Féraud (Jean-François), jésuite, savant lexicographe français, correspondant de l’Institut, né à Marseille en 1725, mort en 1807. Il a laissé, sur la langue française, des ouvrages peu connus, mais où l’on trouve d’excellentes choses. En voici les titres : Nouveau dictionnaire des sciences et des arts (1753, in-8°), livre qui a contribué à faire admettre plus tard les termes scientifiques dans les dictionnaires de notre langue ; Dictionnaire grammatical de la langue française (1761, in-8°), où se trouvent résumées les observations des premiers grammairiens français ; Dictionnaire [sic] critique de la langue française (1787-1788, 3 vol. in-4°)

[G.D.U. du XIXe siècle, t. 8, p, 243 c)


Synonymes français, par M. Guizot (1809). Ce traité des synonymes est d’autant mieux fait que, venant après Girard, Roubaud et Beauzée, l’auteur a eu leurs ouvrages pour modèles et pour guides. Ces trois synonymistes avaient traité la question chacun à son point de vue et dit d’excellentes choses ; mais, au lieu de s’entr’aider mutuellement, leurs ouvrages se trouvaient, pour ainsi dire, en opposition. Les complétant, les éclairant et les corrigeant l’un par l’autre, M. Guizot les associa et les fit travailler en commun à son œuvre. En y ajoutant des articles d’une logique inflexible et d’une netteté incomparable, il s’est placé au nombre des maîtres dont il publiait et vivifiait les travaux.

En 1862, M. Victor Figarol fit paraître une nouvelle édition, approuvée par l’auteur et enrichie des progrès que M. Lafaye avait fait faire à la science des synonymes.

Deux citations suffiront pour démontrer l’excellence de l’œuvre et la conscience apportée par l’auteur à sa rédaction :

« Volupté — Débauche — Crapule. La volupté suppose beaucoup de choix dans les objets, même de la modération dans la jouissance. La débauche suppose le même choix dans les objets, mais nulle modération dans la jouissance. La crapule exclut l’un et l’autre. »

« Dessein — Projet — Entreprise. Dessein et projet ne supposent point d’action. Entreprise suppose un commencement d’action. Il est beau, sans doute, de concevoir un dessein hardi, de former un noble projet, mais il est encore plus beau de mener à fin une entreprise difficile. L’entreprise diffère en genre du projet et du dessein ; le projet et le dessein ne diffèrent entre eux qu’en espèce. Le projet est moins réfléchi que le dessein ; celui-ci suppose la connaissance d’un but et l’étude des moyens, un plan en un mot ; l’autre ne suppose qu’une conception de l’esprit beaucoup plus vague. On commence par faire un projet ; on y réfléchit davantage, il devient dessein ; le dessein une fois conçu, on fait de nouveaux projets pour l’entreprise. Faire des projets suppose dans l’esprit une certaine inquiétude qui l’empêche de demeurer inactif. Concevoir un dessein annonce qu’il est capable de combiner entre eux des moyens et de les adapter au but. Hasarder l’entreprise indique de la hardiesse dans le caractère. Des projets peuvent n’être que des châteaux en Espagne ; un dessein peut ne pas être assez réfléchi ; une entreprise peut être téméraire. On dit : un homme à projets, un dessein mal conçu, une entreprise mal dirigée. On projette une entreprise ; on n’en fait pas le dessein. César projeta l’entreprise la plus audacieuse lorsqu’il tenta d’assujettir Rome ; tout autre que lui, faute de savoir combiner un pareil dessein, eût renoncé à ce projet. Un projet n’est qu’une pensée :

Tous ses projets semblaient l’un l’autre se détruire

Racine

En mille vains projets à toute heure il s’égare

Boileau

Le dessein est un plan : « Mon dessein n’est pas d’entrer dans tous les détails, mais seulement d’exposer des maximes générales et de donner des exemples dans les occasions difficiles. » (J.-J. Rousseau)

[G.D.U. du XIXe siècle, t. 14, p. 1333 b - c]


Sainte-Palaye (Jean-Baptiste De La Curne De), savant français, né à Auxerre en 1697, mort à Paris en 1781. Il appartenait à une ancienne famille et son père avait été gentilhomme du duc d’Orléans, puis receveur du grenier à sel d’Auxerre. D’une constitution débile, le jeune La Curne resta dans le giron maternel jusqu’à l’âge de quinze ans et commença seulement alors ses études. Il travailla tant et si bien, pour réparer le temps perdu,, qu’à vingt-sept ans, il était admis à l’Académie des inscriptions (1724), bien qu’il n’eût encore rien publié à cette époque. En 1725, il fut envoyé à Wissembourg, auprès du roi Stanislas, et, chargé d’une mission diplomatique ; mais il ne tarda pas à revenir aux lettres. D’abord il s’occupa d’un mémoire sur deux passages de Tite-Live et de Denys d’Halicarnasse (1727), puis il dirigea ses recherches sur nos origines nationales. Jusqu’en 1740 il donna de curieuses notices, puisées dans les vieilles chroniques françaises. « La lecture qu’il faisait des chroniqueurs et des romanciers le conduisit à former une triple et vaste entreprise, d’expliquer d’abord l’une des institutions les plus remarquables du moyen âge, la chevalerie ; ensuite de composer un dictionnaire des antiquités françaises et un glossaire complet des variations de notre langue. Au premier de ces ouvrages, où l’intérêt l’emporte sur l’érudition, il voulut joindre une histoire des troubadours. Dans ce dessein, il retourna en 1749 en Italie (il y avait fait un voyage en 1739), en rapporta quatre mille pièces inédites ou peu connues, apprit seul la langue provençale et forma de ses immenses matériaux une collection de 23 vol. in-fol. ».

Ensuite il donna une partie de son Glossaire de l’ancienne langue française. Mais son ouvrage le plus considérable est le Dictionnaire des antiquités françaises, qui ne forme pas moins de 40 volumes in-folio. Cette collection, acquise par M. Moreau, se trouve actuellement à la bibliothèque nationale, et ses dimensions ne permettent point de songer à la publier. Une tendre amitié unissait La Curne à son frère jumeau. Jamais ils ne se séparèrent ; ils eurent le même logement, les mêmes habitudes, les mêmes sociétés, les mêmes amusements. Sainte-Palaye mourut plus qu’octogénaire. Outre son titre de membre de l’Académie des inscriptions, il avait été reçu en 1758 à l’Académie française, en raison de ses travaux sur la langue, et il faisait aussi partie des Académies de la Crusca, de Dijon et de Nancy. Les autres ouvrages de ce savant sont : Lettres à Bachaumont sur le bon goût dans les arts et les lettres (s. l. 1751, in-12) ; Mémoires sur l’ancienne chevalerie considérée comme un établissement politique et militaire (Paris, 1759-1781, 3 vol. in-12). Le tome iii, dont Ancillon fut l’éditeur, contient différérentes pièces peu connues ; une nouvelle édition annotée en a été donnée sous le nom de Charles Nodier (Paris, 1826, 2 vol. in-8°). Cet ouvrage a été traduit en polonais, en anglais et en allemand. Le même savant a publié, en 1756, le fabliau d’Aucassin et Nicolette (in-12).

[G.D.U. du XIXe siècle, t. 14, p. 63 c]

Dictionnaire historique de l’ancien langage françois, ou Glossaire de la langue française depuis son origine jusqu’au siècle de Louis XIV, par La Curne de Sainte-Palaye (Paris, 1876, in-4°). Il y a à la Bibliothèque nationale un immense recueil dû aux soins d’un membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et de l’Académie française, La Curne de Sainte-Palaye (1697-1781) : c’est un dictionnaire historique de la langue française, dont il existe deux manuscrits, l’un formant 31 volumes, l’autre 61 in-folios, et dont M. L. Favre, auteur d’un Glossaire du Poitou, de la Saintonge et de l’Aunis, vient d’entreprendre la publication. Au point de vue philologique, l’œuvre de La Curne de Sainte-Palaye ne saurait rendre que très peu de services, mais elle met en relief, à défaut de l’origine et de la formation des mots, le sens et la signification de toutes les expressions servant à expliquer les institutions, les mœurs, les usages de l’ancienne France.

[G.D.U. du XIXe siècle, t. 17, Second Supplément, p. 1047 b]

Favre (Léopold), imprimeur et écrivain français, né à Mareuil (Vendée) en 1817. — Il est rédacteur en chef de la « Revue de l’Ouest ». Outre trois ouvrages : Histoire politique de l’année 1877 (Niort, 1878, 2 vol. in-8°) ; Histoire de l’Internationale et du socialisme (1879, in-8°), et Histoire de la ville de Niort (1880, in-8°). Mais c’est à titre d’éditeur sagace et hardi que cet écrivain-imprimeur a rendu aux lettres françaises de précieux services que l’on attendait en vain, depuis plus d’un siècle, des grandes librairies de Paris. On lui doit des éditions soignées des ouvrages suivants : Dictionnaire historique de l’ancien langage françois, par Lacurne de Sainte-Palaye (Niort, 1875-1882, 10 vol. in-4°) ; Glossaire françois, de Du Cange (1879-1880, 2 vol. in-8°) ; Dictionnaire des termes du vieux françois, par Pierre Borel (1882, 2 vol. in-8°) ; Glossaire du droit françois, de Ragueneau (1882, in-4°) ; Glossarium mediae et infimae latinitatis, de Du Cange (1883 et suiv., 10 vol., in-4°). — Son fils, Favre (Paul), né à Niort en 1841, a donné des éditions nouvelles de Rabelais, du Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres, etc.

[G.D.U. du XIXe siècle, t. 17, Second Supplément, pp. 1236 a - b]


Littré (Maximilien-Paul-Émile), philosophe, philologue et homme politique, né à Paris le 1er février 1801. Au sortir du collège, où de brillants succès l’avaient mis en évidence, il se fit élève en médecine et devint interne des hôpitaux. Mais, poussé par son goût pour les lettres, il renonça bientôt à la pratique de l’art médical, pour faire une étude approfondie du grec et apprendre l’arabe, le sanscrit, ainsi que divers autres idiomes. Doué d’un esprit investigateur et sagace, travailleur infatigable, M. Littré s’attaqua dès ce moment au domaine presque tout entier de la science. Il avait fondé depuis deux ans, avec MM. Bouillaud, Audral, etc., le Journal hebdomadaire de médecine, lorsque éclata la révolution de juillet 1830. M. Littré, qui dès cette époque appartenait au parti démocratique, fit partie des combattants qui renversèrent le trône de Charles X, et entra, quelque temps après, à la rédaction du National, dont il fut jusqu’en 1851 un des collaborateurs les plus distingués. Toutefois, la politique ne lui fit point oublier ses travaux d’érudit et de savant. En 1837, il fonda avec Dezeimeris un nouveau journal médical, l’Expérience, et commença, en 1839, la publication de son édition et de sa belle traduction des Œuvres d’Hippocrate (1839-1861, 10 vol. in-8°), qui lui valut d’être nommé, cette même année, membre de l’Académie des inscriptions. Après la mort de Fauviel (1844), cette compagnie savante le désigna pour faire partie de la commission chargée de continuer l’Histoire littéraire de la France. Il fut un des principaux auteurs des tomes xxi, xxii et xxiii, et commença alors ses longues et profondes recherches sur l’histoire de notre langue.

A cette époque, M. Littré était entré en relation avec Auguste Comte, le créateur de la philosophie positive, et était devenu l’un de ses plus fervents adeptes. Son esprit net, épris d’exactitude, avait été séduit par le caractère scientifique de cette doctrine philosophique et sociale, à laquelle nous consacrons un article à son rang. Aussi, n’en dirons-nous ici que quelques mots, uniquement pour montrer ce qu’il y a d’exagérations passionnées dans les violentes attaques dont M. Littré a été l’objet au sujet de ses idées philosophiques. D’après l’école positive, l’histoire du développement de l’esprit humain présente trois phases essentielles, qui correspondent à trois phases successives de la civilisation. « Dans la première, qui est la phase théologique, dit lui-même M. Littré, l’explication des choses est rattachée à des personnalités qui sont la cause des existences, des phénomènes et des événements. Dans la seconde, qui constitue la phase métaphysique, quand la critique a commencé à ébranler les notions spontanées ou théologiques, une classe d’entités intervient dans le système et élimine çà et là et de plus en plus les êtres divins dont l’agence était admise en tout phénomène ? Dans la troisième qui est la phase positive, on renonce à la recherche à la recherche de l’absolu, c’est-à-dire des causes premières et des causes finales, désormais reconnues inaccessibles et bonnes seulement pour occuper l’enfance de l’esprit humain, et l’on s’applique uniquement à la recherche des lois et des conditions. » Ainsi la philosophie positive renonce à la recherche de l’absolu, quelque forme qu’il prenne soit par rapport à l’origine des choses, soit par rapport à leur fin et à leur but, parce qu’elle est convaincue que toute recherche en ce sens est inutile. Elle ne nie pas les grands problèmes métaphysiques qui, de tout temps, ont préoccupé l’esprit humain ; elle se borne à les éliminer du domaine scientifique ; elle n’affirme pas, comme on l’a répété, le matérialisme, elle dit avec M. Littré : « Dans les sciences positives, on ne connaît aucune propriété sans matière, non point parce que, a priori, on a l’idée préconçue qu’il n’existe aucune substance spirituelle indépendante, mais parce que, a posteriori, on n’a jamais rencontré la gravitation sans corps pesant, la chaleur sans corps chaud, l’électricité sans corps électrique, l’affinité sans substance de combinaison, la vie, la sensibilité, la pensée, sans être vivant, sentant et pensant. » Que ces doctrines aient paru discutables au point de vue philosophique et social, c’est une question que nous n’avons pas à examiner ici ; ce qui est hors de tout conteste, c’est que, employées dans les sciences de raisonnement et d’observation, dans l’histoire politique et littéraire, elles ont donné d’excellents résultats, et que M. Littré lui-même les a appliquées avec le plus grand succès à ses études sur la langue française.

M. Littré resta longtemps le disciple de Comte, et pendant cette période, comme il nous l’a appris lui-même, il lui arriva fréquemment d’émettre, sous son inspiration directe, des doctrines qu’on lui a vivement reprochées, et que d’ailleurs il a abandonnées depuis. Lorsque Comte se jeta dans les idées mystiques, voulut ajouter à ses doctrines un appareil théurgique, M. Littré se sépara de lui, et, depuis la mort du maître, il est resté le chef de l’école positive qui n’a pas suivi ce qu’on a appelé les déviations doctrinales de Comte devenu vieux.

Lors de la révolution de février 1848, M. Littré devint membre du conseil municipal de Paris ; mais dès la fin de la même année, il revint entièrement à ses travaux. En 1854, il fut attaché à la rédaction du Journal des savants, où il a donné un grand nombre d’articles, et fonda, en 1857, la Revue de philosophie positive, qu’il n’a cessé de diriger depuis cette époque. En 1863, il commença la publication de son œuvre capitale, de son Dictionnaire de la langue française (2 vol., gr. in-4°), terminé neuf ans plus tard, en décembre 1872. Nous avons parlé de ce vaste et savant travail, de ce beau monument philologique, à la page 16 de la préface du Grand Dictionnaire. Cette même année 1863, M. Littré se porta candidat à l’Académie française ; mais un virulent pamphlet, dans lequel le fougueux évêque Dupanloup dénonçait ses doctrines comme immorales et impies, l’empêcha d’être élu. Tout en s’occupant sans relâche de la publication de son Dictionnaire, l’infatigable savant donnait dans la Revue de philosophie positive de nombreuses et remarquables études, dont l’une surtout, intitulée Des origines organiques de la morale (janvier 1870), eut un grand retentissement, et lui attira de nouvelles attaques. Peu après, Mme Comte ayant intenté un procès aux exécuteurs testamentaires de son mari, dans le but de les empêcher de publier les dernières œuvres d’Auguste Comte, comme étant indignes de lui, M. Littré se rangea du côté de la veuve, et soutint vivement la légitimité de sa demande. Lorsque les armées allemandes marchèrent sur Paris en septembre 1870, M. Littré, presque septuagénaire, dut, sur les instances de ses amis, se retirer en province. Il se rendit à Bordeaux, et M. Gambetta, ayant réorganisé l’École polytechnique dans cette ville, l’appela à y occuper une chaire d’histoire et de géographie (7 janvier 1871).

Nommé, le 8 février 1871, député de la Seine à l’Assemblée nationale, par 87 686 voix, M. Littré alla siéger sur les bancs de la gauche, parmi les républicains. Il vota pour les préliminaires de paix, pour la dissolution des gardes nationales, contre l’abrogation des lois d’exil, contre la validation de l’élection des princes d’Orléans, pour le retour de l’Assemblée à Paris, etc., et soutint constamment de ses votes la politique de M. Thiers. Dépourvu de tout talent oratoire, il n’a pris part à aucune discussion de la Chambre, mais il a fréquemment émis son opinion sur les questions à l’ordre du jour dans des articles publiés, soit dans la Revue positive, soit dans divers journaux, et inspirés par un esprit de modération extrême. Nous citerons notamment ceux qu’il a fait paraître sur le renouvellement partiel de l’Assemblée, dont il s’est déclaré partisan (novembre 1871), sur la politique à suivre dans notre position de vaincus (mars 1872), sur la situation de la France en 1872 (août 1872), sur les rapports de l’Assemblée avec le suffrage universel (janvier 1873), sur l’apprentissage et le moyen de fonder la République, seul gouvernement possible (Mai 1873), etc. Un souffle puissant anime ces pages. Le criminel Empire du 2 décembre, avec ses hontes et ses défaites, y est traîné au pilori de l’histoire, avec une mâle et patriotique indignation.

Le 15 octobre 1871, M. Littré fut élu membre du conseil général de la Seine, pour le canton de Saint-Denis, puis vice-président de ce conseil. Le 30 décembre de la même année, malgré tous les efforts de M. Dupanloup, l’Académie française se décida enfin à l’admettre dans son sein, et le nomma en remplacement de Villemain. Le bouillant évêque d’Orléans en conçut une telle irritation qu’il donna aussitôt avec un grand éclat sa démission d’académicien. Dans on discours de réception (5 juin 1873), M. Littré s’abstint de toute controverse philosophique pour ne parler que de littérature, et fit un remarquable panégyrique de la langue française au xiie siècle. Moins bien inspiré, l’obscur M. de Champagny, chargé de lui répondre, assuma la tâche présomptueuse de sermonner son illustre confrère, et adressa au maître de la philosophie positive une homélie que M. Dupanloup n’eût certes pas désavouée.

M. Littré est un des hommes les plus instruits de notre temps, un des plus dignes représentants de la liberté, de la science et de l’indépendance de la raison humaine, un linguiste de premier ordre. « C’est, dit Sainte-Beuve, un homme de science, de méthode, de comparaison, de raison, de vigueur, et même de rigueur, nourri du pain des forts en tout genre, du suc généreux des doctrines, tout ressort et tout nerf. » M. Schérer a dit de son côté : « M. Littré a écrit des pages excellentes, sans avoir jamais cherché à écrire une page. On sent que les finesses de la langue académique, que les élégances cherchées et pompeuses ne sont pas son fait. Sa critique n’a pas le vol léger ; elle pénètre plus qu’elle ne voyage, elle va très-avant dans l’intimité des choses. »

Outre les travaux précités, on doit à ce savant : le Choléra oriental (1832, in-8°) ; la traduction de la Vie de Jésus, par le docteur Strauss (Paris, 1839-1840, 2 vol. in-8°) ; De la Philosophie positive (Paris, 1845, in-8°), la Poësie homérique et l’ancienne poésie française, ingénieuse et savante étude, publiée dans la Revue des Deux-Mondes (1er juillet 1847), où l’on trouve la traduction du premier livre de l’Iliade en français du xiiie siècle ; Histoire naturelle de Pline (1848, 2 vol. in-8°), traduite pour la collection des classiques latins de Nisard ; Application de la philosophie positive au gouvernement des sociétés et en particulier à la crise actuelle (1849, in-8°) ; Conservation, politique et positivisme (1852, in-12) ; Sur la mort de M. Auguste Comte (1857, in-8°) ; Paroles de philosophie positive (1859, in-8°), résumé de la doctrine positive ; Histoire de la langue française (1862, 2 vol. in-8°), recueil d’articles sur l’ancien langage ; Auguste Comte et la philosophie positive (1863, in-8°) ; Médecine et médecins (1872, in-8°) ; la Science au point de vue philosophique (1873, in-8°), etc. Enfin on lui doit une édition des Œuvres complètes d’Armand Carrel (1857), et une édition refondue du Dictionnaire de médecine de Nysten, en collaboration avec M. Robin. C’est dans ce dictionnaire que se trouve cette définition scientifique de l’homme, qui a été l’objet de tant de ridicules clameurs et de grotesques indignations.

[G.D.U. du XIXe siècle, t. 10, pp. 583 d – 584 b-c]

Littré (Maximilien-Paul-Émile), philosophe, philologue et homme politique. — Après le renversement de M. Thiers par la coalition monarchique (24 mai 1873), M. Littré vota constamment avec la minorité républicaine, notamment contre le septennat, pour la constitution du 25 février1875, contre la loi sur l’enseignement supérieur, etc. Au mois de décembre 1875, il fut élu sénateur à vie, au sixième tour de scrutin, par 343 voix. Cette même année, M. Littré se fit recevoir franc-maçon et prononça à cette occasion un discours qui fut beaucoup remarqué. Au Sénat, l’illustre savant a siégé et voté avec la gauche républicaine. Il s’est associé à la protestation des bureaux des gauches contre la politique de combat, recommencée le 17 mai 1877, a voté, le 22 juin, contre la dissolution de la Chambre des députés, et il a fait paraître de remarquables études sur les dangers que la politique de réaction et de compression suivie par le cabinet de Broglie faisait courir au pays. Outre les ouvrages que nous avons cités, M. Littré a publié : Études sur les barbares et le moyen âge (1867, in-8°) ; Sur le génie militaire de Bonaparte (1872, in-32) ; Discours de réception à l’Académie française (1873, in-8°) ; Restauration de la légitimité et de ses alliés (1873, in-8°); Littérature et histoire (1875, in-8°) ; Un mot à propos du Chez Diderot de M. Stupuy (1875, in-8°), École de la philosophie positive (1876, in-8°) ; Fragments de philosophie positive et de sociologie contemporaine (1876, in-8°), etc.

[G.D.U. du XIXe siècle, t. 16, Premier Supplément, pp. 1061 c – 1062 a]

Littré (Maximilien-Paul-Émile), publiciste et philologue français, né à Paris le 1er février 1801. — Il est mort à Paris le 2 juin 1881. Peu d’hommes se sont autant que Littré illustrés par la solidité et la variété du savoir. La médecine, la philosophie, l’histoire littéraire, le journalisme politique, la philosophie l’ont tour à tour attiré, et ce n’est jamais en vain que ce grand travailleur appliqua son esprit à un ordre de connaissances. Dans le dernier ouvrage qu’il publia, De l’établissement de la troisième République (1880), il insista sur les bienfaits du développement historique et le danger des révolutions. Fervent positiviste, il n’était cependant pas insensible à la grandeur des problèmes. « Il joignait à une belle intelligence un caractère d’une droiture admirable, et à un beau caractère une âme pleine de sentiments. Il avait même ses heures de rêverie. » Mais en aucun moment, alors même qu’il sentait sa santé faiblir et la mort s’approcher pour l’étreindre, jamais sa foi scientifique ne vint à faillir. « Le ciel théologique a disparu, écrivait-il dans un article de la Philosophie positive qui est comme son testament religieux, et, à sa place, s’est montré le ciel scientifique ; les deux n’ont rien de commun… La philosophie positive, qui m’a tant secouru depuis trente ans et qui, me donnant un idéal, la soif du meilleur, la vue de l’histoire et le souci de l’humanité, m’a préservé d’être un simple négateur, m’accompagne fidèlement en ces dernières épreuves. » On ne saurait avoir trop de sympathie pour cette nature droite et sincère, pour cet homme de bien qui emploie à un vigoureux examen de conscience ses dernières années. L’étude des crises de la vie philosophique de Littré est féconde en salutaires enseignements.

[G.D.U. du XIXe siècle, t. 17, Second Supplément, p. 1527 a - b]

Préface, p. 16 :

Dictionnaire de la langue française, par M. Littré, de l’Institut. Commençons d’abord par proclamer que M. Littré est un de nos linguistes les plus distingués, un libre-penseur, un esprit éminemment philosophique. Après cette déclaration, nous nous sentons plus à notre aise pour exprimer notre opinion sur son dictionnaire, dont la publication, bien qu’inachevée encore, est cependant assez avancée pour qu’on puisse juger l’œuvre dès aujourd’hui. Ces précautions oratoires n’étaient pas inutiles : c’est ainsi qu’après avoir rendu justice à l’amabilité d’une femme, on éprouve moins d’embarras pour faire ressortir les imperfections de son visage.

Le dictionnaire de M. Littré donne, ou, pour mieux dire, a la prétention de donner la nomenclature complète des mots du français, les idiotismes, des remarques critiques sur les irrégularités et les difficultés de la langue ; les diverses acceptions des mots rangées dans un ordre logique ; la prononciation, l’étymologie, et un historique de tous les termes de la langue française, dans leur ordre chronologique, depuis son origine jusqu’au XVIe siècle. Voilà le cadre ; voyons comment il a été rempli. L’historique des mots est parfaitement exposé ; on y voit les formes successives de nos vocables déterminées au moyen de phrases puisées dans Grégoire de Tours, Froissart, le Roman de la Rose, les fabliaux, les poésies des trouvères, Villon, Ronsard, Rabelais, Montaigne, etc. Ces études rétrospectives, cette sorte de philologie archéologique peut plaire aux savants et aux linguistes ; mais elle n’offre qu’un médiocre intérêt pour les gens du monde, qui veulent connaître avant tout la langue telle qu’elle existe aujourd’hui. Et cependant, ce n’est qu’en cela que consiste, à vrai dire, l’originalité du travail de M. Littré. Les autres parties, qui ne sont qu’une reproduction des dictionnaires antérieurs, laissent singulièrement à désirer. Ainsi, les acceptions sont presque toujours confondues ; à chaque ligne, le sens propre se fourvoie au milieu du sens figuré, et réciproquement. Tel mot, qui présent huit et même dix acceptions marquées par des rapports d’analogie, d’extension, de comparaison, est résumé tout entier en deux ou trois groupes. Ce que l’auteur appelle nomenclature des termes usuels des sciences, des arts, des métiers et de la vie pratique, est rempli de lacunes, et souvent entre deux mots qui se suivent, chez M. Littré, pourraient s’en glisser une vingtaine d’autres, qui, sans être usuels, devraient occuper une place dans un dictionnaire aussi volumineux.

La prononciation laisse peu de prise à la critique. M. Littré a l’oreille délicate, éminemment française ; on s’aperçoit souvent qu’il s’est mis en rapport avec les personnes les plus compétentes, et que sa place doit être marquée aux fauteuils de notre Théâtre-Français. Certaines définitions, scabreuses au point de vue philosophique et religieux, ont été formulées avec toute la science qui le distingue, et, dans une verte semonce, le très-orthodoxe évêque d’Orléans a pris la peine de lui en dire quelque chose. Ici, nous ne défendrons ni ne désapprouverons l’honorable M. Littré. Il ne met pas le même zèle que M. Bouillet à solliciter les éloges de la Congrégation de l’Index, cela le regarde. Mais où nous serons plus sévère, c’est sur la question des étymologies. Cette partie a été traitée par le savant linguiste avec une sorte de prédilection ; il s’y complaît, et, à première vue, il semble qu’il soit là dans son élément naturel ; mais on ne tarde pas à revenir de cette opinion, en passant ses articles au tamis de la critique lexicologique. En effet, les étymologies qu’il indique sont loin de satisfaire les esprits curieux. Tout est emprunté à la langue latine ou à la langue grecque. Avare vient du latin avarus ; autruche vient du grec strouthiôn, et l’auteur croit compléter tous ces détails en donnant l’équivalent en patois, en provençal, en italien, en espagnol, en portugais, en wallon, etc. En un mot, M. Littré refait le travail si incomplet de Ménage. A peine parle-t-il du celtique. Quant au sanscrit, il n’en est nullement question ; les Védas, le Zend-Avesta, le Ramayana et autres ouvrages persans et indiens semblent ne pas exister pour lui. Dans une partie aussi importante, on avait le droit d’exiger davantage de sa compétence incontestée.

Cette critique est sérieuse, et pour lui ôter tout caractère de malignité, nous tenons à montrer qu’elle est fondée. Pour cela, nous allons mettre en comparaison l’étymologie du mot avare, telle que la donne M. Littré, avec celle du même mot donnée par le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, et nous pourrions, au même titre, en citer une foule d’autres :

Dictionnaire Littré : avare, étym. Picard, aver ; provenç. avar ; espag. et ital. avaro ; de avarus, de avere, désirer.

Grand Dictionnaire universel : avare… du lat. avarus, même sens, formé directement du verbe avere, désirer avec ardeur. A ce verbe se rattache toute une famille de mots qui reconnaissent pour chef de file la racine indo-européenne av, garder, désirer, couvrir. M. Delâtre groupe autour de ce radical les mots avide, avoine (av-ena, la plante avide, qui s’empare de toute la place) ; Avignon, Av-enio, la ville à l’avoine ; Avella, ville du royaume de Naples, qui fourbissait beaucoup d’avoine ; aveline, sorte de noisette qu’on tirait primitivement d’Avella, etc. Benfey, dans son Dictionnaire des racines grecques, pense qu’il faut classer dans la même série audeo, ausus, d’où le français oser, audace, termes qui, dans l’origine, ne signifiaient que rechercher, s’efforcer d’acquérir. Pour justifier cette assimilation, Benfey, s’appuyant sur l’exemple de gaudeo, gavisus, suppose une forme similaire intermédiaire avisus, avi-sus, dérivée d’audeo.

Reste une question de forme, de simple détail. — Mais c’est ici surtout que l’on peut dire avec Voltaire :

Le superflu, chose si nécessaire ;

nous voulons parler de la disposition typographique. Nous en sommes encore à nous demander comment un homme tel que M. Littré, et comment une maison aussi habile que celle qui figure au bas du titre, ont pu condamner le lecteur à un tel imbroglio et négliger à ce point un accessoire si essentiel dans un livre de recherches : presque point d’alinéas ; certains paragraphes ont jusqu’à deux, trois, quatre et même cinq cent lignes ; les exemples n’ont rien qui les distingue du texte de la définition ; les vers revêtent la forme et le caractère de la prose. N’est-ce-pas ici le cas de s’écrier avec Chicaneau :

Si j’en connais pas un, je veux être étranglé !

Les remarques critiques que nous venons de faire ne nous empêchent nullement de reconnaître dans l’œuvre de M. Littré un incontestable mérite. Il serait tout aussi injuste de la confondre avec les insignifiantes productions que l’on publient depuis vingt ans, que de confondre le Tibre avec le Simoïs. Mais, nous le répétons en terminant, c’est un ouvrage qui convient aux lettrés, à nos bibliothèques publiques, et non à cette classe innombrable de lecteurs qui a plus d’esprit que Voltaire, et qui s’appelle tout le monde.