Langue 1.

 

 

Il n'y a point de peuple primaire, si petit qu'il ait été à son origine et si obscur qu'il soit resté dans l'histoire, qui n'ait eu d'abord sa langue autochtone, c'est-à-dire propre au sol même sur lequel il a pris naissance. La Gaule a donc possédé nécessairement une langue propre, subdivisée selon toute apparence en nombreux dialectes, et dont il ne reste point de monument écrit. On s'efforce bien d'établir, depuis plus d'un siècle, que cette langue autochtone était le celtique, vrai ou faux, que l'on parle encore en Basse-Bretagne, et cette opinion conserve de nos jours un grand nombre de partisans. Je n'ai, quant à moi, l'intention ni de l'appuyer ni de la combattre, parce qu'elle appartient tout entière au domaine de l'hypothèse, et qu'elle n'en sortira jamais. Je me bornerai à une seule observation; c'est que pour tirer de cette conjecture des inductions absolues, il faudrait d'abord ramener le bas-breton à son état primitif et le dégager complétement de tous les mots acquis ou imposés qu'il a pliés depuis des siècles à ses formes lexiques. Or, c'est un point dont on ne s'est jamais avisé. L'isolement, plus moral que statistique, de la Basse-Bretagne, n'est pas tel qu'elle n'ait entretenu des relations très-habituelles avec ses voisins du continent, dont elle a reçu sa religion, ses lois, une partie de ses coutumes, et par conséquent une quantité innombrable de mots. C'est par conséquent une manière très-vicieuse de procéder que de conclure de l'analogie d'un mot français avec un mot bas-breton que celui-ci est radical, quand on peut rétorquer cet argument avec beaucoup plus de probabilité par la supposition contraire, puisque la langue française a des titres fort antérieurs à ceux du bas-breton, dont il n'existe peut-être pas d'actes, écrits qui remontent plus loin que le quinzième siècle.

S'il y a en un moyen certain de retrouver les vestiges de la langue autochtone, il faut le demander à la tradition, et le chercher dans les noms propres de personnes et de lieux auxquels on ne découvre pas d'analogues dans les langues intermédiaires. Cette considération n'a pas échappé à Bullet, à La Tour-d'Auvergne et aux étymologistes de leur école, qui se sont presque toujours appuyés sur les mots de cette espèce pour accréditer leur système, et on sait quelles incroyables licences ils se sont données souvent pour rapprocher de prétendus dérivés de leur prétendu radical. Je ne contesterai pas cependant le mérite de leurs aventureuses découvertes, car je suis aussi disposé qu'eux à penser qu'il n'est point de langue secondaire où il ne reste quelque vestige de la langue autochtone; mais la langue française n'est point dans ces éléments épars et difficiles à saisir qui se dérobent à l'analyse; elle a une forme générale, un caractère intrinsèque, des origines sensibles et incontestable, qui ne sont certainement point autochtones, et c'est là qu'il faut chercher les premières notions de son histoire.

Si l'on examine quel rôle la puissance romaine a joué sur la terre; si on la voit s'étendre avec prédilection sur l'occident et le midi de l'Europe; si on la suit en particulier dans les Gaules, où elle plante ses aigles quarante-trois ans avant J.-C., et auxquelles elle impose sa langue avec ses légions, ses préteurs, ses juges et ses écoles; si on observe que la littérature gauloise, toute latine, s'illustre par les écrits d'Ausone, de Salvien, de Sulpice-Sévère, de Sidoine-Appollinaire, de Grégoire de Tours, de saint Bernard, d'Abélard; si le latin est pendant huit cents ans la langue de l'enseignement, de l'autorité royale, de la loi, de la justice, de la prédication; si on le retrouve enfin, mal déguisé, jusque dans les monuments les plus anciens de la langue intermédiaire, jusque dans le serment de Charles le Chauve, qui pourra douter que le français, comme l'italien, comme l'espagnol, comme le portugais, a procédé du latin à travers le roman des siècles moyens? Nous n'ignorons point que des savants d'une grande autorité, Périon, Léon Trippaut et surtout Henri Estienne, ont tiré immédiatement le français du grec; comme si le latin lui-même n'était pas advenu; mais c'est une fausse acception d'étymologie, dont l'erreur se révèle du premier examen aux esprits les plus prévenus. En portant cette méprise à sa dernière expression possible, on s'est efforcé de nos jours de faire remonter la langue française au sanscrit, et on y réussira probablement tout aussi bien, s'il est vrai que le sanscrit ait été à son tour la langue dominante de la civilisation, et qu'il ait produit le grec, comme. le grec a produit le latin. La question n'est pas dans ces investigations hasardées de ténébreuse archéologie ; elle se réduit à savoir d'où vient le français, dans l'ordre naturel et immédiat de génération, et c'est ce qui ne fait pas de doute : le français est ce qu'on appelle maintenant, dans l'hibride [sic] jargon de certains philologues, une langue néo-latine. Il a été fait du latin, avec les éléments du latin; par appropriation au caractère et à l'esprit de notre langue autochtone, qui reste à retrouver, si l'on peut. Quant à moi, je n'en vois pas la nécessité, puisque cette langue n'a laissé de traces ni dans l'histoire ni dans les arts de la parole. Tout ce qu'il est possible d'en savoir positivement, c'est que les mots français qui n'ont point de radicaux certains, soit dans les langues anciennes, soit dans les langues congénères, soit dans les langues étrangères, avec lesquelles le mouvement de la civilisation a mis la langue française en contact, appartiennent essentiellement à cette langue primaire, et ils sont en très-petit nombre.

Nos aïeux étaient si profondément pénétrés de cette filiation, qu'ils avaient judicieusement postposé les études littéraires de la langue française à celles de la langue latine; il leur était démontré jusqu'à l'évidence qu'on ne parvenait à la connaissance approfondie de l'une que par l'investigation de l'autre, et je rends mille actions de grâces à l'université de n'avoir pas abdiqué cette opinion. La mienne sur ce point est inébranlable, et je ne crains pas de la formuler d'une manière plus exclusive qu'on ne l'a fait jusque ici. Quiconque ne sait pas le latin est incapable d'écrire en français avec exactitude et pureté.

Notre langue est très-jeune encore. On ne s'en douterait pas. il y a mille ans entre Homère et Plutarque. Il y en a plus de quatre cents entre Ennius et Quintilien. Il n'y a pas dix ans entre Malberbe et la Critique de Cid. C'est en 1656 que Pascal écrivait le premier de l'excellente prose française dans ses admirables Provinciales. Trente-huit ans après, la prose et les vers et la langue étaient fixés en deux volumes in-folio avec privilége du roi. On a promis les siècles à cette langue, et elle a grandi, comme une génération. On lui a dit: " Vous en savez assez pour votre âge, trop peut-être. Vous parlez d'idées nouvelles : toutes les idées sont dans les livres. Vous cherchez des mots pour les rendre : tous les mots sont dans les dictionnaires. Évitez le vieux langage, il est barbare. Criez anathème sur le nouveau, il est sacrilège. Les anciens obéissaient à l'usage. Bon pour les anciens! ils n'avaient point d'académies; Obéissez à l'Académie. Hardiesse est témérité, liberté est licence, originalité est délire. Imitez, imitez toujours, et quand tout sera imité, imitez les imitateurs. Copiez, copiez encore, et quand tout sera copié, copiez les copistes. Surtout, ne vous avisez pas de sentir, de concevoir, d'inventer. Tout ce qui pouvait s'inventer, on l'a inventé. On a inventé jusqu'à nous. Depuis qu'il y a des académies, on n'invente plus. " — Mais qui a dit cela? C'est Faret, c'est La Mesnardière, c'est Bois-Robert, c'est Cotin.

Il est résulté de là ce qui devait en résulter inévitablement. A force de remettre l'idée dans les mêmes plis, on en a coupé la trame. Le langage a ressemblé à ces vêtements pompeux de l'acteur tragique, dont le costumier a quelques droit de tirer vanité aux premières représentations, mais qui, à force d'être mis à tous les rôles, finissent par devenir tout au plus bons à servir de souquenilles aux goujats. Je fais grand cas d'un drame d'Euripide écrit par Racine. Je sais ce que vaut un dessin de Jules Romain traduit par le burin de Marc-Antoine; mais quand la planche, rase, fatiguée, usée par le jeu de la presse, ou bien gauchement retaillée, fouillée sans adresse et sans goût par un ouvrier barbare, ne me donne plus qu'un barbouillage pâle et confus, je l'envoie au chaudronnier. Voyez ce qu'étaient devenus le mot, le vers, la phrase, la période, l'image, la pensée, le sentiment, à la fin du dix-huitième siècle; voyez ce que la littérature des premières années du dix-neuvième siècle en avait fait. La parole de l'homme n'était plus qu'un bruit cadencé, qui retentissait plus ou moins agréablement dans votre oreille, mais qui ne passait jamais le tympan. Vous sortiez d'une lecture ou d'une représentation comme d'une ruche d'abeilles, l'attention étourdie de je ne sais quel bourdonnement monotone qui ne laissait rien à l'intelligence. C'étaient des figures sans relief et sans couleurs, sur un canevas rompu. Si ces gens-là parvenaient à emboîter dans deux hémistiches, sans égard à la situation, aux temps, aux lieux, aux personnes, quelque vieillerie poétique ou morale, leur public était si étonné de voir apparaître en cinq actes ou en dix chants l'embryon d'une idée intelligible qu'il criait à s'époumonner au beau vers, au vers à effet, au vers du siècle. Un lieu commun des poëtes gnomiques, un rébus ampoulé de Sénèque, deux grands niais de substantifs flanqués de deux épithètes turgescentes, balancés entre eux comme les termes d'une proposition arithmétique, c'était miracle. Et puis il y avait la périphrase, ou l'art de noyer dans un verbiage sonore le mot d'une énigme diffuse et embrouillée. Devinait qui pouvait. Et puis il y avait l'alliance ou la mésalliance de mots, qui passait encore pour une rare merveille; mais comme à la fin les mots ne signifiaient plus rien, il importait assez peu comment ils fussent appareillés. Les expressions, la valeur convenue, le signe représentatif de la pensée, étaient, si l'on veut, polis et brillants, mais frustes et démonétisés, comme de vieilles médailles sans date, sans devise, sans exergue, sans légende, sans tête, sans revers. Elles attendaient le balancier et le coin.

Tout le monde sait que ce qui constitue principalement l'esprit et la physionomie d'une langue, ce sont les archaïsmes, les idiotismes, les vocables propres de cette langue, ces locutions qui semblent être simultanément engendrées de la substance intellectuelle du pays avec son génie et ses institutions, et qui lui sont naturelles comme son sol, comme sa végétation, comme son climat. Or, c'est là ce qu'on avait eu grand soin de repousser d'abord de cet euphuïsme maniéré qu'on appelait le beau style, de sorte que dans cette langue gallique, perfectionnée par des puristes et des phrasiers privilégiés, il n'y avait rien de plus maussade et de plus inconvenant qu'un bon gallicisme. Il s'ensuivait nécessairement que les génies indépendants qui s'étaient emparés, avec une naïve audace, des véritables ressources de l'idiome national, que ces oseurs étranges qui s'étaient permis de dédaigner, pour les formes ingénues énergiques et originales, pour les tours vifs et clairs de notre noble langage, la périodicité compassée et les froides bienséances d'un partage de convention, avaient dû vieillir en peu d'années.

Ai-je besoin de nommer ces auteurs déjà surannés au temps de la régence, dont le mâle franc-parler, l'éloquence robuste, le style plein de nerf et de souplesse, de verve et de candeur, de majesté sans apprêts et de simplicité sans bassesse, effraya si vite de ses libres allures la délicatesse d'une littérature abâtardie ? C'était Molière, c'était La Fontaine, c'était Corneille. Le centième anniversaire de la mort de Corneille n'était pas sonné, qu'il fallait lui accorder, comme aux atellanes de Rome et aux sirventes du moyen âge, les honneurs du glossaire et des scolies, et que la plume Voltaire se jouait à révéler ses solécismes et ses barbarismes dans le commentaire le plus spirituel qui ait jamais été écrit. Les barbarismes de Corneille, grand Dieu!

Dans le style des jolis écrivains du dix-huitième siècle au contraire, il n'y avait réellement rien à reprendre. Il était pour cela trop soigné, trop méticuleux, trop scrupuleusement grammatical, trop servilement soumis au despotisme pédantesque du dictionnaire et de la syntaxe. La manie du néologisme faisait bien quelques progrès, et il ne peut pas en être autrement quand les mots vides et usés ont perdu leur valeur primitive ; mais c'était un néologisme sans invention, prétentieux, affecté, dépourvu d'idées et d'analogies, comme ce jargon précieux dont la comédie avait fait justice un siècle auparavant. Depuis Fontenelle, depuis Marivaux, depuis Boissy, depuis Moncrif, jusqu'aux contes insipides de Marmontel, jusqu'à ses romans boursouflés, jusqu'au galimatias redondant de Thomas, jusqu'aux niaiseries musquées de ce troupeau de rimeurs de ruelles qu'on appelait encore des poëtes en 1780, vous chercheriez inutilement dans la phrase creuse une pensée substantielle et vivante. C'est je ne sais quoi de ténu, de fugitif, d'insaisissable, qui échappe à l'analyse et même à la perception, une faconde inanimée, dont la cadence symétrique ne résonne pas dans une seule des fibres du coeur, le murmure monotone et vague de ces ventilateurs sonores qui bruissent à la merci de l'air, mais qui n'éveillent aucune émotion réfléchie, parce qu'ils n'expriment aucun langage. Soufflez sur le style le plus coloré, le plus éblouissant du cette période, il ne vous restera rien ou presque rien : la pâle membrane de l'aile du papillon quand vous avez fait voler la poussière diaprée qui la colore, la toile grossière et muette du peintre sous ses pastels effacés, le ventus textilis de Publius Syrus dans Pétrone. Je dirai plus, cette malheureuse hypocrisie de la parole, cette contagion pseudo-littéraire du petit, du faux, de l'affecté, a corrompu dans leur source jusqu'aux productions des plus beaux génies; dans Buffon, par l'excès de la magnificence, dans Montesquieu, par l'abus de l'esprit. Ces raffinements peuvent quelquefois tenir lieu de talent à la médiocrité ; ils font tache dans le talent.

Il survint dans ce temps-là un de ces phénomènes qui précèdent à peu de distance le renouvellement des peuples. Un esprit d'investigation curieuse jusqu'à l'audace s'introduisit dans la partie pensante de la société, s'accrut, déborda, envahit toutes les questions avec l'impétuosité d'un torrent, et souleva toutes les idées avec la puissance d'une tempête. Ce fut la philosophie du dix-huitième siècle, qui à force de tout remuer mit tout à découvert, jusqu'à la vérité, jusqu'aux pensées intimes de l'homme; et quand la vérité fut à nu, quand la pensée revint à surgir au milieu de la confusion des mots, la parole se retrouva. Le chaos avait enfanté une seconde fois le monde. Alors il se forma un style qui n'avait été appris ni sur les bancs ni dans les livres; qui n'était ni celui de la cour, ni celui des salons , ni celui de l'Académie ; qui se passait du suffrage de Fréron comme de l'aveu de Beauzée; un style de l'âme, sobre d'ornements, plein de choses, valide, émancipé, viril. J.-J. Rousseau vint, et puis Diderot avec sa fougue mal ordonnée, mais entraînante, et puis Bernardin de Saint-Pierre dont chaque inspiration était un hymne à la nature, et puis Mirabeau, dont la voix impétueuse grondait sur la tête des grands comme la foudre de la liberté. Le théâtre, prostitué si long-temps à des jeux efféminés, se réveilla de ses fades langueurs à ces traits acérés, à ces saillies mordantes de Beaumarchais, qui stimulaient dans notre civilisation avortée le sentiment d'une vie presque éteinte, qui cautérisaient avec du feu les vieilles plaies de notre imbécile politique. Âpre, incorrect, inégal, mais véhément, passionné, profond, presque sublime, Fabre d'Églantine produisit la comédie du siècle, un chef-d'œuvre presque unique, presque isolé, mais immortel. La licence d'une polémique hardie, turbulente, effrénée si l'on veut, suscita le génie, alimente la verve fantasque et originale de Courier. Avec lui la langue, rajeunie, ne se souvint pas seulement de Pascal; elle retourna s'inspirer de la philosophie bouffonne et du sage délire de Rabelais.

On a beaucoup écrit contre la langue inepte et barbare des temps révolutionnaires, et je n'ai pas été un des derniers à sauter après les moutons de M. La Harpe, lorsque cette question nous était jetée. La vérité du fait est que nous n'y entendions pas un mot. il n'est pas difficile de prouver que ce langage était peu grammatical, peu littéraire, peu classique, même quand il était imposant et solennel. Les révolutionnaires n'avaient rien à démêler avec la grammaire et l'art oratoire; plus leur langage s'éloignait des formes arrêtées d'une langue stationnaire, d'une langue immobile, délicate jusqu'à la pusillanimité, soigneuse jusqu'à l'afféterie, cérémonieuse et servile jusqu'à la bassesse, plus il s'appropriait aux idées et aux choses du temps. Ce langage ne pouvait pas être autrement. Son agreste fierté, son incohérence tumultueuse et passionnée, son énergie sauvage et brutale, sont, quoi qu'on en dise, l'expression très-convenable du mouvement orageux des esprits dans ce grand cataclysme des institutions anciennes. On ne jette pas l'acte d'accusation d'une monarchie de quatorze siècles dans le moule pygmée d'un panégyrique ou d'un discours de réception. L'éruption d'un volcan ne ressemble pas au bouquet d'un feu d'artifice. Pour recommencer une nation, il faut tout recommencer. Quand les Péliades égorgèrent leur vieux père pour le rajeunir, et livrèrent ses lambeaux à l'action d'un feu magique, elles n'épargnèrent pas ses vêtements.

Ce phénomène de palingénésie est, au reste, un fait commun à toutes les révolutions. Ce bouffon sublime de Rabelais est le premier-né de la réforme religieuse. Montaigne et de Thou écrivaient en présence de la Ligue. Il n'y a pas jusqu'à la Fronde, cette misérable révolte de corde et de paille, de couplets et de barricades, qui n'ait développé le profond esprit d'observation du cardinal de Retz et le scepticisme acrimonieux de Mézeray. L'auteur des Provinciales a pris un rang légitime parmi nos plus excellents écrivains. Sans les absurdes querelles du jansénisme, alors éminemment populaires, il n'aurait peut-être laissé que la réputation d'un fou mélancolique. Et l'on voudrait que l'événement le plus mémorable de tous les âges eût passé sur nos têtes sans léguer d'autres souvenirs aux générations consternées que des plaies qui saignent toujours; qu'il eût retourné notre sol jusque dans les fondements de la terre sans lui confier quelque racine vivace et féconde! En vérité, il faudrait être, pour croire cela, bien aveugle d'ignorance et bien entêté d'orgueil! La langue française, ravivée et assouplie par la forte trempe des passions politiques, avait donc retrouvé quelque chose de la verdeur et de l'alacrité de sa jeunesse. A un peuple pour qui Corneille était vieux, La Fontaine bas, et Molière grossier, il aurait fallu traduire Montaigne. L'abbé de Marsy avait déjà pris ce soin ridicule pour Rabelais. Ce peuple, à demi affranchi de ses pédagogues, osa tenter des études plus mâles. La vétusté de ce grave langage, qui rebutait nos pères, fut un attrait de plus pour la génération qui s'élevait avec une si rare aptitude et une si prodigieuse facilité d'investigation. Nous ne connaissions les chroniques, c'est-à-dire les titres sacramentels de notre famille politique, que par les rapsodies diffuses et insipides des historiographes royaux. Les femmes, les gens du monde et les neuf dixièmes des savants brevetés n'avaient pu goûter l'esprit de ces pages excellentes, imprégnées du plus pur parfum d'une antiquité poétique, que sous le bon plaisir du compilateur maussade qui les avait traîtreusement délayées en bon français; et le bon français, c'était le style languissant, pâle, décharné, presque sans corps et sans vie, d'un gazetier ennuyé, l'intempérie de mots d'un Danie1, d'un Velly, d'un Villaret, d'un Garnier, d'un Moreau; je ne sais quel cadavre d'histoire, lacéré, mutilé , livide, comme les lambeaux d'une étude d'anatomie, et sorti tout souillé, tout informe, tout méconnaissable, des amphithéâtres de la Sorbonne et de la morgue des jésuitières. Cependant, quelques citations des chroniqueurs inspirèrent le désir de les lire eux-mêmes, et l'on s'étonna de trouver cette langue morte, qui s'était appelée le français, plus claire, plus logique, plus expressive, plus française mille fois que les harmonieux non-sens, que les amplifications rien-disantes des périodistes. On s'avisa de l'existence d'un peuple qui avait tenu sa place sur la terre avec puissance quelques siècles avant les romans de Crébillon, l'opéra comique et l'Encyclopédie, et dont l'histoire contemporaine, animée, pittoresque, dramatique comme lui, parlait éloquemment à l'imagination et à la pensée. La France avait recommencé son éducation; elle savait lire.

Ce qui résultera de la révolution littéraire actuelle est un mystère pour les jours actuels. Ce qui n'est pas un mystère, c'est que cette révolution est faite. Elle a répondu à ceux qui ne l'avouent pas, comme Diogène au sophiste qui niait le mouvement; elle a changé de place, elle est entrée dans la politique, dans la philosophie, dans l'histoire, dans la vie privée, dans toutes les études, dans toutes les sympathies de l'homme. Si l'on croit qu'il est possible de l'arrêter, qu'on essaye! On n'a pas rapporté jusque ici le décret de l'inquisition qui déclare la terre immobile. Nous en serons quittes pour donner en épigraphe aux dictionnaires la fameuse réticence de Galilée: Pur si muove! Voyez la défense du paganisme de Julien, et dites-nous où est Jupiter. D'ailleurs, ce que vous regrettez aujourd'hui, dans quelques centaines d'années un nouvel ordre de choses le renouvellera peut-être. Liberté plénière à chacun de conserver, en attendant, son rituel et sa rhétorique, de s'imposer des règles, d'y croire et de les suivre. Ce qui n'est plus permis, c'est de les prescrire tyranniquement aux autres. On ne fera plus rien en France avec la régime du bon plaisir. Le réseau du père Bossu et de l'abbé d'Aubignac est devenu trop lâche et trop fragile pour emprisonner l'essor de nos écrivains, bons ou mauvais. Le génie arrêté dans les préceptes des pédants, c'est l'aigle des Alpes tombé du haut du ciel dans une toile d'araignée.

Malheureusement, la contagion du non-sens gagna la langue oratoire, la langue littéraire, la langue poétique, d'où elle a gagné la langue usuelle, qui s'en ressent plus que de raison. Le jargon savant déborde sur le patois, il menace l'argot. Délirant reges, plectunctur Achivi : c'est une loi éternelle. Cependant, une langue peut hardiment se croire à son apogée quand elle a produit un Joinville, un Comines, un Froissart, un Villon, un Coquillart, un Marot, un Rabelais, un Henri Estienne, un Montaigne. Ne demandez pas davantage, s'il vous plaît : on ne vous donnerait pas. Survient en même temps l'impuissance ambitieuse, qui pourvoit à l'absence de la pensée, ou à la vieillesse d'un tour usé, par l'audace désordonnée de l'expression: une Héliséne de Crène, un Édouard du Monin et d'un vol, bien plus élevé, un Baïf et un Ronsard, grands hommes, que nous plaignons d'être venus trop tôt, et qui ne sont probablement venus que trop tard pour leur gloire, parce qu'une langue jeune, et à la mesure de leur esprit, aurait pu leur épargner le fastidieux effort d'en faire une autre. La parole est déjà surannée. Il faut la renouveler par des formes extraordinaires, par des locutions inouïes, par des emprunts hybrides et hétéroclites, à certaines langues oubliées du vulgaire, et souvent assez mal comprises de ceux même qui les travestissent: absurdité immense, que les vieux poëtes ont pris la peine d'enseigner aux savants. Ce n'est pas ce qu'ils ont fait de mieux. Le burlesque, fertile en expressions replètes et hydropiques, ne nous avait guère laissé que matagraboliser, incornifistibuler et superlicoquentieux, dont je ne vois pas que le crédit se maintienne dans le style soutenu; je les tiendrais néanmoins pour aussi bon français s'il était question du français dans tout cela, que transcendentalité, transsubstantiationalité et inconstitutionnalité. On pourrait se passer à toute force des uns et des autres dans une langue bien faite.

C'est cependant à un artifice de ce genre que nous avons dû notre seconde langue française; car il est essentiel de rappeler en passant que nous sommes à la troisième, qui promet d'être la dernière. L'habitude de recourir au grec et au latin, pour éviter en français le commun et le suranné, devint une seconde nature pour les écrivains d'un goût exquis et d'un merveilleux talent, qui faisaient la parole de tous, en épurant la leur aux vers d'Euripide et à la prose de Cicéron. Le vieux français se dépouilla de ce qu'il avait d'individuel pour se refaire antique; le dictionnaire se refondit tout entier dans le rudiment de Racine et de Fénelon, et la littérature, qui est toujours l'expression de la langue, retomba naturellement dans les voies de ses vieilles aïeules, les langues grecque et latine, à commencer au siége de Troie, et à finir cent ans après la bataille d'Actium. Cette langue française du dix-septième siècle est si belle qu'elle n'a rien à envier à la première, si ce n'est peut-être je ne sais quelle fraîcheur de naïveté, je ne sais quelle candeur originale, qui ne passent presque jamais à la seconde génération, mais dont nous pouvons heureusement nous faire une idée en lisant Corneille, Molière et La Fontaine, qui n'avaient pas répudié la langue proscrite en subissant la nouvelle.

La seconde langue vécut près de deux siècles, et ces deux siècles lui donnèrent l'immortalité; car c'est ce que nous appelons aujourd'hui notre langue classique. Elle fut durant ce temps-là tout ce que peut être une langue parvenue à son apogée, dans les limites infranchissables que lui prescrivait le goût sévère de ses maîtres , tout ce qu'une langue n'est jamais deux fois, pleine de simplicité dans sa force et dans sa grandeur, de modération dans ses conquêtes et de prudence dans son audace. Pascal donna au français de son siècle une exactitude lumineuse et une élégante précision; Corneille, la majesté sévère des langues antiques; Racine, leur grâce, leur mollesse et leur harmonie; Molière y consacra le gallicisme énergique du peuple, La Bruyère celui de la ville, Sévigné celui de la cour; Bossuet lui fit parler la langue pompeuse des prophètes, La Fontaine et Perrault, la langue naïve des enfants; et tous ces admirables écrivains restèrent également fidèles au naturel, sans lequel il n'y a point de beautés parfaites. L'expression la plus hardie en apparence était alors la saillie d'un instinct et non pas la combinaison d'un artifice. L'effet des mots résultait de leur appropriation à la pensée, et non pas de la contexture mécanique d'une phrase industrieuse. Cette seconde langue française, qui a fixé la gloire de notre littérature, mais qui devait subir, hélas la destinée de toutes les langues, et céder sa place à une autre, parce qu'il est de la nature de tout ce qui a commencé d'être condamné à finir, cette langue était belle encore, et grande, et florissante, à la fin du siècle dernier. Et cependant, Beaumarchais, Linguet, Mirabeau, lui avaient déjà porté de rudes atteintes. La langue essentielle et logique de la démagogie l'assaillait au nom de l'indépendance: la langue absurde et pédantesque de la nomenclature l'infestait au nom du progrès; la philosophie transrhénane, qui s'était admirablement idiosyncratisé cette crise humanitaire, bouleversait le dictionnaire de fond en comble, au nom de la vérité, pour multiplier les chances, déjà si sûres, de n'être pas comprise que lui garantit l'impénétrabilité de ses mystères. Quatre ou cinq écoles poétiques, dramatiques et romancières, terrestres, aériennes, ignées, maritimes, vinrent brocher sur le tout avec l'inexprimable puissance des éléments confondus qui cherchent à retrouver la chaos; et la lumière fut défaite. La seconde langue disparut pour faire place à la troisième, que nous avons l'avantage de parler aujourd'hui, et qu'on parlera tant qu'on pourra.

Nous sommes bien jeunes encore dans celle-ci pour hasarder sa grammaire et sa syntaxe; mais on ne saurait s'y prendre trop tôt pour constater l'existence de ce qui ne durera pas longtemps. Les éléments de cette dernière transformation sont fort nombreux. Il y aurait moyen de les distribuer en bon ordre dans un livre à l'usage de la jeune France, où l'on enseignerait l'art de parler le français progressif sans dire un mot de français, et ce livre se compose peu à peu de tous ceux que l'on publie aujourd'hui; mais il faudrait d'abord les lire, et c'est un courage qui me manque. Tout ce que je puis, c'est d'indiquer à quelque nouveau Curtius la route qui mène à cet abîme, et de lui promettre que son dévouement sera du moins récompensé par de curieuses découvertes et des acquisitions singulières.

Une des premières règles de la nouvelle langue française, c'est le solécisme, c'est-à-dire l'emploi d'un mot des deux langues antérieures dans une acception inusitée de genre, de nombre on de cas; d'un terme enlevé à son étymologie, d'une conjugaison brutalement déplacée de son temps, par je ne sais quel cataclysme logique, qui a subverti, de force ou de gré, l'opération naturelle de la pensée; et je ne dis pas, Dieu m'en garde, solécisme d'ignorant et d'écolier, mais solécisme oratoire, solécisme poétique, voire solécisme de pédant, solécisme intentionnel et prémédité, sans circonstances atténuantes. Il y a cependant quelque chose encore de plus beau que le solécisme: c'est le barbarisme. Le barbarisme se recommande par un avantage immense aux habiles créateurs de la nouvelle langue française: il n'appartient à aucune langue. S'il se rattache faiblement à nos deux langues mortes par un radical honteux, c'est tout au plus pour avoir l'apparence de signifier quelque chose, mais en réalité il ne signifie rien du tout, et c'est ce qui en fait le mérite. Règle générale: Il faut un génie inventif pour entreprendre par le barbarisme la destruction d'une langue accréditée ou pour tenter de mettre une langue nouvelle à sa place; c'est à cause de cela que les belles langues littéraires des anciens et des modernes se sont reposées quelquefois deux ou trois cents ans dans la conscience de leur éternité. Pour achever ce grand oeuvre d'anéantissement, il ne faut que le servum pecus des écrivailleurs à la suite, qui ne manquent jamais à l'appel de leur maître. Ce sont là les fourches caudines de la parole, sous lesquelles toutes les nations passent à leur tour.

Une troisième manière de renouveler une langue, ou plutôt de composer une langue nouvelle, qui n'aura presque aucun rapport avec l'autre, c'est la naturalisation des mots exotiques, et surtout de ceux qui n'ont point d'analogues nationaux. Le moyen le plus général de renouvellement d'une langue, c'est la traduction, communément fort gauche, fort ignorante, fort hybride, fort dépourvue de sens, d'un mot grec ou latin dont les analogues nous manquent, parce que nous n'en avons jamais eu besoin, et qui tombe par conséquent au milieu de la langue avec tous les avantages de l'inintelligible et de l'inconnu. Celui-là est sûr de son succès, comme le Persan de Montesquieu, et c'est à qui lui fera fête. Ce n'est pas qu'on lui attache une acception nette et sensible; c'est au contraire parce qu'on ne lui en attache point. Ce qu'il y a de plus admirable dans ces mots naturalisés, c'est qu'ils se prêtent à toutes les acceptions, comme le chiffre convenu d'une langue occulte, parce que leur acception originelle est perdue. Les gens qui les emploient les emploient mal, à défaut de les entendre, et ceux qui les écoutent ou qui les lisent les comprennent d'autant moins dans leur acception nouvelle qu'ils les comprennent mieux dans leur acception véritable. Pour eux, ce sont des non-sens à faire peur, ou des battologies à faire pitié.

Mais toutes ces parodies insensées de la langue humaine ne sont rien, encore une fois, auprès de la langue babélique des sciences, qui a tout subverti, tout changé; qui a pris l'exact contre-pied du procédé d'Adam, pour imposer aux êtres des noms qui ne sont pas leurs noms véritables, et qui a si parfaitement réussi dans ce dessein que l'être est devenu méconnaissable du moment où elle l'a baptisé. Nous en sommes à ce point qu'il ne reste pas une existence sensible, pas un phénomène du ciel et de la terre qui ne soit à jamais déguisé sous un sobriquet impénétrable pour quiconque répugne à ramasser dans la poussière de l'école la clé de ce mystérieux argot. Et cependant les vocables des langues qui sont à l'usage de tous devraient être intelligibles à tous. Les savants conserveraient pour texte de leurs interminables disputes les mots qu'ils ont faits sans nécessité, qu'ils modifient sans règles, qu'ils renouvellent sans motif, et leur dictionnaire serait dix fois plus volumineux que le nôtre; mais nous ne leur envierions point ses richesses. Élisée savait se faire petit pour les petits; voilà ce que nous demandons à la parole. Qu'ils se fassent impénétrables pour les doctes, ils en ont le droit et le secret; mais qu'ils ne mêlent plus leurs langues aux langues que Dieu nous a données.

Charles Nodier, de l'Académie Française.


Notes

1. Dictionnaire de la Conversation et de la lecture, Répertoire des connaissances usuelles, Inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous, publié sous la direction de W. Duckett, Paris, Librairie de Firmin Didot, Seconde édition, 1866, tome 9, s. v. France, pp. 702a-706a.