RECHERCHES

SUR LES FORMES GRAMMATICALES

DE LA LANGUE FRANÇAISE

ET DE SES DIALECTES

AU XIIIe SIÈCLE

PAR

GUSTAVE FALLOT

PUBLIÉES PAR

PAUL ACKERMANN

ET PRÉCÉDÉES D'UNE NOTICE SUR L'AUTEUR PAR

M. B. GUÉRARD

MEMBRE DE L'INSTITUT

 

PARIS

IMPRIMÉ PAR AUTORISATION DU ROI

A L'IMPRIMERIE ROYALE

M. DCCC. XXXIX.


 

À MESSIEURS

DE L'ACADÉMIE DE BESANÇON

 

Messieurs,

Permettez-moi de vous offrir cet ouvrage, au nom d'un jeune homme qui vous était attaché par l'estime et la reconnaissance.

Vous fûtes les pères adoptifs de Fallot. Après Dieu, il dut tout à la Franche-Comté, son âme intègre, son jugement élevé, son génie méthodique, son éloquence naturelle, et les ressources matérielles nécessaires à la culture de si hautes facultés. Premier titulaire de la pension fondée par Madame Suard en faveur des jeunes Francs-Comtois qui se destinent à la carrière des lettres, il s'efforçait à justifier votre choix, et serait devenu le Mentor et l'appui de ses successeurs.

De si belles espérances se sont évanouies en un jour! Mais dans les lettres et les sciences, vos regards demeurent la providence de la Franche-Comté. Ainsi, utiles à la province, vous l'êtes encore à la France et à l'humanité.

C'est avec ce sentiment de profond respect que l'ami de Fallot vous prie d'agréer l'hommage d'un livre qui, on peut le dire en toute vérité, manquait à la science, et, sans vous, n'eût été ni conçu ni exécuté.

Paul Ackermann

De Paris, ce 1er juin 1839.


PRÉFACE DE L'ÉDITEUR

 

Après la mort si prompte et si imprévue de M. Fallot en 1836, sa famille sachant que j'étais livré aux mêmes études, et complètement au courant de ses travaux, me chargea de l'examen de ses notes et de ses manuscrits, afin d'en extraire ce qui pourrit être offert à ses amis et au public. Il s'y trouvait beaucoup de petits travaux littéraires composés vers la fin de son adolescence, et qui ne sont que des essais. Un autre nombre de notes, plus considérable, consistait en extraits de livres savants; car, de très bonne heure, le goût de l'érudition s'était prononcé dans Fallot. Ce qu'il y avait de vraiment important dans les papiers de ce jeune auteur, consistait en recherches grammaticales sur la langue française au XIIIe siècle, auxquelles il travaillait avec persévérance depuis trois ans; c'est ce que nous offrons ici aux amis de sa mémoire, aux grammairiens, et aux amateurs de notre archéologie nationale. L'auteur achevait ce travail quand la mot lui vint arrêter la main; il l'eût revu et rendu plus complet, et l'on doit, pour cette raison, le juger avec indulgence. Le peu d'importance d'un beau style dans un pareil sujet, a fit que je me suis interdit de corriger quelques rares négligences que l'auteur eût fait disparaître en relisant son manuscrit un dernière fois. J'ai fait quelques autres changements nécessaires, dont je dois compte au public.

Fallot n’était pas content de la rédaction de son premier chapitre ; il se proposait de le remanier, avait fait de quelques passages deux rédactions entre lesquelles j’avais à choisir ; j’ai pris celle qui me paraissait la plus complète et la meilleure. Enfin ce chapitre n’était pas fini ; il se terminait par cette phrase suivie d’une virgule et de points : « La rudesse normande provenait de l’absence de sons mouillés… »

J’ai ajouté à la fin du chapitre ce qui se trouve pag. 30-32 ; c’est une note prise dans ses papiers, et sur laquelle il eût fait une rédaction plus étendue.

Le chapitre de l’Article est complet ; celui des Substantifs n’est pas fini. Il y a, dans le manuscrit, une demi-phrase de plus que dans le texte imprimé ; c’est une explication inachevée, et que pour cette raison j’ai retranchée ; la voici : « Parce que la consonne finale n’étant plus là pour motiver le choix de la lettre de flexion,… »

La première page du chapitre des Noms propres s’est trouvée perdue. La page 2 commence par un passage incomplet que voici : « …. (s’il arrive que des noms de) lieux soient déclinés, c’est presque toujours un exception qui s’explique par la forme même du mot qui se prêtait à cette confusion, ou bien c’est un nom substantif passé à la valeur récente de nom propre, et gardant encore les propensions de sa première nature. » J’ai reporté ce passage à la page 179, où il me paraît convenablement placé.

On trouvera dans le chapitre des Pronoms quelques renvois à celui des adverbes et à celui des conjonctions ; mais ces derniers chapitres n’étaient encore qu’en projet ; ils n’ont jamais été rédigés.

La plupart des nombreuses citations de ce livre ont été vérifiées ; cependant, quelques-unes n’ont pu l’être, soit parce qu’on n’a pu avoir à temps sous la main le livre cité, soit parce que l’indication précise manquait.

Le peu de notes que j’ai mises, je les ai signées de mes initiales P. A.

L’Imprimerie royale ayant adopté l’orthographe de l’Académie française, on a été obligé de la suivre dans l’impression de cette grammaire ; mais ce n’était pas celle de Fallot : il avait conservé l’usage d’écrire les imparfaits par oi.

L’auteur ne se proposait pas de joindre des notes à son livre ; mais ne voulant rien laisser perdre de ses recherches, de ses vues sur la langue d’oïl et sur la philosophie des langues, j’ai choisi dans les papiers de Fallot tout ce qui se rattachait à son sujet et pouvait offrir quelque intérêt. Toutes ces notes ne sont pas également importantes ou même solides, mais j’ai mieux aimé être trop facile que trop sévère.

Fallot composa sa grammaire, inspiré par l’étude de la grammaire allemande de J. Grimm, et aidé par de solides études à l’école des Chartes. Il avait entrepris cet ouvrage dans un but de philologie comparée, et c’est de ce point de vue qu’il doit être jugé. Fallot ayant égard aux lieux et aux temps, caractérise les divers dialectes de l’ancienne langue d’oil, puis fait voir comment s’est formée la langue française, en même temps qu’il montre comment il faut traiter l’histoire de toute langue : point de vue vaste, net, inconnu à ses devanciers ; qui montre la portée d’esprit de l’auteur et son infatigable investigation. L’Introduction, qui expose le principe de la mutation et de la fixation des langues, est sans doute une découverte de génie, et pourra épargner bien des peines à ceux qui poursuivent la recherche de la philosophie des langues. Ce principe est également nécessaire dans la science étymologique ; on la possède à moitié quand on connaît le principe et les règles de la permutation des lettres.

Il me reste à dire quelques mots sur la vie de Fallot et sur sa vocation grammaticale.

Joseph-Frédéric-Gustave Fallot naquit à Montbéliard, patrie de Cuvier, le 17 novembre 1807, d’une famille protestante. Il fit ses classes au collège de cette ville, s’y fit remarquer d’abord par la vivacité de son caractère, sa facilité dans l’étude, et bientôt par son instruction, son esprit vif et original et son éloquence naturelle. Aux examens publics de la fin de l’année, lorsque Fallot sortit de rhétorique, on se pressa pour entendre la lecture de sa composition française, lecture conforme aux usages du collège. Il avait alors seize ou dix-sept ans au plus. Il voulait continuer ses études ; mais ni ses ardentes prières, ni les regrets publics de ses professeurs ne purent fléchir son père, qui étant négociant, avait résolu de faire suivre sa profession à son fils ; et à cet effet, il le mit en apprentissage dans une forte et honorable maison de commerce de Gray. Mais la richesse n’était pas le but auquel aspirait Fallot ; il avait des goûts plus détachés de la terre. Il jura, et l’un de ses amis fut dépositaire de son serment, que jamais il ne serait homme de négoce. Mais son âge ne lui permettait pas d’user du bénéfice de la loi contre la volonté d’un père obstiné ; en attendant il passait la plus belle partie de ses nuits à lire et à composer. Il fréquentait assidûment la bibliothèque publique de la ville de Gray, dont il avait obtenu la libre entrée ; il y passait toutes ses heures de liberté. Cette bibliothèque, composée du choix des livres de plusieurs anciens couvents, a contribué à développer en lui le goût de l’érudition. Un jour, le chef de la maison invité à un noce somptueuse, y conduisit ses commis ; mais peu ami de la grosse gaieté, Fallot s’excusa et alla passer dans la bibliothèque ses deux jours de liberté. Cet amour des livres parut poussé à un degré inouï, et fut trouvé si étrange, que le bruit en parvint jusqu’à Besançon. Qui croirait qu’avec cette insouciance des choses du monde et ce dégoût d’une profession forcée, Fallot ait su y être habile ? Dans une absence des principaux commis, pendant plusieurs semaines, chargé de tout le mouvement de la maison, il s’en acquitta comme si toute sa vie il n’eût fait autre chose ; c’est que l’homme intelligent est propre à tout.

Lorsqu’il toucha à sa majorité, la tête exaltée par les contrariétés et la passion de l’étude, il avisa aux moyens de devenir hommes de lettres, et la crainte de ne pas réussir lui paraissait plus affreuse que la mort. Il avait entendu parler du bon et savant M. Weiss, bibliothécaire de la ville de Besançon ; il lui écrivit une lettre touchante et désespérée [1]. M. Weiss ne put résister au beau désir de seconder une vocation si marquée ; il appela Fallot à Besançon, et lui procura bientôt des occupations littéraires. Par cet acte de bienveillance, il acquit pour lui-même un ami et un savant pour la France. Après la révolution de juillet, écoutant le désir naturel de se perfectionner et de se produire sur un plus grand théâtre, et voyant ses ressources prêtes à lui manquer à Besançon, Fallot vint à Paris chercher fortune dans les lettres. Les musées, les spectacles charmaient la curiosité du jeune Franc-comtois, jusqu’alors triste et un peu farouche, mais ne le conduisaient à rien de positif. J’étais son ami, son confident, et le 5 novembre 1830 il m’écrivait : « Il n’y a rien à gagner à écrire dans les journaux, dès qu’on prétend le faire avec conscience ; il faut faire des livres, et j’avoue que je n’en fais plus avec autant de facilité qu’à dix-huit ans.

J’ai des projets que je crois bons et qui m’ont déjà valu quelques approbations encourageantes ; mais pour les exécuter, il me faudroit du repos, de la quiétude, de l’aisance. L’état de gêne et d’anxiété dans lequel je vis, m’ôte toute liberté d’esprit, m’absorbe et m’empêche de travailler. Cependant, je n’ai pas encore renoncé à l’espérance de faire un jour quelques travaux utiles. Mais que de tracas, que de fatigues, que de déboires, que de maux pour en arriver là !… Je suis idolâtre des lettres, des arts, de la civilisation, du luxe, de la politesse ; j’en respire, j’en vis. Jugez si j’ai de quoi me satisfaire dans cette école du monde. Aussi, vous dis-je, je me trouve heureux, n’était le froid et la faim. Voilà la première impression ». Notre correspondance roulait surtout sur la littérature, pour laquelle tous deux nous avions une égale passion ; il m’écrivait à Strasbourg, à la date du 30 août 1831 : « Plus je vis à Paris, plus je vois et je connois de gens de lettres, plus je m’instruis du monde littéraire et de ses pratiques, plus aussi j’acquiers la conviction que la littérature françoise est frappée de plaies incurables et que sa décadence est complète. J’en désespère quand je vois les jeunes gens dans les mains desquels elle tombe, et qui l’exploitent ; je crois qu’il faut être fou pour être homme de lettres dans un temps pareil : à moins qu’on ne veuille être courtier et brocanteur de vers et de prose ; à moins qu’on ne se plonge dans les plus sales bourbiers de l’intrigue ; à moins qu’on ne rampe, qu’on ne pille, qu’on ne vende, qu’on ne vole, il est impossible d’arriver à rien. Pour moi, depuis que j’ai vu tout de près, je n’aspire plus qu’à une chose : c’est à me procurer un petit emploi, tel quel, qui me fasse vivre, et me permette de cultiver les lettres pour mon plaisir, en amateur ; tout homme qui se respecte ne peut les cultiver qu’ainsi. Vous verrez, quand vous y serez, si jamais vous avez le malheur d’y être ; tout ce que je vous dis à beau vous prémunir, la réalité surpassera de beaucoup tout ce que vous pouvez imaginer : c’est une corruption, une dépravation, un égoïsme qui surpassent de beaucoup tout ce que vous pourriez imaginer en votre âme pure.

Au surplus, c’est ainsi ; prenons notre parti. Je crois que l’ordre naturel des choses, la difficulté de bien faire après deux siècles de splendeur littéraire qui ont produit l’épuisement et qui ont blasé le public, la corruption qui suit une civilisation vieillie, la démoralisation qu’amène le discrédit des sentiments religieux, le dégoût qui accompagne la satiété, et bien d’autres causes inévitables, sur lesquelles on feroit un volume, devoient produire la décadence de notre littérature ; il se peut que la cupidité des auteurs, leur charlatanisme, leur mauvaise foi, leurs fourberies augmentent les progrès du mal et accélèrent sa marche. Qu’y pouvons-nous faire ? Moi, qui suis romantique, qui, par conséquent, devrois dater l’ère de la littérature françoise de l’apparition du romantisme : eh bien ! les signes de décadence et de décrépitude frappent mes yeux ; je ne peux refuser de les voir, et je n’espère pas que rien puisse rendre désormais quelque splendeur aux lettres en France ; elles iront s’y éteignant, y mourant dans le mauvais goût, comme elles alloient mourant et s’éteignant à Rome, il y a dix-sept cent ans à peu près. »

Son opinion s’était un peu adoucie par la suite ; il avait vu que l’on peut encore faire son chemin dans les lettres, surtout par l’érudition, et demeurer honnête. Pour la belle littérature, il disait que si elle se relevait, ce serait comme une personne qui aurait reçu une grande blessure, la cicatrice demeurerait. Il disait du reste, que son temps est passé en France, mais que celui de la littérature sérieuse ne faisait que commencer ; que la pensée n’étant pas libre avant la révolution de 1789, la littérature philosophique n’avait pu exister alors. Fort tiède en politique, il aurait pris, disait-il, le fusil contre un gouvernement ennemi de la liberté de la pensée. Il aimait la vérité pour elle-même ; observer et savoir était toute sa vie. Il disait : « Je voudrais être un œil. »

Détourné, par dégoût et par raison, de la littérature légère, à laquelle il semblait appelé par sa vive imagination et son talent de rédaction, il voulut se jeter dans la philosophie, dont l’histoire et les systèmes l’avaient toujours beaucoup préoccupé. Un de ses compatriotes l’en détourna en lui représentant qu’il ferait quelque chose de plus utile pour lui-même et pour son pays en cherchant à relever en France les études grammaticales, qui étaient aussi de son goût.

En 1832, Fallot fut nommé, par l’Académie de Besançon, le premier titulaire d’une pension de quinze cents francs payable pendant trois ans, fondée, par la veuve de Suard, en faveur des jeunes Francs-Comtois sans fortune qui se destinent à la carrière des lettres. Il profita des loisirs que lui procurait ainsi l’Académie, pour suivre le conseil de son compatriote. Il parvint rapidement à atteindre les hauteurs de la science grammaticale et à y tracer une route nouvelle ; on peut avancer, sans témérité, que, tant dans le corps de son ouvrage que dans l’Introduction et les notes, la Glossographie est une science qui a reconnu son but et s’est organisée. Le premier, Fallot a vu la raison du mouvement des langues, et débrouillé notre vieux langage qui avait toujours passé pour être un chaos sans lois. Cette grammaire n’était qu’un prélude à de plus grands travaux sur les langues, travaux qui eux-mêmes devaient le conduire, selon son espoir, à fonder la science ethnographique ; et cela fait, disait-il, il délasserait sa vieillesse dans un livre sur la poésie populaire.

Soit tristesse naturelle, soit pressentiment, Fallot avait toujours pensé qu’il mourrait jeune ; son pressentiment ne fut que trop juste : la mort vint le frapper au milieu de ses vastes projets scientifiques. Il était alors sous-bibliothécaire à l’Institut, et secrétaire de la commission fondée par M. Guizot pour la publication des documents relatifs à l’histoire de France. Ainsi, au-dessus des besoins de la vie, au centre du monde savant et d’une grande bibliothèque, lui-même bibliographe habile, grand érudit, homme d’un jugement supérieur, détaché de toute ambition, il n’avait plus besoin que de vie pour faire avancer la science de son choix, et c’est la vie qui lui manqua. Il fut attaqué, le 3 juillet 1836, d’une rougeole qui se termina par une congestion au cerveau, que son médecin ne vit pas arriver, et il expira le 6 au matin. Beaucoup de savants et de gens de lettres lui firent cortège à sa dernière demeure ; et au cimetière du Mont-Parnasse, sur les bords de la fosse, M. Cuvier, son oncle, qui, en qualité de pasteur, avait accompagné sa dépouille mortelle, prononça, interrompu par ces sanglot, ces simples et déchirantes paroles :

« Messieurs, j’assiste à cette triste cérémonie comme parent et comme pasteur. A la vue de ce mort si jeune, sous l’impression de tant d’affections brisées, de tant de nobles facultés éteintes, d’un si bel avenir détruit, d’espérances si douces subitement évanouies, l’oncle ne peut que pleurer, le pasteur trouve à peine la force d’exprimer des sentiments de résignation, non de cette résignation forcée qui ne courbe la tête devant la nécessité que parce qu’elle est irrésistible, mais de cette résignation chrétienne qui est volontaire, humble et douce, de cette résignation qui console, parce qu’elle est la confiance, parce qu’elle a foi au Dieu juste et sage en toutes ses dispensations, au Dieu dont les pensées ne sont pas nos pensées, dont les voies ne sont pas nos voies. Cher Gustave, tu n’auras ici de ma part d’autre hommage que l’expression de nos regrets amers ; d’autres voix te loueront, la mienne ne peut que te pleurer. Oui, je te pleure, mais en chrétien consolé par l’espérance de l’immortalité, consolé par les promesses de Jésus-Christ. Non, ces belles facultés qui te distinguaient, elles ne sont pas devenues la proie du néant ; le ciel les attendait, le ciel les a recueillies. »

P. A.


NOTICE

SUR

GUSTAVE FALLOT

 

L’homme de lettres qui renonce au monde pour l’étude, et qui meurt dans la fleur de l’âge, n’attend guère de son biographe qu’un petit nombre de pages : c’est à peine si l’on peut dire de lui qu’il a vécu. Je n’aurais donc pas à m’étendre beaucoup sur la vie de Gustave Fallot, si j’avais été chargé de l’écrire ; et dans ce cas-là même, après les détails que M. Ackermann vient de rapporter, il me resterait peu de chose à faire. Aussi n’ai-je pas l’intention de recommencer une notice biographique, ni de me livrer à l’examen suivi d’un livre qui me frappe, à la vérité, par son mérite, mais dont je ne saurais être complètement juge. C’est un office d’amitié, plutôt qu’une tâche littéraire que je vais remplir ; et j’ai moins l’espoir, en écrivant ces lignes, de faire quelque chose d’utile pour le lecteur, que le désir de répondre au vœu de la famille et des amis de Fallot : ce qu’ils demandent., c’est uniquement que je dépose ici , en leur nom, un nouveau témoignage de leurs regrets. Il suffit, je le sens, que j’aie à les entretenir d l’ancien objet de leurs plus douces affections, comme de leur plus flatteuse attente, pour que je doive plutôt m’exposer aux répétitions qu’à l’oubli. En effet, qui n’éprouve du charme à s’entendre redire les vertus d’un ami, longtemps encore après l’avoir perdu ? et qui ne se complaît à nourrir ici-bas son amour, non plus ses espérances, au-delà du tombeau ? Le temps que nous consacrons à parler de ce qui nous était cher est aussi le plus propre à nous consoler.

Cependant la mort prématurée de Fallot n’atteint pas seulement les personnes qui vivaient dans son intimité ; les regrets qu’elle excite, loin de se concentrer dans le sanctuaire de la vie privée, se font vivement sentir au dehors ; les lettres et l’érudition n’ont pas moins que la famille de justes sujets de s’affliger.

La linguistique, science qui n'est chez nous qu'au berceau, quoiqu'elle ait déjà grandi en Allemagne, était en droit d'attendre de Fallot le plus de services, parce qu'elle était devenue son étude de prédilection. Né avec des facultés éminentes pour y réussir, il était doué en même temps de la plus heureuse aptitude aux autres travaux de l'intelligence. Une conception vive, un esprit fin et droit, une vaste mémoire, la clarté et l'ordre dans les idées, un jugement solide, un grand sens : tels sont les dons qu'il avait reçus de la nature. Une bonne instruction élémentaire, de fortes études, une lecture prodigieuse pour son âge : voilà ce qu'il devait au travail. A ces avantages il en joignait deux autres bien propres à les relever tous : c'était une facilité remarquable à s'exprimer et à écrire. Pour prétendre à de grands et légitimes succès, à des succès de plus d’un genre et dans plus d’une carrière, il n’avait donc rien à désirer du côté des qualités intellectuelles, le temps seul devait lui manquer : le temps qui mûrit et finit tout, le temps aussi qui moissonne souvent dans leur fleur les plus beaux génies.

Il avait eu, en arrivant à Paris, quelque peine à se reconnaître et quelques épreuves à supporter avant d’y découvrir sa place. Lorsque les réalités de la vie vinrent détruire chez lui les illusions de la candeur, il conçut un profond dépit, et l’exhala, comme on a pu le remarquer, dans une lettre, en termes qui pourraient sembler un peu vifs, mais qui n'étaient que des accents de douleur arrachés à un coeur vertueux. Toujours ami de la science pour elle-même, il ne la sacrifia dans aucun cas aux exigences de sa position; et quoiqu'il dût attendre d'elle seule une carrière, il ne la considéra jamais comme un moyen. Le désintéressement et la sincérité qui distinguaient sa vie sociale, il les apportait également dans ses travaux littéraires. Il aurait, je pense, supporté les privations sans se plaindre, sans souffrir, sans même s'en apercevoir, excepté peut-être dans quelques moments de retour sur lui-même, au milieu de pensées que sa raison devait dérober à ses études au profit de son avenir.

Pressé de savoir et non d'arriver, il n'eut jamais la pensée de capter la célébrité, et de dérober, pour ainsi dire, au public son suffrage par des moyens artificiels, capables de procurer à ceux qui les emploient une renommée plus grande que leur mérite, mais insuffisants pour les préserver d'un prompt oubli. Loin de vouloir d'une réputation usurpée, il composa, sans se faire connaître, des articles littéraires qui ne pouvaient que lui faire honneur, et mit la main, sans y mettre son nom, à plusieurs publications importantes. Il n'avait pas plus de goût pour les éloges vulgaires : la seule approbation des vrais juges était celle qu'il recherchait, et qu'il s'efforçait non de surprendre, mais de mériter. Aussi chacun reconnaissait-il en lui ces dispositions heureuses qui préparent les célébrités durables et qui font les hommes distingués.

Modeste sans timidité, il avait le sentiment de ses forces sans avoir de présomption, car sa confiance n'allait jamais au-delà de ses moyens; et, ce qui d'ordinaire est la marque d'un fonds riche et d'un esprit élevé, il était mécontent de ses propres ouvrages, sans doute parce que la conscience ainsi que le pouvoir du mieux résidaient en lui : c'est peut-être le caractère d'un génie médiocre de ne pas sentir en soi la possibilité de se dépasser.

Peu satisfait du second rang, il aspirait hardiment au premier; et son livre, qu'il ne considérait pourtant que comme un essai, démontre qu'il y serait parvenu. Il s'annonce au lecteur, dès son Introduction, par des vues aussi neuves que profondes. Les langues, dit-il, obéissent à deux lois : la première loi naît du besoin de s'entendre, la seconde de celui de l'harmonie; ainsi les peuples travaillent d'abord leurs langues pour l'intelligence, ensuite pour l'oreille. Pensée grande et féconde, qui le conduit aux observations les plus délicates comme aux explications les plus judicieuses.

Cette introduction, empreinte d'une saine philosophie et toute pleine d'idées, semble à l'étroit dans le cadre qu'elle occupe; on sent qu'elle le déborde, et qu'au lieu de convenir seulement à la grammaire d'une langue pendant un siècle, elle s'appliquerait également à bien des études sur plusieurs familles de langues pendant la durée de plusieurs âges. C'est qu'en effet l'auteur, dans le premier plan qu'il s'était tracé et qu'il voulait suivre, avait embrassé toute la linguistique. Le sujet, tel qu'il l'avait conçu, est des plus difficiles et des plus longs à traiter. Il ne s'agissait pas d'explications arbitraires, de rapprochements hasardés, d'étymologies douteuses, ni de cette science facile qui, demandant plus d'imagination que de critique, rend raison des choses par leurs faux semblants, et va jusqu'à tirer des seuls noms des peuples leurs origines et toute leur histoire. Mais il fallait assez d'application et de patience pour suivre le travail continuel et mystérieux des langues; assez de perspicacité pour distinguer leurs différents dialectes, pour apercevoir et saisir la filiation impossible de leurs éléments dans de continuelles métamorphoses; assez de savoir et de sagacité pour fixer les principes de leur composition. Fallot, qui trouvait en lui-même toutes ces sources réunies, et qui possédait, avec les langues classiques, les langues modernes de l'Europe, s'arrêta néanmoins au milieu de sa tâche, parce qu'il ne se croyait pas muni de tous les instruments nécessaires pour l'accomplir : il lui manquait, suivant lui, une connaissance plus exact de quelques langues principales de l'Orient. Il conçut donc le projet de l'acquérir plus tard, et prit le parti de se restreindre pour le moment à l'étude de notre ancien idiome. Or, pour fonder ses recherches sur des bases inébranlables, il avait besoin de s'appuyer sur des textes dont l'âge et le pays fussent à l'abri de toute contestation; et comme les manuscrits ne fournissent que très rarement des textes de ce genre, et que tous les moyens paléographiques sont loin d'être toujours suffisants pour y suppléer, il s'adressa de préférence aux vieilles chartes françaises; il eut même l'attention de se servir principalement des chartes expédiées dans la grande chancellerie du royaume, dans les chancelleries des cathédrales et des monastères, et dans celles des ducs, des comtes et des autres grands seigneurs. C'était effectivement aux chartes émanées de sources aussi pures qu'il devait demander les modèles d'un langage poli, plutôt qu'aux autres chartes, qui, rédigées loin des cours et par des hommes dépourvus d'instruction, n'offrent le plus souvent qu'un patois grossier dans un style barbare, avec une orthographe vicieuse. Malheureusement, jusqu'à ce jour, les chartes ont manqué pour les temps les plus anciens, et les manuscrits sont restés les seuls monuments qu'il fût en son pouvoir de consulter sur l'état de la langue française au XIIe siècle et même au commencement du XIIIe. Mais sa méthode n'en mérite pas moins d'être suivie par ses successeurs; et c'est dans l'espoir qu'elle pourra leur être utile que j'ai cru devoir la rappeler ici. Quant à son livre même, il sera reçu comme un bienfait, surtout par les amis de notre vieille littérature, quoique les différentes parties dont il se compose n'aient pas été toutes également bien préparées pour l'impression, et quoique plusieurs morceaux eussent sans doute été modifiés, au moins dans les termes, s'il avait été donné à l'auteur d'y mettre la dernière main. On n'oubliera donc pas que certaines de ses opinions qui paraîtraient un peu trop exclusives, que plusieurs de ses jugements qu'on pourrait trouver un peu trop absolus, ont été recueillis sur des notes qu'il avait rédigées pour lui-même, et non telles peut-être qu'il se proposait de les publier. Il est, par exemple, vraisemblable qu'il se serait prononcé devant le public avec un peu plus d'indulgence au sujet des publications de M. L'abbé de la Rue, et que sans déguiser sa pensée et sans trahir la vérité, il aurait regardé davantage à choquer des préventions respectables pour un écrivain laborieux, dont la longue carrière avait été remplie par l'étude des anciens monuments de notre langue. Ces légères vivacités dans les formes, dont on ne saurait sans injustice, je le répète, lui faire un crime, sont d'ailleurs rachetés par l'excellence du fond.

En reprenant le sujet au point où l'avaient laissé  M. Raynouard et M. d'Orell de Zurich, non-seulement il a complété, perfectionné, agrandi les recherches de ces deux savants philologues par un foule d'observations très-fines et très-justes, mais encore il a conçu et exécuté sur les dialectes français un travail dont personne avant lui ne paraît avoir eu l'idée. Après avoir confirmé les fameuses règles découvertes par M. Raynouard, il en a signalé lui-même plusieurs autres qui ne sont pas moins remarquables. Devrons-nous donc conclure de là qu'au commencement du XIIIe siècle la langue française avait atteint un très-haut degré de perfection? que sa grammaire était complètement et régulièrement constituée, et que c'est depuis cette époque qu'elle s'est altérée par l'abandon de ses principes? Non, sans doute. D'une part, s'il est difficile de rejeter l'existence des règles en question (quoiqu'il soit fort commun de les voir violées et presque impossible de les trouver constamment observées dans le meilleurs et les plus anciens textes [2]; de l'autre, il ne faudrait pas en tirer de conséquences trop favorables à l'état de la langue. Au contraire, de ce qu'elles sont tombées en désuétude dès les commencements, ne serait-on pas en droit de demander ce que peuvent signifier ces règles qui n'ont existé que dans un temps où la littérature n'existait pas encore? Par exemple, ces désinences particulières, servant, dans les noms, à distinguer le singulier du pluriel , et le sujet du régime, n’ont pas, à mon avis, toute l’importance qu’on leur donne. De ce qu’elles possèdent leurs analogues dans le latin, elles servent à prouver clairement que la langue française s’est plus ou moins modelée sur la latine, mais elles ne décident rien sur les qualités du français même. Quoi de plus naturel, en effet, que notre langue, vu sa descendance, se produise à son berceau sous les formes, et, pour ainsi dure, dans les langes de la latinité ? Alors ce n’était pas la fille qui revêtait un ajustement fait exprès pour sa taille, c’était la mère qui lui prêtait le sien ? De même que je ne puis admettre une grammaire à part et perfectionnée de notre langue au XIIIe siècle, de même il m’est impossible de reconnaître à cette époque une langue française artistement et régulièrement formée. Ne serait-on pas tenté plutôt de ne voir dans ce français d’une prétendue perfection qu’un latin défiguré ? Aussi, à mesure que la langue vulgaire fit des progrès, se dépouilla-t-elle des formes latines pour en prendre, sinon d’originales, au moins de particulières. Mais je ne pourrais m’arrêter davantage aux questions littéraires que le livre de Fallot soulève, sans me livrer à un examen dans lequel je n’ai pas l’intention de m’engager. Seulement, qu’il me soit encore permis, avant d’abandonner entièrement ce sujet, de dire un mot du style de l’ouvrage. S’il fallait s’en rapporter au passage d’une de ses lettres, l’auteur, dont l’imagination aurait été séduite par les brillants d’un genre nouveau, aurait eu quelque penchant, dans sa première jeunesse, à s’écarter des voies suivies par nos principaux écrivains. Mais ce passage est, je crois, le seul dans ses écrits qui présente des indices de cette première tendance. Fallot, je ne serai démenti par personne, était essentiellement classique, plus classique que ses lettres, et même que son livre, dans lequel il s’est peut-être laissé entraîner à des expressions techniques ou d’un autre genre, que l’usage n’a pas encore autorisées, et dont sans doute il aurait lui-même, en les relisant, réformé quelques-unes.

Ami passionné de l’étude, il s’y livrait avec tant d’ardeur et si peu de ménagement, que sa constitution, quoique naturellement assez robuste, en reçut de bonne heure une fâcheuse atteinte. Une fois absorbé par le travail et plongé dans la méditation, il restait immobile et comme insensible au milieu du mouvement et de l’agitation du dehors ; on eût dit alors que la vie s’était chez lui retirée au siège de la pensée. Il n’aimait pas à sortir de son cabinet, et n’apportait d’ordinaire dans le monde, où d’ailleurs il allait rarement, qu’un esprit sérieux et préoccupé. Son maintien était grave et décent, son air réfléchi, spirituel et honnête ; ses manières, simples, mais animées ; son parler posé, un peu lent, mais ferme et net. Son éloquence, si je puis me servir de cette expression, ordinairement facile et tempérée, n’était jamais bouillante, quoiqu’elle eût souvent de la vivacité et de l’énergie. Quand il se mêlait à la conversation, c’était avec réserve et par intervalles ; du reste, il disait librement son avis dans l’occasion, et savait toujours accorder les égards avec la franchise. Son genre habituel était une bonhomie fine et railleuse, et quelquefois une ironie amère. Personne n’avait d’ailleurs moins que lui de goût pour les riens qui se disent dans les salons ; les discours frivoles le réduisaient promptement au silence, et tardaient peu à le rendre maussade. Si l’on pouvait craindre que ses habitudes de travail et de retraite, sa vie austère et isolée au milieu des livres, ne le fissent paraître à la longue, un peu sauvage, un peu difficile, on était sûr qu’il ne cesserait jamais d’être bienveillant, serviable et bon. Personne n’était plus reconnaissant ; personne plus dévoué à ses amis, plus empressé, plus heureux de leur faire plaisir. Quoiqu’il mît un prix extrême à l’étude, il la quittait volontiers pour rendre service. A peine avait-il le pouvoir d’être utile, qu’il en usait déjà ; et, ce qui me semble la marque d’un caractère vraiment obligeant, on ne l’entendait pas regretter le temps ni la peine que son obligeance lui avaient coûté.

S’il ne se refusait à personne, il était dur envers lui-même, et ne savait pas accorder à sa santé les loisirs dont elle avait besoin ; et cependant il la sentait s’affaiblir, il s’en plaignait, et reconnaissait la nécessité de prendre un peu de relâche et de laisser reposer son cerveau. Un jour il se disposait à faire un voyage. « Encore une semaine de travail, disait-il, et j’aurai fini ; et j’irai à Poitiers, à Bordeaux, à Lyon ; je reverrai d’anciens camarades de l’école des Chartes, je me reposerai auprès d’eux, et je me serai bientôt remis. » Mais la semaine s’écoulait, et le temps de partir n’était pas encore venu, parce qu’il recommençait ce qu’il avait fait et qu’il se croyait toujours à la veille de tout terminer. En définitive, son voyage, souvent projeté, n’eut malheureusement pas lieu, et son œuvre, finie plusieurs fois, est restée inachevée.

Il remaniait, avec un jeune homme de ses amis, qu’il avait associé à ses études, son chapitres des Pronoms, lorsque la maladie, faisant subitement invasion sur lui, interrompit en même temps le travail de l’un et de l’autre. « Ce n’est rien, dit Fallot d’abord ; seulement il faudra suspendre et nous reposer un peu. » Dès ce moment, son collaborateur de venu son garde-malade, s’établit à son chevet et ne le quitta pas un seul instant. Il observe avec inquiétude les progrès du mal. Deux jours après, ses craintes redoublent ; et lorsqu’il l’interroge : « Je me sens gravement atteint, lui répond Fallot. Puisque vous l’exigez, je ferai tout ce que le médecin ordonnera. » Mais le mal était intraitable, il n’y avait rien à faire, et, le lendemain, Fallot, assisté seulement de son ami, expirait entre ses bras. Etait-ce là, bons et pieux jeunes gens, l’assistance que vous vous étiez mutuellement promise ? Conduire son ami à se demeure dernière, revenir ensuite prendre seul place à l’ancienne table de travail, rassembler les feuilles prêtes pour l’impression, passer les jours et les nuits à mettre les autres en état d’être publiées : telle fut la tâche unique, le religieux devoir de l’ami qui restait. Sans fortune, sans emploi, sans carrière, il avait peut-être besoin de mettre à profit pour lui-même son temps et ses facultés ? Non, il n’avait besoin que de les employer à sauver les écrits et le nom de son ami. Enfin, secondé par M. le pasteur Cuvier, et grâce à l’appui de MM. Lebrun, Arago, Naudet, Vitet, Cousin, tous prévenus en faveur de Fallot, il a pu voir, pour prix de ses peines, le livre sortir des presses de l’Imprimerie royale. Mais c’est à lui, à M. Ackermann, déjà connu par des publications honorables, que nous rapporterons la plus grande part de notre reconnaissance. Ce livre, qui lui doit le jour, n’est donc pas seulement le tribut d’une haute intelligence ; c’est, en outre, le monument de la plus fidèle, de la plus vertueuse amitié.

Le public, après l’avoir lu, viendra sans doute s’associer à nos regrets et déplorer avec nous la ruine de magnifiques espérances. Nous en avons pour garants les littérateurs et les savants qui marquaient à l’auteur beaucoup d’estime, et dont plusieurs avaient même conçu pour lui une affection véritable. Qu’il me soit permis de nommer ceux qui me sont le plus connus. C’étaient, dans l’Institut : MM. Guizot, Feuillet, Boissonade, Nodier, Jouffroy, Raynouard, Villemain, Dureau de la Malle, Fauriel, Burnouf, Letronne : et hors de l’Institut : MM. Beuchot, Ravenel, Taschereau, Sainte-Beuve. Quoiqu’il n’eût pas encore attaché son nom à des ouvrages considérables, ils l’appréciaient déjà et présageaient pour lui dans les lettres la plus belle carrière. Que dirai-je de MM. Weiss et Droz, ses bienfaiteurs, qui le chérissaient comme leur enfant, et qui n’ont pu voir sans une douleur profonde, sans une sorte de découragement, disparaître avec lui la plus digne récompense de leurs soins et le plus doux charme de leur vieillesse ? Puissent les grandes célébrités, conviées par nous autour de la tombe d’un jeune homme, ombrager de leurs noms sa renommée et consacrer ainsi le souvenir des qualités qui nous le rendaient cher et de celles qui devaient le rendre illustre!

Qu’ils sont rares les hommes qui reçoivent du ciel le génie, avec les occasions et le temps nécessaire pour le développer ! Combien peu ont eu, comme M. Cuvier et M. de Sacy, le bonheur d’accomplir entièrement leurs hautes destinées ! quoique l’un, et l’autre soient morts dans la plénitude de leur talent, quoiqu’ils fussent bien loin de n’avoir plus de services à rendre à la science, la vie ne pouvait ajouter beaucoup à leur illustration : tous les deux étaient parvenus au premier rang, chacun de son côté, et tous les deux s’étaient placés parmi les savants qui, dans leurs genres, n’ont pas eu de rivaux et qui ne sauraient être surpassés. M. Champollion a succombé dans la vigueur de l’âge et dans le moment critique de ses travaux ; mais du moins est-il arrivé à la gloire en attachant son nom à la plus belle découverte archéologique des temps modernes. En a-t-il été de même de M. Abel-Rémusat, et pouvons-nous croire qu’au moment où la mort nous l’a enlevé, il avait fait tout l’emploi des grandes facultés dont il était si richement pourvu ? Certes, il ne le cédait pas du côté du génie aux savants que je viens de nommer ; il leur était peut-être supérieur dans l’art d’écrire, qui n’est guère moins que l’art de penser, et dans le temps de la parole, si rare même parmi ceux qui le recherchent le plus ; et pourtant, à peine connu aujourd’hui ce tous les gens instruits, il ne jouira pas, je le crains, d’une part aussi belle dans la postérité. C’est que le temps a manqué à cet homme éminent, et qu’il est mort avant d’avoir achevé, je devrais presque dire avant d’avoir commencé l’œuvre destinée à fonder sa principale gloire. Sa réputation, quelque grande qu’elle soit chez les savants d’un certain ordre, est restée bien au-dessous de lui-même, et tous ceux qui le connaissaient sentaient bien qu’il valait infiniment plus encore que ses écrits.

Et toi aussi, mon cher Fallot, s’il m’est permis de rapprocher ton nom de ces noms illustres ! toi aussi, tu as quitté cette terre sans y avoir accompli ta mission ! Toi aussi, nous t’avons perdu avant que tu aies fait aux lettres et à ta patrie tout l’honneur que nous nous étions promis ! Et même le destin s’est montré plus rigoureux envers toi, dont le premier, le seul ouvrage, est un ouvrage posthume, et dont la vie s’est éteinte à vingt-neuf ans !

B. Guérard.


INTRODUCTION

 

L’examen et l’analyse d’une langue quelconque, considérée dans la suite de ses monuments, dans ses textes primitifs comme dans ceux qui sont la dernière expression de son élégance, et comparée dans ses origines et ses rapports avec les langues qui l’avoisinent et qui sont de sa parenté, se divise en deux parties bien distinctes, selon qu’il a pour objet spécial l’étymologie de cette langue ou sa grammaire.

J’entends par l’étymologie, dans une langue, tout ce qui concerne la forme interne et fondamentale de ses mots, c’est-à-dire, ces mots mêmes pris dans leur forme primordiale et foncière, indépendamment des flexions que leur peut faire subir toute règle grammaticale ; l’étymologie traite des formes de ces mots et des modifications que subissent les formes de ces mots toutes les fois que ces modifications ont une cause autre qu’une règle de grammaire : ainsi, par exemple, des modifications qu’un même radical a subies successivement dans la suite des temps de la durée d’une langue, et des modifications que ce radical subit pour devenir tour à tour substantif, verbe, adjectif, adverbe.

Les langues, pendant la durée de leur existence comme langages parlés, sont sujettes à un mouvement de mutation perpétuel, tant dans les formes internes de leurs mots que dans leurs règles grammaticales : ces mouvements sont lents, insensibles, inaperçus ; ils ne se saisissent qu’à la longue : mais ils sont tels qu’au bout de quatre ou cinq cents ans un peuple n’entend plus le langage de ses pères ; ils sont tels que les Romains du temps de Coriolan, et que le peuple des villes de France aujourd’hui n’entendrait guère le langage que lui parleraient les habitants de ces mêmes villes au temps de Philippe-Auguste.

Les changements sont plus lents, moins essentiels et moins fréquemment renouvelés dans les règles la grammaire, mais ils y ont lieu néanmoins ; et si l’on compare en détail, à deux extrémités d’un espace de temps suffisamment long, des textes d’une même langue, on est tout surpris d’y découvrir des usages et des conventions de grammaire souvent très-différents et quelquefois même opposés. La langue française du XIIIe siècle, comparée à la langue française du XVIIe siècle et à la nôtre, nous en fournit un exemple extrêmement remarquable. On le fera ressortir ici.

Je ne sais s’il est quelqu’un qui se soit jamais avisé de se demander quelle peut être la cause de ce mouvement perpétuel qui règne dans le fond de toute langue et de cette variation continuelle, sans relâche, à laquelle sont assujettis les mots de cette langue. Leurs formes se modifient, se renouvellent, varient de siècle en siècle, jusqu’à un certain point toutefois, car il arrive un temps où la langue est comme l’on dit, formée ; alors toute variation cesse dans la forme de ses mots ; le thème de tous les mots reste immobile et invariable jusqu’à ce que cette langue retombe de nouveau dans des modifications successives, ordinairement très-rapides ; et alors c’est pour se décomposer et s’éteindre, ou bien pour se renouveler.

Ainsi, sans aucune exception, dans toutes les langues dont il nous peut être donné de suivre l’histoire et la durée pendant quelques siècles, nous voyons trois époques fort distinctes : un premier temps de mobilité et de variation continuelle dans les thèmes des mots et dans toutes leurs formes ; puis une seconde époque, qui est celle de la fixité, pendant laquelle les formes et les thèmes des mots demeurent invariables, et qui dure plus ou moins longtemps ; puis enfin une troisième époque, où le mouvement recommence, s’accélère, va s’accroissant sans cesse jusqu’à ce que le langage ou périsse ou cesse d’être parlé, ou se renouvelle et fasse comme une nouvelle langue.

Des applications et quelques exemples rendront sensibles ce que je viens d’exposer sommairement. Dans ce qui nous reste du langage latin, nous le voyons inconstant, mobile, variable, et variant sans cesse et sans règle apparente depuis ses anciens monuments connus jusque vers le temps de Lucrèce : c’est d’abord le langage des lois de Numa et celui de l’hymne des frères Arvaux, puis c’est le langage de la loi des Douze Tables, puis c’est le langage d’Ennius, puis celui de Plaute, puis enfin celui de Térence et de Lucrèce : enfin, vers le temps de ces derniers écrivains, la langue latine se fixe, son orthographe devient régulière et stable, ses thèmes de mots s’établissent, et ils restent les mêmes dans tous les auteurs des âges suivants, jusqu’aux temps d’Ausone et de Claudien : alors la langue latine redevient variable et mobile, se décompose et vient s’éteindre dans le langage roman et dans les langues néolatines.

Le même phénomène se remarque dans le grec, en observant toutefois que les monuments de sa période primitive sont rares et fort altérés : mais après un temps de mobilité dont quelques inscriptions, quelques fragments de vieux poëtes et les épopées même connues sous le nom d’Homère, nous indiquent la trace, nous le voyons invariable pendant une longue durée de siècles depuis Hésiode, ou, si l’on veut, depuis Anacréon et Pindare jusqu’après Lucien ; puis une modification, une refonte, un renouvellement qui produit le grec moderne et lui donne naissance à une époque ancienne déjà, puisque la nouvelle langue a des preuves écrites dès le temps de l’empereur Héraclius.

L’allemand, mobile et variable depuis ses premiers textes connus, n’a commencé à prendre quelque fixité dans son dialecte littéraire que depuis Luther, on pourrait dire presque depuis Klopstock.

Le français, enfin, pour terminer cette série d’exemples que je pourrais multiplier beaucoup, mobile, variable, déréglé dans son orthographe et dans les thèmes de ses mots, depuis ses premiers monuments connus jusque vers la fin du XVIe siècle, n’est entré définitivement dans son âge de fixité que depuis le temps de Malherbe et de Pierre Corneille. Il est encore aujourd’hui dans cette période de son existence, comme l’italien, l’espagnol, l’anglais, l’allemand. Ce singulier phénomène bien constaté, je demande quelle en peut être la cause. On dit que c’est que tout change ; mais tout ce qui change a une cause qui le fait changer, et ce qui n’a point de cause pour changer reste le même. On dit que cela tient à la mobilité générale des choses humaines, au renouvellement des générations ; mais pourquoi, à un temps de mobilité extrême, succède tout à coup dans le langage, un autre temps, quelquefois beaucoup plus long, de fixité constante ?

Est-ce le besoin de s’entendre, le désir de s’expliquer mieux, qui peut porter toute société d’hommes à tâtonner ainsi pendant longtemps avant de fixer son langage ? Ce ne peut être cette cause, parce que d’abord on s’entendait tout aussi bien, en tout et pour tout, au XIIe siècle, qu’on s’entend aujourd’hui ; parce qu’ensuite, si c’était cela que les hommes cherchassent, il y a longtemps que leur bon sens leur aurait dit que le moyen qu’ils prennent est mauvais : que serour, seror, suer signifient tout aussi bien sœur, que le mot sœur même ; qu’il n’y a qu’à s’arrêter à la première de ces formes ancois, ainçois, aincois, anceis, ains pour signifier avant, et qu’en les multipliant ils ne feront que s’embrouiller au lieu de s’entendre ; parce qu’enfin les hommes croient, dans tout ce qui ne dépend pas de leur vanité, être en chaque siècle le plus mal possible, et en ce qui tient à leur vanité, être au mieux possible et au-dessus de tous les âges précédents. Le XIIIe siècle était content du jargon qu’il parlait et le croyait arrivé à la perfection, tout comme le peuple d’aujourd’hui et les rédacteurs de gazettes s’entretiennent des progrès qu’a faits notre langue depuis cinquante ans.

Bien loin donc d’être causée par le besoin de s’entendre, la mobilité des langues contrarie ce besoin, puisqu’elle multiplie les formes avec une rédondance qui dégénère en confusion : voilà donc, dans les lois qui régissent les langues et dans les règles qui les modifient, à côté du besoin de s’entendre, la première et la plus impérieuse de ces lois pour tout langage humain, une seconde loi assez puissante pour la contrarier et la plier à son exigence ; c’est cette loi que je cherche à déterminer.

Elle n’est autre, à ce que je crois, que le besoin d’harmonie.

Le langage humain ne se compose pas seulement de ces éléments : l’intelligence qui transmet des pensées et l’intelligence qui les reçoit ; il se compose encore de ceux-ci : la voix qui transmet des sons et l’oreille qui les reçoit. Or, de même que l’intelligence qui reçoit les pensées a ses conditions, les veut claires, précises ; de même aussi, l’oreille qui reçoit des sons a ses exigences : elle les veut harmonieux.

C’est le besoin de cette harmonie qui règle le sort des langues, qui les rend mobiles, puis les fixe ; c’est l’altération progressive de cette harmonie qui les dénature, puis les perd. Toute langue primitive ou dérivée tend à former en soi un balancement harmonique complet et parfait, dans la nature donnée des éléments qui lui sont propres : pour arriver là elle tâtonne, hésite, se modifie, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à balancer harmonieusement entre eux les sons qui la composent : arrivée au point de sa fixité, toute langue doit donc être considérée comme un ensemble harmonique, ayant son diapason, son ton précis, sa mesure, son échelle de sons, toutes ses lois d’harmonie. Ces lois se rencontrent dans l’accent de la langue, dans la quantité de ses syllabes, dans sa prononciation, dans l’accord et l’affinité, plus précises en cette langue qu’en toute autre, de certains sons et de certaines syllabes ; cette affinité est facile à reconnaître dans les lois de permutation propres à chaque langue.

Quelques conséquences importantes dérivent immédiatement de ces prémisses :

1° Toute langue étant un ensemble harmonique ayant sa mesure donnée, à laquelle tous les mots de cette langue sont assujettis, il suit de là qu’il n’est point nécessaire d’avoir une langue tout entière et complète dans son vocabulaire et sa grammaire, pour pouvoir juger de l’harmonie de cette langue et indiquer les lois qui lui sont particulières. Il suffit de connaître assez des mots et des exemples de permutation de cette langue pour pouvoir juger de son ton général et reconstruire ainsi son harmonie tout entière.

C’est ainsi, par exemple, qu’ayant quelques mots d’une langue, connaissant l’accent de cette langue, mais ignorant sa prononciation, il ne sera peut-être pas impossible de conclure de l’accent à la prononciation et de trouver celle-ci en tout ou en partie, par suite de l’harmonie qui a dû régner entre tous les éléments de cette langue ; et de même, connaissant la prononciation d’une langue, il semble qu’il pourra n’être pas impossible de déterminer quel, d’après la prononciation de cette langue, a dû être son accent.

2° Chaque langue étant en soi un ensemble harmonique complet, il semble que pour être conclusive et fondée, la comparaison des langues doit reposer sur des principes différents de ceux qui l’ont réglée jusqu’à présent : toute langue à comparer à une autre langue, est un ensemble harmonique à comparer à un autre : il faut donc rapprocher les langues entre elles et les comparer, non dans telle ou telle partie de leur substance, dans les formes de leurs mots, par exemple, mais dans tout leur ensemble : dans les formes de leurs mots, dans leur accent, dans leur prosodie, dans leurs lois particulières de permutation, etc. Alors l’étymologie cessera d’être peut-être ce qu’on l’a vue si longtemps dans l’école de Ménage, un amas de petites discussions puériles et sans conclusion sur une foule de détails futiles qui sont entre eux sans liaison : le fond des mots d’une langue dont l’origine est claire est toujours assez grand pour que des milliers de chamailleries sur des détails douteux et très-rarement importants accroissent beaucoup nos lumières réelles. Mais la comparaison d’une langue prise d’ensemble, et comme unité harmonique, avec une autre langue considérée ainsi, accroîtra peut-être nos connaissances sur la parenté et la filiation des peuples. Tout au moins cela semble valoir qu’on en essaye.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que les principes que j’ai essayé de fixer sur l’harmonie de ces langues et sur les lois de leur destinée, sont sujets à ces mille modifications de détail qui se rencontrent toujours dans les choses humaines. Il va sans dire que toute langue n’accomplit pas tout entière la destinée que je me hasarde d’indiquer : il est des langues dont l’harmonie demeure perpétuellement dans l’enfance, par suite de la grossièreté des hommes qui les parlent : d’autres qu’un accident, une conquête, efface de la terre avant qu’elles aient atteint leur balancement harmonique complet ; d’autres qui l’atteignent très-vite, d’autres très-tard ; il en est qui avortent, se faussent dans leur harmonie et retombent en patois avant d’avoir atteint l’état de langues formées ; il est enfin bien d’autres chances que je ne saurais préciser.

Cela posé, je reviens à la langue française.

Le mélange violent des peuples qui parlaient dans les Gaules, l’ancien langage gaulois et le latin avec les peuples nouveaux qui s’y vinrent établir dans les IVe et Ve siècles de notre ère, a produit le français. Les peuples, étrangers les uns aux autres, entremêlés subitement et destinés à se fondre en un seul peuple, coururent, si l’on ose ainsi dire, au plus pressé : c’était de s’entendre et de se former un langage commun. IL y a lieu de croire qu’ils y étaient parvenus d’assez bonne heure et que dès le IXe siècle, au plus tard, on avait dans les Gaules un jargon formé de la décomposition du latin par l’allemand et de l’allemand par le latin, qui servait au gros de la population. Or cette langue, suffisante pour s’entendre dès le Xe siècle, n’a cessé d’éprouver, jusqu’au XVIIe, de perpétuelles modifications : c’est qu’une fois les populations ayant pris leur assiette, et le fond de leur langage étant convenu et formé, l’oreille avait commencé sur ce langage son long travail d’épuration et d’élaboration harmonique. En suivant le mouvement du langage depuis ses premiers textes écrits parvenus jusqu’à nous, nous voyons l’effet progressif de ce travail latent : un mot se contractant ici, se développant là ; une diphtongue se formant, s’épurant : une autre se dédoublant par l’intercalation d’une consonne ; une voyelle ajoutée dans un mot, retranché dans un autre ; dans ces longs tâtonnements, diverses finales successivement essayées au même mot ; puis, du mélange perpétuel de ces formes, tour à tour prises à l’essai, dont les unes meurent, dont les autres naissent, une confusion inextricable dans l’orthographe des textes et dix formes d’un mot équivalentes quant au sens, existant en même temps ; puis enfin, au milieu de ces modifications sans nombre que je ne fais qu’indiquer fort en gros, les mots prennent peu à peu leur état harmonique uniforme ; les syllabes trop sourdes ou trop aiguës pour le ton général de la langue, s’atténuent en sens divers ; la langue s’épure enfin peu à peu : de sa rudesse sauvage du XIe siècle elle passe à l’état de demi-formation que nous lui voyons dans le XIIIe ; puis, se modifiant désormais plus lentement, parce que l’essentiel était fait et que le reste dépendait du degré de culture qu’atteindrait la nation, elle devient enfin la langue de Rabelais et la langue de Racine.

Elle n’est fixée que depuis le XVIIe siècle : ce n’est donc qu’au XVIIe siècle qu’elle est arrivée au point de balancement général et de fusion de ses éléments harmoniques qu’il lui a été donné d’atteindre et qu’il ne lui sera point donné de dépasser.


Notes

1. Nde. On consultera sur ce point l'annexe documentaire consacrée sur ce site à Fallot.

2. Je l'ai vérifié sur tous les manuscrits de Villehardouin du XIIIe et XIVe siècle.