Ducange (Charles DU FRESNE, seigneur), Historien, philologue, glossateur et l'homme le plus savant de son siècle, né à Amiens en 1610, d'une ancienne famille de noblesse militaire qui, expulsée de Calais en 1347 par les Anglais, qu'elle avait héroïquement combattus, était venue s'établir à Amiens à la fin du XVe siècle. Ruinés par la guerre, les ancêtres de Du Cange avaient obtenu des offices de judicature et tenaient encore un rang considérable dans la province de Picardie. Après avoir fait de bonnes études au collège de sa ville natale, alors dirigé par les Jésuites, il alla étudier le droit à cette école d'Orléans qui avait conservé les traditions savantes du XVIe siècle, et fut reçu avocat au parlement de Paris en 1631. Quelque sérieuses que fussent pour lui les occupations du barreau, elles ne suffisaient cependant pas à la puissante activité de son esprit, ni à cette soif immense de recherches érudites qui tendait à l'absorber tout entier. Aussi abandonna-t-il bientôt cette carrière qui l'eût bien certainement conduit à un siège de magistrat, pour se retirer dans son pays natal et se plonger dans les études les plus profondes sur l'histoire, la géographie, la législation, la philologie, la philosophie, la numismatique, la paléographie, l'épigraphie et toutes les parties de l'archéologie. Ainsi s'écoulèrent pour lui de nombreuses années dans l'obscurité et le bonheur du foyer domestique, ainsi que dans l'exécution des plus vastes travaux que l'érudition ait jamais entrepris. Les occupations de l'esprit, qui épuisent à la longue les intelligences les plus riches, étaient pour lui comme un délassement, et il semblait même y puiser une sève nouvelle. On est épouvanté quand on songe au nombre presque infinie de matériaux de tous genres et de manuscrits qu'il dut non-seulement consulter, mais déchiffrer, interpréter et dépouiller, afin de rassembler les documents nécessaires à la rédaction de ses ouvrages. Aussi modeste qu'il était laborieux, il n'avait encore rien donné au public à l'âge de quarante-cinq ans, et ce ne fut qu'en 1657 qu'il fit paraître son Histoire de Constantinople sous les empereurs français, épisode détaché de l'ensemble de ses vastes compositions, où il donna les preuves d'une telle abondance, d'une telle infaillibilité de savoir et d'une critique si lumineuse, que ses contemporains en furent émerveillés. Malgré le succès de cette publication, il laissa encore passer huit ans avant de mettre au jour une nouvelle production. Le Traité historique du chef de saint Jean-Baptiste ne parut en effet qu'en 1665. L'auteur y examine avec une grande richesse d'érudition quelle a été depuis l'antiquité la destinée de la tête du précurseur de Jésus-Christ. Quelque étrangère que cette question paraisse à nos préoccupations modernes, il ne faut pas oublier qu'elle avait alors un intérêt très-réel. Diverses églises, et notamment la cathédrale d'Amiens, se vantaient de posséder la précieuse relique; aussi Du Cange conclut nécessairement en faveur de sa ville natale. Mais bientôt il mit au jour les travaux plus importants qui l'occupaient dan sa studieuse retraite. Son édition de l'Histoire de saint Louis par le sieur de Joinville (1668), où il corrigea et restitua le texte altéré, autant que cela était possible à cette époque, avec une sagacité que les découvertes ultérieures ont mise en lumière, et à laquelle il joignit une foule de dissertations sur tout ce qui se rattache au règne de ce prince, atteste sa préoccupation de restaurer les anciens monuments de notre histoire et d'en aborder les parties inexplorées. On imaginerait difficilement aujourd'hui quels trésors d'érudition et quelles lumières il a répandus sur nos antiquités nationales. Il faut citer surtout les morceaux relatifs aux guerres privées, sujet pour ainsi dire inconnu avant lui, et ses études sur les comtes palatins, sur le comté de Champagne, sur les armes, l'oriflamme, les armoiries, les fêtes, les tournois, les lois saliques, l'administration de la justice par les rois en personne, etc. Toutefois, écrivant au fond de sa province, Du Cange n'a aucune élégance dans le style; ses dissertations sont souvent verbeuses et diffuses, et son langage n'annonce pas un contemporain de Pascal et des grands écrivains de cette brillante période littéraire. Il intéresse, mais par le fond de ses récits, non par le relief qu'il leur donne sous le rapport de la forme. L'année même de cette publication, il vint se fixer à Paris, où sa réputation l'avait dès longtemps précédé et où il publia le texte de plusieurs historiens du Bas-Empire, qu'il accompagna de traductions latines et de notes historiques et philologiques de la plus haute valeur, qui sont demeurées les modèles du genre. Chargé par Colbert de préparer un projet pour la collection des historiens de la France, il dressa un plan qui malheureusement ne fut pas réalisé, l'entreprise ayant été pour le moment abandonnée. C'est alors qu'ayant perdu l'espoir d'utiliser ses études sur l'histoire de France, il entreprit la rédaction de son Glossaire de la basse latinité (Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, 1678), immense recueil où, sous un titre modeste, il a élevé un des monuments les plus remarquables et les plus fameux de l'érudition du grand siècle. Cette entreprise de faire revivre une langue intermédiaire, dont on était alors bien loin de soupçonner l'importance pour l'étude de l'histoire du moyen âge, était le produit de quarante années d'études, de lectures, d'observations et de notes puisées dans cinq mille auteurs de la basse latinité, dont Du Cange dresse le catalogue et donne les traits biographiques principaux. Non content de déterminer avec une précision rigoureuse la signification de près de 140,000 mots, il entre dans les détails les plus intéressants sur les institutions et les mœurs de temps peu connus jusqu'alors. Souvent même ses observations ont assez d'étendue pour se transformer en dissertations littéraires ou historiques. La science moderne a puisé à pleines mains dans ce précieux dépôt, qui a encore été augmenté par les bénédictins, et qui, enrichi de nouveaux travaux, est devenu une véritable encyclopédie du moyen âge. MM. Didot en ont donné une nouvelle édition en 1844. Il faut citer encore de Du Cange ses recherches et ses travaux sur les écrivains byzantins et sur l'histoire de Constantinople; ses Familles byzantines, sa Constantinople chrétienne, son Glossaire grec, non moins précieux que son Glossaire latin, ses éditions de Zonaras, de Jean Cinname et le grand nombre de matériaux et d'ouvrages historiques, généalogiques et géographiques qu'il a laissés en manuscrits; et dont l'impression, souvent résolue, n'a pas encore été exécutée. Ce savant laborieux, qu'on a surnommé le Varron français, mourut à Paris en 1688. Il n'était pas moins estimé pour sa modestie, ses vertus domestiques, son abnégation, l'élévation de son caractère et la pureté de ses mœurs. La ville d'Amiens lui a élevé une statue (1849) et l'hôtel des Monnaies de Paris a frappé, en 1850, une médaille en son honneur. V. l'excellente Étude sur la vie et les ouvrages de Du Cange, par M. Léon Feugères (Paris, 1852), où se trouvent un grand nombre d'intéressants détails biographiques, littéraires; bibliographiques et historiques.

[G.D.U., t. VI, p. 1324 d - 1325 a]