Traçons maintenant un sommaire rapide de chacune des parties qui composent notre ouvrage.
Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle étant, avant tout, le dictionnaire de la langue, la partie lexicographique a reçu des développements qu'on chercherait vainement ailleurs, et qui se suivent dans un ordre logique, clair, méthodique, que tous les dictionnaires avaient trop dédaigné jusqu'à présent : sens propres, sens par extension, par analogie ou par comparaison, sens figurés purs, sont nettement déterminés par des exemples qui font rigoureusement ressortir les nuances et les délicatesses des diverses acceptions ; chaque mot trouve son historique tout tracé par son étymologie, sa formation, et les vicissitudes de sens qu'il a subies pour arriver jusqu'à nous, vicissitudes rendues sensibles par des exemples empruntés à nos vieux chroniqueurs, aux fabliaux, aux trouvères, aux auteurs du XVIe siècle, à ceux du XVIIe et du XVIIIe, et enfin, et surtout, aux écrivains de notre temps. Un dictionnaire du XIXe siècle ne doit-il pas s'attacher de préférence à reproduire la physionomie de la langue au moment actuel ? Les immortels écrivains du XVIIe siècle ont fixé notre idiome, lui ont donné sa forme nationale ; mais ceux de notre époque l'ont assoupli, étendu, plié aux innombrables besoins de l'esprit et de la pensée, et il n'est peut-être pas d'expression qui n'ait revêtu sous leur plume une forme neuve, qui n'ait été enrichie de quelque acception aussi juste que pittoresque. Pourquoi donc, comme presque tous nos devanciers l'ont fait, bannir ces écrivains d'un domaine qu'ils ont si heureusement contribué à cultiver et fertiliser ? Nous leur avons, au contraire, réservé une large place, convaincu que les V. Hugo, les Lamartine, les Alfred de Musset, les Th. Gautier, les Villemain, les Sainte-Beuve, les G. Sand, les Balzac, les Alex. Dumas, les Proudhon, les Henri Martin, les V. Cousin, et tant d'autres que nous pourrions citer, valent bien la plupart de ces fades et insipides auteurs du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe siècle, qui partageaient avec Corneille, Racine, Bossuet, Fénelon, La Bruyère, Boileau, La Fontaine, Molière, etc., le monopole des exemples à fournir pour asseoir les différents sens des mots. Tout écrivain de talent, à quelque temps, à quelque opinion ou quelque spécialité qu'il appartienne, a payé son tribut à nos colonnes. Par elle-même, la langue n'a point de doctrine fixe, puisqu'elle doit servir d'instrument à l'athée comme au dévot le plus fanatique, au révolutionnaire le plus exalté comme au partisan de l'immobilisme, et une sorte d'éclectisme est le seul système qui puisse lui convenir.
Parlons maintenant de la partie étymologique, à laquelle le Grand Dictionnaire a voulu donner de très-amples développements. Parmi les sciences nouvelles auxquelles le XIXe siècle s'honore avec raison d'avoir donné naissance, il en est une qui attire tout d'abord l'attention par la rapidité avec laquelle elle s'est créée et par la fécondité des résultats auxquels elle a conduit; nous voulons parler de la philologie comparée, qui ne date que d'hier et qui, cependant, a pris rang immédiatement à côté de l'histoire, de l'anthropologie, de l'ethnographie, de la mythologie, pour lesquelles elle est désormais un auxiliaire indispensable. Comme toute science, la philologie comparée, la linguistique a passé par des phases transitoires avant d'arriver à l'état de science constituée. Mais aucune, peut-être, n'a franchi en moins de temps ces périodes, qui sont les âges du savoir humain, les étapes de l'intelligence. On peut dire sans exagération que tous les progrès sérieux, positifs, qu'a faits la linguistique, se sont accomplis dans l'espace de cinquante années, comprises entre l'apparition de la Grammaire comparée de Bopp (16 mai 1816) et nos jours.
Ce n'est pas à dire, cependant, que le langage n'ait jamais préoccupé l'attention des hommes avant cette époque. Au contraire, nous retrouvons des traces extrêmement anciennes de ces préoccupations. Mais, de même que la chimie n'a commencé à exister qu'à partir du moment où elle s'est dégagée des théories sans fondement et des notions empiriques de l'alchimie, de même la linguistique ne s'est fondée que lors de l'introduction de la méthode scientifique dans ce terrain où s'étaient perdus auparavant tant de rêveurs. Comme nous venons de le dire, la linguistique date de la publication de la Grammaire de Bopp, qui gardera l'éternel honneur d'avoir posé cette science sur une base solide, et d'avoir ensuite pris une part des plus actives à son développement.
Les peuples anciens se préoccupèrent, à leur manière, de ce phénomène merveilleux, la parole ; les brahmanes indiens, par exemple, dans les hymnes des Védas, élevèrent, nous apprend M. Max Müller, la parole au rang d'une divinité. Dans les Brahmanas, la parole est appelée la vache, le souffle est appelé le taureau, et l'esprit humain est présenté comme leur progéniture. Mais un peu plus tard on abandonna ces idées mystiques, et l'étude de la grammaire fut instituée par les brahmanes d'une façon qui n'a jamais été surpassée, du moins, sous le rapport de la minutie. " L'idée, dit M. Max Müller, de réduire une langue tout entière à un petit nombre de racines, qu'en Europe, au XVIe siècle, Henri Estienne tenta de réaliser le premier, était parfaitement familière aux brahmanes, au moins cinq cents ans avant Jésus-Christ. " Les grammairiens grecs, représentés par les deux écoles d'Alexandrie et de Pergame, ont exécuté des travaux grammaticaux qui aujourd'hui encore ne sont pas sans valeur. Chez les Romains, ces études furent également cultivées avec grand succès ; il nous suffira de rappeler les noms de Varron, de Lucilius, de Festus, de Quintilien, de Priscien, etc. Si maintenant nous sortons de l'antiquité, nous retrouvons toujours la méthode empirique en vigueur, mais successivement transformée par les notions, de plus en plus étendues, acquises par la connaissance des nouvelles langues. Il faudrait plusieurs volumes pour faire l'histoire de la linguistique avant le XIXe siècle : nous nous bornerons à nommer Vossius, les Estienne, Pasquier, Bochart, Ménage, Huet, de Brosses, Court de Gébelin, Fabre d'Olivet, Larcher, Turgot, etc., qui, même de nos jours, ont encore, hélas ! des disciples obstinés qui refusent de se rendre à l'évidence.
De très-bonne heure, ces précurseurs de la linguistique voulurent chercher un lien de parenté entre les différentes langues qui leur étaient accessibles. Ces préoccupations donnèrent naissance aux systèmes les plus fantastiques, et les plus inconciliables. Mais ces tendances latentes dénotaient déjà un véritable progrès ; ces aspirations intuitives furent satisfaites par une découverte inespérée, celle de la langue sanscrite, dont l connaissance positive ne date chez les Européens que de la fondation de la Société asiatique de Calcutta, en 1784. Dès lors le rôle des précurseurs est fini ; celui des initiateurs commence : William Jones, Carey, Wilkins, Forster, Colebrooke, etc., sont les glorieux promoteurs du mouvement. L'étude du sanscrit démontra immédiatement sa parenté étroite avec la plupart des idiomes de l'Europe (postérieurement appelés indo-européens) et plusieurs de l'Asie. Puis arrivent les admirables travaux de Bopp, de Schlegel, de Humboldt, de Pott, de Grimm, de Rask, de Weber, de Max Müller, qui achèvent la révolution ébauchée par leurs prédécesseurs.
Sans anticiper ici sur l'article étendu que nous consacrerons dans cet ouvrage à la langue sanscrite, nous ferons remarquer que le sanscrit n'est pas, comme on le croit trop généralement la souches des langues indo-européennes ; c'est tout au plus une branche collatérale (pour la période védique). Dans nombre de cas, le sanscrit classique trahit même, par des symptômes non équivoques, son âge moins avancé par rapport au latin, au zend, etc. Nous signalerons, par exemple, la substitution des palatales aux gutturales dans les racines. L'importance du sanscrit ne consiste donc pas, comme on pourrait le supposer dans son antiquité, mais bien plutôt dans son intégrité, dans l'état de conservation de ses nombreux monuments littéraires. Il nous a ainsi fourni des éléments de comparaison d'une valeur inappréciable, pour grouper tous les idiomes congénères, combler les lacunes qui le séparent, et renouer des liens rompus par des accidents inconnus.
Ces quelques considérations suffiront, nous l'espérons, pour faire comprendre à nos lecteurs l'importance de la science nouvelle, et leur expliqueront pourquoi nous avons cru de voir lui consacrer une aussi large place dans le Dictionnaire du XIXe siècle.
M. Max Müller range parmi les sciences naturelles la linguistique, qu'on avait à tort, suivant lui, classée jusqu'ici parmi les sciences historiques. Nous reconnaissons volontiers que l'application de la méthode des sciences naturelles à la linguistique a produit, entre les mains de M. Max Müller et des savants allemands, de merveilleux résultats ; mais nous croyons cependant que les considérations historiques sont d'une extrême importance dans la linguistique, et que la science du langage est mixte, qu'elle touche à la fois au domaine naturel et au domaine historique. Cette restriction faite, nous reconnaissons sans difficulté le côté ingénieux et neuf de la théorie de M. Max Müller. Rien, en effet, ne ressemble plus à un anatomiste armé de scalpel et fouillant un cadavre pour lui arracher les secrets de la vie organique, qu'un linguiste analysant, disséquant un mot, dégageant au milieu des affixes et des suffixes, et des différentes modifications phonétiques internes, une racine primitive. Des deux côtés, il faut la même habileté de praticien, la même sûreté de main, la même intelligence, la même sagacité. Le linguiste a, lui aussi, ses œuvres merveilleuses de restitution inductive ; sur un fragment de livre, sur une phrase, sur un mot, il reconstruit une langue tout entière avec la même infaillibilité que le paléontologiste restitue, sur une vertèbre, sur une dent, un animal, un mode entier. Nous pouvons même dire que, dans certains cas, les résultats obtenus par la linguistique semblent encore plus étonnants que ceux qui le sont par la paléontologie. Les lignes suivantes, empruntées à M. J. Perrot, feront parfaitement comprendre ce fait aux lecteurs :
" Bien mieux que l'enquête archéologique, si brillamment inaugurée, il y a une trentaine d'années, dit M. J. Perrot, par les savants du nord de l'Europe, l'étude des langues et de leurs formes les plus anciennes nous permet de remonter dans ce vague et obscur passé, où se dérobent les premiers vagissements et les premiers pas de l'humanité, bien au-delà du point où s'arrêtent la légende et la tradition même la plus incertaine. Ni ces grands amas de coquilles, si patiemment remués et examinés par les antiquaires norwégiens ; ni ces lacs italiens et suisses, dont M. Troyon et ses émules explorent les rivages et interrogent du regard et de la sonde les eaux transparentes ; ni les cavernes fouillées par M. Lartet ; ni ces antiques sépultures d'un peuple sans nom, qui se retrouvent des plateaux de l'Atlas aux terres basses du Danemark, ne nous livrent d'aussi curieux secrets que ces riches et profondes couches du langage, où se sont déposées, et comme pétrifiées, les premières conceptions de l'homme naissant à la pensée, les premières émotions qu'il ait éprouvées en face de la nature, les premiers sentiments qui aient fait battre son cœur. Reste des grossiers festins de nos sauvages ancêtres, débris de leurs légères demeures suspendues au-dessus de ces eaux qui les protégeaient et les nourrissaient tout à la fois, monuments authentiques de leur ingénieuse et opiniâtre industrie, faibles instruments qui les aidaient dans leurs premières luttes contre la nature, armes fragiles et émoussées qui leur servaient à se défendre contre les bêtes fauves, étranges bijoux gauches, et naïves parures où se révèlent des instincts de coquetterie contemporains, chez l'un et l'autre sexe, des premiers rudiments de la vie sociale, tout cela n'est ni aussi instructif, ni aussi clair et aussi précis, tout cela ne nous en apprend pas autant sur ces longs siècles d'enfance et de lente croissance, que l'analyse même des mots, que l'explication de toutes ces métaphores hardies dont nous avons hérité, et que nous employons encore tous les jours sans plus les comprendre, que l'examen de tous ces termes figurés, qui, même dans les plus raffinés et les plus philosophiques de nos idiomes modernes, subsistent toujours comme les vivants témoins d'un inoubliable passé, et semblent protester, par le rôle qu'ils continuent à jouer dans la langue, contre les victoires et les conquêtes de l'abstraction. "
M. Max Müller embrasse sous le nom de science du langage les différentes études successivement appelées philologie comparée, étymologie scientifique, phonologie, glossologie, linguistique, etc., appellations dont il blâme l'impropriété. Il est évident que, comme terme générique, science du langage est un mot très-heureux, très large, qui permet de grouper en un seul faisceau les différentes sciences auxquelles l'étude du langage sert de base. Ces différentes sciences, qui relèvent immédiatement de la science du langage, et dont elles ne sont, en quelque sorte, que les annexes, sont les suivantes :
D'abord l'étymologie, ou l'histoire des origines individuelles des mots, la généalogie des termes d'une langue. Les lecteurs verront comment nous avons traité cette partie, qui, dans un dictionnaire français, doit être considérée comme une des plus importantes, au point de vue de la connaissance exacte des mots. Le Dictionnaire du XIXe siècle est le premier jusqu'ici, nous pouvons le dire sans vanité, qui ait inauguré en France ce progrès capital. Jusqu'ici l'on se bornait, même dans les dictionnaires les plus récents et les mieux faits (nous citerons pour exemple celui de M. Littré auquel d'ailleurs nous avons rendu toute justice), à donner l'étymologie latine ou grecque la plus voisine du mot français, sans remonter au-delà. Quelquefois on allait jusqu'à rapprocher les termes congénères, tels que nous les présentent les langues néo-latines ou romanes. Nous avons procédé tout autrement : non content de donner les étymologies immédiates d'un mot, nous avons, avec Pictet, Pott, Benfey, Kuhn, Weber et tant d'autres savants, franchi ces colonnes d'Hercule de la philologie classique. Nous nous sommes attaché à faire l'histoire complète d'un radical, à suivre les transformations multiples qu'il a subies en passant en français, en latin, en grec, en sanscrit, et dans les autres idiomes collatéraux : persan, zend, langues germaniques, slaves, etc., en un mot, dans toute la grande famille indo-européenne. Nous croyons avoir ainsi rendu un véritable service à nos lecteurs, en élevant l'étymologie, ce procédé auparavant si restreint, et, pour ainsi dire, si mécanique, à la hauteur d'un enseignement philosophique et historique.
Une autre science dérivée de la linguistique, c'est la mythologie comparée, à peine connue en France, et cependant si prodigieuse dans ses applications. Nous ne pouvons pas donner ici la définition complète de cette science, qu'on trouvera traitée à son ordre alphabétique. Nous ferons seulement remarquer que si, comme le dit spirituellement Max Müller, la mythologie est une maladie du langage, il existe contre cette maladie un remède spécifique dont les effets, quoique rétrospectifs, n'en sont pas moins certains : c'est la linguistique, la linguistique seule, qui peut guider l'historien dans ce dédale des mythes primitifs sans cesses transformés, fondus, défigurés, intervertis, substitués. Le lecteur verra ce que cette science peut produire en parcourant les principaux articles que nous avons consacrés aux mythes, aux légendes, aux personnages fabuleux, de l'Inde, de la Grèce, du Latium, de la Perse, etc.
La linguistique proprement dite, qui rentre également dans la science du langage et en constitue un des éléments les plus personnels, a été de notre part l'objet d'une grande attention. Toutes les langues importantes ont été étudiées individuellement dans le Dictionnaire, au point de vue grammatical et au point de vue littéraire. Cette tâche était des plus ardues, parce qu'il n'existe pas un corps d'ouvrage renfermant tous les documents nécessaires pour l'accomplir. Nous eussions pu, il est vrai, à l'instar de nos devanciers, puiser sans scrupule dans certains ouvrages incomplets, mais commodes. Mais nous nous sommes imposé l'obligation de recourir toujours, sur chaque langue, aux travaux spéciaux dont elle a été l'objet. Nous avons fouillé quelquefois, pour un dialecte d'une importance médiocre, plusieurs grammaires écrites en différentes langues européennes, nous avons mis à contribution les relations de voyages, les revues linguistiques, les vocabulaires, de volumineux recueils publiés par des Allemands, des Anglais, des Italiens, des Espagnols, des Russes, etc., en nous tenant au courant de tous les ouvrages nouveaux. Souvent même nous avons eu, grâce à la complaisance de quelques savants, des renseignements complètement inédits.
La grammaire comparée, une des plus belles conquêtes de la science du langage, a été traitée avec tous les développements qu'elle mérite. Comme pour la partie étymologique, nous avons exclusivement employé la méthode scientifique, telle qu'elle est aujourd'hui constituée et appliquée en Allemagne et en Angleterre. Là encore, nous sommes sorti de l'ornière classique et nous avons singulièrement agrandi le champ de notre sujet. Le rôle des particules, des prépositions, des conjonctions, les lois phonétiques auxquelles obéissent les langues, le mécanisme physique et intellectuel de la pensée, tout a été scrupuleusement étudié et exposé d'après les données les plus récentes.
Enfin, comme corollaire du système que nous avons suivi à l'égard de l'ensemble des connaissances constituant la science du langage, nous avons cru devoir, pour être complet, donner une place convenable aux principaux monuments des littératures orientales, si peu ou si mal appréciées encore en France. Ces monuments sont la base même des investigations de la science du langage, et en dehors de leur valeur purement littéraire, que nous avons également mise en valeur, ils possèdent aux yeux du linguiste, un prix inestimable. Les grandes épopées, les traditions religieuses et philosophiques, les travaux scientifiques et historiques de l'Inde, de la Perse, des races indo-européennes ou aryennes, de l'Égypte, du Japon, de la Chine, de l'Arabie, et même des peuples secondaires ou presque inconnus, Turcs, Tartares, Mexicains, Finnois, nations de l'Afrique, de l'Amérique et de l'Océanie, ont été, lorsqu'ils en étaient dignes, mentionnés à leur ordre alphabétique et analysés en raison de leur importance.
Une des parties les plus importantes traitées dans le Grand Dictionnaire, c'est l'histoire. Nous l'avons traitée avec l'impartialité la plus complète, en dehors de toute opinion préconçue, nous affranchissant, autant qu'il a été en notre pouvoir, de cet esprit systématique, ou de parti, qui dicte si souvent les jugements de l'historien ; nous n'avons pas cherché à plier les faits aux exigences de telle ou telle opinion, nous les avons présentés sous leur véritable jour, sans ménagement comme sans faiblesse, et nous en avons tiré les conséquences qui découlaient naturellement de cette exposition impartiale. N'ayant pris pour guide que les inspirations de notre conscience, nous n'avons pas falsifié l'histoire, nous l'avons racontée, sans nous inquiéter de savoir si un fait demeurait à la charge ou était acquis au bénéfice d'un parti. Vitam impendere vero, telle pourrait être le devise du Grand Dictionnaire universel, si l'immortel auteur du Contrat social ne s'en était pas créé une propriété pour ainsi dire inaliénable, dont il serait prétentieux de revendiquer l'héritage.
Quant aux questions douteuses, à celles qu'on pourrait appeler des problèmes historiques, le grand Dictionnaire universel les a étudiées avec une attention toute particulière et toujours en s'affranchissant complètement des hypothèses et des préjugés. Sa profession de foi est tout entière contenue dans cette devise : Recherche de la vérité, toujours et quand même. Ni crédulité banale, ni scepticisme systématique, ni parti pris, ni opinions préconçues. Quand nos laborieuses investigations ne nous livreront pas une solution définitive, nous donnerons au moins le résultat des travaux le plus récents de l'érudition historique, en même temps que celui de nos propres recherches et des documents que nous possédons ou que nous aurons découverts.
Nous n'avons pas abordé avec une moindre indépendance d'esprit la biographie, répertoire universel où doivent entrer tous ces personnages divers qui ont mérité ou dérobé une part quelconque de célébrité, bonne ou mauvaise ; tous les acteurs qui ont paru un instant sur la scène du monde, tous les figurants de cette danse macabre qui défile à travers les siècles ; les petits comme les grands ; les morts et les vivants, depuis Adam, Sésostris et Manou, jusqu'à Mourawieff, Abd-el-Kader et Juarez. Nous avons donné à chaque article une étendue proportionnée à la valeur réelle du personnage, mais en nous renfermant, à l'égard des contemporains, dans les limites d'une appréciation courtoise, qui ne va jamais jusqu'à une complaisance calculée, et à travers laquelle, néanmoins, perce toujours et facilement notre opinion. La vérité ne gagne rien à être formulée brutalement, et il y a des susceptibilités qu'il serait injuste et quelquefois cruel de froisser, en invoquant le prétexte de l'impartialité. " On doit des égards aux vivants, a dit si justement Voltaire ; on ne doit aux morts que la vérité. " C'est sur ce principe que nous avons réglé nos jugements. Les personnages morts appartiennent, eux, complètement à l'histoire, et, pour un grand nombre de ces individualités qui ont laissé une trace éclatante, nous avons mis à contribution une foule de documents inédits, curieux, intéressants, qui jettent un jour nouveau et complet sur beaucoup d'événements restés obscurs et inexpliqués. Ici, nous n'avons obéi qu'à la sévère équité de l'histoire, sans admettre ces ménagements intempestifs ou ces atténuations complaisantes qui se produisent banalement dans presque tous les livres et que personne ne prend plus au sérieux depuis longtemps. Nous écrivons pour les hommes qui veulent se renseigner et s'instruire, nous ne publions pas un Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle -- ad usum Delphini.
Nous avons accordé à la géographie toute l'extension possible, en mettant à profit les auteurs les plus compétents, et surtout les relations modernes qui ont jeté une si vive lumière sur un grand nombre de difficultés restées jusqu'ici non résolues. Les excursions hardies des voyageurs contemporains, et, pour certaines contrées du globe encore peu connues, les plus récentes expéditions nous ont fourni des renseignements précieux et nous ont mis à même de rectifier des erreurs capitales, introduites dans cette science si importante par des récits exagérés ou incomplets, par des observations superficielles, par la difficulté d'étudier certaines régions, et, disons-le franchement, par la fantaisie des explorateurs. Sur les mœurs de tous les peuples, sur l'état de la civilisation, la force, les ressources et la population de chaque pays, sur les productions de chaque climat, sur le commerce et l'industrie de chaque Etat ; en un mot, sur tous les points qui se rattachent à la géographie physique ou politique, le Grand Dictionnaire universel présentera un ensemble de notions aussi neuf, aussi utile, aussi instructif et aussi complet qu'on puisse le désirer.
Quant aux sciences basées sur le calcul ou l'observation, telles que les mathématiques en général, la physique, la chimie, l'astronomie, la médecine, l'art vétérinaire, les sciences naturelles, chaque partie, chaque article comporte des développements qui suffisent à élucider toutes les questions, à éclaircir tous les doutes, dans la mesure, bien entendu, du degré de perfection auquel sont arrivés ces diverses branches de nos connaissances. Là où le génie de l'homme n'a pu encore réussir à sonder tous les mystères, nous n'avons pu que constater des résultats incomplets ; mais partout, du moins, nous avons signalé le point extrême qui marque la limite où le connu s'arrête, pour faire place aux hypothèses plus ou moins plausibles ; en sorte que le lecteur est certain d'avoir une statistique exacte, rigoureuses, de l'état actuel de la science. Parfois il ne trouvera qu'une ébauche, un dessin dont les formes ne sont pas encore accusées ; mais la reproduction en sera du moins fidèle et complète. Un ordre d'idées naît, un principe est en travail d'enfantement : nous ne pouvons que faire pressentir des conséquences, préjuger des résultats ou indiquer, d'une manière hypothétique, le rôle futur d'un système ou d'une découverte dont on est encore à étudier la valeur et l'importance ; trancher péremptoirement des questions aussi délicates nous paraît contraire à la tâche que nous nous sommes attribuée, comme au-dessus de la portée de notre esprit.
C'est pour nous conformer à cete règle que, tout en faisant l'usage le plus libre de notre faculté de juger, nous nous sommes attaché à présenter au lecteur les doctrines philosophiques, religieuses, politiques et économiques, même les plus controversées et les plus controversables, sans parti pris polémique, et en leur conservant leur véritable physionomie. Matérialisme, spiritualisme, animisme, sensualisme, idéalisme, mysticisme, éclectisme, positivisme, saint-simonisme, fouriérisme, etc., sont entendus et viennent tous à égal titre plaider leurs causes respectives dans nos colonnes. Nous donnons tour à tour la parole au socialisme et au libéralisme économique ; à la protection et au libre échange ; à la centralisation et à l'affranchissement de la commune et de la province ; au principe des nationalités et au droit international fondé sur les traités ; à la morale dite indépendante, et à celle qui invoque de principes et des sanctions métaphysiques ; à la critique rationaliste des religions et à l'apologétique chrétienne. Nous ne voulons blesser aucune conscience mais nous voulons allumer tous les flambeaux ; tant pis pour qui se plaît à la nuit et au sommeil ! Le temps des dogmes et des infaillibilités, les moyens purement utilitaires, les armes souvent déloyales des vieilles polémiques, et d'introduire sérieusement dans la lutte des opinions le sentiment de l'honneur et l'idée du droit. L'unité des esprits doit naître désormais d'un libre, universel et incessant examen, et non d'une autorité intellectuelle. Saint Augustin disait : In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas. Nous appliquons à la lutte des opinions cet aphorisme célèbre, en le modifiant de la manière suivante : In omnibus libertas et caritas, ut in necessariis fiat unitas.
Nous ne sommes pas, nous n'entendons pas être une école, une secte, un parti, une autorité ; nous ne dogmatisons pas, nous n'excommunions pas. Nous repoussons cet exclusivisme étroit qui s'enferme dans un système, s'y cantonne, s'y déclare satisfait, et ferme l'oreille à toutes les voix du dehors. Nous repoussons ces condamnations tranchantes, fondées sur les conséquences dangereuses qu'on prête à telles ou telles idées, et qui arrêtent le mouvement et le progrès de la science. Nous sommes ennemi du préjugé (prae judicatum), de l'opinion préconçue, de la foi passive, du discipulat. Aucun paradoxe ne saurait nous émouvoir : nous croyons plus funestes les lâchetés que les audaces de l'esprit. Aucune doctrine, si surannée qu'elle soit, ne nous trouve disposé à l'écarter comme indigne de notre attention : nous professons que pour avoir raison des fantômes, le meilleur moyen est de les regarder en face. Du reste, en toute erreur, ancienne ou nouvelle, nous respectons, nous voulons respecter un effort sincère de l'esprit humain vers le vrai ; le doute provisoire, appliqué à toute matière, nous apparaît comme un sorte de purification mentale nécessaire à qui veut penser et croire par lui-même et pour lui-même, et nous avons la plus entière confiance dans l'efficacité de l'examen sans cesse provoqué et prêt à réviser les résultats d'un premier travail. Pénétrer dans chaque doctrine et faire ressortir l'idée qui en forme le centre et pour ainsi dire le noyau solide, tel est le but principal que nous nous proposons. Si nos opinions personnelles se laissent voir plutôt qu'elles ne s'accusent, si généralement nous ne formulons des conclusions qu'avec réserve et sobriété, c'est que nous voulons amener le lecteur, non à accepter un jugement tout fait, mais à prononcer lui-même en connaissance de cause ; c'est que nous nous fions à la lumière qui jaillira pour lui du choc des opinions contraires, et qui mettra également en évidence les côtés faibles des systèmes et leur véritable force.
Pour les diverses parties que nous venons de passer en revue, nous n'avions pas à innover ; nous ne pouvions qu'améliorer. Le fond nous était fourni, la forme elle-même nous était tracée par nos devanciers ; nous n'avions qu'à tenir compte des progrès de la science actuelle, et à introduire dans notre ouvrage l'ordre sévère, logique, et le principe élevé dont l'absence se fait trop souvent sentir dans les encyclopédies du siècle. Mais ce qui constitue le côté véritablement neuf, original, du Grand Dictionnaire, ce qui lui imprime un cachet tout particulier d'intérêt et d'utilité, ce sont les innombrables articles de littérature et d'art dont nous allons donner un rapide aperçu, articles que le lecteur n'a jamais trouvé réunis dans un même ouvrage, et que nous ne sommes parvenu à élaborer qu'au moyen de recherches et d'études dont il serait difficile de se faire une juste idée. Si quelques omissions ont échappé à notre attention, tenue constamment en éveil sur tant d'objets à la fois, que l'indulgence de nos lecteurs nous le pardonne ; nous nous lançons les premiers, sans précédents, sans guides, dans cette carrière dont l'horizon se reculait sans cesse devant nos regards, et nous avons dû nous amer d'une constance à toute épreuve pour la parcourir, avec la seule ressource d'un travail incessant et de notre volonté.
Il y a tout un monde qui, pour n'avoir jamais joui que d'une existence fictive, ne s'en impose pas moins à nos souvenirs et dont la vie imaginaire a laissé des traces ineffaçables dans notre histoire littéraire. Il n'est pas plus permis d'ignorer les action et le caractère de ces personnages enfantés par le génie, que les faits et gestes des hommes célèbres dont la mémoire est restée populaire : Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, Henri IV et Napoléon. Nous voulons parler des héros de romans, de poëmes et de théâtre, qu'anime une individualité bien autrement puissante que le prestige éteint d'une foule de noms qu'on trouve obscurément enfouis au fond de toutes les biographies. Est-ce que Don Quichotte, Gil Blas, Agramant, Amadis De Gaule, Armide, Asmodée, Astrée, Céladon, Clarisse Harlowe, Lovelace, Pantagruel, Vautrin ? Est-ce que Agnès, Alceste, Arlequin, Banco, Bartholo, Basile, Brid'oison, Cassandre, Célimène, Chicanau, Chrysale, Colombine, Desdémone, Don Juan, Falstaff, Faust, Figaro, Georges Dandin, Géronte, Hamlet, Léandre, M. Dimanche, M. Josse, M. Jourdain, Othello, Patelin, Sangrado, Shylock, Turcaret ; est-ce que, même, Bertrand, Bilboquet, Chauvin, Mayeux, M. Prudhomme, Robert Macaire ; est-ce que tous ces personnages si vivants, si originaux, dont le caractère se dessine avec une netteté si pittoresque, n'animent pas l'histoire littéraire d'un souffle plus puissant et surtout plus poétique que la biographie de tel ou tel général, préfet ou sénateur, ne donne de piquant et de relief au cadre des existences réelles ? Ces personnalités sont entrées dans le domaine de la littérature par le droit de conquête et par le droit du génie qui les a créées ; on cite leurs action, leurs maximes ; on rappelle leur caractère, leurs habitudes ; on invoque leur opinion sur une question douteuse ou débattue ; en un mot, on les assimile d'une manière complète aux réalités de l'histoire. Comment se fait-il donc qu'on n'ait jamais songé à tracer leur monographie, à faire, pour ces illustrations du monde la poësie, ce que le moindre principicule a obtenu de nos biographes complaisants. C'est cet inexplicable oubli que nous venons réparer. Ces individualités si originales, si brillantes, et souvent si populaires, jouiront désormais du droit de bourgeoisie dans toute encyclopédie bien conçue, et nous croyons pouvoir affirmer que ce ne sont pas ces noms-là qu'on cherchera le moins souvent. Au reste, pour une foule d'anciens personnages dont la vie et les exploits sont semi-historiques et semi-fabuleux, on ne pourra trouver que dans les nouveaux articles que nous leur consacrons des détails propres à éclaircir ou à rectifier les idées quelquefois vagues, obscurs ou fausses qu'on s'en est formées ; la notice purement biographique ne suffira jamais à satisfaire la curiosité. Achille, Agamemnon, Nestor, Diomède, Ajax, Priam, Hector, Andromaque, Énée, Didon, Enchise, Turnus, Lavinie, doivent bien plus leur existence à Homère et à Virgile qu'à Hérodote ou à Tite-Live, et c'est leur arracher tout à fait l'auréole poétique qui les entoure, que de ramener ces grandes figures aux mesquines proportions que leur prête la plume des historiens.
Il est un autre domaine, infiniment plus étendu, neuf, encore inculte, mais qui est appelé à produire des fruits magnifiques, et dont nous avons entrepris la difficile exploitation. C'est peut-être la plus lourde partie de notre tâche, et nous avons dû nous en représenter sans cesse l'immense utilité pour ne pas être tenté cent fois de l'abandonner ; nous voulons parler de la bibliographie complète, de tous les temps et de tous les pays. Au nom même d'un auteur, dans un dictionnaire historique, on trouve quelquefois une appréciation superficielle, maigre et sèche, de ses œuvres ; quant aux critiques faites largement aux analyses consciencieuses rédigées en pleine connaissance de cause, il faut les chercher dans une foule d'ouvrage dont on ignore le plus souvent l'existence. Comment faire son profit de tous ces enseignements dispersés de toute part, et qu'on ne sait où aller puiser ? A quel auteur s'adresser, par exemple, pour obtenir des notions suffisantes sur tel ouvrage d'un érudit allemand, d'un savant anglais, d'un écrivain français ? où trouver, quand on n'a pas une riche bibliothèque sous sa main, le compte rendu d'une pièce de théâtre, d'un roman, d'un poème, surtout si l'œuvre qu'on veut connaître est celle d'un contemporain ? Il faudra lors fouiller plusieurs collections de journaux ou de revues, et encore bien souvent en sera-t-on pour sa peine et son temps perdu ? Et bien, nous avons recueilli tous ces documents épars ; nous avons étudié, analysé, toutes ces œuvres, toutes ce productions de l'esprit humain ; nous en avons constitué un ensemble formidable, où chacune d'elles a trouvé une place proportionnée à sa valeur, à l'importance du rôle qu'elle a joué et de l'influence qu'elle a exercée dans le monde sans limite de la pensée. Toutes ces créations du talent, de l'imagination, de la fantaisie, et du génie, tenues jusqu'ici à l'écart de la masse des lecteurs par la spécialité même des idées qu'elles développent, mais que, dans une circonstance donnée, ou ne fût-ce que pour contenter les exigences d'une curiosité légitime, on peut avoir besoin de connaître et d'apprécier, nous les avons tirées de leur obscurité relative et mises au grand jour dans notre ouvrage, où chacun les trouvera à l'ordre alphabétique de leur titre, avec une analyse détaillée qui en fait ressortir rigoureusement le plan, les qualités, les défauts, la pensée qui a présidé à leur rédaction, les doctrines et les systèmes qu'elles mettent en saillie ; en un mot, les vices de forme ou de fond qui les ont condamnées en naissant à l'indifférence et à l'oubli, les côtés brillants qui leur ont attiré ou leur promettent une vogue passagère, ou les idées fécondes qui leur assurent une éternelle vitalité. C'est ainsi que nous avons évoqué au tribunal d'une critique impartiale : poëmes, romans, contes, tragédies, comédies, drames, vaudevilles, pamphlets, histoires, mémoires, ouvrages de sciences, de linguistique, d'érudition, de philosophie, de théologie, lettres ou correspondances des hommes célèbres, jusqu'aux journaux et aux revues des temps modernes et anciens, jusqu'aux chansons populaires qui ont bercé notre enfance et égayé quelquefois notre maturité. Nous adressant aux lecteurs de toutes les classes, quels que soient leur âge et leurs goûts, nous n'avons rien dédaigné, et nous avons voulu que le savant et l'ignorant, l'homme sérieux et l'homme frivole, le vieillard et l'enfant, pussent prendre chacun leur part à l'immense banquet qui est dressé pour tous dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle.
Des deux parties que nous venons d'examiner découle, pour la langue littéraire, une autre source de richesses, et ce n'est pas la moins féconde, alimentée qu'elle est encore par le concours que lui apportent l'histoire, la mythologie et les langues mortes ou vivantes. Les héros littéraires, historiques ou mythologiques, ont accompli des actions célèbres ou fait entendre des paroles remarquables, auxquelles les écrivains font des allusions répétées ; les livres, les pièces de théâtre ont formulé des maximes piquantes, résumé des situations dramatiques, par un mot, une phrase qui a fait fortune et a passé ensuite dans la langue littéraire, et celle-ci s'est ainsi trouvée enrichie d'une multitude de locutions originales, pittoresques, dans lesquelles les personnes peu instruites ne découvrent aucun rapport apparent avec l'idée que l'auteur a voulu exprimer, et qui lui communiquent cependant une grâce, une force, une vivacité incontestables. Qu'un écrivain, un critique, pour mieux faire ressortir le décousu et l'obscurité d'un raisonnement, en termine le résumé par cette phrase si comique : " Et voilà justement pourquoi votre fille est muette, " une foule de lecteurs ouvriront de grands yeux et ne s'expliqueront pas le moins du monde comment une fille muette vient se fourvoyer au beau milieu de l'exposé d'un système scientifique ou philosophique. Quel est le lecteur dans l'esprit duquel ne s'est pas ouverte une solution de continuité pénible lorsque, voulant suivre le développement d'un principe ou d'une situation, il se heurtait contre une sorte de phrase cabalistique qui venait brusquement dérouter son intelligence ? Qui ne s'est pas, suivant la spirituelle expression de M. Jules Janin, piqué le nez contre un chardon surgissant sous la forme d'un aphorisme grec, latin, anglais, italien ou même français, que tout le monde est censé comprendre aux yeux de l'écrivain, mais don un nombre très-minime de lecteurs peut faire son profit ? J'ouvre un livre, un journal, j'assiste à une conversation de gens instruits, et, à chaque instant, à propos de tout, je lis ou j'entends des allusions dans le genre de celles-ci : " L'abîme de Pascal. - Le bon billet qu'a La Châtre. - Le nœud gordien. - L'âne de Buridan. - La biche de Sertorius. - Les cailloux de Démosthène. - La béquille de Sixte-Quint. - Le chapeau de Gessler. - La queue du chien d'Alcibiade. - Mon siège est fait. - Nous dansons sur un volcan. - L'ordre règne à Varsovie. - Le talon d'Achille. - L'antre de Trophonius. - Le fil d'Ariane. - La boite de Pandore. - La lettre de Bellérophon. - Le cygne de Léda. - Le tonneau des Danaïdes. - La pluie d'or. - Les chênes de Dodone. - Rodrigue, as-tu du cœur ? Moi, moi, dis-je, et c'est assez. - Qu'allait-il faire dans cette galère ? - Attacher le grelot. - C'est toi qui l'as nommé. - Devine si tu peux, et choisis si tu l'oses. - Comment peut-on être Persan ? Le festin de Trimalcion. - Les dés du juge de Rabelais. - L'abbaye de Thélème. - Les beaux yeux de ma cassette. - Ab uno disce omnes. - Arcades ambo. - Deus ex machina. - Donec eris felix. -Facit indignation versum. - Invita Minerva. - Justum ac tenacem. - Mens agitat molem. - Parturiunt monts. - Pro aris et focis. Eurêka. - E pur si muove. - Anch'io son pittore. - Traduttore, traditore. - Lasciate ogni speranza… - God save the Queen. - Time is money. - That is the question. - To be or not to be, " etc., etc. ; avec une somme même considérable de connaissances historiques, mythologiques ou littéraires, il est évident qu'on doit se trouver quelquefois embarrassé en présence de quelques-unes de ces allusions qui se reproduisent si souvent dans les écrits contemporains. Beaucoup alors ont besoin d'apprendre, mais beaucoup aussi aiment à sentir se réveiller en eux des souvenirs effacés.
Indocti discant et ament meminisse periti
Le Grand Dictionnaire universel expliquera l'origine de toutes ces locutions, en rendra intelligibles pour tout le monde les applications nombreuses qu'on en fait aujourd'hui, et cela au moyen d'exemples choisis dans nos meilleurs écrivains, précédés d'explications qui feront nettement ressortir les faits et les situations, et ne laisseront aucune obscurité dans l'esprit.
L'immense panorama que nous venons de dérouler n'est pas encore complet ; il manquerait quelque chose aux gigantesques proportions du monument que nous voulons édifier, si nous avions laissé ouverte une lacune dans l'exposition des œuvres de l'esprit humain, en ne mettant pas en lumière la partie la plus attrayante peut-être, une des plus instructives et des plus riches, et celle qui, pour arriver jusqu'à l'âme, commence par frapper les sens. C'est, d'ailleurs, une des formes les plus fécondes et les plus magnifiques sous lesquelles s'est traduite l'activité des plus belles intelligences, et nous lui avons réservé une large place. Dorénavant, on n'aura plus besoin de recourir à des auteurs spéciaux, tels que Winckelmann ou Vasari, pour connaître et apprécier les créations des plus illustres artistes, depuis Appelle et Phidias jusqu'à MM. Ingres et Courbet, Etex et Jouffroy ; depuis l'architecte inconnu qui a dressé la grande pyramide de Chéops, jusqu'à M. Baltard, auquel nous devons les Halles centrales de Paris. Quelque immense que soit cette nouvelle carrière, nous nous y sommes engagé courageusement, les yeux à demi fermés ; car, autrement, peut-être eussions-nous hésité à nous y lancer, quand un horizon si vaste s'ouvrait devant nous.
Le goût des arts, qui semblait être autrefois le privilège de quelques riches Mécènes, s'est répandu, depuis le commencement de ce siècle, et particulièrement pendant ces dernières années, dans toutes les classes de la société. Aussi n'est-il pas d'étude qui ait plus progressé que celle de l'art, de ses principes, de es applications, de son histoire. Le Dictionnaire universel a cru devoir accorder une place d'autant plus large aux sujets que cette étude embrasse, qu'ils n'ont guère été traités jusqu'ici que dans es monographies spéciales, accessibles seulement à un petit nombre de lecteurs. Il n'existe pas de dictionnaire complet de l'art : sans avoir eu la prétention de combler entièrement cette lacune, nous avons voulu, du moins, que notre encyclopédie offrît des réponses succinctes à la plupart des questions qui pourraient être posées sur la matière.
Dans l'exposé des différentes théories auxquelles donne lieu l'étude de l'art envisagé dans son essence, nous n'avons apporté aucun parti pris ; c'est avec la même indépendance d'idées que nous avons examiné et apprécié les doctrines des classiques et celles des romantiques, des réalistes et des idéalistes. En esthétique, comme dans toutes les autres parties de la philosophie, le Grand Dictionnaire ne s'est mis à la remorque d'aucun système :
Nullius addictus jurare in verba magistri
Nous avons donné à l'histoire de l'art des développements aussi étendus que possible. Au nom des principaux peuples de l'antiquité et des temps modernes, on trouvera le récit des alternatives de progrès et de décadence par lesquelles l'art a passé, depuis les origines les plus reculées jusqu'à l'époque contemporaine. Des articles spéciaux sont consacrés à l'historique des diverses branches de l'art et des genres qui en forment les subdivisions.
Pour la biographie des artistes, nous n'avons jamais négligé de recourir aux sources originales, et nous avons mis largement à profit les beaux travaux qui ont été publiés, depuis quelques années, tant en France qu'à l'étranger. C'est ainsi que nous avons pu rectifier l'orthographe de bien des noms, redresser une foule de dates, refaire même presque complètement, à l'aide de documents nouveaux, la vie de certains maîtres. Nous avons écrit avec un soin tout particulier la biographie des artistes contemporains : il nous a semblé qu'il ne suffisait pas de dresser le catalogue de leurs œuvres et de mentionner les succès officiels qu'ils ont obtenus ; nous avons tenu à exprimer sincèrement notre opinion sur le caractère particulier de leur talent, mais sans nous écarter jamais des bornes d'une critique bienveillante.
Les chefs d'œuvre de l'art, comme les chefs d'œuvre de la littérature, ont une sorte de personnalité : on les cite à chaque instant, sans prendre la peine de rappeler quels en sont les auteurs. Et vraiment est-il besoin de nommer Raphaël, Paul Véronèse, le Corrège, Michel-Ange, Puget, Rembrandt, Rubens, Le Sueur, Le Brun, Greuze, David, Gros, Ingres, Delacroix, Decamps, lorsqu'on cite la Belle Jardinière, les Noces de Cana, l'Antiope, les Fresques de la chapelle Sixtine, le Milon de Crotone, la Leçon d'anatomie, la Descente de croix, la Vie de saint Bruno, les Batailles d'Alexandre, l'Accordée de village, l'Enlèvement des Sabines, les Pestiférés de Jaffa, l'Apothéose d'Homère, le Massacre de Scio, la Ronde de Smyrne ? Certains chefs d'œuvre même ne sauraient être désignés autrement que par leur titre, les auteurs nous étant inconnus : telles sont les immortelles figures que nous alléguées l'Antiquité, comme l'Apollon du Belvédère, la Vénus de Médicis, la Vénus de Milo, Niobé et ses enfants : tels sont la plupart des édifices des temps anciens et du moyen âge. Le Grand Dictionnaire a consacré des articles spéciaux à la description de toutes ces merveilles de l'art. C'est là encore une partie entièrement neuve. Indépendamment de l'intérêt qu'elle présente au point de vue artistique, elle a pour mérite d'ajouter des renseignements précieux aux définitions et aux notions générales contenues dans la partie purement encyclopédique. C'est ainsi que rien ne saurait mieux faire connaître ce qu'est l'atelier d'un grand peintre que la description des peintures dans lesquelles Miéris, Ostade, Craesbeke, Horace Vernet, ont représenté leur propre atelier. Et d'un autre côté, n'est-il pas intéressant de rapprocher du récit historique de telle ou telle bataille le tableau que cette même bataille a inspiré à l'un de nos plus grands maîtres.
Ce que nous avons fait pour les tableaux, pour les statues, pour les bas-reliefs célèbres, nous l'avons fait aussi pour les chefs d'œuvre de l'architecture. Nous avons décrit les plus fameux, le Parthénon, le Colisée, les Pyramides, le Louvre, les Tuileries, le Panthéon, l'Arc de l'Étoile, celui du Carrousel, etc., sous leur titre particulier ; les autres, aux noms des villes qui les possèdent. Nous ne craignons pas de dire que, pour cette partie comme pour toutes les autres qui se rattachent à l'étude de l'art général, le Dictionnaire universel est infiniment plus complet que tous les dictionnaires spéciaux.
Dans cette revue générale de tout ce qui se rapporte aux beaux arts, nous ne pouvions oublier celui qui est pour nous la source des jouissances et des émotions les plus variées : la musique. Ce que nous avons fait pour la peinture, la sculpture et l'architecture, nous l'avons fait de même pour l'art des Palestrina, des Pergolèse, des Allegri, des Mozart, des Beethoven, des Haydn, des Lulli, des Rameau, des Gluck, des Grétry, des Piccinni, des Meyerbeer, des Rossini, des Donizetti, des Aubert, des Gounod, etc., il n'est pas une de leurs immortelles créations que nous n'ayons analysée.
Ainsi, nous avons entièrement parcouru le vaste cercle des connaissances humaines ; pour chaque branche, nous avons établi une statistique précise, qui embrasse tous les progrès des lettres, des arts et des sciences, jusqu'au moment où nous écrivons ; en sorte que le Grand Dictionnaire universel est l'image vivante, la photographie exacte, une sorte de grand-livre où se trouve consigné, énuméré et expliqué tout ce qui est sorti des inspirations du génie, de l'intelligence, des études, de l'expérience et de la patience de l'homme.
Après cet exposé du cadre immense que nous nous sommes tracé, et que, dieu aidant, nous espérons remplir, est-il besoin d'indiquer l'esprit qui nous a constamment dirigé et soutenu dans l'exécution de notre œuvre, où l'on reconnaîtra sinon le fruit du talent, du moins le résultat d'un infatigable dévouement à la science et au progrès ? Cet esprit se dévoile à chaque page, à chaque ligne ; nous n'avons pas cherché à abriter derrière des réticences obscures ou des euphémismes pusillanimes la pensée qui a présidé à la rédaction de tous nos articles, parce qu'elle est honnête, loyale et impartiale, et que nous la croyons en harmonie avec la tendance et les aspirations du siècle. Nous sommes de ceux qui ont le regard fixé sur l'avenir, qui savent rendre justice au passé, mais qui n'en regrettent rien, et qui, surtout, ne voudraient en voir relever les ruines par quelque expédient que ce soit. Nous le savons, nous le voyons tous les jours, on s'ingénie à étayer les vieux appuis qui en soutiennent encore quelques parties ; on met tout en usage pour prolonger de quelques moments l'existence d'un monde qui croule de toutes parts ; on s'épuise en efforts impuissants pour galvaniser un cadavre ; mais les temps approchent où un âge nouveau, complètement affranchi des langes du passé, verra s'inaugurer l'ère d'une transformation totale des sociétés. Le germe enfanté par 89 est impérissable ; il serait déjà arraché, s'il avait pu l'être ; mais, semblable à ces ressorts ingénieux dont une extrémité se relève quand on presse sur l'autre, il ne paraît étouffé parfois que pour regagner en quelques jours plusieurs années perdues, sous l'influence d'une végétation mystérieuse, puissante et irrésistible. Le soleil a ses éclipses, la liberté peut avoir les siennes, jusqu'au jour où, dégagée irrévocablement de toute entrave, la grande exilée ne se vengera qu'en versant des torrents de lumière sur ses obscurs blasphémateurs.
Nous venons de parler longuement de l'œuvre, disons quelques mots de l'humble ouvrier ; aussi bien ce ne sera pas un sentiment de vanité qui guidera notre plume. Notre prétention va se borner à prouver que l'édification du Grand Dictionnaire n'est pas une œuvre d'industrialisme, et à rassurer ceux de nos souscripteurs dans l'esprit desquels la confiance a pu être un instant ébranlée. Nos lois, nos mœurs -- et que Dieu en soit béni ! -- ont toujours accordé les plus grandes immunités à l'homme injustement attaqué et qui se défend. C'est de cette liberté trois fois sainte que nous réclamons ici le bénéfice. Notre désintéressement a été suspecté. Dans cette atmosphère de mercantilisme qui infecte aujourd'hui toutes les rues de la grande cité ; par ce temps de publications mercenaires et malsaines où la moralité n'est rien, où le charlatanisme est tout, on n'a pas voulu croire qu'il pût exister, au XIXe siècle, un homme assez sot pour sacrifier sa vie, sa fortune, sa santé, à l'accomplissement d'une œuvre honnête et convaincue. Ne pouvant se résoudre à voir en lui un Caton, on a cherché à en faire une sorte de Barnum littéraire fondant sa cuisine sur la crédulité publique.
Voilà ce qui nous pèse lourdement sur le cœur, et ce qui, nous l'espérons, justifiera aux yeux des plus délicats les détails intimes dans lesquels notre dignité blessée nous oblige à entrer. Au premier jour de son apparition, alors que l'embryon était encore renfermé dans l'œuf, le Grand Dictionnaire a soulevé contre lui les défiances les plus vives. Malgré l'intention que nous en avions d'abord, nous ne donnerons pas ici un échantillon des aménités qui nous ont été prodiguées par des plumes qui confiaient bravement à la poste ce virus anonyme ; mais l'auteur du Grand Dictionnaire va mettre à nu sa propre personnalité, établir le bilan de ses travaux et de ses ressources, montrer enfin à ses souscripteurs qu'il est de la famille de ce Romain qui désirait que sa maison fût de verre et établie au beau milieu du Forum. Ces détails, nous le savons, sont inusités et paraîtront peut-être insolites à certains esprits susceptibles. Mais l'œuvre dont nous écrivons ici la préface, et qui est avant tout un livre de conscience et de bonne foi, ne se pique pas de suivre les voies battues ; elle est éminemment originale dans la pensée, dans la conception, elle doit l'être aussi dans ses moyens de défense. Nous sommes donc heureux de pouvoir emprunter au journal l'Yonne la notice biographique suivante, publiée par M. Lobet, rédacteur en chef de cette feuille estimable :
" M. Pierre Larousse est né vers la fin de 1817, à Toucy, petit canton de la basse Bourgogne, d'un père et d'une mère qui se préparent à célébrer dans quelques mois leur cinquantaine. Cette rareté, sans doute, ne constitue pas au rejeton un brevet de centenaire ; elle est cependant de nature à rassurer les passagers qui pouvaient craindre que Jason ne les laissât en route à la merci des flots. Son enfance a été des plus laborieuses ; à peine a-t-il entrevu les jeux et les plaisirs du jeune âge. A quinze ans, toutes les idées recueillies dans les ouvrages de Voltaire, Rousseau, Diderot, d'Alembert, Montesquieu, fermentaient pêle-mêle dans sa tête, et déjà il entrevoyait confusément le plan de son travail encyclopédique. Jean-Jacques rapporte dans ses Confessions qu'il lisait Plutarque après souper, en compagnie de son père : " Bientôt, dit-il, l'intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour sans relâche et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : Allons nous coucher, je suis plus enfant que toi. " C'était le chant matinal de l'alouette qui forçait le futur auteur du Grand Dictionnaire à éteindre sa lampe, car c'est à la campagne que son enfance s'est écoulée. A vingt ans, après des études sérieuses terminées à Versailles, il fondait une institution dans son pays natal. Mais son imagination ardente subissait la fascination que Paris exerce irrésistiblement sur tous les esprits avides de s'instruire. A vingt-deux ans, il arrivait dans la capitale, muni de quelques billets de mille francs seulement, et, dès lors, les cours de la Sorbonne, du Collège de France, de l'Observatoire, du Muséum et du Conservatoire des Arts et Métiers n'eurent pas d'auditeur plus assidu. Tout était avidement recueilli, et chaque soir, à la bibliothèque Sainte-Geneviève (ce qui l'avait fait surnommer le bibliothécaire par ses compagnons d'hôtel), le fervent adepte des Nisard, des Saint-Marc Girardin, des Michelet, des Quinet, des Cousin, des Arago, des Flourens, etc., classait, mettait en ordre son butin et digérait laborieusement cete forte nourriture hâtivement amassée durant le jour.
" Risquons ici quelques détails intimes sur cette vie du jeune travailleur, si rude, si difficile pour celui qui ne doit compter que sur lui-même, et qui, une fois jeté, en quelque sorte perdu, au milieu de cette multitude indifférente, dans les mille rues de la capitale, se trouve plus isolé dans sa mansarde du cinquième étage que Robinson dans son île. Nous avons dit que le futur auteur du Grand Dictionnaire s'en était venu à Paris, riche de quelques billets de mille francs. Or, c'est ce mince viatique qui devait suffire à alimenter dix années d'études et de travail intellectuel, et à rassembler péniblement les matériaux destinés à former plus tard les colonnes du Grand Dictionnaire. On connaît l'histoire d'Amyot dans une semblable circonstance : chaque semaine, la vieille mère du futur traducteur de Plutarque envoyait à son fils par les bateliers de la Seine, un de ces pains robustes comme on en fait encore dans nos campagnes. Ici, c'était un pot de beurre fondu que la mère du jeune Bourguignon expédiait tous les mois à son fils.
" Or, on se figure pas tous les prodiges d'économie que peut opérer, même à Paris, en plein quartier latin, un estomac jeune et vigoureux, avec un pot de beurre fondu, un quarteron d'oignons superbes et force pains de quatre livres, surtout quand ce menu spartiate est assaisonné de courage, de patience et d'une forte dose de ce piment qui s'appelle la volonté d'arriver. Telle était l'ambition de notre bibliothécaire. Chaque soir à minuit, alors que tous les commensaux de l'hôtel se livraient à des rêves dorés, et qu'aucun nerf olfactif ne pouvait plus être affecté par un parfum révélateur, -- car l'oignon, surtout quand il est frit, a des élans communicatifs auxquels il est impossible de dire : Vous n'irez pas plus loin ! -- à minuit, l'indiscret ou le somnambule qui aurait plongé ses regards à travers la serrure de la porte n° 45 aurait assisté à un singulier spectacle : le Bourguignon, transformé en alchimiste culinaire, ouvrait silencieusement une malle aux vastes flancs, d'où il tirait, en lançant autour de lui des regards inquiets, fourneau, charbon, soufflet, et le pot de beurre servait alors d'utile auxiliaire à une de ces soupes copieuses qui auraient figuré avec honneur sur la table patriarcale de Jacob et de ses douze fils. Un pain de quatre livres, discrètement acheté chez un boulanger éloigné, était monté tous les deux jours, habilement dissimulé sous un ample manteau, à travers les trous duquel Socrate aurait pu voir tout autre chose que ce qu'il reprochait à Antisthène. Un soir, tout cet échafaudage de discrétion faillit s'écrouler en un instant. Notre jeune Bourguignon escaladait furtivement ses cinq étages ; la loge du concierge était bruyante, toutes les têtes folles de la maison semblaient y tenir conseil. Le pain de quatre livres avait déjà franchi sans encombre les deux premiers étages, quand tout à coup il se dérobe au coude qui le pressait fiévreusement et roule avec un fracas épouvantable, menaçant d'aller heurter la porte du cerbère. Le propriétaire du fuyard se précipita pour arrêter cette course vagabonde ; mais la fatalité s'en mêlait ; la traîtresse miche faisait des bonds à couper la corde à Gladiateur, et notre Bourguignon se hâta de regagner sa mansarde. Ce soir-là, le fourneau fut bien étonné de cette inactivité de service, car il n'y eut pas de soupe à l'oignon, et l'alchimiste se coucha sans souper, deux heures plus tôt qu'à l'ordinaire. Le lendemain matin, il aperçut le coupable s'étalant fièrement à la fenêtre du concierge, flanqué d'un écriteau sur lequel un étudiant facétieux avait tracé ces trois mots : Pain sans maître. Matin et soir, pendant plusieurs jours, notre pauvre Bourguignon eut à subir la vue du réfractaire, qui, dans la barbe qui commençait à lui pousser, semblait faire à son propriétaire des grimaces fantastiques. Celui-ci perdait soixante centimes, mais l'honneur était sauf.
" Huit années de cette vie laborieuse s'étaient écoulées avec une rapidité que l'on regrette, hélas ! même quand on est passé à l'état de millionnaire. Les billets de mille francs n'existaient plus qu'à titre de joyeux souvenir au fond du vieux portefeuille. Mais la tête était meublée, les cartons remplis de notes, et l'aurore du Grand Dictionnaire se levait déjà à l'horizon. Toutefois, ce n'était pas encore même là un commencement d'exécution : la plupart des matériaux existaient, il restait à les mettre en œuvre, et, pour cela, l'auteur ne voulait recourir qu'à lui, être à lui-même son propre imprimeur, car il connaissait déjà par cœur la triste odyssée de l'Encyclopédie du XVIIIe siècle. Une nouvelle vie allait donc commencer, vie de travail encore, mais, cette fois, d'un travail fructueux.
Depuis longtemps, le futur encyclopédiste avait été frappé des lacunes qui existaient dans notre déplorable système d'enseignement, et cette simple remarque fut pour lui la première révélation du riche placer qui devait plus tard lui fournir les moyens d'édifier l'œuvre qu'il rêvait depuis si longtemps. A des méthodes routinières, reposant sur de purs mécanismes de mémoire qui faisaient de l'enfant un simple automate, il substitua un mode d'enseignement où la mémoire était reléguée au second plan et remplacée par l'intelligence et le raisonnement. C'est alors que parurent successivement cette foule de livres classiques dont plusieurs se vendent annuellement à plus de cent mille exemplaires, et qui forment aujourd'hui sous le nom de Méthode lexicologique, la base de l'enseignement grammatical et littéraire en France, en Suisse et en Belgique. De 1848 à 1860, la rosée du ciel tomba abondamment sur ce champ nouveau, si péniblement et si courageusement défriché. Le succès avait pleinement répondu aux espérances du modeste, mais laborieux grammairien. Comme il lui eût été facile alors de se retirer dans un paisible Tusculum et de jouir de l'otium cum dignitate dont par le l'Orateur romain ! Mais non, il ne pouvait faillir un seul instant à sa première ambition, et le voilà aujourd'hui, non pas édifiant, mais démolissant une fortune aussi honnêtement que rapidement acquise : Du reste, que la sollicitude de ses nombreux amis se rassure : le succès n'a pas fait défaut au Grand Dictionnaire, et les explications dans lesquelles nous venons d'entrer prouvent que ce succès même ne lui était pas indispensable : l'auteur pouvait achever le couronnement de son édifice sans le concours d'aucune souscription. De plus, pour conserver toute la plénitude de son indépendance, il ne sollicite aucun de ces encouragements qui pourraient le faire dévier de la ligne qu'il s'est tracée, ou l'amener à affaiblir la libre expression de ce qu'il croit être la vérité. C'est aux journaux, aux feuilles publiques qu'incombe la tâche de faire connaître l'œuvre qui s'élabore péniblement autour d'eux. Un ancien disait excellemment : " Si mon ami me trompe, tant pis pour lui. " Le journalisme a pour mission d'encourager les efforts des travailleurs qui consument leur vie à faire fructifier le champ de l'idée. S'il faillit à ce devoir, disons comme l'ancien : " Tant pis pour lui ! "
Un mot encore, mais un mot très-important. Ce qui, dans le Dictionnaire, frappe surtout les esprits sérieux, et par ce mot nous entendons ceux qui sont accoutumés à déguster ce qu'ils lisent, ceux qui ne jugent de l'amande qu'après avoir cassé le noyau, c'est qu'il règne dans les diverses parties de cet ouvrage une même idée, une idée personnelle. L'économie politique ne fait pas disparate avec la philosophie de l'histoire, et les sciences donnent fraternellement la main à la littérature comme aux beaux-arts. Cette unité, non plus que dans l'harmonie des mondes matériels, n'est pas l'œuvre du hasard : voilà la part que nous réservons, sans parler des parties neuves qui distinguent le Grand Dictionnaire de toutes les œuvres de même nature, et dont l'auteur s'attribue la paternité exclusive ; et les détails dans lesquels nous sommes entré prouvent que cette prétention n'est pas sans fondement.
Mais parce qu'un général a pris toutes ses dispositions pour le combat, parce qu'il a soigneusement visité ses avant-postes avant la bataille, et qu'il a mangé à la gamelle du soldat, il n'en résulte pas que lui seul ait remporté la victoire, et, dans le bulletin du lendemain, les noms des capitaines et des lieutenants doivent figurer à côté du sien. Il serait aussi impossible à un seul homme d'édifier le Grand Dictionnaire, de parler tour à tour et sciemment histoire, philosophie, politique, science, beaux-arts, philologie, littérature, etc., qu'il l'eût été à Napoléon de gagner seul la bataille d'Austerlitz. Il est vrai que, dans le cas contraire, c'est lui seul qui l'aurait perdue, mais la réciproque n'est pas rigoureuse.
C'est donc dans un bulletin de cette nature que vont figurer ici les noms de nos laborieux et savants collaborateurs. Toutefois comme, à l'heure où nous écrivons, la victoire est loin d'être remportée, et que nous ne sommes encore qu'à la première heure de cette chaude journée, nous allons nous borner à une simple et sèche énumération. Au dernier volume, quand l'ennemi sera en fuite, c'est-à-dire quand tous les obstacles auront été vaincus, nous nous réservons -- et c'est un devoir qui pour nous sera un plaisir -- de restituer à chacun la part qui lui reviendra dans l'œuvre accomplie. En cela, c'est encore Diderot que nous prendrons pour modèle : nous sommes bien loin de son génie, mais nous rougirions de lui céder en justice et en désintéressement.
Mes collaborateurs dans le travail du Grand Dictionnaire ont été, jusqu'à ce jour, MM. :
ABRANT (J. Alex.), mon secrétaire et celui de la
rédaction. ACCOYER-SPOLL, homme de lettres ; BOISSIERE, auteur du Dictionnaire analogique ; BONASSIES, docteur en médecine ; CAIGNARD, conservateur du musée à l'Hôtel des Monnaies de Paris ; CATALAN, professeur d'analyse mathématique à l'Université de Liège ; CHAUMELIN (Marius), collaborateur à l'Histoire des peintres ; CHÉSUROLLES, lexicographe ; |
COMBES (Louis) auteur d'une Histoire de la
Grèce ; COSSE (Victor), homme de lettres ; DEBERLE (Alfred), membre de la Société des gens de lettres ; DUPUIS, ancien professeur d'histoire naturelle à l'Institut agronomique de Grignon ; DURAND (Charles), rédacteur de l'Illustration ; FELIX CLÉMENT, compositeur de musique ; FIET, médecin vétérinaire ; GANNEAU (Charles), orientaliste ; GEORGES, géographe ; GOTTARD, économiste ; |
GOURDON DE GENOUILLAC, directeur du journal le Monde
artiste ; HUMBERT, lexicographe ; Le MANSOIS DUPREZ, professeur de littérature ; MAXIMILIEN MARIE, répétiteur de mathématiques à l'Ecole Polytechnique ; NICOLLE (Théod.), ancien professeur au lycée Louis-le-Grand ; PILLON (François), docteur en médecine ; POURRET, lexicographe ; PRODHOMME, lexicographe ; SCHNERB, homme de lettres. |
Mais nous devons une mention toute particulière à M. François Pillon, notre compatriote et notre ami, dont la collaboration nous a été précieuse surtout pour les sciences philosophiques et sociales.
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Ici, que notre plume s'entoure d'un crêpe de deuil, car la faux aveugle a déjà frappé parmi nous ; oh ! bien aveugle ! puisque la tête qui a été abattue dans nos rangs dominait toutes les autres de cent coudées. Le plus hardi et le plus profond penseur du XIXe siècle, PIERRE-JOSEPH PROUDHON, par une lettre que nous avons rendue publique, nous annonçait en ces termes qu'il collaborerait au Grand Dictionnaire : " Je suis satisfait de vote mot Anarchie… Lorsque vous en serez aux articles Dieu et Propriété, prévenez-moi. Vous verrez par quelques mots d'explication qu'il y a autre chose que des paradoxes dans ces propositions : Dieu, c'est le mal, et la Propriété c'est le vol, propositions dont je maintiens le sens littéral, sans que pour cela je songe à faire un crime de la foi en Dieu, pas plus qu'à abolir la propriété. " Ce vœu, en quelque sorte testamentaire, sera religieusement accompli. Oui, illustre philosophe, quand nous en serons à ces deux phrases si perfidement incomprises, et qui ont soulevé tant d'ennemis contre ta mémoire, toutes les ténèbres hypocritement accumulées tomberont.
20 Décembre 1865
PIERRE LAROUSSE.
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