Avant tout, Vaugelas ne veut pas qu'on habille la langue française à l'italienne, à l'espagnole ou à la grecque. " Je veux bien, dit-il, qu'elle rende hommage à la grecque et à la latine d'une infinité de mots qui en relèvent ; mais que, pour faire voir qu'on n'ignore pas la langue grecque, ni l'origine des mots, et que, pour honorer l'antiquité, il faille aller contre les principes et les éléments de notre langue maternelle, certainement il n'y a nulle apparence et je n'y puis consentir. Après tout, on doit plus considérer en ce sujet les vivants que les morts, qui aussi bien ne nous en savent point de gré et n'y profitent de rien, et l'on doit plus considérer ceux de son pays que les étrangers ". Dans les lignes qui suivent, Vaugelas a résumé les qualités essentielles de notre langue : " Il n'y a jamais eu de langue où l'on ait parlé plus purement et plus nettement qu'en la nôtre, qui soit plus ennemie des équivoques et de toutes sortes d'obscurités, plus grave et plus douce tout ensemble, plus propre pour toute sorte de style, plus chaste en ses locutions, plus judicieuse en ses figures, qui aime plus l'élégance et l'ornement, mais qui craigne plus l'affectation… Elle sait tempérer ses hardiesses avec la pudeur et la retenue qu'il faut avoir pour ne pas donner dans les figures monstrueuses où donnent aujourd'hui nos voisins… Il n'y en a point qui observe plus le nombre et la cadence que la nôtre, en quoi consiste la véritable marque de la perfection des langues ".
L'auteur des Remarques reconnaît avant tout l'autorité de l'usage en fait de langage ; il va même jusqu'à en subir la tyrannie, puisque, selon lui, l'usage fait beaucoup de choses par raison, beaucoup sans raison, beaucoup même contre raison, et qu'il ne faut pas laisser de lui obéir. Pour consulter l'usage, Vaugelas a interrogé les livres des bons auteurs. " C'est aux bons auteurs, dit Montaigne, d'enchaîner et de clouer la langue à leurs livres ". Vaugelas invoque le témoignage d'Amyot, de Malherbe, de Desportes, de Duperron, de Coëffeteau, de Balzac, de Voiture, de Chapelain, de Gombaut ; le grand siècle littéraire commençait à peine. Il témoigne un grand respect pour le traducteur de Plutarque : " Quelle obligation ne lui a point notre langue, n'y ayant jamais eu personne qui en ait mieux su le génie et le caractère que lui, ni qui ait usé de mots ni de phrases si naturellement françaises, sans aucun mélange des façons de parler des provinces, qui corrompent tous les jours la pureté du vrai langage français ". Parmi les hommes savants en la langue dont il aime à consulter les lumières, citons encore Conrart, d'Ablancourt, Patin, Ménage. Quant à la cour de cette époque, si les beaux esprits y foisonnaient, les bons esprits n'y étaient pas rares, et le bel usage dont elle donnait le modèle se confondait avec le bon usage. " Il est certain, dit-il dans sa préface, que la cour est comme un magasin d'où notre langue tire quantité de beaux termes pour exprimer nos pensées… C'est un des principes de notre langue, ou, pour mieux dire, de toutes les langues, que, lorsque la cour, en quelque lieu que ce soit, parle d'une façon et la ville d'une autre, il faut suivre la façon de la cour ". Vaugelas préfère aussi le langage de la capitale à celui des provinces. Il veut centraliser la langue et lui donner l'unité. Il demande une langue unique, nationale, exempte de l'influence de l'étranger ou de provinces, éminemment française à la portée de toutes les intelligences. Ce qui, dans la langue du peuple, n'offense pas la plus saine partie de la cour ; ce qui, dans le langage de la cour, n'échappe pas au sens naturel du peuple, voilà le français qu'il voulait. L'existence d'une règle commune déduite de l'usage, en levant tous les doutes, en maîtrisant tous les caprices, en ôtant tout prétexte aux anomalies, fait l'unité du langage, sa pureté, et sa clarté. Voilà précisément ce qu'a essayé de faire Vaugelas. Pour ce qui touche particulièrement à l'art d'écrire, il marque quatre points indispensables : le choix des mots, leur arrangement dans la proposition, l'arrangement et la liaison des membres de la période, la liaison des phrases entre elles. Il considère la longueur excessive des phrases comme ennemie de la clarté du style. C'est un défaut qui n'était pas rare de son temps. Il donne enfin un excellent conseil. Ne comptez pas sur la pénétration de vos lecteurs ; souvenez-vous que vous n'écrivez pas pour une académie de beaux esprits, mais pour le public. Mettez-vous à la portée des ignorants. Faites surtout en sorte que les femmes vous entendent sans difficulté, car elles sont les meilleurs juges de la clarté des mots et des phrases. Vaugelas déplorait amèrement l'abandon de certaines locutions hardies et pittoresques, de certains tours nerveux hasardés par Montaigne et Amyot, rejetés après eux. " J'ai toujours regretté, dit-il, les termes et les mots retranchés de notre langue, que l'on appauvrit d'autant… J'ai une certaine tendresse pour tous ces braves mots que je vois ainsi mourir, opprimés par l'usage qui ne nous en donne point d'autres en leur place, ayant la même signification et la même force ". Il défend d'ailleurs de faire des mots nouveaux ; c'est un droit qu'il ne reconnaît à personne, pas même au souverain ; il répète là-dessus le mot de Pomponius Marcellus, qui osait dire à Tibère : " L'empereur peut bien donner le droit de bourgeoisie romaine aux hommes mais non pas aux mots ". Mais si Vaugelas défend à l'écrivain de créer des mots, il le presse, au contraire, de créer des phrases qui, " étant toutes composées de mots connus et entendus, pourront être toutes nouvelles et néanmoins fort intelligibles ". Le sens métaphorique, à son avis, est plus beau et plus riche que le sens propre. S'il condamne le pléonasme comme faute grammaticale, il l'approuve comme beauté littéraire. " Il n'y a pas pléonasme lorsque les mots ajoutent quelque chose à la force de la pensée et qu'on l'affaiblit en les supprimant. Ce vice consiste à dire une même chose en paroles différentes, sans qu'elles aient une signification plus étendue ni plus forte que les premières. "
Vaugelas a reconnu dans sa préface que les dépouilles des auteurs anciens forment une des plus nobles parties de notre langue. Or, il y a deux manières de s'approprier leurs dépouilles : tantôt on dérobe à un auteur une pensée, un tour, une image ; tantôt on reproduit par un calque continu tout l'ensemble d'un ouvrage ; c'est ce qu'on nomme traduire, ce que Vaugelas essaye de faire dans sa belle traduction de Quinte-Curce, dont Balzac disait : " Si l'Alexandre de Quinte-Curce est invincible, celui de Vaugelas est inimitable ".
Une qualité de la langue fort prisée au XVIIe siècle, et avec raison, est la noblesse sans morgue et la délicatesse sans affectation. Vaugelas veut que l'on montre en parlant, aussi bien qu'en écrivant, du respect pour soi-même et pour les autres. " C'est une maxime, dit-il, que toutes les façons de parler qui sont basses doivent être évitées, quoiqu'il y ait beaucoup plus de liberté à parler qu'à écrire. Il y a une certaine dignité, même dans le langage ordinaire et familier, que les honnêtes gens sont obligés de garder comme ils gardent une certaine bienséance en tout ce qu'ils exposent aux yeux du monde ". Autant il craint qu'un langage savant et travaillé ne soit obscur pour le plus grand nombre, autant il recommande d'éviter avec soin tout ce qui pourrait offenser la pudeur ou la délicatesse des femmes. Cependant, il a soutenu énergiquement contre leurs injustes dégoûts plusieurs termes qu'elles repoussaient, comme poitrine, face, chose, vomir des injures, etc. On voulait exclure le mot poitrine de la prose comme des vers, sous le prétexte ridicule que l'on dit poitrine de mouton. " Faut-il donc, réplique vertement Vaugelas, supprimer tous les noms des choses communes aux personnes et aux bêtes ? Et, à ce titre, comment exprimera-t-on la tête d'un homme ? -- Je connais, dit-il ailleurs, un homme de grand esprit et renommé pour tel de tout le monde qui n'écrit jamais chose parce que c'est un mot qui fait de sales équivoques… J'avoue que l'on ne saurait empêcher les esprits enclins aux mauvaises pensées d'en faire naître presque partout et de détourner beaucoup de paroles en mauvais sens, étant toujours comme au guet sur des paroles à deux ententes, qui est certes une marque d'un esprit bien bas et d'une âme mal née ". Molière a dit absolument la même chose dans la Critique de l'École des femmes.
Le complément nécessaire de la noblesse, c'est l'harmonie. Vaugelas disait dans sa préface que l'harmonie est la véritable marque de la perfection des langues. Mais une qualité que Vaugelas demande avant tout, c'est le naturel, la naïveté. " Cette contrainte, dit-il, empêcherait de dire beaucoup de choses de la manière dont elles doivent être dites et ruinerait la naïveté, à qui j'oserais donner la première place parmi toutes les perfections du style ". Il distingue soigneusement la naïveté de la négligence, qui n'a rien de commun avec elle ; l'une est vice, l'autre est vertu.
L'influence des Remarques de Vaugelas a été très-grande. Peu de livres ont eu un aussi grand nombre d'éditions dans l'espace de quelques années. Cet ouvrage a été annoté, commenté, continué par une foule d'auteurs, dont plusieurs ont un nom même dans la grande littérature. Il a fait école. En 1704, l'Académie, considérant que les Remarques étaient toujours pour une foule de gens la règle du langage et que cependant le temps y avait apporté quelques modifications, en publia une édition nouvelle, accompagnée d'observations propres à éclairer le lecteur. Perrault, dans son Parallèle des Anciens et des Modernes, dit qu'il connaît plusieurs provinciaux qui connaissent les Remarques par cœur. Boileau, dans ses Réflexions critiques sur Longin, nomme Vaugelas " le plus sage de nos écrivains ". Racine, à Uzès, commentait les Remarques dans la crainte de désapprendre le français en province. Mais de tous ceux qui ont parlé de lui d'une manière favorable, nul n'a été plus explicite que Voltaire. Il lui donne une place dans la nomenclature des écrivains célèbres du XVIIe siècle, avec cette mention : " C'est un des premiers qui ont épuré la langue ".
" La langue française, dit M. Sainte-Beuve, avait fait une année de rhétorique brillante avec Balzac ; que dis-je ! elle avait fait, depuis Malherbe, ses preuves d'une poésie bien autrement éclatante et sublime avec Le Cid (1636), elle avait fait acte de haute et neuve philosophie avec Descartes par le Discours de la Méthode (1637), lorsqu'elle eut le courage de se remettre à la grammaire avec Vaugelas, à une grammaire non pédantesque, humaine, mondaine, toute d'usage et de cour ; non pas du tout à une grammaire élémentaire, mais à une grammaire perfectionnée, du dernier goût et pour les délicats. Avant de passer à d'autres chefs-d'œuvre, elle sentit le besoin de se donner un dernier poli… Vaugelas avait sa raison de venir et d'être ; il eut sa fonction spéciale, et il s'en acquitta fidèlement, sans jamais s'en détourner un seul jour ; il reçut le souffle à son moment ; il fut effleuré et touché, lui aussi, bien que simple grammairien, d'un coup d'aile de ce génie de la France qui déjà préludait à son essor et qui allait se déployer de plus en plus dans un siècle d'immortel renom ; il eut l'honneur de pressentir cette prochaine époque et d'y croire ". [GDU, t. 13, p. 916, a-b-c]