Auvergne, Arvernia, ancienne province de la France, bordée au N. par le Bourbonnais et le Berry, au S. par le Rouergue et le Gévaudan, à l’E. par le Velay et le Forez, à l’O. par le Limousin, la Marche et le Quercy. Elle se divisait en haute et basse Auvergne, et avait pour capitale Clermont-Ferrand ; la basse Auvergne, célèbre par sa fertilité et la douceur de son climat, portait aussi le nom de Limagne. Cette province forme aujourd’hui les départements du Puy-de-Dôme, du Cantal et une partie de celui de la Haute-Loire. Ses principales rivières sont l’Allier, la Dordogne, la Dore et la Rue, qui sépare la haute de la basse Auvergne ; celle-ci, par la richesse du sol, par la variété de ses sites et par sa température agréable, ne peut-être comparée à la haute Auvergne, sillonnée de montagnes gigantesques, couverte de nombreux volcans, dont on voit encore les cratères éteints, et soumise à une température beaucoup plus basse et à des hivers très-rigoureux.

L’Auvergne est riche en mines de plomb, de fer, d’antimoine et en eaux minérales, dont les principales sont celles de Chaudes-Aigues, Vic-le-Comte, Mont-Dore, etc.

Après la conquête de Jules César cette province, comprise dans la première Aquitaine, avait adopté la civilisation romaine ; aussi, ce fut contre le gré de ses habitants que l’empereur Népos, en 475, la céda aux Visigoths. Clovis, en 507, s’en empara, et, sous les Mérovingiens, elle forma un comté dépendant de l’Aquitaine. Blandin, comte d’Auvergne pour le duc Waïfre, défendit son suzerain contre Pepin le Bref. Après lui, l’Auvergne eut différents comtes que nommèrent, soit les rois de France, soit les ducs d’Aquitaine.

Ces comtes d’Auvergne s’étant éteints dans les mâles dès la première moitié du Xe siècle, le comté passa par mariage dans la maison des comtes de Bourges, qui fournit une succession de neuf générations de comtes d’Auvergne, jusqu’à Guillaume, quatrième du nom, comte d’Auvergne et du Gévaudan, mort en 1157, laissant deux fils, Robert et Guillaume. Les descendants de Robert, quoiqu’il fut l’aîné, furent dépossédés et donnèrent naissance à la maison des seigneurs de Clermont, dauphins d’Auvergne, qui s’est fondue dans la maison de Bourbon, branche de Montpensier, vers le milieu du XVe siècle. Guillaume, fils puîné de Guillaume II, usurpa le comté d’Auvergne sur son neveu de la branche aînée, et en conserva la possession. Son petit fils, Gui, comte d’Auvergne, qui avait prêté aide au roi d’Angleterre, se vit confisquer son comté, pour crime de félonie, par le roi Philippe-Auguste, en 1210. Guillaume, fils de Gui, rentra en grâce auprès de Louis XI ; mais on détacha de l’ancien comté d’Auvergne une partie appelée Terre d’Auvergne, qui fut érigée en duché-pairie par le roi Jean, en faveur de son fils, en 1360. En 1400, Charles VI donna ce duché en dot à sa fille Marie de Berry, femme de Jean de Bourbon, comte de Clermont. Il resta dans la maison de Bourbon jusqu’à la mort de Charles de Bourbon, connétable de France. A ce moment, on l’assigna comme douaire à Louise de Savoie, mère de François 1er. En 1531, il fut réuni à la couronne. Dot et douaire de Catherine de Médicis, en 1562, il entra dans le douaire d’Elizabeth d’Autriche, veuve de Charles IX, à la mort de laquelle il fut définitivement réuni à la couronne. Les descendants de Guillaume, comte d’Auvergne, dont il est parlé ci-dessus, restèrent possesseurs du comté d’Auvergne primitif jusqu’à Godefroi, marié à Jeanne de Ventadour. De ce mariage ne naquit qu’une fille, Marie, comtesse d’Auvergne, qui épousa, en 1388, Bertrand de la Tour, et porta le comté d’Auvergne dans la maison de son mari. (V. LA TOUR D’AUVERGNE.)

Mœurs et coutumes de l’Auvergne. Au milieu de notre France du XIXe siècle, si profondément remuée par les révolutions, unifiée, transformée par les arts et par l’industrie, il est curieux de retrouver dans certaines de nos provinces les habitudes, les mœurs, et souvent les idées du passé, conservées chez des populations qui semblent être restées jusqu’à présent en dehors du mouvement moderne. Parmi ces provinces, une des plus remarquables sous ce rapport est sans contredit l’Auvergne, surtout la partie que les hauts sommets du Cantal, du Mont-Dore et de la Margeride couvrent de leurs rameaux et de leurs contreforts. De même que la Bretagne, l’Auvergne a ses traditions antiques religieusement conservées ; le paysan de cette province, comme celui du Bocage, semble, dans son immobilité systématique, défier le siècle, avec son électricité et sa vapeur, de l’entraîner à sa suite. Hâtons-nous toutefois, car, lorsqu’il s’agit de progrès, la stabilité du présent ne saurait être une garantie de l’immobilité de l’avenir ; hâtons-nous de jeter un coup d’œil sur ce que l’on peut appeler les derniers restes d’une civilisation qui s’en va, car bientôt le chemin de fer va sillonner ces montagnes, et la locomotive assourdira de ses sifflements aigus les échos solitaires, qui n’ont répondu jusqu’ici qu’au mugissement du taureau et au roulement des lourdes diligences que cinq chevaux vigoureux pouvaient à peine retenir sur les pentes escarpées. Or, chacun sait que partout où pénètre la locomotive, un esprit nouveau surgit. Bientôt, et nous le regrettons comme poëte, car il y a de la poésie dans les esprits les plus positifs, les plus dix-neuvième siècle, bientôt, sans doute, l’Auvergne ne sera plus, elle aussi, qu’une succursale de Paris, et les hauteurs pittoresques de Saint-Flour en deviendrons les buttes Montmartre. En attendant que ces belles choses s’accomplissent, et que ces magnifiques montagnes reçoivent, avec les flots du monde parisien, une civilisation et des mœurs nouvelles, constatons quels sont aujourd’hui les côtés les plus saillants du caractère auvergnat. Soufflons encore un peu dans cette champêtre cornemuse, tirons un dernier son de ce beau Stradivarius avant qu’il soit à jamais brisé.

Ce qui, en Auvergne, attire tout d’abord l’attention de l’étranger, c’est l’absence dans chaque maison d’un ou de plusieurs membres de la famille. Chaque année, au printemps ou en automne, les habitants les moins aisés quittent leur pays pour aller en maintes contrées exercer les métiers les plus variés. Ces émigrants se rendent non-seulement dans les diverses parties de la France, mais encore en Belgique et en Espagne. Paris surtout est le lieu du rendez-vous. On évalue à près de cinquante mille le nombre d’Auvergnats qui habitent les faubourgs de la capitale. L'Espagne était autrefois leur pays de prédilection. Ils s’y rendaient par troupes nombreuses de plusieurs centaines d’individus, faisant route sur des chevaux ou des mulets du pays, qu’ils vendaient ensuite avec de gros profits, de l’autre côté des Pyrénées. Cela se passait encore à la fin du siècle dernier ; mais depuis, le courant de l’émigration s’est dirigé d’un autre côté, et les Espagnols, comme on dit dans le pays, sont aujourd’hui beaucoup plus rares.

Si l’on considère le nombre des émigrants qui chaque année, quittent l’Auvergne, on ne sera pas étonné de trouver dans ce fait de l’émigration le trait distinctif des populations de cette province. Depuis longtemps les Auvergnats ne sont jugés que sur les individus que l’on voit à Paris et ailleurs ; c’est d’après eux qu’a été bâti ce type si connu et si raillé. Arrêtons-nous un moment sur cette individualité, la chose en vaut la peine. Le mot Auvergnat exprime, dans notre langue, un idée très-défavorable : Tais-toi Auvergnat ; tu n’es qu’un Auvergnat ; signifient : Tais-toi crétin ; tu n’es qu’un idiot. Les Athéniens du temps de Périclès disaient dans le même sens Béotien, et Voltaire, dont le vocabulaire était riche en pareille matière, usait des mots Velche et Allobroge. A quoi nos Auvergnats doivent-ils donc cette sorte d’ostracisme ? Sans doute à leur apparence rude, à leurs formes anguleuses, à leur écorce grossière. La causticité française en a fait des individualités à part, moitié orangs-outangs, moitié gorilles, ne se rattachant que de loin aux êtres de l’espèce humaine ; et, si l’on en croit la même autorité, ce qu’il y a de plus singulier c’est que les Auvergnats en conviennent eux-mêmes : « Nous getions ving-te-chiche à table, ni hommes, ni femmes, tous jauvergnats. » On assure qu’un indigène commit un jour de bonne foi cet énorme aveu : « L’animal qui rechemble le plus ja l’homme, chest l’Auvergnat. » Puis d’autres anecdotes tirées du même tonneau, et qui toutes peignent l’Auvergnat sous les couleurs de la malpropreté et de la goinfrerie. Dans un cabaret de la Courtille, on sert à une compagnie d’Auvergnats en liesse un ragoût composé de dix-huit lapins ; L’Auvergnat-servant découvre une vieille semelle au fond de la marmite, et toute l’Auvergne de s’emporter contre le gargotier, et le doyen de s’écrier : « Che n’est pas que che choit malpropre, mais cha tient de la plache » Toutes ces préventions sont injustes ? C’est sur le dos de nos Auvergnats que retombent les travaux les plus pénibles de la capitale, qu’ils soient forts de la halle, porteurs d’eau, charbonniers ou commissionnaires. Ces hommes rudes et agrestes, aux formes athlétiques, à la démarche si grotesquement apesantie, à l’accent caractéristique qui suffirait seul pour les faire reconnaître, sont presque tous laborieux, très sobres et très probes, et même ils mesurent tout au trébuchet de l’honnêteté : l’un d’eux, qui avait été victime des galanteries d’un de ses voisins, un Parisien, sans doute, crut se venger de la manière la plus sanglante, en l’appelant en public « voleur des femmes des jôtres. »

Les Auvergnats sont antipathiques au mélange des races, et le vieux sang gaulois coule presque pur dans leurs veines ; ce sont encore aujourd’hui les fils de ces Arvernes qui firent trembler César dans les plaines de Gergovie, et Vercingétorix reviendrait, qu’en traversant le faubourg Saint-Marceau, il reconnaîtrait ses braves soldats de l’indépendance nationale. C’est qu’en effet, l’Auvergne est une des provinces les plus nobles de France : au XVIIIe siècle, les Vendéens se faisaient tuer pour un roi en combattant contre la patrie ; avant l’ère chrétienne, les Arvernes marchaient pour la défense de la patrie contre un maître. Que cette conclusion nous fasse pardonner les prémisses.

L’Auvergnat tel qu’il est chez lui, dans sa maison, au milieu de sa famille, est beaucoup moins connu. On peut dire que ce n’est plus alors le même homme ; il est tout différent d’aspect, d’habitudes et même de langage. Son patois, l’un des nombreux dialectes de l’ancienne langue d’oc, est tout à la fois doux et énergique. Pour se faire une idée de cette population intelligente et laborieuse, il faut voir l’Auvergnat le dimanche sur la place publique du chef-lieu de canton, discutant ses affaires d’un air calme, ou se rendant par groupes du village à l’église de la paroisse. Sa physionomie s’harmonise alors avec le paysage qui l’entoure ; elle prend un air de finesse et en même temps de fierté et d’indépendance, qui la transforme. Cet homme est vraiment beau avec sa grosse veste, ses forts souliers ou ses sabots tout éclaboussés par la boue des champs ; c’est qu’il est chez lui, dans le cadre ou Dieu l’a placé ; c’est qu’il n’est plus dépaysé, comme dans nos villes, où le travail, les privations et l’habitude de la dépendance en ont fait une sorte d’ilote spartiate.

Mais, comme toutes les médailles, celle-ci a son revers. Cet homme, qui a su si bien économiser les quelques centaines de francs qui constituent son gain annuel, rentré chez lui, devient tout à coup dépensier, prodigue même. En quelques mois, il dissipe son petit trésor si péniblement amassé. De retour dans son village, après une absence plus ou moins longue, il se dit qu’il doit faire figure et montrer qu’il est riche : il lui semble qu’il ne verra jamais la fin de sa fortune. Bientôt le voilà au bout de ses écus, et il repart, sans que l’expérience l’ai rendu plus sage.

Aussi qu’arrive-t-il ? Le pays est pauvre, même si on le compare à des départements dont le sol offre encore moins de ressources. L’aisance des familles n’est pas sensiblement augmentée. A part quelques heureux, qui sont arrivés à se créer une certaine fortune, on ne trouve le plus souvent que des propriétaires dont les ressources sont insuffisantes et qui sont rongés par les dettes. Cependant, tous échappent à la misère ; il y a peu d’émigrants qui ne parviennent à faire vivre leurs familles de leurs économies. C’est là sans doute un résultat à considérer. Reste maintenant à savoir s’il n’y aurait pas, pour les Auvergnats cosmopolites, un meilleur moyen de s’enrichir en enrichissant leur pays, c’est-à-dire en le cultivant de leurs propres mains ; cela vaudrait mieux, en effet, que d’abandonner le sol natal pour aller alimenter, par son travail et son intelligence, une industrie étrangère.

Ces fâcheux résultats ne sont pas les seuls produits de l’émigration. Pendant que les hommes en état de travailler sont occupés à voyager, les biens sont mal cultivés, parce qu’il se trouvent livrés à des mains mercenaires. Les liens de la famille semblent rompus ; le père, à son retour, est presque un étranger pour ses enfants. La condition des femmes est pire encore que celle de leurs maris ; seules chargées d’élever la famille et de veiller aux soins du ménage, elles sont encore obligées de diriger les travaux des champs, et, le plus souvent, d’y travailler elles-mêmes. Les paysannes de l’Auvergne sont, en général, douées d’un tempérament très-robuste ; et l’on peut dire que c’est un bienfait de la Providence, attendu l’état d’abandon auquel elles se trouvent réduites. Du reste, bonnes mères, épouses dévouées, maîtresses de maison laborieuses et intelligentes, elles parviennent souvent à remplacer complètement leurs maris. Jeunes filles, elles aiment les divertissements et les fêtes ; mariées, elles sont uniquement appliquées à l’accomplissement de leurs devoirs.

En constatant le mode singulier d’émigration qui caractérise les habitants de l’Auvergne, on peut se demander quelle en a été l’origine. Cette habitude date de ses temps malheureux où le fléau de la guerre de Cent ans, aggravé par les rivalités féodales, avait réduit au dernier état de misère toutes les populations du centre et de l’ouest de la France. Le souvenir de ces désastres est encore gravé dans la mémoire du peuple ; et les guerres de religion, qui désolèrent plus tard ces contrées, ont laissé un souvenir non moins sinistre. L’époque de l’occupation anglaise est restée profondément gravée dans le cœur du paysan. Si vous trouvez au milieu d’un bois planté de chênes séculaires ou de hêtres énormes, ou sur un rocher qui domine la vallée, au confluent de deux cours d’eau qui s’engouffrent au fond des ravins, les ruines d’un vieux château, d’une ancienne forteresse, demandez au premier paysan qui se présentera le nom de ces ruines, et soyez sûrs qu’après vous avoir dit ce nom, il ne manquera pas d’ajouter, avec un ton de voix profondément irrité, que ce château fut bâti par les Anglais.

Si la fille de Jacques Bonhomme, si Jeanne Darc, le seul homme de coeur qui illustra à jamais la France au XVe siècle, ne fut pas née en Lorraine, dans cette malheureuse province où les Anglais, les Bourguignons et les Allemands coupaient les blés en herbe, et où 10 000 français se débandaient devant un bidon anglais qui se montrait à l’horizon, si Jeanne Darc n’était pas née en Lorraine, une Jeanne Darc aurait certainement jailli des montagnes de la patriotique Auvergne.

Les désastres causés par les guerres ont donc donné naissance à l’émigration. Une fois lancés dans cette voie, les Auvergnats y ont persévéré avec leur ténacité ordinaire, et ils laissent encore aujourd’hui leurs campagnes en friche pour aller chercher au loin l’aisance qu’ils pourraient, avec moins de peine peut-être trouver sur le sol natal.

Patois de l’Auvergne. L’ensemble des patois ou dialectes parlés dans l’Auvergne actuelle constitue une véritable langue, qui a son histoire, sa grammaire et sa littérature nettement caractérisées. Comme la plupart des idiomes populaires du midi, l’auvergnat est beaucoup plus proche du latin pur que le français ; tandis que ce dernier faisait de nombreux emprunts à la basse latinité, l’auvergnat, le provençal, etc., prenaient directement le mot à la source originelle. Ainsi, tandis que le français créait le mot fontaine, calqué sur la forme altérée fontana, l’auvergnat disait fouan, dérivé immédiatement de fons. En outre, ces patois ont sensiblement maintenu la valeur primitive des mots latins. L’élément principal, la base de l’auvergnat est donc le latin ; mais il offre en assez forte proportion des éléments celtiques, que la conquête romaine ne put pas absolument éliminer. Les langues germaniques ne furent pas non plus sans influence sur la formation de l’auvergnat ; elles ont laissé des vocables dont l’identité se révèle à la première inspection ; nous citerons entre autres leide, laid (leid) ; gorba ou dzerba, gerbe (garbe), etc. Il faut aussi faire une large part à l’action exercée, à une époque assez rapprochée, par le français sur l’auvergnat ; l’anglais a laissé aussi quelques traces, car les Anglais furent longtemps à proximité de l’Auvergne ; les suites de ce contact se font principalement remarquer dans la prononciation. Comme la plupart des idiomes secondaires et tertiaires, l’auvergnat emploie, pour s’assimiler des mots étrangers, les procédés ordinaires d’oblitération, d’addition, d’intervention, de contraction, etc. Voici quelques uns des changements les plus fréquemment employés : ail et al se changent en au ; on ajoute souvent au commencement des mots un s épenthétique ; l’articulation r est généralement déplacée ; les liquides l et r permutent facilement ; le c initial latin se transforme en ts, tsar pour carus ; tsabre pour capra, etc. Comme l’auvergnat constitue une véritable langue, dont l’étude présente un intérêt tout spécial pour nos lecteurs français, nous entrerons à son sujet dans quelques détails. L’auvergnat se subdivise en une grande quantité de dialectes ou sous-dialectes, différant très peu les uns des autres, et pouvant se ramener à trois types caractéristiques : le brivadois ou dialecte du haut-Allier ; le limanien, ou patois du bas Allier ; et le dorien, parlé dans la vallée de la Dore. L’orthographe de l’auvergnat n’est pas bien nettement déterminée, parce que ce n’est qu’accidentellement que l’on a tenté de transcrire le patois ; de là plusieurs systèmes variant d’individu à individu. Aux quelques remarques phoniques sur l’auvergnat que nous avons données plus haut, nous ajouterons celles-ci : les élisions et les contractions affectent les voyelles finales des mots, ainsi que les syllabes entières de l’article et du pronom ; le c, le g, le j et le s français sont remplacés généralement par les articulations doubles ts, tz, dz, tch et ch ; t devant i et u se rapproche un peu du son g ; les diphthongues sont très multipliées. La grammaire auvergnate mérite quelque attention ; l’article défini se place, comme en français devant les substantifs, et, combiné avec les prépositions a, de, etc., affecte certaines formes intermédiaires entre les formes analogues de l’italien et du français. L’auvergnat possède deux genres, le masculin et le féminin, et deux nombres, le singulier et le pluriel ; l’adjectif s’accorde en genre et en nombre avec le substantif auquel il se rapporte ; les degrés de comparaison se forment analytiquement comme en français. Par une particularité assez curieuse, les deux premiers noms de nombre ioun, un, et dou, deux, sont susceptibles de recevoir le féminin (iuna et dua) ; les pronoms indéfinis les plus fréquemment usités sont ; tsaque, tsasquioun, chaque, chacun ; paioun, personne ; tut, tout ; tuttei, tous ; tau, tel ou telle ; quau, quel ou quelle ; quauque, quelque ; plujeur, plusieurs, etc. Généralement, le patois fidèle en cela aux principes synthétiques de l’ancienne langue latine, n’admet pas le pronom personnel devant le verbe ; il ne l’emploie guère que comme régime direct ou indirect. Les verbes auvergnats, outre le verbe substantif esse ou estre, être, se subdivisent, comme en français, en verbes actifs, passifs, neutres ou pronominaux et impersonnels ; les verbes ont également cinq modes et huit temps ; il y a trois genres de conjugaisons : la conjugaison en a, répondant à la notre en er ; la conjugaison en i ou y, répondant à la notre en ir ; et celle en re, répondant à la notre en re. On trouve pareillement, en auvergnat, les verbes réguliers, irréguliers et défectifs. Les adverbes, invariables comme en français, sont en grand nombre ; nous citerons parmi eux : arsere, hier ; tudzur, toujours ; tut-bèlament, bravement, doucement ; anea, aujourd’hui ; fora, dehors ; liei, tôt ; keiche, pourquoi ; beliau, peut-être ; amoun, où, etc. Les conjonctions suffisent à remplir toutes les fonctions de copulation, d’alternative, de conclusions etc. Les interjections les plus remarquables sont : ha ! pour marquer l’étonnement ; haau ! pour appeler ; hé ? bé ? pour interroger ; pecaire ou petzeire, pour s’apitoyer, etc. La syntaxe auvergnate est presque absolument identique à la syntaxe française ; elle se fait remarquer principalement par un grand degré de concision, de simplicité et aussi de sévérité. Dans cette syntaxe toute primitive, dit M. H. Douniol, une chose caractéristique, c’est la rigueur des règles grammaticales. Le paysan ignorant, borné, y conforme son langage, bien mieux que ne font beaucoup de personnes instruites aux principes de la construction française. Ni la correspondance des temps, ni l’accord des participes et des adjectifs ne l’embarrassent un seul moment ; il les rencontre juste de prime-saut, avec son instruction traditionnelle, toute d’habitude, comme nous le faisons en français après des études bien suivies. En raison de cette simplicité de constructions, on ne fait usage, dans le patois, ni des incidences, ni des ellipses, ni des périodes, si familières aux langues cultivées.

Quant aux trois dialectes types de la basse Auvergne, dont nous avons plus haut constaté l’existence, voici les principaux caractères qui les distinguent les uns des autres et qui constituent leur individualité propre. Le brivadois se fait remarquer par une prononciation sèche, un peu contenue, où domine l’a muet, l’u, la diphthongue ci, le ds, le tz, et par l’absence absolue du pronom personnel devant le verbe. Le limanien affecte au contraire, de multiplier les sons larges et ouverts comme â, ô, aou (diphthongue), les hiatus et les articulations tch et dj ; sa construction grammaticale se rapproche davantage de celle du français. Le dorien remplace la terminaison ordinaire des pluriels féminins a, et les infinitifs en a ouvert, par ai ou  ; ainsi, par exemple, le brivadois dira huras, heures ; le limanien, hourâs ; et le dorien, hourai ; plusieurs consonnes, dans les mots d’origine française, conservent leur prononciation primitive.

Littérature de l’Auvergne. Puisque nous avons accordé à l’auvergnat la même valeur philologique qu’une autre langue, il serait injuste de ne pas jeter un coup d’œil rapide, mais attentif, sur la littérature à laquelle il a donné naissance. Comme la plupart des littératures vraiment populaires, la littérature auvergnate est avant tout une littérature de tradition orale, une littérature parlée. De bonne heure, l’Auvergne eut comme la Provence, ses troubadours, dont plusieurs œuvres remarquables nous ont été conservées. Parmi les meilleurs de ces anciens poëtes que produisit l’Auvergne, nous citerons en première ligne Rogiers, qui mourut moine à Grammont : Ganselme Faydit, sorte de Villon anticipé, qui suivit Richard Cœur-de-Lion en Palestine, et éleva ses prétentions amoureuses jusqu’à Marie de Ventadour ; le moine de Montaudon, qui s’acquit en Espagne et dans le Roussillon une grande réputation par ses vers lestes, qui souvent jetaient le froc aux orties. Plusieurs autres troubadours cultivèrent, en Auvergne même, la langue provençale : Pierre d’Auvergne, Peyrols, Guillaume de Saint-Didier, Dona Castellosa, Clara Danduze, etc. Tous ces poëtes se servaient de la langue provençale, dont l’usage persista jusqu’au XIIe et au XIIIe siècle ; mais, dans cette langue de convention, se glissaient souvent des idiotismes nationaux, qui lui donnent un cachet tout particulier. Un des plus anciens monuments qui nous aient conservé des formes initiales et primitives de l’auvergnat est le serment prononcé, en 1198, par Robert de la Tour, évêque de Clermont, et qui commence ainsi : En Robertz, par la gratia de Deu, evesque de Clermont, promete a bona fe a totz les homes et a totas les femmas de Clermont, et ce aquels que is sont a ora, o que is seront, que eu nos penrai ny farai penre lor cors, etc. « Le mélange des deux langues, dit M. H. Douniol, ressort à chaque ligne, dans ce serment. A première vue, on le dirait un monument provençal. Si on le lit, toutefois, avec la prononciation patoise, on le trouve beaucoup moins roman qu’il ne le paraît. » Enfin, deux autres documents importants aident à fixer la date précise de la formation de l’auvergnat, ou du moins de son apparition décisive : ce sont les deux chartes communales de la ville de Monferrand, 1248, et de la ville de Besse, 1250. Ces deux pièces, outre leur valeur au point de vue de la linguistique, offrent encore un intérêt particulier pour l’histoire du droit communal en Auvergne. Le livre des Prébendaires des Chases, rédigé vers la fin du XVe siècle, vient nous révéler une évolution nouvelle de la langue auvergnate. A côté de ces documents officiels, amusants, fort curieux, on possède d’anciens noëls, qui remontent à peu près au XVIe siècle, mais qui sont empreints d’un sentiment de piété naïve et spontanée, qu’on retrouve du reste dans la plupart des noëls des différentes littératures populaires de la France. La poésie auvergnate, du moins à cette époque, respire généralement un caractère de mélancolie profonde et grossière en même temps, qui s’éloigne bien des accents enjoués et spirituels de la muse provençale. « Pouvaient-ils donc, dit fort justement M. H. Douniol, avoir la douce et riche poésie, ces pauvres paysans d’Auvergne, soumis à un climat changeant et âpre, courbés sans cesse vers une terre pénible, qui ne donne rien d’elle-même, pressurés enfin par le seigneur, par les agents du roi, par l’usure, comme une inépuisable mine de richesse ? Comment leur imagination eut-elle été gracieuse et vive, ainsi que celle qu’engendrent le chaud soleil et l’air parfumé de la Provence ?… Si ces noëls populaires manquent de finesse d’idée et de délicatesse d’expression, il possède au moins un incontestable mérite de rusticité naïve. Ce sont des chants de plaintes sur les maux de toutes sortes que souffrait le paysan, et d’espérance que la venue du Fils de Dieu les ôtera. » Cette strophe, par exemple, est caractéristique et pourra parfaitement servir à donner la note, le ton général des noëls auvergnats : « Nous n’avons ni or ni argent – ni guère de monnaie – comme en ont les gens – qui portent la soie. – Ils ne nous ont rien laissé – qu’un manteau rapiécé. » Du temps des guerres de religion, plusieurs cantiques protestants furent composés en auvergnat par les huguenots qui avaient établi leurs derniers campements dans la basse Auvergne, et aujourd’hui encore les femmes les chantent pour endormir les enfants. Le théâtre est représenté dans la littérature auvergnate, par une moralité ou un mystère datant du XVe siècle, et recueilli par l’infatigable Dulaure. Une seule scène, rédigée en auvergnat, a été ajoutée, avec la date de 1477, au texte manuscrit de cette moralité, dont on ne connaît pas le titre.

Au XVIIe siècle, une réaction très favorable à la littérature auvergnate eut lieu dans les classes élevées. L’abbé Tailhandier se plaça à la tête du mouvement ; il voulut même fonder une académie destinée à conserver et à polir le langage limanien. C’était aller un peu loin. Cependant il trouva des partisans, et l’on se mit à composer, en auvergnat, une foule de vers, d’épîtres, de dissertations, que l’abbé Tailhandier s’occupa de rassembler. « Ils se réunissaient, dit M. H. Douniol, pour composer, lire ou chanter des pièces patoises, s’écrivaient les uns aux autres des épîtres versifiées dans cette langue, dissertaient sur ses tours, ses expressions, ainsi qu’auraient pu faire de vrais académiciens. » Parmi ses littérateurs nationaux, on remarque les frères Laborieux, qui écrivirent en collaboration une Paraphrase de sept psaumes de la pénitence, un Noël sur les Grands Jours de 1665, un poëme sur les vendanges et un autre sur le travail des vignes et l’usage du vin ; Joseph et Gabriel Paturel, auteurs d’une Paraphrase du troisième livre de l’Imitation de Jésus-Christ et d’un petit poëme intitulé l’Homme Counten ; François Pesant, qui a composé un nombre considérable de noëls ; Amable Faucon, qui, à une époque assez rapprochée de nous, publia la Henriade de Voltaire, mise en vers burlesques auvergnats, imités de ceux de la Henriade travestie de Marivaux, etc. Du reste, à l’exception d’un petit nombre, la plupart de ces auteurs ne possédaient pas un cachet original bien franc. Presque tous ces ouvrages ne sont au fond que des pastiches ; pour ceux qui les ont écrits, le patois est un idiome d’emprunt : ils les ont pensés en français. Ils n’avaient ni les idées, ni le tour d’esprit du peuple dont ils ont pris le langage. De nos jours, quelques personnes ont cultivé le patois auvergnat avec assez de succès, et sont même arrivées quelquefois à de meilleurs résultats que les écrivains dont nous venons de parler. Parmi eux, nous citerons tout d’abord l’ancien juge de paix de Gelles, M. Roy, qui a eu le mérite inappréciable de traiter dans une langue nationale des sujets tout aussi nationaux, empruntés directement à la vie journalière du peuple auvergnat ; M. Ravel s’est aussi acquis une certaine réputation dans la même voie ; mais son style, et surtout la nature des sujets qu’il a traités de préférence, ont une saveur d’originalité moins caractéristique que celle de M. Roy.

A côté de cette littérature écrite, généralement factice et artificielle, sur laquelle nous venons de jeter un coup d’œil, et dont les monuments sont peu multipliés, il existe une autre littérature beaucoup plus spontanée et partant beaucoup plus intéressante ; c’est la littérature parlée, transmise fidèlement de génération en génération par voie de tradition orale. Il y aurait un beau travail à faire sur ce sujet. C’est là, dit M. Douniol, la littérature populaire véritable, celle qui n’emprunte aux littératures cultivées ni ses formes, ni ses mots, ni ses pensées, et où toutes les choses de la vie, objets, sensations, idées, désirs, sont comprises, rendues, accomplies, suivant que les éprouve le peuple des champs. Le peuple a ses poëtes, compositeurs sans nom, inconnus, ignorants des droits d’auteur, et dont les œuvres, confiées un jour à la mémoire d’une veillée, vont se répandant et s’établissant dans le souvenir de chaque jeune homme et de chaque jeune fille. Parmi ces œuvres naïves, nous mentionnerons ces chants rustiques, généralement anonymes et empreints d’un sentiment si vrai et si poétique, les Pastourelles ou les Vachères, long dialogue entre une bergère et un berger ou un chevalier, et ancien débris des poésies provençales des troubadours ; les ballades, les montagnardes et les bourrées, complètement analogues aux danses et rondes provençales, etc.

[G.D.U., t. I, p. 1018 d - 1020 a]