq actes ou en dix chants l'embryon d'une idée intelligible qu'il criait à s'époumonner au beau vers, au vers à effet, au vers du siècle. Un lieu commun des poètes gnomiques, un rébus ampoulé de Sénèque, deux grands niais de substantifs flanqués de deux épithètes turgescentes, balancés entre eux comme les termes d'une proposition arithmétique, c'était miracle. Et puis il y avait la périphrase, où l'art de noyer dans un verbiage sonore le mot d'une énigme diffuse et embrouillée. Devinait qui pouvait. Et puis il y avait l'alliance ou la mésalliance de mots, qui passait encore pour une rare merveille ; mais, comme à la fin les mots ne signifiaient plus rien, il importait assez peu comment ils fussent appareillés. Les expressions, la valeur convenue, le signe représentatif de la pensée, étaient, si l'on veut, polis et brillants, mais frustes et démonétisés, comme de vieilles médailles sans date, sans devise, sans exergue, sans légende, sans tête, sans revers. Elles attendaient le balancier et le coin.
C'est dans ce contexte que Nodier, lexicomane et lexicographe, en vient à poser une distinction que l'on pourrait supposer héritée de Louis-Sébastien Mercier, le néologue, entre la parole vive et le parlage, forme dévaluée des langages et discours de convention :
[24] Tout le monde sait que ce qui constitue principalement l'esprit et la physionomie d'une langue, ce sont les archaïsmes, les idiotismes, les vocables propres de cette langue, ces locutions qui semblent être simultanément engendrées de la substance intellectuelle du pays avec son génie et ses institutions, et qui lui sont naturelles comme son sol, comme sa végétation, comme son climat. Or, c'est là ce qu'on avait eu grand soin de repousser d'abord de cet euphuïsme maniéré qu'on appelait le beau style, de sorte que dans cette langue gallique, perfectionnée par des puristes et des phrasiers privilégiés, il n'y avait rien de plus maussade et de plus inconvenant qu'un bon gallicisme. Il s'ensuivait nécessairement que les génies indépendants qui s'étaient emparés, avec une naïve audace, des véritables ressources de l'idiome national, que ces oseurs étranges qui s'étaient permis de dédaigner, pour les formes ingénues, énergiques et originales, pour les tours vifs et clairs de notre noble langage, la périodicité compassée et les froides bienséances d'un parlage de convention, avaient dû vieillir en peu d'années. Ai-je besoin de nommer ces auteurs déjà surannés au temps de la Régence, dont le mâle franc-parler, l'éloquence robuste, le style plein de nerf et de souplesse, de verve et de candeur, de majesté sans apprêts et de simplicité sans bassesse, effraya si vite de ses libres allures la délicatesse d'une littérature abâtardie ? C'était Molière, c'était La Fontaine, c'était Corneille. Le centième anniversaire de la mort de Corneille n'était pas sonné qu'il fallait lui accorder, comme aux atellanes de Rome et aux sirventes du moyen âge, les honneurs du glossaire et des scholies, et que la plume de Voltaire se jouait à relever ses solécismes et ses barbarismes, dans le commentaire le plus spirituel qui ait jamais été écrit. Les barbarismes de Corneille, grand Dieu !
Le 1er février 1791, dans La Bouche de Fer, Mercier revendiquait déjà pour sa part une part inaliénable et essentielle de la parole qui échappait à ces formes de convention :
[25] De la parole.
Le bel ouvrage à faire qu'un traité sur la parole !
Il ne s'agirait point d'un pacte de convention, valeur idéale des termes ; pacte impossible à former en toute autre langue que dans la langue des signes, et qui resterait longtemps inintelligible, jusqu'à ce que la nature ait formé tous les esprits à la même trempe.
La nature se nomme en tout et partout et pour tous. Voilà le principe.
Et pour convenir de ce principe, commun à tous les systèmes, il suffit d'avoir des yeux, des oreilles et un cœur.
Arriver à la racine des mots, c'est avoir saisi la racine des choses : c'est la Parole qui a tout fait, qui a créé l'Ordre dans l'univers ; c'est la Parole qui purifie, qui régénère, qui sauve, qui nous guérit, qui nous encourage, qui nous éveille. O Parole ! les anciens sages t'ont nommée Dieu même ; les hommes toujours inattentifs et frivoles, ne chercheront-ils jamais à te comprendre ?
Sera-ce en vain, que les hommes remplis du feu sacré de la nature, ont déposé dans leurs paroles ces germes de vérité qui ne devaient éclore que dans l'immensité des siècles ?
En assignant à la parole cette sincérité fondamentale qui répugne autant aux formes conventionnelles de la rhétorique qu'aux clichés et stéréotypes des lieux communs, Mercier avançait une représentation que Nodier saisit au vol, trente ans plus tard, pour tenter un essai que l'histoire des conceptions poétiques du langage va se charger de transformer au nom même de l'authenticité, et en condamnant les effets pervers de la standardisation et de la normalisation de l'expression que favorisent le journalisme et le mercantilisme littéraire. Faconde inanimée, galimatias redondants sont là des condamnations encore trop faibles :
[26] Dans le style des jolis écrivains du xviiie siècle, au contraire (je ne parle pas ici de ceux qui sont tout à fait hors de ligne, et qui devaient cet avantage de position au pressentiment intime d'une nouvelle époque littéraire et politique), il n'y avait réellement rien à reprendre. Il était pour cela trop soigné, trop méticuleux, trop scrupuleusement grammatical, trop servilement soumis au despotisme pédantesque du dictionnaire et de la syntaxe. La manie du néologisme faisait bien quelques progrès, et il ne peut pas en être autrement quand les mots vides et usés ont perdu leur valeur primitive, mais c'était un néologisme sans invention, prétentieux, affecté, dépourvu d'idées et d'analogies, comme ce jargon précieux dont la comédie avait fait justice un siècle auparavant. Depuis Fontenelle, depuis Marivaux, depuis Boissy, depuis Moncrif, jusqu'aux contes insipides de Marmontel, jusqu'à ses romans boursouflés, jusqu'au galimatias redondant de Thomas, jusqu'aux niaiseries musquées de ce troupeau de rimeurs de ruelles, qu'on appelait encore des poètes en 1780, vous chercheriez inutilement dans la phrase creuse une pensée substantielle et vivante. C'est je ne sais quoi de tenu, de fugitif, d'insaisissable, qui échappe à l'analyse et même à la perception, une faconde inanimée dont la cadence symétrique ne résonne pas dans une seule des fibres du cœur, le murmure monotone et vague de ces ventilateurs sonores qui bruissent à la merci de l'air, mais qui n'éveillent aucune émotion réfléchie, parce qu'il n'expriment aucun langage ; un objet d'amère dérision pour l'esprit et pour l'âme. Soufflez sur le style le plus coloré, le plus éblouissant de cette période, il ne vous restera rien ou presque rien, la pâle membrane de l'aile du papillon quand vous avez fait voler la poussière diaprée qui la colore, la toile grossière et muette du peintre sous ses pastels effacés, le ventus textilis de Publius Syrus dans Pétrone. Je dirai plus, et pourquoi ne le dirais-je pas, puisque la critique a osé le dire dans le xviiie siècle même ? cette malheureuse hypocrisie de la parole, cette contagion pseudo-littéraire du petit, du faux, de l'affecté, a corrompu dans leur source jusqu'aux productions des plus beaux génies : dans Buffon, par l'excès de la magnificence ; dans Montesquieu, par l'abus de l'esprit. Ces raffinements peuvent quelquefois tenir lieu de talent à la médiocrité ; ils font tache dans le talent.
L'épreuve de cette vacuité, dans les termes de Nodier, a conduit à la production d'une écriture qui revendique sa subjectivité que l'on dirait aujourd'hui énonciative, et qui l'assume dans ses desseins et ses modalités, en quelque discordance qu'elle se trouve à l'égard des modèles éthiques et des canons esthétiques. Une écriture qui se pare donc vite des attributs d'un style
[27] Il survint dans ce temps-là un de ces phénomènes qui précèdent à peu de distance le renouvellement des peuples. Un esprit d'investigation curieuse jusqu'à l'audace s'introduisit dans la partie pensante de la société, s'accrut, se déborda, envahit toutes les questions avec l'impétuosité d'un torrent, et souleva toutes les idées avec la puissance d'une tempête. Ce fut la philosophie du xviiie siècle, philosophie sans principes, sans méthode, sans discernement, sans conviction, sans amour senti et raisonné de l'humanité, sans perception distincte du bien, et, pour la peindre d'un seul trait, sans philosophie. Mais à force de tout remuer, elle mit tout à découvert, jusqu'à la vérité, jusqu'aux pensées intimes de l'homme ; et quand la vérité fut à nu, quand la pensée revint à surgir au milieu de la confusion des mots, la parole se retrouva. Le chaos avait enfanté une seconde fois le monde.
Alors il se forma un style qui n'avait été appris ni sur les bancs ni dans les livres ; qui n'était ni celui de la cour, ni celui des salons, ni celui de l'Académie ; qui se passait du suffrage de Fréron comme de l'aveu de Beauzée ; un style de l'âme, sobre d'ornements, plein de choses, valide, émancipé, viril. J.-J. Rousseau vint, et puis Diderot, avec sa fougue mal ordonnée, mais entraînante, et puis Bernardin de Saint-Pierre, dont chaque inspiration était un hymne à la nature, et puis Mirabeau, dont la voix impétueuse grondait sur la tête des grands comme la foudre de la liberté. Le théâtre, prostitué si long-temps à des jeux efféminés, se réveilla de ses fades langueurs, à ces traits acérés, à ces saillies mordantes de Beaumarchais, qui stimulaient dans notre civilisation avortée le sentiment d'une vie presque éteinte, qui cautérisaient avec du feu les vieilles plaies de notre imbécille politique. Âpre, incorrect, inégal, mais véhément, passionné, profond, presque sublime, Fabre-d'Eglantine produisit la comédie du siècle, un chef-d'œuvre presque unique, presque isolé, mais immortel.
Le texte de la première édition, qui mentionnait le terme de parlage pour évoquer cette appropriation du verbe, est substantiellement modifié dans la seconde édition de 1867, puisque -- erreur de typographe, correction ou inadvertance -- ce dernier terme se transforme en… partage de convention ! Nodier expose ainsi ses conceptions dans les termes d'une palingénésie généralisée qui, sous le masque du poétique, rend compte des tensions entre stéréotypie banale et hardie créativité auxquelles est soumise la langue française :
[28] Règle générale : Il faut un génie inventif pour entreprendre par le barbarisme la destruction d'une langue accréditée ou pour tenter de mettre une langue nouvelle à sa place ; c'est à cause de cela que les belles langues littéraires des anciens et des modernes se sont reposées quelquefois pendant deux ou trois cents ans dans la conscience de leur éternité. Pour achever ce grand œuvre d'anéantissement, il ne faut que le servum pecus des écrivailleurs à la suite, qui ne manquent jamais à l'appel de leur maître. Ce sont là les fourches caudines de la parole sous lesquelles toutes les nations passent à leur tour comme les Romains chez les Samnites, quand elles ont perdu leur palladium, comme les Phrygiens à Pergame.Je n'ai pas besoin de dire que le palladium des nations, c'est Minerve ou le sens commun. Il le dit assez tout seul.
Cette représentation de la parole comme forme par excellence de l'énergie du langage constitue non seulement une sorte de résumé de la pensée romantique du langage en France ; mais elle en propose aussi un modèle génératif qui soumet par le style la parole aux aléas de la création littéraire, et aux contraintes d'un génie individuel. Parlage ou partage de convention, par nécessité, la parole du sujet renvoie à une dynamique du langage que la langue commune ne doit ni dissimuler, ni restreindre. Sous l'hypothèque renouvelée de la franchise ou de la naïveté qui marque les usagers consciencieux, c'est donc toute une philosophie énergétique du langage qui se développe ici et qui prend position en faveur du renouvellement constant de la langue sous condition que les dictionnaires et les grammaires gardent trace des étapes successives de ce processus :
[29] Hélas ! nos enfants ne sauront pas même ce que c'était que l'escarbot du fabuliste ; le cerf??-volant rancuneux qui se montra si fidèle à son amitié hospitalière pour Janot-Lapin. C'est ainsi qu'en avaient jugé l'habile peintre François Chauveau et l'ingénieux iconographe des animaux, Jean-Baptiste Oudry. Cependant Linné veut que ce soit un lucane, et Geoffroy que ce soit un platycère. Quant à la cigale, je ne saurais que vous dire de cet hémiptère collirostre, sinon que je l'ai vu changer de nom depuis mon enfance une douzaine de fois, et que vous êtes parfaitement libres de lui en donner un nouveau d'ici à la clôture prochaine de la loterie des mots.
Car tous les noms sont bons, pourvu que l'on en change.
Sans que la production lexicographique contemporaine soit explicitement citée, il est hors de doute que Nodier s'appuie ici sur les témoignages des diverses éditions du Dictionnaire universel de Boiste (15 éd. de 1800 à 1866) dont il assure la pérennité éditoriale, mais aussi sur Gattel, Bescherelle et surtout Napoléon Landais. En tant que critique de l'activité lexicographique, Nodier avait particulièrement conscience des défauts des dictionnaires, qu'il jugeait tous, chacun par un côté, imparfaits, et les dernières phrases de sa notice reprennent assez clairement ce leitmotiv obsidional. C'est en fonction des besoins de chacun que se déterminent les besoins et la nature de la parole :
[30] Les vocables des langues qui sont à l'usage de tous doivent être intelligibles à tout le monde. Les savants conserveront pour texte de leurs interminables disputes les mots qu'ils ont faits sans nécessité, qu'ils modifient sans règles, qu'ils renouvellent sans motif, et leur Dictionnaire sera dix fois plus volumineux que le nôtre, mais nous ne leur envierons point ses richesses. Elisée savait se faire petit pour les petits ; voilà ce que nous demandons à la parole. Qu'ils se fassent impénétrables pour les doctes eux?-?mêmes, ils en ont le droit et le secret ; mais qu'ils ne mêlent plus leurs langues aux langues que Dieu nous a données. Hors de cette limite, la science est la plus vaine et la plus absurde des aristocraties.
C'est pourquoi, dans cette période où la science du langage s'établit sur la base du bouleversement des traditions épistémologiques d'ancien régime que suscitent la multiplicité des langues exotiques connues et la découverte des bases d'une philologie historique falsifiable, mieux vaut, pour conclure, en revenir à la notice que le DCL consacre à la science de la langue et à sa dénomination même.
5° Constellations du linguistique :
Charles Nodier n'est pas l'unique responsable de la notice du DCL consacrée à la linguistique ; mais, vivant ou posthume -- de 1836 à 1867 -- il en a inspiré les grandes lignes, ce qui est d'autant plus intéressant si l'on songe à l'étendue des transformations qui ont affecté cet objet dans cette période. En effet, la distinction exposée entre linguistique proprement dite et philologie recoupe assez largement ce que l'on connaît des opinions de Nodier à ce sujet, telles tout au moins qu'il les a exposées, dès 1834, dans ses Notions élémentaires de linguistique, ou histoire abrégée de la parole et de l'écriture pour servir d'introduction à l'alphabet, à la grammaire et au dictionnaire… C'est la dimension plus spécifiquement littéraire du matériau d'étude envisagé qui fait basculer l'objet soit du côté de la philologie, soit du côté de la linguistique. La ligne de partage est nette et renvoie à une première étape de la constitution de l'objet ; une étape partitive puis qu'il s'agit d'extraire un ensemble cohérent du tout du langage romantique que galvanise l'histoire :
[31] Linguistique. C'est la connaissance grammaticale et lexicographique des langues mortes et vivantes , et elle prend des formes diverses suivant le but quelle se propose et la manière dont elle est traitée. Si elle doit spécialement comprendre les littératures, afin de pouvoir, à l'aide de ces littératures et aussi par des études scientifiques des langues y relatives, acquérir la connaissance du génie particulier et de l'histoire du développement de certains peuples, elle entre au service de la philologie et même reçoit alors le nom de philologie formelle ou simplement de philologie. Celui qui la cultive est appelé philologue. La connaissance philologique de langues ne considère donc les langues que comme un moyen d'arriver au but qu'elle a en vue; elle n'a pas nécessairement besoin d'aller au-delà de la connaissance scientifique d'un certain nombre de langues; elle peut se contenter de la méthode de la grammaire particulière; et d'ordinaire elle donne la préférence marquée aux langues qui possèdent une riche littérature, sur celles qui n'en ont qu'une très pauvre, ou bien qui n'en ont pas du tout. Si, au contraire, elle a pour but de rechercher de combien de manières diverses l'esprit humain a exprimé ses pensées et ses pensées au moyen de la langue, de connaître ces diverses formes d'expression dans leur essence et dans leur signification, la science des langues prend alors le nom de linguistique; et le linguiste a pour mission de recueillir toutes les formes d'expression existant dans toutes les langues, de les passer au crible et de les classer. La manière de les traiter scientifiquement, la science comparée des langues, est la base de la science générale et philosophique des langues. La littérature alors ne conserve plus qu'une valeur historique secondaire, capable de tellement s'amoindrir sous l'empire de certaines circonstances données, qu'une langue n'ayant que quelques feuilles imprimées, ne pouvant même montrer aucune littérature écrite, peut l'emporter de beaucoup sur autre langue possédant une littérature d'une richesse relative.
Le paramètre littéraire étant ainsi reconnu et isolé, qui assure l'édification de monuments culturels et la promotion du composant rhétorique révéré par les classiques, il reste à la linguistique tout le champ des activités de la parole individuelle qui double ou commente l'action ; de la parole qui assure les échanges des locuteurs appartenant par cela même à une communauté culturelle et partageant des formes identiques de représentation du monde ; cette parole non nommée en tant que telle, mais toujours opératoire, qui définit l'identité au sein de l'altérité et qui trouve dans la langue la permanence ou la stabilité lui permettant de se déployer. Le DCL peut, en conséquence, caractériser cette dimension anthropologique dans laquelle se lisent rétrospectivement les signatures de Humboldt et de Nodier. Ce tandem est certainement peu ordinaire, car l'anthropologue et linguiste allemand et le conteur et lexicomane français ne partent aucunement des mêmes présupposés à l'endroit de la langue et n'envisagent pas leurs analyses dans des perspectives comparables, mais il importe peu à un dictionnaire d'opinions communes de s'interroger sur la cohérence épistémique des arguments qu'il développe :
[32] La langue étant un attribut essentiel de la nature humaine, le premier et le plus important produit de l'écrit humain, mais en même temps produit constamment déterminé par le monde extérieur et réagissant sur celui qui parle de même que sur ceux qui l'entourent, la linguistique scientifiquement traitée fournira des explications de la plus haute importance sur l'histoire du développement de l'esprit humain en général, et des associations humaines, des peuples, en particulier; et à l'égard de ceux-ci, non pas seulement sur leurs origines et leurs affinités, mais encore sur l'état de leur civilisation, de leurs notions religieuses et juridiques, etc., comme aussi sur les causes qui ont produit cet état, sur leur manière de penser et d'agir. Si donc la connaissance des langues en général et la linguistique en particulier forment la basse nécessaire de l'ethnographie, ou science des peuples, dans le sens le plus large et le plus élevé, elles sont aussi au nombre de ses instruments les plus essentiels.
La question de l'origine du langage et des langues, qui était encore agitée entre 1830 et 1840, dans le sillage des conceptions du siècle précédent (Court de Gébelin) ou du début du XIXe siècle (Joseph de Maistre, Fabre d'Olivet) et dans le maelström des idées saint-simoniennes, est devenue, à l'époque de la seconde édition du DCL, objet de suspicion et même de révocation en tant que telle dans l'article premier des statuts de la 3e Société de Linguistique de Paris. C'est l'introduction de la dimension historique et comparative, issue non sans paradoxe de l'observation de faits philologiques, qui autorise cette conversion de la linguistique au réalisme empirique prôné dans la notice :
[33] On ne saurait croire combien de temps et de travail il en a coûté avant qu'on fût parvenu, au commencement de ce siècle, à avoir des idées justes sur les rapports réciproques des différentes langues entre elles, et à fonder ainsi la linguistique; car il y avait encore plus de difficultés à triompher des différents préjugés qui s'opposaient au progrès, qu'à découvrir la vérité elle-même. Embarrassé, dans une interprétation littérale des récits du déluge auquel Noé et ses trois fils auraient seuls, échappé, et de la confusion des langues lors de la construction de la tour de Babel, de même que dans l'idée de l'origine divine de la langue, on ne songea même point pendant longtemps à faire des recherches sur l'origine des langues en général et sur leurs développements. Le plus ordinairement on se bornait à demander quelle langue avait été parlée dans le paradis comme don de Dieu; et à cette question on répondait, suivant les caprices particuliers des érudits qui se livraient à ces subtiles investigations, que ç'avait dû être le chinois, le grec, le latin, le syriaque, l'abyssinien, le scythe, le suédois, et même le hollandais; mais l'opinion du plus grand nombre était pourtant en faveur de l'hébreu.
[…] quand on eut acquis la connaissance de la littérature sanscrite, Bopp, Grimm et G. de Humboldt découvrirent et proclamèrent les principes de la grammaire comparée, de la grammaire historique et de la grammaire générale; et la linguistique, désormais fondée, développa dès lors une activité aussi pratique que féconde en résultats. Beaucoup de savants en firent l'objet unique de leurs investigations. Les gouvernements et des associations privées favorisèrent ses progrès, et on entreprit même de grands voyages de découvertes uniquement dans l'intérêt de cette science nouvelle. Cependant quelque importants que soient les résultats déjà obtenus par la linguistique, eu égard au peu de temps qui s'est écoulé depuis son origine, elle n'a encore pu dans un espace de temps si circonscrit que poser des principes et parvenir à de vagues suppositions sur les rapports d'un grand nombre de familles des langues de la terre. En effet, pour émettre des jugements raisonnés et certains sur le degré d'affinité des langues, il faudrait posséder une connaissance bien autrement complète et approfondie des matériaux des langues, de leurs ressources et surtout des lois vocales qui les régissent.
[éd. 1867, t. 12, p. 344 a - b]
Science destinée à établir les principes de fonctionnement des langues, et permettant de comparer des objets que l'observateur constate différents dans leurs formes et voudrait cependant de substances semblables, la linguistique définie par le XIXe siècle se ressource dans les témoignages de l'écriture… pour mieux appréhender les mystères de la parole !
C'est en ce sens, qui est l'autre sens de cette dernière dénomination, que l'on cherche dès lors, comme l'indique le DCL, à établir et stabiliser les « lois vocales » présidant à la réalisation et aux évolutions des langues. Antérieure à l'écriture, l'oralité, que traquent les phonéticiens [10] et qui est la condition nécessaire de la transmission des représentations mentales [11], devient ainsi l'objet sur lequel se focalise désormais l'attention d'une discipline dont l'ambition est de définir une nouvelle grammaire du langage.
Les néo-?grammairiens s'autorisent de l'observation rétrospective des régularités phonétiques pour poser la prédictibilité des faits de nature linguistique et en dégager les principes généraux d'une science : la linguistique comparée. Par là, en conséquence, on assiste à un double déplacement :
-- La question de l'oralité antérieure à la littérature devient le substitut analogique mais autorisé de celle de l'origine du langage. Ainsi se justifient les développements qui seront les siens, tant du point de vue de la phonétique historique (Bourciez) que du côté de la phonétique physiologique et expérimentale (Rousselot), en passant par l'observations des variations articulatoires dialectales (Gilliéron et Edmont).
-- Quant à celle de la parole proprement dite, par le même transfert métaphorique, elle devient le substitut licite de l'éviction de l'ancienne rhétorique qui frappe alors la langue. Puisque l'exemple des tribuns politiques et militaires, que développe Cormenin, alias Timon d'Athènes, dans son Livre des Orateurs (1838), montre à l'évidence que la rhétorique d'ornementation est tombée en complète désuétude, et qu'elle a été remplacée par une rhétorique d'action, une rhétorique d'argumentation qui vise à la parole efficace, active et persuasive, il convient désormais de voir dans la parole un objet qui échappe aux catégories de la littérature et qui est susceptible d'étude rationnelle, rigoureuse, d'analyse scientifique.
Entre esthétique et pragmatique, l'hétérogénéité de doctrine du DCL que l'on a pu constater ici dans nombre d'articles traitant de langue condamne donc la parole à se représenter sous des jours contradictoires qui exposent les limites de la linguistique en cours de définition entre le premier et le dernier tiers du XIXe siècle. Dans ses Notions élémentaires de linguistique, Nodier, qui rappelait que cette dernière ne pouvait qu'enregistrer l'incapacité de l'homme à exprimer clairement sa perception naturelle de la parole, s'exclamait : A quoi bon la Linguistique ? A montrer comment l'homme serrait parvenu au plus haut degré de perfectibilité sociale… s'il lui avait été donné d'y atteindre !…
On peut considérer sous cet aspect que le DCL, en tant que vecteur d'une doxa qui voudrait vulgariser la science contemporaine des langues, réussit pleinement à démontrer la validité de cette interrogation qui se voudrait pragmatique… mais qui demeure totalement rhétorique ! Quel curieux spectacle au XIXe siècle que celui de la parole en représentation active et théorique….
Notes
1. J'entends par là toutes les linguistiques structurélistes -- non forcément structurales au reste ! -- qui succédèrent à Saussure, soit directement dans sa lignée : Bally, Séchehaye, soit en marge, Guillaume, Hjelmslev, etc.
2. Alfred de Vigny, Les Oracles, v. 64.
3. Abréviation par laquelle nous désignerons désormais le Dictionnaire de la Conversation et de la Lecture.
4. A la place de cette dénomination, on peut substituer celles de : anglaises, 1817-1819, allemandes, 1827, italiennes, 1824-1825.
5. Rappelons ici l'usage du terme en grec chez Hésiode à propos de la langue, ou en latin chez Cicéron à propos de la mémoire définie comme « le trésor de toutes les connaissances », qui a conduit à la conception de thesaurus comme somme des connaissances relevant de domaines diversifiés en vertu du sens premier connu en grec, « magasin où l'on enferme provisions et objets précieux ». C'est ainsi que le dictionnaire de Nicot s'inscrit pour « la langue françoise, tant ancienne que moderne » dans la continuité des monuments lexicographiques que furent les thesauri des Estienne. Pour ceux-ci comme pour le Thresor de Nicot, la caractérisation du terme thresor par un syntagme nominal défini (« de la »), ouvert sur l'infini de la langue grecque, permet de synthétiser une visée sémiologique holistique.
6. Cf. J.-Ph. Saint-Gérand, « L'exemple d'une revue : le Journal grammatical et didactique de la langue française », in Travaux de Linguistique, Langue et linguistique : mouvements croisés et alternés (1790-1860), Duculot, 1997, pp. 91-114.
7. La classification est là particulièrement précise et rend compte d'un désr d'ordre qui, mutatis mutandis, expose les raisons pour lesquelles toute parole libre ou spontanée doit à cette époque en revenir aux modèles de la rhétorique et aux formes normatives de la grammaire et du dictionnaire.
8. Il s'agit du texte qu'il rédige pour servir de Préface à la réédition de l'Histoire naturelle de la parole de Court de Gébelin.
9. Essai analytique sur les origines de la langue française, Dijon, Lagier, 1835.
10. C'est en 1873 que Dufriche-Desgenettes introduit le terme de Phonème ; lui succèdent les travaux de Passy, l'établissement en 1886 de l'API, le développement des enquêtes dialectologiques avec Gilliéron et Edmont, l'approfondissement des méthodes et des résultats de la phonétique expérimentale de l'abbé Jean?-Pierre Rousselot…
11. Littré dit : Faculté qu'a l'espèce humaine d'exprimer ses idées par les sons de la voix.v (s.v. Parole, 7°)