Langue française 1.

(1836.)

 

Son origine.

L’homme a reçu de Dieu la faculté de parler sa pensée. Depuis la division des sociétés humaines, cette faculté s’est modifiée suivant de certaines circonstances de lieu ou de certaines variétés de perceptions, dont j’ai cherché à développer le principe et les résultats dans un ouvrage spécial, les Notions élémentaires de linguistique. Je ne reviendrai pas sur cette question, dont il me suffit de rappeler aujourd’hui le corollaire. Partout où il s’est formé une agrégation isolée d’hommes destinés à devenir une nation, il s’est formé simultanément une collection de signes vocaux ou d’articulations expressives et convenues, destinée à devenir une langue. Il n’y a donc point de peuple primaire, si petit qu’il fût à son origine, et si obscur qu’il soit resté dans l’histoire, qui n’ait eu d’abord sa langue autochtone, c’est-à-dire propre au sol même sur lequel il a pris naissance. La Gaule a donc possédé nécessairement une langue propre, subdivisée selon toute apparence en nombreux dialectes, et dont il ne reste point de monument écrit. C’est une chose qu’il est impossible de contester.

On s’efforce d’établir depuis plus d’un siècle que cette langue autochtone était le celtique vrai ou faux que l’on parle encore en Basse-Bretagne, et cette opinion conserve de nos jours un grand nombre de partisans. Je n’ai intention ni de l’appuyer ni de la combattre, parce qu’elle appartient tout entière au domaine de l’hypothèse, et qu’elle n’en sortira jamais. Je me bornerai à une seule observation. C’est que pour tirer de cette conjecture des inductions absolues, il faudrait d’abord ramener le bas-breton à son état primitif et le dégager complètement de tous les mots acquis ou imposés qu’il a pliés depuis des siècles à ses formes lexiques. Or, c’est un point dont on ne s’est jamais avisé, si ce n’est une difficulté à laquelle on s’est soustrait à dessein, et qui rend toutes les autres inexpugnables. L’isolement plus moral alors que statistique de la Basse-Bretagne n’est pas tel qu’elle n’ait entretenu des relations très habituelles avec ses voisins du continent, dont elle a reçu sa religion, ses lois, une partie de ses coutumes, et par conséquent une quantité innombrable de mots ; car une idée nouvelle ne s’introduit nulle part sans apporter le mot avec elle. C’est par conséquent une manière très vicieuse de procéder que de conclure de l’analogie d’un mot français avec un mot bas-breton que celui-ci est radical, quand on peut rétorquer cet argument avec beaucoup plus de probabilité par la supposition contraire, puisque la langue française a des titres fort antérieurs à ceux du bas-breton, dont il n’existe peut-être pas d’actes écrits qui remontent plus loin que le xve siècle. On voit que tout cela est fort conjectural.

S’il y a eu un moyen certain de retrouver les vestiges de la langue autochtone, il faut le demander à la tradition, et le chercher dans les noms propres de personnes et de lieux auxquels on ne découvre pas d’analogues dans les langues intermédiaires. Cette considération n’a pas échappé à Bullet, à la Tour d’Auvergne et aux étymologistes de leur école, qui se sont presque toujours appuyés sur les mots de cette espèce pour accréditer leur système, et on sait quelles incroyables licences ils se sont données souvent pour rapprocher de prétendus dérivés de leur prétendu radical. Je ne contesterai pas cependant le mérite de leurs aventureuses découvertes, car je suis aussi disposé qu’eux à penser qu’il n’est point de langue secondaire où il ne reste quelque vestige de la langue autochtone, mais la langue française n’est point dans ces éléments épars et difficiles à saisir qui se dérobent à l’analyse. Elle a une forme générale, un caractère intrinsèque, des origines sensibles et incontestables, qui ne sont certainement point autochtones, et c’est là qu’il faut chercher les premières notions de son histoire. Quoique une conclusion soit la plus simple, et peut-être la seule qu’on puisse tirer de ces prémisses, je n’y arriverai qu’après avoir rapidement récapitulé quelques idées très intelligibles et très vulgaires sur la manière dont les langues se composent.

La première langue des peuples est extrêmement bornée. Elle se renferme dans les vocables qui expriment les premières sensations et les premiers besoins, et ne s’enrichit que lentement des acquisitions progressives d’une civilisation imparfaite. A mesure que les populations s’augmentent, les sociétés plus ou moins circonscrites entre quelques rivières ou quelques montagnes communiquent par des migrations réciproques. De nouvelles productions se manifestent, s’échangent, se nomment, prêtent à de nouvelles allusions, à de nouvelles figures, à de nouvelles manières de parler, empruntées au pays qui les donne et qui en a usé le premier. Le commerce étend ses conquêtes, et la langue se développe avec lui. Le commerce produit la richesse, qui produit l’ambition, l’envie et la guerre. La logique des intérêts communs fonde et cimente des alliances qui se pressent, qui s’agglomèrent, qui se confondent, et les nations sortent des tribus avec une langue composée qui n’est plus la langue primaire de personne, mais qui se fait comprendre de tous. Ce qui reste alors des vieilles langues autochtones, ce qui n’a pas trouvé place dans la langue de connivence, les archaïsmes de localité se réfugient dans les dialectes, et les peuplades les plus isolées par leurs mœurs ou par la configuration de leur territoire, en conservent la plus grande part. Cette génération des grands états et des langues dominantes est si sensible qu’on la prouve en la racontant. C’est le fait naturel lui-même, exposé comme il s’est essentiellement accompli.

Ce qui est vrai pour une petite contrée, pour une province, pour une principauté, pour un royaume, est également vrai pour un grand empire, et le sera un jour pour le monde. La langue universelle, si curieusement élaborée par les savants, n’est pas un ouvrage de plume et de cabinet, mais de sceptre et de champ de bataille. Alexandre, César, Louis XIV et Bonaparte ont porté plus loin ses progrès en quelques années que ne le feraient en des siècles cent générations de Leibnitz et de Bacons.

Si l’on examine maintenant quel rôle la puissance romaine a joué sur la terre ; si on la voit s’étendre avec prédilection sur l’occident et le midi de l’Europe ; si on la suit en particulier dans les Gaules où elle plante ses aigles, 43 ans avant Jésus-Christ, et auxquelles elle impose sa langue avec ses légions, ses préteurs, ses juges et ses écoles ; si on observe que la littérature gauloise, toute latine, s’illustre par les écrits d’Ausone, de Salvien, de Sulpice-Sévère, de Sidoine-Apollinaire, de Grégoire de Tours, de Bernard, d’Abeilard ; si le latin est pendant 800 ans la langue de l’enseignement, de l’autorité royale, de la loi, de la justice, de la prédication ; si on le retrouve mal déguisé jusque dans les monuments les plus anciens de la langue intermédiaire, jusque dans le serment de Charles-le-Chauve, qui pourra douter que le français, comme l’italien, comme l’espagnol, comme le portugais, a procédé du latin à travers le roman des moyens siècles ? En vérité, cela mérite à peine d’être dit pour quiconque sait le français et le latin, et on ne peut se rendre raison des controverses qui se sont élevées sur une notion si claire qu’en se rappelant qu’il n’est point de notion à l’abri des folles controverses de l’homme.

Nous n’ignorons point que des savants d’une grande autorité, Périon, Léon Trippault, et surtout Henri Estienne, ont tiré immédiatement le français du grec, comme si le latin lui-même n’était pas advenu, mais c’est une fausse acception d’étymologie dont l’erreur se révèle du premier examen aux esprits les plus prévenus. Le grec avait été, avant le latin, cette langue dominante de la civilisation qui absorbe toutes les langues passées, qui préside à la formation de toutes les langues nouvelles, et dont les éléments, sortis d’une ou de plusieurs langues antérieures, parviendront, selon toute apparence, à la langue finale des nations. C’est en portant la méprise d’Henri Estienne à sa dernière expression possible qu’on s’efforce aujourd’hui de faire remonter la langue française au sanscrit, et on y réussira probablement tout aussi bien, s’il est vrai que le sanscrit ait été à son tour la langue dominante de la civilisation, et qu’il ait produit le grec, comme le grec a produit le latin. La question n’est pas dans ces investigations hasardées de ténébreuse archéologie ; elle se réduit à savoir d’où vient le français dans l’ordre naturel et immédiat de génération, et c’est ce qui ne fait pas de doute ; le français est ce qu’on appelle maintenant dans l’hibride jargon de certains philologues une langue néo-latine. Et il ne faudrait pas en conclure absolument, comme on pourrait y être porté par un esprit de traduction trop servile, que le français soit une nouvelle langue latine. Il a été seulement fait du latin, avec les éléments du latin, par appropriation au caractère et à l’esprit de notre langue autochtone, qui reste à retrouver si l’on peut. Je n’en vois pas la nécessité, puisque cette langue n’a laissé de traces ni dans l’histoire ni dans les arts de la parole. Tout ce qu’il est possible d’en savoir positivement, c’est que les mots français qui n’ont point de radicaux certains, soit dans les langues anciennes, soit dans les langues congénères, soit dans les langues étrangères avec lesquelles le mouvement de la civilisation a mis la langue française en contact, appartiennent essentiellement à cette langue primaire, et ils sont en très petit nombre.

Si cette idée paraissait nouvelle aujourd’hui, c’est parce qu’elle est naturelle et vraie, et qu’il n’y a d’idées nouvelles chez les vieux peuples que celles qui relèvent de la nature et de la vérité : nos aïeux en étaient si profondément pénétrés qu’ils avaient judicieusement postposé les études littéraires de la langue française à celles de la langue latine ; il leur était démontré jusqu’à l’évidence qu’on ne parvenait à la connaissance approfondie de l’une que par l’investigation de l’autre, et je rends mille actions de grâces à l’université de n’avoir pas abdiqué cette opinion. Les discussions soulevées tous les ans sur ce sujet, dans une assemblée politique où le paradoxe a sa tribune, n’ont rien changé à la mienne, et je ne crains pas de la formuler d’une manière plus exclusive qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Quiconque ne sait pas le latin est incapable d’écrire en français avec exactitude et pureté. On a fait valoir de grandes exceptions sans les citer, et j’avoue que je les cherche inutilement. Ce n’est certainement ni Montaigne, ni Balzac, ni Pascal, ni Molière, ni Racine, ni Boileau, ni La Fontaine, ni Fénelon, ni Bossuet, ni Voltaire, ni Montesquieu, ni même Mme de Sévigné, qui était femme, mais qui savait plus de latin qu’elle n’osait en avouer, ni même Rousseau, dont la première éducation avait été fort imparfaite, mais qui traduisait Tacite. Ce n’est pas même Barbier-Daucourt, car un solécisme échappé dans une improvisation latine n’a jamais prouvé qu’on ne sût pas le latin. C’est peut-être Boursaut ou Rétif de la Bretonne ? Je le veux bien, et je passerai condamnation s’il y a lieu.

Ses progrès et ses vicissitudes 2.

L’histoire d’une langue est à peu près celle de toutes les autres. Elle naît, elle vit, elle vieillit, elle meurt comme les hommes, comme les sociétés, comme les mondes. Sa durée, sa vitalité, ses modifications, sont en raison de celles de la société particulière dont elle est l’expression. Chez les peuples condamnés à rester enfants, elle ne sort jamais de l’enfance. Chez les peuples décrépits, elle participe d’une honteuse et impuissante caducité. L’ignorance la condamne à une longévité stupide : les Chinois ont emprisonné la leur dans les langes de son berceau. Le despotisme et la corruption précipitent sa décadence, et à l’âge même de la force, elle subit l’affront des lisières. La destinée d’une nation est tracée dans son langage. Tant vaut la parole, tant vaut le pays. Aux langues fixes la servitude, aux langues vivaces et conquérantes l’avenir. Si vous inscrivez le cercle de Popilius autour du langage, la pensée y est prise ; elle n’a plus que faire dehors. Les dictionnaires convertis en loi sont le codicille des littératures. Dites à l’intelligence de l’homme de ne plus se mouvoir autour d’elle-même, de ne plus produire, de ne plus enfanter ses idées imprévues sous les formes imprévues qui leur sont propres ; dites à sa chair, dites à ses os, à ses nerfs, à ses muscles, à ses tendons, de ne plus végéter, de ne plus croître, de ne plus se nourrir, de ne plus absorber les principes vivifiants dont ils reçoivent leur vigueur élastique et leur flexibilité, de ne plus manifester, de ne plus répandre cette surabondance de vie qui les inonde ; ce sera exactement même chose. D’une part, voici la Crusca, voici l’Académie, la grammaire étroite, la critique puérile, la médiocrité routinière, voici le néant ; de l’autre, voici la gangrène, voici le sphacèle, voici la dissolution, voici la mort.

Notre langue est très jeune encore. On ne s’en douterait pas. Il y a mille ans entre Homère et Plutarque. Il y en a plus de quatre cents entre Ennius et Quintilien. Il n’y a pas dix ans entre Malherbe et la Critique du Cid. C’est en 1656 que Pascal écrivait le premier de l’excellente prose française dans ses admirables Provinciales. On l’a dit et redit. Trente-huit ans après, la prose et les vers et la langue étaient fixés en deux volumes in-folio avec privilège du roi. On a promis les siècles à cette langue, et elle a grandi comme une génération. C’est une singulière anomalie physiologique. On lui a dit : " Vous en savez assez pour votre âge, trop peut-être. Vous parlez d’idées nouvelles ? toutes les idées sont dans les livres. Vous cherchez des mots pour les rendre ? tous les mots sont dans les dictionnaires. Evitez le vieux langage, il est barbare. Criez anathème sur le nouveau, il est sacrilège. Les anciens obéissaient à l’usage. Bon pour les anciens ! Ils n’avaient point d’académies. Obéissez à l’Académie. Hardiesse est témérité ; liberté, c’est licence ; originalité, c’est délire. Imitez, imitez toujours, et quand tout sera imité, imitez les imitateurs. Copiez, copiez encore, et quand tout sera copié, copiez les copistes. Surtout, ne vous avisez pas de sentir, de concevoir, d’inventer. Tout ce qui pouvait s’inventer, on l’a inventé. On a inventé jusqu’à nous. Depuis qu’il y a des académies, on n’invente plus. " Mais qui a dit cela ? C’est Faret, c’est La Mesnardière, c’est Bois-Robert, c’est Co[tt]in. Quelle pitié !

Il est résulté de là ce qui devait en résulter inévitablement. A force de remettre l’idée dans les mêmes plis, on en a coupé la trame. Le langage a ressemblé à ces vêtements pompeux de l’acteur tragique, dont le costumier a quelque droit de tirer vanité aux premières représentations, mais qui, à force d’être mis à tous les rôles, finissent par devenir tout au plus bons à servir de souquenille aux goujats. Je fais grand cas d’un drame d’Euripide écrit par Racine. Je sais ce que vaut un dessin de Jules Romain traduit par le burin de Marc-Antoine ; mais quand la planche rase, fatiguée, usée par le jeu de la presse, ou bien gauchement retaillée, fouillée sans adresse et sans goût par un ouvrier barbare, ne me donne plus qu’un barbouillage pâle et confus, je l’envoie au chaudronnier. Voyez ce qu’étaient devenus le mot, le vers, la phrase, la période, l’image, la pensée, le sentiment, à la fin du xviiie siècle ; voyez ce que la littérature des premières années du xixe siècle en avait fait. La parole de l’homme n’était plus qu’un bruit cadencé qui retentissait plus ou moins agréablement dans votre oreille, mais qui ne passait jamais le tympan. Vous sortiez d’une lecture ou d’une représentation comme d’une ruche d’abeilles, l’attention étourdie de je ne sais quel bourdonnement monotone qui ne laissait rien à l’intelligence. C’était cela ; c’étaient des figures sans relief et sans couleur sur un canevas rompu. Si ces gens-là parvenaient à emboîter dans deux hémistiches, sans égard à la situation, aux temps, aux lieux, aux personnes, quelque vieillerie poétique ou morale qui ressemblait de loin à quelque chose, leur public était si étonné de voir apparaître en cinq actes ou en dix chants l’embryon d’une idée intelligible qu’il criait à s’époumonner au beau vers, au vers à effet, au vers du siècle. Un lieu commun des poètes gnomiques, un rébus ampoulé de Sénèque, deux grands niais de substantifs flanqués de deux épithètes turgescentes, balancés entre eux comme les termes d’une proposition arithmétique, c’était miracle. Et puis il y avait la périphrase, où l’art de noyer dans un verbiage sonore le mot d’une énigme diffuse et embrouillée. Devinait qui pouvait. Et puis il y avait l’alliance ou la mésalliance de mots, qui passait encore pour une rare merveille ; mais, comme à la fin les mots ne signifiaient plus rien, il importait assez peu comment ils fussent appareillés. Les expressions, la valeur convenue, le signe représentatif de la pensée, étaient, si l’on veut, polis et brillants, mais frustes et démonétisés, comme de vieilles médailles sans date, sans devise, sans exergue, sans légende, sans tête, sans revers. Elles attendaient le balancier et le coin.

Tout le monde sait que ce qui constitue principalement l’esprit et la physionomie d’une langue, ce sont les archaïsmes, les idiotismes, les vocables propres de cette langue, ces locutions qui semblent être simultanément engendrées de la substance intellectuelle du pays avec son génie et ses institutions, et qui lui sont naturelles comme son sol, comme sa végétation, comme son climat. Or, c’est là ce qu’on avait eu grand soin de repousser d’abord de cet euphuïsme maniéré qu’on appelait le beau style, de sorte que dans cette langue gallique, perfectionnée par des puristes et des phrasiers privilégiés, il n’y avait rien de plus maussade et de plus inconvenant qu’un bon gallicisme. Il s’ensuivait nécessairement que les génies indépendants qui s’étaient emparés, avec une naïve audace, des véritables ressources de l’idiome national, que ces oseurs étranges qui s’étaient permis de dédaigner, pour les formes ingénues, énergiques et originales, pour les tours vifs et clairs de notre noble langage, la périodicité compassée et les froides bienséances d’un parlage de convention, avaient dû vieillir en peu d’années. Ai-je besoin de nommer ces auteurs déjà surannés au temps de la Régence, dont le mâle franc-parler, l’éloquence robuste, le style plein de nerf et de souplesse, de verve et de candeur, de majesté sans apprêts et de simplicité sans bassesse, effraya si vite de ses libres allures la délicatesse d’une littérature abâtardie ? C’était Molière, c’était La Fontaine, c’était Corneille. Le centième anniversaire de la mort de Corneille n’était pas sonné qu’il fallait lui accorder, comme aux atellanes de Rome et aux sirventes du moyen âge, les honneurs du glossaire et des scholies, et que la plume de Voltaire se jouait à relever ses solécismes et ses barbarismes, dans le commentaire le plus spirituel qui ait jamais été écrit. Les barbarismes de Corneille, grand Dieu !

Dans le style des jolis écrivains du xviiie siècle, au contraire (je ne parle pas ici de ceux qui sont tout à fait hors de ligne, et qui devaient cet avantage de position au pressentiment intime d’une nouvelle époque littéraire et politique), il n’y avait réellement rien à reprendre. Il était pour cela trop soigné, trop méticuleux, trop scrupuleusement grammatical, trop servilement soumis au despotisme pédantesque du dictionnaire et de la syntaxe. La manie du néologisme faisait bien quelques progrès, et il ne peut pas en être autrement quand les mots vides et usés ont perdu leur valeur primitive, mais c’était un néologisme sans invention, prétentieux, affecté, dépourvu d’idées et d’analogies, comme ce jargon précieux dont la comédie avait fait justice un siècle auparavant. Depuis Fontenelle, depuis Marivaux, depuis Boissy, depuis Moncrif, jusqu’aux contes insipides de Marmontel, jusqu’à ses romans boursouflés, jusqu’au galimatias redondant de Thomas, jusqu’aux niaiseries musquées de ce troupeau de rimeurs de ruelles, qu’on appelait encore des poètes en 1780, vous chercheriez inutilement dans la phrase creuse une pensée substantielle et vivante. C’est je ne sais quoi de tenu, de fugitif, d’insaisissable, qui échappe à l’analyse et même à la perception, une faconde inanimée dont la cadence symétrique ne résonne pas dans une seule des fibres du cœur, le murmure monotone et vague de ces ventilateurs sonores qui bruissent à la merci de l’air, mais qui n’éveillent aucune émotion réfléchie, parce qu’il n’expriment aucun langage ; un objet d’amère dérision pour l’esprit et pour l’âme. Soufflez sur le style le plus coloré, le plus éblouissant de cette période, il ne vous restera rien ou presque rien, la pâle membrane de l’aile du papillon quand vous avez fait voler la poussière diaprée qui la colore, la toile grossière et muette du peintre sous ses pastels effacés, le ventus textilis de Publius Syrus dans Pétrone. Je dirai plus, et pourquoi ne le dirais-je pas, puisque la critique a osé le dire dans le xviiie siècle même ? cette malheureuse hypocrisie de la parole, cette contagion pseudo-littéraire du petit, du faux, de l’affecté, a corrompu dans leur source jusqu’aux productions des plus beaux génies : dans Buffon, par l’excès de la magnificence ; dans Montesquieu, par l’abus de l’esprit. Ces raffinements peuvent quelquefois tenir lieu de talent à la médiocrité ; ils font tache dans le talent.

Il survint dans ce temps-là un de ces phénomènes qui précèdent à peu de distance le renouvellement des peuples. Un esprit d’investigation curieuse jusqu’à l’audace s’introduisit dans la partie pensante de la société, s’accrut, se déborda, envahit toutes les questions avec l’impétuosité d’un torrent, et souleva toutes les idées avec la puissance d’une tempête. Ce fut la philosophie du xviiie siècle, philosophie sans principes, sans méthode, sans discernement, sans conviction, sans amour senti et raisonné de l’humanité, sans perception distincte du bien, et, pour la peindre d’un seul trait, sans philosophie. Mais à force de tout remuer, elle mit tout à découvert, jusqu’à la vérité, jusqu’aux pensées intimes de l’homme ; et quand la vérité fut à nu, quand la pensée revint à surgir au milieu de la confusion des mots, la parole se retrouva. Le chaos avait enfanté une seconde fois le monde.

Alors il se forma un style qui n’avait été appris ni sur les bancs ni dans les livres ; qui n’était ni celui de la cour, ni celui des salons, ni celui de l’Académie ; qui se passait du suffrage de Fréron comme de l’aveu de Beauzée ; un style de l’âme, sobre d’ornements, plein de choses, valide, émancipé, viril. J.-J. Rousseau vint, et puis Diderot, avec sa fougue mal ordonnée, mais entraînante, et puis Bernardin de Saint-Pierre, dont chaque inspiration était un hymne à la nature, et puis Mirabeau, dont la voix impétueuse grondait sur la tête des grands comme la foudre de la liberté. Le théâtre, prostitué si long-temps à des jeux efféminés, se réveilla de ses fades langueurs, à ces traits acérés, à ces saillies mordantes de Beaumarchais, qui stimulaient dans notre civilisation avortée le sentiment d’une vie presque éteinte, qui cautérisaient avec du feu les vieilles plaies de notre imbécille politique. Âpre, incorrect, inégal, mais véhément, passionné, profond, presque sublime, Fabre-d’Eglantine produisit la comédie du siècle, un chef-d’œuvre presque unique, presque isolé, mais immortel. Le paysan du Danube aussi n’avait paru qu’une fois au sénat. La licence d’une polémique hardie, turbulente, effrénée si l’on veut, suscita le génie, alimenta la verve fantasque et originale de Courier. Avec lui, la langue rajeunie ne se souvint pas seulement de Pascal ; elle retourna s’inspirer de la philosophie bouffonne et du sage délire de Rabelais.

Je ne parle pas d’une époque intermédiaire dans cette époque imposante et créatrice de notre histoire. Elle est non-avenue pour la littérature ; l’homme qui la remplit à lui tout seul persécuta, proscrivit la pensée. La pensée se vengea de lui en abandonnant sa gloire à cette harpie stupide et avare qui souille tout ce qu’elle touche, la louange mercenaire. Tant qu’il régna, il ne fut rien pour la pensée. Pour commencer à vivre par elle, il fallut qu’il finît de mourir. Son piédestal, c’est sa tombe.

On a beaucoup écrit contre la langue inepte et barbare des temps révolutionnaires, et je n’ai pas été un des derniers à sauter après les moutons de M. La Harpe, le Dindenaut de la littérature routinière, lorsque cette question nous était jetée, au profit d’un parti, avec toutes ses conséquences politiques. La vérité du fait est que nous n’y entendions pas un mot. Il n’est pas difficile de prouver que ce langage était peu grammatical, peu littéraire, peu classique, même quand il était imposant et solennel. Les révolutionnaires n’avaient rien à démêler avec la grammaire et l’art oratoire, et plus leur langage s’éloignait des formes arrêtées d’une langue stationnaire, d’une langue immobile, délicate jusqu’à la pusillanimité, soigneuse jusqu’à l’afféterie, cérémonieuse et servile jusqu’à la bassesse, plus il s’appropriait aux idées et aux choses du temps. Ce langage fut ce qu’il était, parce qu’il devait être ainsi, parce qu’il ne pouvait pas être autrement. Son agreste fierté, son incohérence tumultueuse et passionnée, son énergie sauvage et brutale, sont, quoi qu’on en dise, l’expression très convenable du mouvement orageux des esprits dans ce grand cataclysme des institutions anciennes. On ne jette pas l’acte d’accusation d’une monarchie de quatorze siècles dans le moule pygmée d’un panégyrique ou d’un discours de réception. L’éruption d’un volcan ne ressemble pas au bouquet d’un feu d’artifice. Pour recommencer une nation, il faut tout recommencer. Quand les Péliades égorgèrent leur vieux père pour le rajeunir, et livrèrent ses lambeaux à l’action d’un feu magique, elles n’épargnèrent pas ses vêtements.

Ce phénomène de palingénésie est, au reste, un fait commun à toutes les révolutions. Elles ont renouvelé presque autant de langues que l’esprit de société en a fait. L’italien n’était qu’un bas-latin gothique amolli par le roman, quand Dante se leva comme un colosse éternel sur les ruines fumantes des guerres civiles. Le berceau de Shakspeare avait été agité, ses langes avaient été trempés de sang par les discordes tragiques qui suivirent le schisme d’Henri VIII. Milton avait vu le Pandœmonium au parlement. Il était assis sur l’aile de Satan au sacrifice de White-Hall. Ce bouffon sublime de Rabelais est le premier-né de la réforme religieuse. Montaigne et de Thou écrivaient en présence de la ligue. Il n’y a pas jusqu’à la fronde, cette misérable révolte de corde et de paille, de couplets et de barricades, qui n’ait développé le profond esprit d’observation du cardinal de Retz et le scepticisme acrimonieux de Mézeray. L’auteur des Provinciales a pris un rang légitime parmi nos plus excellents écrivains. Sans les absurdes querelles du jansénisme, alors éminemment populaires, il n’aurait peut-être laissé que la réputation d’un fou mélancolique. Et l’on voudrait que l’événement le plus mémorable de tous les âges eût passé sur nos têtes sans léguer d’autres souvenirs aux générations consternées que des plaies qui saignent toujours ; qu’il eût retourné notre sol jusque dans les fondements de la terre sans lui confier quelque racine vivace et féconde ? En vérité, il faudrait être, pour croire cela, bien aveugle d’ignorance et bien entêté d’orgueil ! Faites, faites des contre-révolutions ; écrivez des manifestes contre la pensée et contre la parole ; envoyez la raison publique aux carrières ; mettez l’esprit humain aux ceps, et croyez qu’il ne marchera plus ! Il marche, il marchera, il ira droit à son but, quel qu’il soit ! je dirai plus, j’exprimerai plus complètement ma pensée, à son but, qui est un abîme ! il ira, laissant bien loin derrière lui les risibles débris de sa chaîne, et vos règles mesquines, et vos institutions bafouées, et tous les jouets de votre innocente civilisation d’enfants !

La langue française, ravivée et assouplie par la forte trempe des passions politiques, avait donc retrouvé quelque chose de la verdeur et de l’alacrité de sa jeunesse. A un peuple pour qui Corneille était vieux, La Fontaine bas, et Molière grossier, il aurait fallu traduire Montaigne. L’abbé de Marsy avait déjà pris ce soin ridicule pour Rabelais. Ce peuple, à demi affranchi de ses pédagogues, parce que tous les pouvoirs s’en vont ensemble, osa tenter des études plus mâles. La vétusté de ce grave langage qui rebutait nos pères fut un attrait de plus pour la génération qui s’élevait avec une si rare aptitude et une si prodigieuse facilité d’investigation. Nous ne connaissions les chroniques, c’est-à-dire les titres sacramentels de notre famille politique que par les rapsodies diffuses et insipides des historiographes royaux. Les femmes, les gens du monde et les neuf dixièmes des savants brevetés n’avaient pu goûter l’esprit de ces pages excellentes, imprégnées du plus pur parfum d’une antiquité poétique, que sous le bon plaisir du compilateur maussade qui les avait traîtreusement délayées en bon français ; et le bon français, c’était le style languissant, pâle, décharné, presque sans corps et sans vie, d’un gazetier ennuyé, l’intempérie de mots d’un Daniel, d’un Velly, d’un Villaret, d’un Garnier, d’un Moreau ; je ne sais quel cadavre d’histoire, lacéré, mutilé, livide, comme les lambeaux d’une étude d’anatomie, et sorti, tout souillé, tout informe, tout méconnaissable, des amphithéâtres de la Sorbonne et de la morgue des jésuitières. Un ouvrage très spirituel, plus ingénieux que solide, plus adroit que hardi, mais qui était assez fort, assez nouveau de formes, assez indépendant de composition et de couleur, pour fermer à jamais à son auteur la voie des succès littéraires si la clé de la pairie ne la lui avait ouverte, révéla au vulgaire des lecteurs, les salons et la cour, une partie du charme de ces délicieux monuments de notre génie national, dédaignés pendant des siècles de faiblesse, d’égoïsme et d’insouciance, comme les sublimes basiliques du moyen âge. Quelques citations des chroniqueurs, habilement encadrées dans un style formé à leur école, inspirèrent le désir de les lire eux-mêmes, et ce tour de force, qu’on n’aurait cru permis qu’à des études consciencieuses et sévères, devint un jeu pour la mode. On s’étonna de trouver cette langue morte, qui s’était appelée le français, plus claire, plus logique, plus expressive, plus française mille fois que les harmonieux non-sens, que les amplifications rien-disantes des périodistes. On s’avisa de l’existence d’un peuple qui avait tenu sa place sur la terre avec puissance quelques siècles avant les romans de Crébillon, l’opéra-comique et l’Encyclopédie, et dont l’histoire contemporaine, animée, pittoresque, dramatique comme lui, parlait éloquemment à l’imagination et à la pensée. On admira dans Com[m]ines cette prud’hommie sérieuse et douce, " qui sent son homme de bon lieu, élevé aux grandes affaires ; " dans Joinville, l’abandon gracieux du conteur, la sincérité fidèle du témoin, la modeste simplicité du héros ; dans Monstrelet, l’ingénuité d’un enfant plus abondant que disert, qui rend ses impressions comme il les a reçues, mais qui ne sait ni en calculer les effets, ni en déduire les conséquences ; dans Froissard, une langue plus adulte, une verve plus riche et plus inspirée, les hommes avec leur physionomie, les époques avec leurs mœurs et leurs passions, tout un âge de poétiques merveilles, tout un grand drame à cent actes divers, avec son action, ses épisodes, ses mouvements, ses péripéties ; les moines, les pèlerins et les gens-d’armes ; les moûtiers, les tournois et les fêtes ; les manoirs et les châtelaines ; les batailles et les paladins, et ces grands coups d’épée qui plaisaient tant à Mme de Sévigné, comme dans une fable de Turpin ou dans un poème de l’Arioste. La France avait recommencé son éducation. Elle savait lire.

Ce qui résultera de la révolution littéraire actuelle est un mystère pour les jours actuels. Ce qui n’est pas un mystère, c’est que cette révolution est faite. Elle a répondu à ceux qui ne l’avouent pas, comme Diogène au sophiste qui niait le mouvement ; elle a changé de place, elle est entrée dans la politique, dans la philosophie, dans l’histoire, dans la vie privée, dans toutes les études, dans toutes les sympathies de l’homme. Si l’on croit qu’il est possible de l’arrêter, qu’on essaie ! Personne n’empêcha Xerxès de faire fouetter l’Hellespont. Il bat encore ses rivages. On n’a pas rapporté jusqu’ici le décret de l’inquisition qui déclare la terre immobile. Nous en serons quittes pour donner en épigraphe aux dictionnaires la fameuse réticence de Galilée : Pur si muove ! On peut écrire de très beaux livres pour prouver que le xviiie siècle n’a pas fini, et que le xixe siècle n’a pas commencé. Voyez la Défense du paganisme de Julien, et dites-nous où est Jupiter. D’ailleurs, ce que vous regrettez aujourd’hui, dans quelques centaines d’années un nouvel ordre de choses le renouvellera peut-être. Ce ne sera pas celui-ci. Liberté plénière à chacun de conserver en attendant son rituel et sa rhétorique, de s’imposer des règles, d’y croire et de les suivre. Ce qui n’est plus permis, c’est de les prescrire tyranniquement aux autres. On ne fera plus rien en France avec le régime du bon plaisir. Le réseau du père Bossu et de l’abbé d’Aubignac est devenu trop lâche et trop fragile pour emprisonner l’essor de nos écrivains bons ou mauvais. Le génie arrêté dans les préceptes des pédants, c’est l’aigle des Alpes tombé du haut du ciel dans une toile d’araignée.

Sa décadence 3.

Si les nouvelles nomenclatures scientifiques n’avaient gâté que les sciences, il n’y aurait pas de quoi se désespérer. Les hommes peuvent fort bien se passer des sciences, et ils n’ont jamais été plus heureux que lorsqu’il ne les avaient pas. Ils en pourront dire leur avis quand ils ne les auront plus : ère d’innocence et de joie à laquelle les conduit tout doucement l’ère présomptueuse et insensée des nomenclatures, qui commence à finir. La plupart des savants ne comprennent plus guère ce qu’ils disent, et s’ils le comprenaient, ils seraient encore bien plus savants qu’on ne pense ; car ce qu’ils disent ne veut rien dire. C’est un excellent présage.

Malheureusement, la contagion du non-sens a gagné la langue oratoire, la langue forense, la langue tribunitienne, la langue littéraire, la langue poétique, d’où elle va gagner la langue usuelle, qui s’en ressent déjà plus que de raison. Le jargon savant déborde sur le patois, il menace l’argot. Delirant reges, plectuntur Achivi : c’est une loi éternelle. Quand la multitude sera aussi embarrassée de sa parole que les gens qui en font commerce et monopole, il arrivera une de ces belles révolutions que Voltaire regrettait tant de ne pas voir. Le talent prodigieux de Voltaire méritait peut-être une pareille rémunération, et je suis fâché qu’elle lui ait manqué, parce que je voudrais savoir ce qu’il en dirait. Quant à moi, prolétaire obscur dans ce peuple d’écrivains dont il était roi, je ne suis pas autrement curieux de voir des révolutions. Je sais à peu près ce que c’est.

Une langue peut hardiment se croire à son apogée quand elle a produit un Joinville, un Comines, un Froissard, un Villon, un Coquillart, un Marot, un Rabelais, un Henri Estienne, un Montaigne. Ne demandez pas davantage, s’il vous plaît : on ne vous donnerait pas. Survient en même temps l’impuissance ambitieuse qui pourvoit à l’absence de la pensée, ou à la vie[i]llesse d’un tour usé, par l’audace désordonnée de l’expression : une Hélisène de Crène, un Edouard du Monin, et d’un vol bien plus élevé, un Baïf et un Ronsard, grands hommes que nous plaignons d’être venus trop tôt, et qui ne sont probablement venus que trop tard pour leur gloire, parce qu’une langue jeune, et à la mesure de leur esprit, aurait pu leur épargner le fastidieux effort d’en faire une autre. La parole est déjà surannée. Il faut la renouveler par des formes extraordinaires, par des locutions inouïes, par des emprunts hibrides et hétéroclites, à certaines langues oubliées du vulgaire, et souvent assez mal comprises de ceux mêmes qui les travestissent : absurdité immense que les vieux poètes ont pris la peine d’enseigner aux savants. Ce n’est pas ce qu’ils ont fait de mieux.

Ce procédé sans esprit était déjà fort commun au temps du joyeux auteur de Pantagruel, et tout le monde sait avec quelle verve inimitable il s’en est joué dans l’historiette de ce jeune pédant des régions lémoviciques, qu’il trouva déambulant par les vies et quadrivies de Lutèce, et qui se croyait grand orateur " parce qu’il dédaignait l’usance commune de parler 4. " Il n’a pas flagellé d’une main moins vigoureuse les fabricateurs de mots composés et sottement redondants, dont les paroles sesquipédales menaçaient dès lors de reprendre le crédit que leur avait enlevé Horace. Il faut voir comme il les bafoue dans les plaisantes scènes où le seigneur de Basché, l’Achille de cet épisode grotesque, accueille les chicanous à beaux horions et belles gourmades, exprimés et décrits en mots longs d’ici à Pontoise. Je ne sais jusqu’à quel point la modestie me permet de rappeler à mes lecteurs que j’ai osé lutter une fois avec le seigneur de Basché, dans la composition de ce riche et majestueux adverbe, qu’on n’a pas encore surpassé, et que probablement on ne surpassera jamais, du moins en longueur : adpropévulgivagocircumextraforaneofabralimodulatoirement, particule éminemment pittores-que, qui représente si bien l’action du soufflet de forge, et qui en demande au moins la puissante haleine pour être énoncée d’un seul jet. On lira cependant, je vous en réponds, mille dictionnaires et davantage, sans trouver un vocable aussi complet en son sens, et qui se tienne mieux sur ses radicaux. Voilà comment il faut faire des mots nouveaux, quand on en fait, et il sera bon d’en faire le moins possible, car trois ou quatre cents adverbes de cette espèce favoriseraient à l’excès la facilité paresseuse des hommes de lettres industriels, dont l’esprit est coté à deux sous la ligne dans les Magasins et dans les Revues. Le burlesque lui-même, si fertile en expressions replètes et hydropiques, ne nous avait guère laissé que matagraboliser, incornifistibuler et superlicoquentieux, dont je ne vois pas que le crédit se maintienne dans le style soutenu ; je les tiendrais néanmoins pour aussi bon français s’il était question du français dans tout cela, que transcendentalité, transsubstantiationnalité et inconstitutionnalité. On pourrait se passer à toute force des uns et des autres dans une langue bien faite.

C’est cependant à un artifice de ce genre que nous avons dû notre seconde langue française ; car il est essentiel de rappeler en passant que nous sommes à la troisième, qui promet d’être la dernière. L’habitude de recourir au grec et au latin pour éviter en français le commun et le suranné devint une seconde nature pour des écrivains d’un goût exquis et d’un merveilleux talent, qui faisaient la parole de tous, en épurant la leur aux vers d’Euripide et à la prose de Cicéron. Le vieux français se dépouilla de ce qu’il avait d’individuel pour se refaire antique ; le dictionnaire se refondit tout entier dans le rudiment de Racine et de Fénelon, et la littérature, qui est toujours l’expression de la langue, retomba naturellement dans les voies de ses vieilles aïeules, les langues grecque et latine, à commencer au siège de Troie, et à finir cent ans après la bataille d’Actium. Cette langue française du xviie siècle est si belle qu’elle n’a rien à envier à la première, si ce n’est peut-être je ne sais quelle fraîcheur de naïveté, je ne sais quelle candeur originale, qui ne passent presque jamais à la seconde génération, mais dont nous pouvons heureusement nous faire une idée en lisant Corneille, Molière et La Fontaine, qui n’avaient pas répudié la langue proscrite en subissant la nouvelle.

La seconde langue vécut près de deux siècles, et ces deux siècles lui donnèrent l’immortalité ; car c’est ce que nous appelons aujourd’hui notre langue classique. Elle fut durant ce temps-là tout ce que peut être une langue parvenue à son apogée, dans les limites infranchissables que lui prescrivait le goût sévère de ses maîtres, tout ce qu’une langue n’est jamais deux fois, pleine de simplicité dans sa force et dans sa grandeur, de modération dans ses conquêtes et de prudence dans son audace. Tout ce qui s’accomplit de véritablement imposant dans l’intelligence des hommes est marqué au sceau de la raison, qui est le seul principe et la seule règle du beau ; et c’est en cela que les littératures classiques à leur plus haut période se distinguent des littératures d’imitation qui se traînent languissamment après elles, et des littératures d’innovation qui les remplacent par une infaillible nécessité. Pascal donna au français de son siècle une exactitude lumineuse et une élégante précision ; Corneille, la majesté sévère des langues antiques ; Racine, leur grâce, leur mollesse et leur harmonie ; Molière y consacra le gallicisme énergique du peuple, La Bruyère celui de la ville, Sévigné celui de la cour ; Bossuet lui fit parler la langue pompeuse des prophètes, La Fontaine et Perrault, la langue naïve des enfants ; et tous ces admirables écrivains restèrent également fidèles au naturel, sans lequel il n’y a point de beautés parfaites. L’expression la plus hardie en apparence était alors la saillie d’un instinct et non pas la combinaison d’un artifice. L’effet des mots résultait de leur appropriation à la pensée, et non pas de la contexture mécanique d’une phrase industrieuse. Leurs alliances les plus inaccoutumées saisissaient l’esprit sans l’effrayer, parce qu’elles n’étaient pas le produit d’un travail, mais celui d’un sentiment. Cc qui frappe surtout l’esprit à la lecture des livres de cette époque, c’est je ne sais quelle merveilleuse puissance de dire tout ce que l’on doit dire, et aussi bien qu’on peut le dire, sans laisser apercevoir nulle part l’effort d’une étude patiente et d’une élaboration difficile. L’idée était saisie avec tant de netteté sous son aspect le plus heureux qu’on croirait qu’elle a pu passer de l’intelligence qui l’a conçue à l’attention qui la reçoit sans avoir eu besoin d’intermédiaire, et qu’elle n’a pas même coûté le temps de la livrer à la plume. Inappréciable avantage du vrai !

Cette seconde langue française, qui a fixé la gloire de notre littérature, mais qui devait subir, hélas ! la destinée de toutes les langues, et céder sa place à une autre, parce qu’il est de la nature de tout ce qui a commencé d’être condamné à finir, cette langue était belle encore, et grande, et florissante, aux années trop vite passées de mon enfance de collège. Et cependant, Beaumarchais, Linguet, Mirabeau, lui avaient porté de rudes atteintes. La langue essentielle et logique de la démagogie l’assaillait au nom de l’indépendance ; la langue absurde et pédantesque de la nomenclature l’infestait au nom du progrès ; la philosophie transrhénane, qui s’était admirablement idiosyncratisé cette crise humanitaire, bouleversait le dictionnaire de fond en comble, au nom de la vérité, pour multiplier les chances déjà si sûres de n’être pas comprise, que lui garantit l’impénétrabilité de ses mystères. Quatre ou cinq écoles poétiques, dramatiques et romancières, terrestres, aériennes, ignées, maritimes, vinrent brocher sur le tout avec l’inexprimable puissance des éléments confondus qui cherchent à retrouver le chaos ; et la lumière fut défaite. La seconde langue disparut pour faire place à la troisième, que nous avons l’avantage de parler aujourd’hui, et qu’on parlera tant qu’on pourra. Ce que je viens de dire est l’exacte biographie de deux langues françaises qui sont mortes, mais qui revivront à jamais dans l’avenir, et d’une troisième langue française qui se meurt, sans espoir de résurrection. Que la tombe leur soit légère à toutes trois !

Nous sommes bien jeunes encore dans la troisième langue française pour hasarder sa grammaire et sa syntaxe, mais on ne saurait s’y prendre trop tôt pour constater l’existence de ce qui ne durera pas long-temps. C’est à ce travail que je me suis résigné, à défaut de tout autre plaisir, pour me délasser dans mes moments perdus de quelques travaux plus sérieux. Celui-ci ne l’est pas du tout.

Les éléments de cette dernière transformation sont fort nombreux. Il y aurait moyen de les distribuer en bon ordre dans un livre à l’usage de la jeune France, où l’on enseignerait l’art de parler le français progressif sans dire un mot de français, et ce livre se compose peu à peu de tous ceux que l’on publie aujourd’hui ; mais il faudrait d’abord les lire, et c’est un courage qui me manque. Tout ce que je puis, c’est d’indiquer à quelque nouveau Curtius la route qui mène à cet abîme, et de lui promettre que son dévouement sera du moins récompensé par de curieuses découvertes et des acquisitions singulières. Ce qui se passe présentement de vague et de confus dans le laboratoire de la parole laisse bien loin les ténébreux secrets de l’antre de Trophonius et de la caverne de Montésinos.

Une des premières règles de la nouvelle langue française, c’est le solécisme, c’est-à-dire l’emploi d’un mot des deux langues antérieures dans une acception inusitée de genre, de nombre ou de cas ; d’un terme enlevé à son étymologie, d’une conjugaison brutalement déplacée de son temps, par je ne sais quel cataclysme logique, qui a subverti, de force ou de gré, l’opération naturelle de la pensée ; et je ne dis pas, Dieu m’en garde, solécisme d’ignorant et d’écolier, mais solécisme oratoire, solécisme poétique, voire solécisme de pédant, solécisme intentionnel et prémédité, sans circonstances atténuantes. Le solécisme pur et simple est celui dont on dit : voilà qui est beau ! mais quand le solécisme a pénétré jusqu’au sens, quand il a contraint le mot à dire autre chose que ce qu’il signifie, quand il l’a malicieusement cousu à la phrase, sans égard à sa valeur, le solécisme devient sublime. Et si par un de ces bonheurs inespérés dont les chances n’arrivent qu’au génie, le solécisme parvient à cacher l’idée sous le masque qui la déguise le mieux, sous le mot le plus antipathique à son espèce et à sa nature, sous un griphe qui déconcerterait Orphée et qui livrerait Œdipe au sphinx, alors, il n’y a plus d’expression assez admirative dans le langage de l’homme pour magnifier le solécisme. Les bras tombent, la voix manque avec l’épithète, vox faucibus hæsit. On ne peut que s’écrier dans une extase indicible, ineffable, inénarrable : Quel solécisme !!!

Il y a cependant quelque chose encore de plus beau que le solécisme : c’est le barbarisme. Le barbarisme se recommande par un avantage immense aux habiles créateurs de la nouvelle langue française : il n’appartient à aucune langue. S’il se rattache faiblement à nos deux langues mortes par un radical honteux, c’est tout au plus pour avoir l’apparence de signifier quelque chose, mais en réalité il ne signifie rien du tout, et c’est ce qui en fait le mérite.

Le barbarisme valable, celui dont la sanction populaire ratifie les droits de cité dès le jour où il se présente, n’est d’ailleurs pas si facile à composer qu’on se l’imagine ; il cesse d’être un bon et loyal barbarisme quand il y a moyen de lui trouver un sens naturel et clair, une claire et plausible analogie, une application intelligible et utile. Pour peu qu’il dise ce qu’il veut dire, et qu’il subvienne a une acception omise ou imparfaitement exprimée, il retombe presque dans la classe des mots bien faits, et ne choque plus que les puristes. Il lui manque les deux qualités essentielles des mots nouveaux, s’il n’est incompréhensible et superflu ; mais ces principes ne peuvent s’expliquer que par des exemples, et nous avons le choix.

La nouvelle langue française a des obligations sans nombre à un de mes amis, homme du talent le plus brillant et le plus rare, et qu’on peut hardiment en croire sur sa parole quand il parle de lui, car il n’exagère point. Nous lui sommes redevables de ce bel adjectif mélancolieux, qui est devenu classieux en quelques semaines. Il faut convenir qu’il n’y a rien de plus ingénique ; et pourtant l’application abrupte et soudaine que je viens de faire deux fois de cette innovation merveillique (en voilà trois !) démontre jusqu’à l’évidence que des esprits infimes, et tout au plus moyens, ne sont pas incapables de s’élever par le pur instinct de l’imitation à la hauteur de ce procédé.

Règle générale : Il faut un génie inventif pour entreprendre par le barbarisme la destruction d’une langue accréditée ou pour tenter de mettre une langue nouvelle à sa place ; c’est à cause de cela que les belles langues littéraires des anciens et des modernes se sont reposées quelquefois pendant deux ou trois cents ans dans la conscience de leur éternité. Pour achever ce grand œuvre d’anéantissement, il ne faut que le servum pecus des écrivailleurs à la suite, qui ne manquent jamais à l’appel de leur maître. Cc sont là les fourches caudines de la parole sous lesquelles toutes les nations passent à leur tour comme les Romains chez les Samnites, quand elles ont perdu leur palladium, comme les Phrygiens à Pergame.

Je n’ai pas besoin de dire que le palladium des nations, c’est Minerve ou le sens commun. Il le dit assez tout seul.

Une troisième manière de renouveler une langue, ou plutôt de composer une langue nouvelle qui n’aura presque aucun rapport avec l’autre, c’est la naturalisation des mots exotiques, et surtout de ceux qui n’ont point d’analogues nationaux. Petit-maître était par exemple un franc et naïf gallicisme dont on se servait pour désigner un homme soumis à l’empire de la mode, avantageux auprès des femmes, et un peu trop prévenu en faveur de son mérite. La race des petits-maîtres, personne ne l’ignore, a subitement disparu en France, quand tout le monde a voulu être grand de son espèce ; mais en revanche, nous avons gagné le fashionable, c’est-à-dire l’homme qui suit la fashion, néologisme-énigme dont le moindre inconvénient est de reposer sur une articulation inarticulable d’ici à Douvres ou à Brighton. Nous avons le dandy, qui vient de nous donner le dandysme, lequel nous donnera dandyser quand on voudra, comme fanatisme, fanatiser, dans la langue révolutionnaire. Je crois, Dieu me pardonne, que nous avons déjà de la littérature dandyque ou dandystique, et des poètes, d’ailleurs pleins de grâce et d’esprit, qui composent dandyquement ou dandystiquement, je ne saurais dire lequel, parce que je suis peu versé dans ces mystères. Nous sommes tout au plus en mesure pour protester à temps contre dandyfier, dandyfication et dandystification, qui seraient moins bons, à mon avis, mais qui viendront nécessairement leur tour. Cet exemple, pris entre cent, n’est ici que pour faire voir la manière dont les langues nouvelles se forment, en pliant le mot étranger ou barbare qui survient aux modes et aux flexions de la vieille langue qui s’en va. Cette horrible révolution ne s’était jamais accomplie jusqu’ici qu’à des époques de décadence où tout menace de finir à la fois. Nous sommes heureux de pouvoir la saisir sur le fait dans nos jours de progrès et de perfectionnement. Il faut espérer que la grammaire, la philosophie et l’Institut, assistant en personne à la confusion des langues et au désastre de Babel, auront bien quelques droits à la confiance de la postérité. L’Encyclopédie ne se doutait guère qu’elle servirait de témoin à la Genèse.

Le moyen le plus général de renouvellement, je l’ai déjà dit, c’est la traduction, communément fort gauche, fort ignorante, fort hibride, fort dépourvue de sens, d’un mot grec ou latin dont les analogues nous manquent, parce que nous n’en avons jamais eu besoin, et qui tombe par conséquent au milieu de la langue avec tous les avantages de l’inintelligible et de l’inconnu. Celui-là est sûr de son succès, comme le Persan de Montesquieu, et c’est à qui lui fera fête. Ce n’est pas qu’on lui attache une acception nette et sensible ; c’est au contraire parce qu’on ne lui en attache point et voilà une chose que les savants savent fort bien, même quand ils ne savent pas autre chose. Pardonnez-moi donc de me répéter, car il y a des notions qu’on ne saurait rendre trop vulgaires, et le vieux grammairien a, comme Caton, son deleatur Carthago.

Ce qu’il y a de plus admirable dans les mots naturalisés, c’est qu’ils se prêtent à toutes les acceptions, comme le chiffre convenu d’une langue occulte, parce que leur acception originelle est perdue. Les gens qui les emploient les emploient mal à défaut de les entendre, et ceux qui les écoutent ou qui les lisent les comprennent d’autant moins dans leur acception nouvelle qu’ils les comprennent mieux dans leur acception véritable. Pour eux, ce sont des non-sens à faire peur, ou des battologies à faire pitié. Œconomie était un ancien mot français dont le sens universellement accepté avait reçu la sanction de trois siècles. Il y a une soixantaine d’années qu’on inventa l’économie politique, ce qui signifie la loi de la maison politique, par une extension très hardiment figurée. Il fallut en distinguer par une épithète l’économie domestique, c’est-à-dire la loi de la maison de la maison ; et comme l’économie domestique est prise en ce cas dans un sens un peu général, on écrivait hier, l’économie domestique de la maison, c’est-à-dire la loi de la maison de la maison de la maison. On ne reprochera pas à cette dernière expression de n’être pas assez explicite. Quand on aura enchéri sur elle, nous nous empresserons de vous en faire part.

Le mot polémique avait été inventé pour caractériser certains écrits de controverse militante, et on en avait fait le nom substantif d’un genre de critique belliqueuse qui s’exerce le plus souvent à visière baissée. Il n’est question aujourd’hui dans les journaux que des combats polémiques de la presse, qui est réellement assez riche en combats pour se permettre ce pléonasme pittoresque. Ecrivez combats combattants, et vous aurez du français moderne.

Supposez un dilettanti (car nous avons le dilettanti au pluriel, et malheureusement nous avons le carbonari aussi au pluriel), supposez, dis-je, un dilettanti qui arrive de sa province ou de l’étranger pour entendre de la belle mélodie. Il va courir à l’Odéon, le temple ou le palais du chant, et il ne m’y trouvera pas, mais je serais bien étonné qu’il y trouvât des chanteurs, car le théâtre de l’Odéon est de tous les théâtres de Paris celui où l’on chante le moins, si ce n’est quand une jeune tragédienne de la rue Richelieu vient y broder sur la divine poésie de Racine sa mélopée monotone et languissante. Ne craignez pas qu’il cherche à se dédommager au Gymnase dramatique ou au Gymnase musical, car il n’est pas là sans avoir traversé le Jardin des racines grecques, et l’idée d’un spectacle où les actrices sont condamnées par le programme de l’affiche et l’inscription du fronton à paraître toutes nues a quelque chose de repoussant pour ses mœurs. J’imagine que le goût des arts se joint toujours dans celui qui les aime et qui les cultive à des sentimens honnêtes. Il ira tout au plus aux Acrobates, pour y voir des personnages qui se dressent pendant cinq actes sur la pointe des pieds, avec des attitudes pleines d’élégance et de fierté, et on lui montrera des pieds plats qui miment lourdement le mélodrame en traînant des bottes sales sur un plancher qui n’est pas propre. Il s’en retournera dans son pays, désolé de n’avoir pas rencontré un danseur de corde aux Funambules ; mais il ne partira point sans honnir le peuple écervelé qui se croit autorisé à donner des noms aux choses, comme le premier homme, et qui ne sait pas même ce que va1ent les articulations les plus communes de sa parole.

Les murs de Paris ont été long-temps placardés des annonces du Physionomane, espèce de bouffon dont le nom francisé signifie littéralement un homme épris de la singulière passion de réunir et d’observer en nature des figures d’ânes. Je lui souhaite de pleines chambrées. Il ne faut pas disputer des goûts.

Mais toutes ces parodies insensées de la langue humaine ne sont rien, encore une fois, auprès de la langue babélique des sciences, qui a tout subverti, tout changé ; qui a pris l’exact contre-pied du procédé d’Adam, pour imposer aux êtres des noms qui ne sont pas leurs noms véritables, et qui a si parfaitement réussi dans ce dessein que l’être est devenu méconnaissable, du moment ou elle l’a baptisé. Nous en sommes à ce point qu’il ne reste pas une existence sensible, pas un phénomène du ciel et de la terre qui ne soit à jamais déguisé sous un sobriquet impénétrable pour quiconque répugne à ramasser dans la poussière de l’école la clé de ce mystérieux argot. Ce qui nous avait été donné, c’était la puissance d’attacher aux choses des noms propres expressifs, que tout le monde adoptait sans résistance et retenait sans effort. C’était la faculté d’étendre ces dénominations à des sens abstraits ou moraux, en figurant le mot sous l’inspiration de quelque ingénieux rapprochement qui se formait dans la pensée, et c’est ainsi qu’il parvenait intelligible à tous, parce que tous l’auraient conçu de la même manière. La poésie était allée plus loin, sans se dérober, dans son essor le plus hardi, à la portée de notre nature. De ce mot si clairement transporté à des acceptions intellectuelles, la poésie avait fait un symbole, et la mythologie une religion. Toutes ces extensions n’avaient rien qui sortît de la mesure commune de notre esprit, et Boileau pouvait dire sans crainte de n’être pas entendu :

Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre,
C’est Jupiter armé pour effrayer la terre.
Un orage terrible, aux yeux des matelots,
C’est Neptune en courroux qui gourmande les flots.
Echo n’est plus un son qui dans l’air retentisse,
C’est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse 5.

Boileau nous la donnait belle ! Aujourd’hui, ce n’est plus tout cela ; c’est ce que Boileau n’entendrait pas, et ce que nous, nous n’entendons guère ; le fluide électrique, le gaz hydrogène, qui se combine avec l’oxygène par la combustion ; un immense amas d’eau saturée d’hydrochlorate de soude, et peut-être d’autre chose, si la nomenclature a changé ; un air vibrant qui se heurte et se réfléchit. Que parliez-vous des dieux ? Les dieux sont partis du langage comme de la Rome de Constance et de Galère, mais les savants ne partiront pas, ils n’ont garde. Ils n’abandonneront la langue française qu’après l’avoir réduite à ce dernier état du cadavre qui n’a de nom dans aucune langue connue, comme parle Tertullien.

Hélas ! nos enfants ne sauront pas même ce que c’était que l’escarbot du fabuliste ; le cerf-volant rancuneux qui se montra si fidèle à son amitié hospitalière pour Janot-Lapin 6. C’est ainsi qu’en avaient jugé l’habile peintre François Chauveau, et l’ingénieux iconographe des animaux, Jean-Baptiste Oudry. Cependant Linné veut que ce soit un lucane, et Geoffroy que ce soit un platycère. Quant à la cigale, je ne saurais que vous dire de cet hémiptère collirostre, sinon que je l’ai vu changer de nom depuis mon enfance une douzaine de fois, et que vous êtes parfaitement libres de lui en donner un nouveau d’ici à la clôture prochaine de la loterie des mots.

Car tous les noms sont bons, pourvu que l’on en change.

Les barbares n’ont pas daigné lui laisser celui qu’elle tenait de Virgile et de La Fontaine !

Ces exemples, qu’il serait facile de suivre jusqu’à l’infini, me rappellent une jolie anecdote dont je suis redevable à une illustre amitié 7. J’ai de bonnes raisons pour ne rien changer aux expressions du conteur :

" Depuis quelque temps les pépinières se sont extrêmement multipliées ; il n’y en avait qu’à Paris et près de quelques grandes villes : à présent il y en a presque partout. Malheureusement les nomenclatures se sont multipliées avec elles. Cet automne, au mois de novembre, un pépiniériste du département de l’Yonne publie un catalogue en 13 pages in-8°, imprimé en petit-romain et contenant plus de mille articles différents. Un de ses chalands ordinaires, honnête et riche campagnard, mais fort dépourvu d’ailleurs de latin, de grec et de nomenclatures, se croit obligé de répondre à son envoi par les lignes que voici : "Monsieur, j’espérais vous faire cette année des commandes assez considérables ; je voulais principalement vous demander des chèvre-feuilles variés, des lilas, quelques érables, et des marronniers rouges pareils à ceux que vous me fournîtes l’an passé ; mais je vois avec regret que vous n’avez plus rien de tout cela. Quant à vos arbres et à vos arbustes étrangers, je m’en passerai décidément, parce que je ne les connais point, et que, selon toute apparence, ils ne viendraient pas dans mon terrain."

" Le pépiniériste, désolé de manquer une belle affaire, a beau réclamer : "Eh quoi ! monsieur, vous n’avez donc pas lu mon catalogue ? Vous auriez trouvé tout ce que vous me demandez aux articles acer, lonicera, æsculus rubicunda, etc., etc., etc." Cette fois il ne reçut pas de réponse. Notre amateur s’était pourvu chez un homme qui parlait sa langue, qui appelait les arbres par leur nom, et qui se laissait entendre sans le secours des dictionnaires. "

Le désappointement du pépiniériste est plaisant, mais on sait combien cette ignorance ou cette confusion des noms que les nomenclatures ont engendrée peut devenir sérieuse dans le formulaire des pharmacies. Je frémis presque de le dire. Le mercure doux et le sublimé corrosif étaient sans doute fort mal nommés, scientifiquement parlant, mais on savait du moins à peu près à quoi s’en tenir sur leur usage, car leurs épithètes sont assez significatives. Quel père infortuné eût osé administrer à son enfant le sublimé corrosif à forte dose ? Aujourd’hui, la méprise est plus facile à concevoir entre un protoxyde et un deutoxyde, qui n’offrent aucun sens en français, et qui riment si richement. Les journaux ne constatent qu’une douzaine d’assassinats commis tous les ans par cette nomenclature infernale, mais on pourrait parier pour le décuple, et on aurait le malheur de gagner. Perfectionnement homicide ! que nous voulez-vous ?

Les vocables des langues qui sont à l’usage de tous doivent être intelligibles à tout le monde. Les savants conserveront pour texte de leurs interminables disputes les mots qu’ils ont faits sans nécessité, qu’ils modifient sans règles, qu’ils renouvellent sans motif, et leur Dictionnaire sera dix fois plus volumineux que le nôtre, mais nous ne leur envierons point ses richesses. Elisée savait se faire petit pour les petits ; voilà ce que nous demandons à la parole. Qu’ils se fassent impénétrables pour les doctes eux-mêmes, ils en ont le droit et le secret ; mais qu’ils ne mêlent plus leurs langues aux langues que Dieu nous a données. Hors de cette limite, la science est la plus vaine et la plus absurde des aristocraties.


Notes

1. Dictionnaire de la Conversation, t. XXVIII (1836), p. 195-211.

2. Cette partie fut publiée dès 1831, sous le titre initial de : "Recherches sur le style et particulièrement sur celui des chroniques". (Album littéraire. Recueil de morceaux choisis de littérature contemporaine, Paris, Louis Janet, 1831 ; La France littéraire, t. I, 2e livraison, février 1832, p. 223-236 ; Chroniques françaises de Jacques Gondar, clerc, publiées par par F[rancisque] Michel, suivies de Recherches sur le style par Ch. Nodier, Paris, Louis Janet, s.d. [1836 ?].)

3. C'est à partir de cet endroit que, sous le titre "De la nouvelle langue française", la Chronique de Paris du 10 mars 1836 publie une partie de ce texte.

4. Rabelais, Pantagruel, ch. VI, Comment Pantagruel rencontra ung Lymousin qui contrefaisoit le langaige françoys.

5. Art poétique (1674), III, vers 167-172.

6. La Fontaine, Fables, II, VIII : "L'Aigle et l'Escarbot".

7. Le célèbre avocat et homme politique André Dupin aîné. Le passage qui suit est démarqué, sauf quelques interpolations, d'une lettre à Nodier de Dupin aîné, en date du 19 décembre 1835, par laquelle ce dernier félicitait Nodier de son article : "Des nomenclatures scientifiques" (Le Temps, 18 décembre 1835) ; et lui fournissait libéralement quelques arguments supplémentaires.