Le polygraphe Wey reconnaît d'emblée dans l'oeuvre de Palsgrave " la première et la plus essentiellement française de nos grammaires ; un modèle à consulter et à suivre encore aujourd'hui "(19). Mais ce jugement, qui pourrait sembler laudatif n'est positif qu'en apparence. En effet, il repose sur une conception de la langue et de la grammaire qui ne peut être qu'à l'opposé de celle défendue par le systématique Génin. Wey soutient, par exemple :
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" La raison a créé la langue française. L'érudition, au contraire , l'a mise incessamment en péril, parce qu'au lieu de procéder logiquement et d'établir ses disciplines, d'après la pratique et les exemples des écrivains nationaux, elle a prétendu imaginer, dans le vide, des théories prématurées, et les assigner comme des lois absolues aux écrivains de la France. D'un principe vicieux, il ne procède que des erreurs.
Une langue est un fait, non un système, et les hommes sont aussi impuissants à intervenir dans la marche et les formes d'un idiome, qu'ils sont incapables de modifier la nuance ou les contours du feuillage d'un arbre après l'avoir semé. " [Loc. Cit., p. 228]
La métaphore végétale doit être prise là, comme une illustration, car, en tant que modèle de développement du langage, elle contreviendrait naturellement à son dessein. Mais il y a plus encore, et c'est la véritable détestation que Wey sur la base de cette contestation de la grammaire régulière des langues nourrit plus largement à l'encontre des grammaires :
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" [...] dès que les règles d'une langue s'altèrent, dès que ses formes vieillissent, dès que son génie paraît se corrompre, dès que les jargons barbares y pénètrant, s'agglomèrent au pied de la tige, et déplacent la sève; dès, en un mot que l'existence de cette langue est menacée, la serpe du jardinier se présente sous l'apparence de Traités grammaticaux, de Traités de l'art oratoire ou poétique, et de dissertations sur le néologisme ou sur la valeur des lettres : de sévères cultivateurs du champ littéraire viennent trop tard d'ordinaire, émonder les branches gourmandes et trancher les rejetons vicieux.
L'apparition des grammaires proprement dites signale donc, en général, la décadence des langues : il en fut autrement chez nous, comme on le verra; mais, d'ordinaire, c'est du délit que naît la répression. Ces ouvrages didactiques se multiplient en raison directe de la perdition du goût et de la décrépitude de l'idiome en fermentation; et s'il succombe, ces efforts insuffisants à le sauver deviennent son histoire, et l'unique moyen de remonter la tradition " [Loc. Cit., p. 248]
C'est bien dans la même fonction ornementale et suggestive qu'est ici reprise la métaphore botanique; et la fleur de rhétorique s'inscrit ici de plein droit dans un art du jardinage qui, finalement, ramène aux premiers mots du texte de Wey, par lesquels jardin des racines grecques ou latines l'intégrité la plus essentielle d'une langue s'inscrivait non dans les formes de ses voix ou de sa syntaxe, mais dans la diversité illustrative, représentative et signifiante de ses vocables :
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" L'histoire des mots contient celle des idées : organes de la pensée humaine, instruments des luttes intellectuelles, les langues racontent les civilisations. Comme les variations des idiomes résultent du mouvement des opinions et de la série des faits, l'étude de ces transformations diverses est aussi philosophique, qu'attachante et variée.
Là seulement on peut retrouver ce que les chroniqueurs laissent le plus à désirer : la fidèle image des moeurs, les événements obscurs et dédaignés de l'existence du peuple. De cette portion peu connue de notre histoire, portion la plus intéressante peut-être parce que les passions s'y reflètent, de ce drame national épars et délaissé, il nous reste un monument complet, le langage que le peuple a créé suivant ses besoins, selon ses facultés, et qu'il a associé aux phases de la vie publique " [Loc. cit. p. 1]
Sur les bases d'une telle exclusivité accordée aux éléments du lexique, Francis Wey ne pouvait suivre Génin dans la recherche de l'application des principes d'une systématicité d'usage chez Palsgrave, et, au terme de l'insuccès de cette quête, dans sa dévalorisation critique du travail du pédagogue anglais. Et, tandis que Wey loue Palsgrave pour sa possession du " génie de notre idiome " [Loc. cit. p. 271], sa " méthode solide, indépendante et claire ", son ambition " d'enseigner notre langue à ceux qui l'ignorent " [id. p. 275], pour le recours qu'il fait à " des exemples extraits de nos meilleurs auteurs ", et pour " la collection la plus précieuse des formes caractéristiques de la langue française au commencement du seizième siècle ; et le procès-verbal exact de l'état où elle se trouvait à cette époque mal connue et peu étudiée " [id.], il ne restait plus à Génin qu'à exposer pourquoi et comment le travail de Palsgrave ne pouvait être exploité que comme témoignage sur des états de la langue passé et non comme exposé satisfaisant de principes explicatifs.
On comprend pourquoi Génin entreprend alors de publier l'ouvrage en 1852. Le développement institutionnel de l'histoire de la langue française, comme matière d'enseignement au lycée et dans les universités, est concomitant avec ces années du début du second Empire. Louis-Philippe avait lancé l'entreprise de nationalisation de l'idiome ; Napoléon III, souvent avec les mêmes savants ou leurs plus directs successeurs développera celle de son historicisation. Et les grandes figures de l'histoire de France ne cesseront dès lors d'accompagner le sentiment de l'ancrage de la nation dans un terroir dont les émanations langagières successives peuvent être désormais retracées et suivies grâce à une philologie elle-même historique. Tandis que Wey s'inscrit dans une lignée d'où sortiront peu après Petit de Julleville, et Ferdinand Brunot, François Génin inaugure une descendance dans laquelle s'illustreront Brachet, Bréal, Bourciez et Meillet.
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Notes
19. Francis Wey, Histoire des Révolutions du Langage en France, Paris, Firmin-Didot, 1848, p. 262.