Corneille [Thomas] : poëte dramatique, frère du grand tragique, né à Rouen le 20 août 1625, mort aux Andelys, le 9 décembre 1709. Il avait dix-neuf ans de moins que son frère, dont les triomphes décidèrent de sa vocation et le tournèrent du côté du théâtre. Il y eut d'ailleurs entre eux une conformité bien remarquable de goûts, de mœurs, et de vie. Ils avaient épousé les deux sœurs, et vécurent ensemble dans la même maison pendant vingt-cinq ans et jusqu'à la mort de Pierre, sans jamais songer à faire le partage des biens de leurs femmes. Aussi Racine, répondant au discours de Thomas Corneille à l'Académie française, le félicitait de cette grande " amitié qu'aucun intérêt, non pas même aucune émulation pour la gloire n'avait pu altérer ". Il ajoutait, après avoir tracé un magnifique éloge du grand Corneille : " Vous auriez pu mieux que moi rendre à Pierre Corneille les honneurs qu'il mérite, si vous n'eussiez appréhendé qu'en faisant l'éloge d'un frère avec qui vous aviez tant de conformité, il ne sembla que vous fissiez votre propre éloge. C'est cette conformité que nous avons tous eue en vue, lorsque, tout d'une voix, nous vous avons appelé pour remplir sa place. "
Thomas débuta aussi par des comédies, et emprunta ses premiers sujets aux Espagnols. Il s'abandonna ensuite à ses propres inspirations, et composa des tragédies qui eurent un grand succès. Timocrate surtout (1656) obtint une vogue si prodigieuse que Louis XIV quitta Versailles pour aller la voir jouer au théâtre du Marais. On la représenta pendant six mois, et les comédiens se lassèrent avant le public. Elle n'a d'ailleurs jamais reparu sur la scène. Thomas Corneille fit ensuite paraître successivement : Bérénice, sujet tiré du roman de Cyrus, par Mlle de Scudéry (1657) ; Commode, que Louis XIV fit jouer à son théâtre du Louvre en 1659 ; Stilicon, qui n'eut qu'un médiocre succès.
Son meilleur poëme tragique est Ariane, qui, composé, dit-on, en dix-sept jours (1672), soutint heureusement la concurrence avec le Bajazet de Racine, et où se trouvent des beautés de sentiments et des situations touchantes. Le Comte d'Essex (1678), malgré le vague de l'action et la pâleur des caractères, méritait en partie son succès. C'est dans cette pièce que se trouve le vers fameux, imité d'un passage de Tertullien (Martyrem fecit causa, non poena) :
En 1677, la veuve de Molière pria Thomas Corneille de mettre en vers le Festin de Pierre, et cette traduction versifiée a depuis toujours été représentée sous cette forme jusqu'à ces derniers temps, où l'on a repris la pièce en prose de Molière. Thomas avait une facilité prodigieuse de versification, ce qui, sans doute, a donné lieu à l'anecdote plus ou moins authentique de Voisenon, qui prétend que lorsque Pierre était en quête de rimes, il levait une trappe pour les demander à son frère, logé au-dessous de lui.
Un souvenir assez comique se rattache même à cette particularité : un jour que l'auteur du Cid trouvait la rime encore plus rebelle qu'à l'ordinaire, et qu'il ne cessait de lever la fameuse trappe, il se vit de nouveau arrêté à la fin d'un vers, en quête du mot qui pût rimer avec perde. Or, ce verbe est bien le plus malheureux de tous ceux de la langue française ; par une fantaisie inexplicable, il ne peut finir un vers que dans la plus déplorable société, c'est-à-dire qu'il ne peut rimer qu'avec un mot qui est encore fort loin d'avoir conquis ses lettres de noblesse, bien que Cambronne l'ait presque rendu héroïque à Waterloo, et que M. Victor Hugo lui ait accordé les honneurs du mot de la fin dans un des plus célèbres chapitres de ses Misérables. Eh bien ! c'est ce mot que répondit Thomas, en l'accentuant sans doute quelque peu méchamment pour mieux donner le change à son frère, dont les cheveux durent se dresser d'horreur, mais qui, sans doute, ne manqua pas d'en rire beaucoup quand il eut compris dans quelle impasse il s'était fourvoyé.
Mais revenons au sérieux. Thomas, admis à l'Académie française après la mort de l'illustre auteur du Cid (1685), eut lui-même la satisfaction de recevoir son neveu Fontenelle en 1691. Il acquitta sa dette d'académicien en donnant une édition des Remarques de Vaugelas, avec d'excellentes notes, prit une part active aux travaux du Dictionnaire, et composa un Dictionnaire des termes d'art et de sciences pour servir de supplément à celui de l'Académie. On peut regarder cet ouvrage comme la première base de celui de Chambers et de l'Encyclopédie. Il fut publié en 1694 [Fontenelle en a donné une troisième édition en 1732, ainsi qu'un Dictionnaire universel géographique et historique (1708), l'un des premiers ouvrages de cette nature que l'on ait vus en France. C'est aussi lui qui a rédigé les Observations de l'Académie française sur les Remarques de Vaugelas, 1704]. Son théâtre comprend une quarantaine de pièces, comédies, tragédies et quelques drames lyriques. Il a eu de nombreuses éditions successives ; l'édition de 1722 passe pour la plus complète. Il manque d'originalité, de chaleur et d'invention, mais non de sentiment, de pathétique et d'entente des ressources dramatiques. Son style et sa versification sont d'une facilité un peu prosaïque. Boileau, qui l'appelle ironiquement un cadet de Normandie, l'avait trop déprécié ; mais Voltaire, de son côté, l'a jugé avec trop de faveur en disant de lui : " C'était un homme d'un très-grand mérite et d'une vaste littérature ; et, si vous exceptez Racine, auquel il ne faut comparer personne, il était le seul de son temps digne d'être le premier au-dessous de son frère ". Écrivain laborieux, trop fécond sans doute, il n'est qu'un poëte dramatique de second ordre ; encore quelques-uns lui ont ils contesté ce rang. Dans sa vieillesse, il fut admis à l'Académie des inscriptions, et devint aveugle quelques années avant sa mort.
Thomas Corneille était, comme son frère, sincèrement attaché à la religion, dont il remplissait tous les devoirs sans affectation. Tolérant et doux par nature, il avait en horreur le prosélytisme, et ses croyances, il ne voulait les imposer à personne. Aimant l'étude et recherchant la paix, il goûtait toutefois, avec plaisir, l'encens de la gloire littéraire, qu'il trouvait supérieur à tout, au pouvoir, aux honneurs, à la fortune même. Il joignait à une politesse exquise le cœur le plus tendre ; il se complaisait à vanter le mérite des autres, et était heureux d'applaudir à leurs succès. Sa mémoire était surprenante ; il récitait ses pièces, sans même porter avec lui les manuscrits. Il laissa à son neveu Fontenelle une tâche bien difficile, celle de faire oublier les grâces d'une conversation légère, enjouée, fine, spirituelle, charme qu'il possédait à un haut degré ". [GDU, t. 5, pp. 153 d - 154 a]