LE GÉNÉRAL DE LA PENSÉE DU LANGAGE :

ENTRE GRAMMAIRE ET DICTIONNAIRE

AU XIXe SIÈCLE

 

Jacques-Philippe Saint-Gérand
ATILF
UMR CNRS 7118 – Nancy II
Université Blaise-Pascal –Clermont-Ferrand II

 

 

Préambule

Il n’est… généralement… pas d’usage, à l’heure actuelle, d’aller chercher une information strictement grammaticale au sens le plus précis du terme dans un ouvrage relevant de la lexicographie proprement dite. L’ordre alphabétique déploie une rationalité paradoxale qui contrevient à la raison que l’on suppose gouverner le fonctionnement de la langue.

De manière… générale, on peut encore penser aux innombrables dictionnaires du genre qui du Lexique de la terminologie linguistique de Marouzeau (1951) aux compilations du jour, en passant par divers vocabulaires techniques de la psychomécanique du langage, ont voulu dresser la liste ordonnée des objets constituant un ensemble plus ou moins cohérent des difficultés inhérentes à un secteur de la connaissance linguistique. En dépits des liens et des renvois qui permettent de circuler entre les notices, ces ouvrages ne cessent d’engager une représentation statique du langage.

De manière plus étroite, pour se limiter au seul aspect grammatical d’une langue, La Grammaire d’aujourd’hui (1986), en son genre, constitue seule une glorieuse exception à cette… généralité, puisqu’elle permet — au dire de ses auteurs — « par l’exemple de la description d’une langue, d’aborder les problèmes de l’analyse d’autres langues : au-delà de la linguistique française, atteindre la linguistique, tout court, ou si l’on veut un adjectif, la linguistique générale » !... Il y a là comme une sorte d’inéluctable issue aux descriptions du linguiste et aux prescriptions du puriste qui a incité Alain Berrendonner à évoquer naguère un très équivoque Éternel grammairien (1982)… Est-ce l’Éternel — s’il existe et si le Verbe s’est bien fait chair ! — qui est grammairien, ou est-ce le Grammairien qui, à travers ses constantes ruminations, se donne l’illusion d’une sorte d’éternité ?..

Cette question probablement incongrue peut servir de liminaire à une interrogation plus… générale sur le sens de l’épithète qui nous préoccupe ici dans les textes de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle, qui, à un titre ou un autre, évoquent l’objet de la langue et du langage. Compte tenu des conditions de cette communication, il va sans dire que l’enquête ne sera ni exhaustive — loin de là ! — ni a fortiori définitive. Il s’agit seulement de lancer le javelot en direction de territoires qui méritent de plus sérieuses investigations, car, dans les sources ici évoquées et dans toutes celles que je ne peux citer faute de place, général se trouve constamment pris dans un réseau qui l’associe à commun, total, global, universel, particulier, singulier, spécifique, etc.

Partons donc d’un constat aux allures de truisme bien avéré : si, de nos jours, l’on parle encore de grammaire générale c’est presque toujours en référence à l’unique modèle de la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal, dont on sait bien en quelle estime elle tient le lexique hors les figurations que lui impose le discours :

 

Ainsi l’on peut définir les mots, des sons distincts et articulés, dont les hommes ont fait des signes pour signifier leurs pensées (Seconde partie, chapitre premier)

D’où cette sorte d’aporie qui veut que les mots, qui ne présentent « rien de semblable avec ce qui se passe dans notre esprit », possèdent toutefois la capacité d’imiter « les divers mouvements de notre âme ». Et qui érige ainsi la grammaire en mécanisme génératif et analytique de la pensée.

Cette aporie constitue le noyau dur de la réflexion sur le caractère général du modèle descriptif de langage susceptible d’être appliqué à la diversité observée des langues, et se prolonge, par ricochets successifs, à travers toutes les épistémologies jusqu’à nos modes contemporains de sérier et de répartir les difficultés de la description linguistique. Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer notent très sérieusement :

 

Quelles sont les principales tâches à remplir lorsqu’on veut décrire une langue, prise à un moment déterminé de son histoire ? La tradition occidentale répartit le travail sous trois grandes rubriques et distingue, en allant de ce qui est le plus extérieur à ce qui touche de plus près la signification :

1° Les moyens matériels d’expression (prononciation, écriture).

2° La grammaire, qui se décompose en deux chapitres :

2°a La morphologie traite des mots, pris indépendamment de leurs rapports dans la phrase.[…]

2°b La syntaxe traite de la combinaison des mots dans la phrase […]

3° Le dictionnaire, ou lexique, indique le ou les sens que possèdent les mots. À ce titre, il apparaît comme la partie sémantique par excellence de la description (le dictionnaire donne aussi, mais c’est seulement pour des raisons de commodité, des renseignements sur les variations morphologiques particulières à chaque mot). [1]

Pour rentrer dans ce dispositif, il doit bien exister encore :

une grammaire « générale », qui soit susceptible tout à la fois d’analyser la pensée — jugée a priori universelle — et de rendre compte des principes — également invariants— supposés gouverner toutes les langues ;

une grammaire qui, par suite, s’arroge une prépotence maximale dans le processus analytique et refoule les aspects sémantiques aux marges de la démarche linguistique ;

une grammaire qui, en conséquence, révoque donc l’idée même d’un dictionnaire et d’un classement alphabétique…

car, si, effectivement, « on ne lit pas une grammaire de façon continue : on la consulte par fragments, en utilisant l’index » (Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986 : 9), ce ne peut-être que parce que l’image d’une certaine grammaire — descriptive ou prescriptive, peu importe — s’est stabilisée de telle sorte que le lecteur ne soit intéressé que par la recherche d’un éclaircissement ponctuel et non par la représentation d’un corps de doctrine dont les tenants et les aboutissants excèdent de beaucoup la simple question du discours.

Or, depuis le XVIIIe siècle, la dictionnairique — au sens que l’on donne aujourd’hui à ce terme [2] — n’a pas cessé de donner du sens à ce va-et-vient de la pensée du langage entre lexique et grammaire, et a même suscité autour de ce mouvement une forme de… généralisation, qui a conduit à envisager de plus en plus fréquemment des dictionnaires grammaticalisant…

 

Grammaire et dictionnaire : rapports équivoques…

Le plus célèbre, on s’en doute, est celui que l’abbé Féraud publie en 1761 :

DICTIONNAIRE GRAMMATICAL DE LA LANGUE FRANÇOISE, CONTENANT

Toutes les Règles de l'Orthographe, de la Prononciation, de la Prosodie, du Régime, de la Construction, &c. avec les Remarques & Observations des plus habiles Grammairiens.

et qu’il réédite en 1788, au même moment où l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke s’apprête à publier ses volumes consacrés à la grammaire et aux belles lettres… dans lesquels parangonnent les noms de Dumarsais, Beauzée, Jaucourt et Marmontel. Or, dans l’ouvrage de l’abbé marseillais, il n’est jamais question d’une quelconque référence à la Grammaire de Port Royal, aux additions de Duclos ou à la Grammaire simplifiée de Domergue !... C’est bien là l’expression d’un désir de réalisme pratique que la préface traduit à sa manière. Les emplois qui y sont faits de l’épithète « général(e) » sont bien éloignés de toute implication rationnelles ; ils dénotent uniquement ici le type de ces règles qui renvoient à un système prescriptif global susceptible d’être appliqué en toutes circonstances :

 

Nous avons des Dictionnaires portatifs de toutes les Sciences & de tous les Arts ; mais nous n'en avions point de Grammatical : c'est par-là pourtant, ce semble, qu'on auroit dû commencer. Un Dictionnaire est plus fait pour être consulté, que pour être lu de suite : or, sur quoi a-t-on plus souvent besoin de consulter, que sur les difficultés & les doutes qui naissent, à chaque instant, sur les différentes parties de la Grammaire ?

Nous avons d'excellens ouvrages en ce genre, mais chacun d'eux a un objet borné, & ne renferme pas tout. On trouve ici les règles de l'Orthographe ; là, les principes raisonnés de la Langue ; ici, un traité de la Prosodie ; là, des remarques & des observations.

La méthode qu'ont suivie les Auteurs de ces ouvrages, quoique très-naturelle dans le plan qu'ils s'étoient formé, n'est pas aussi commode pour le Lecteur qui consulte, que celle d'un Dictionnaire. Dans les autres ouvrages, il faut d'abord aller à la table des matières, où l'on ne trouve pas toujours tout ce que l'on cherche, ni sous le titre où on croit le trouver, & revenir ensuite à l'endroit cité dans cette table, dont les numéros ne correspondent pas toujours à ceux du corps du livre. Un Dictionnaire est, selon l'ordre alphabétique, le plus commode, sans doute, pour toute personne qui consulte.

De plus, quand on aura trouvé ces règles générales que l'on cherche, il faut les appliquer au mot ou à l'expression qui occasionne ce doute ; & c'est un nouvel embarras.

Si l'on trouve donc un ouvrage qui réunisse les règles de l'Orthographe, de la Prononciation, de la Prosodie, de la Construction, du Régime, avec les Remarques & Observations des meilleurs Grammairiens ; qui non-seulement présente ces règles générales à leur place, mais qui en fasse l'application à chaque mot, & dans l'ordre le plus commode pour le Lecteur ; cet ouvrage pourroit-il n'être pas d'une très-grande utilité, sur-tout aux Étrangers, aux Jeunes Gens & aux Habitans de différentes Provinces de France, pour leur faciliter la connoissance des délicatesses & des bizarreries d'une Langue qui est aujourd'hui la Langue de toute l'Europe ?

Nous ne bornons pas là pourtant les fruits de notre travail ; nous espérons que les François même, qui possèdent le mieux leur Langue, pourront trouver dans ce Dictionnaire, du moins de quoi se rappeller avec plaisir leurs connoissances en ce genre. Il n'est rien qu'on oublie plus aisément que les règles de la Grammaire, tant elles sont multipliées d'un côté, & de l'autre subtiles & métaphysiques. Notre expérience nous a persuadé qu'on recevroit avec plaisir un Dictionnaire grammatical portatif, où elles se trouveroient toutes réunies, & où elles seroient appliquées à chaque mot, & que ce seul livre pourroit tenir lieu de bien d'autres. Nous y avons fondu les Grammaires de l'Abbé Regnier, du Père Buffier, de l'Abbé Girard, de M. Restaut ; la Prosodie de M. l'Abbé d'Olivet, les Remarques de Vaugelas, de Ménage, de Bouhours, de Thomas Corneille, de l'Abbé Dangeau ; nous y avons ajouté un assez grand nombre de Remarques toutes nouvelles.

Voici comment nous procédons. Nous mettons d'abord en capitales les différens mots, avec leur signe caractéristique de verbe actif, ou neutre, de substantif masculin, ou féminin ; d'adjectif, ou d'adverbe, &c. Nous peignons ensuite à l'oeil, autant qu'il est possible, la prononciation, en écrivant en italique le mot, tel qu'il s'écriroit, si la prononciation & l'orthographe étoient d'accord ; après quoi, nous avertissons des syllabes brèves, longues, ou douteuses, qui se trouvent dans ce mot. Enfin nous mettons, dans les Remarques désignées le plus souvent par ce signe <REM>, les observations qui se présentent sur la prononciation, l'orthographe, le régime des verbes, des conjonctions, des prépositions, de certains substantifs ou adjectifs, la propriété des mots, leur emploi & leur usage, le sens propre ou figuré, &c. C'est dans ce lieu que sont arrangées, sous les mots respectifs, les Remarques des Auteurs déja cités, & les nôtres.

Les Règles générales de la Grammaire sont placées, par ordre alphabétique, sous les noms qu'elles concernent, comme sous les noms adjectif, adverbe, article, conjonction, pronom, préposition, participe, substantif, verbe, &c. De même les terminaisons générales des mots, soit pour la Prosodie, soit pour la formation des noms, des genres & des nombres, soit pour la prononciation, sont mises par ordre alphabétique. On trouvera en particulier, au commencement de chaque lettre, les règles générales qui la concernent.

[…]

IV. Les Règles générales de la Grammaire entroient dans notre plan ; aussi les Remarques & les Observations grammaticales seront-elles en un nombre incomparablement plus grand dans cette nouvelle édition. Outre celles des différens Grammairiens, que je pourrois avoir omises, ou que je ne connoissois pas quand j'eus le premier dessein de cette ouvrage, on en trouvera près de huit cens toutes nouvelles, qui sont le fruit de la lecture réfléchie de nos meilleurs Auteurs anciens & modernes. […] Ce que l'on fait remarquer être contre l'usage, le fait bien mieux connoître ; & la meilleure manière d'inculquer les règles dans l'esprit, c'est de citer des phrases où elles sont violées.

Tout au plus peut-on y discerner plusieurs allusions en filigrane aux principes de l’autre grammaire, la grammaire générale, qualifiée de métaphysique, non exactement dans son sens propre, mais dans son sens dépréciatif d’obscur et vague.

A partir de Féraud, il est possible de retracer à grands traits le parcours de cette grammaire dictionnarisée que proposent plusieurs auteurs du XIXe siècle. Je ne citerai ici, à titre illustratif, que :

 

a) le Dictionnaire des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française, de Jean-Charles Thibault de Laveaux, Paris, 1816, 1818, 1822 et 1846-47, qui reprend nombre de passages de l’Encyclopédie méthodique, et quantité de citations de Jaucourt, Dumarsais, Beauzée et Condillac, dont la trace — comme référence bibliographique — peut être suivie jusque dans l’édition de 1956 du Dictionnaire Larousse des difficultés de la langue française rédigé par Adolphe V. Thomas.

 

b) les Principes de la langue que D. Macherez publie à Metz en 1818 sous forme alphabétique.

 

c) l’Art d’écrire et de parler français, Troisième partie, Dictionnaire des Belles-Lettres, par P.-C.-V. Boiste, Paris, Verdière, 1821, dont la première section se compose du Dictionnaire universel bien connu de la langue française (18001, 18032, 18083, etc.), et la seconde des Nouveaux principes de grammaire, lesquels se présentent sous l’aspect d’une étude de la génération des idées éclairée par le bon sens.

 

d) le Manuel de la pureté du langage publié par Blondin, en 1823, à Paris.

 

e) le Dictionnaire critique et raisonné du Langage vicieux ou réputé vicieux, ouvrage pouvant servir de Complément au Dictionnaire des Difficultés de la langue française par Laveaux, que Platt de Concarneau, ancien professeur, publie en 1835, chez Aimé André à Paris.

 

f) le Dictionnaire grammatical, critique et philosophique de la langue française, par Victor-Augustin Vanier, Membre de plusieurs sociétés savantes et auteur de plusieurs ouvrages approuvé par l’Université de France, à Paris, 1836, chez l’Auteur, Brunot-Labbe, Delalain, Dupont, Janet et Cotelle, lequel se situe dans la mouvance de la seconde série du Journal Grammatical (1826-1840), dont on sait par ailleurs qu’il est — sous la royauté de Louis-Philippe — le dernier porteur français du relais de la grammaire générale d’ancien régime….

Voire

g) le Dictionnaire grammatical et usuel des participes que les frères Bescherelle offrent au public en 1842.

Etc. Etc.

Pour m’en tenir aux limites du français que l’on peut déjà qualifier de standard à cette époque qui le voit devenir langue de référence et de révérence, je ne ferai pas mention ici des ouvrages de Molard (1803), d’Hautel (1808) et de Desgranges (1821) qui envisagent les marges populaires de cet usage (bas langage et autres). Tous ces ouvrages entendent donner un accès aisé à l’élucidation des difficultés grammaticales et lexicologiques du français sous l’hypothèque de la variété des parties du discours, que l’analyse idéologique ramène par force à la dénomination d’une seule espèce, en l’occurrence le verbe, comme élément cardinal de l’art de la parole, ainsi que le rappelle l’Abbé Sicard :

 

De nouvelles lumières et de nouveaux besoins perfectionnèrent l’art de la parole. La nécessité de répandre plus de clarté, et de donner plus d’exactitude à la communication des idées, donna lieu à la recherche de formes constantes, qui asservirent le langage à des loix dont la raison consacra les principes ; de là, la Grammaire générale, dont les Langues particulières ne sont que les idiomes, et comme des branches qui naissent d’un tronc commun. [Abbé Sicard, Élémens de Grammaire générale, Paris, 3e édition, chez Deterville, 1808, p. x]

On se rappellera aussi que, dans l’ordre de la lexicographie, proprement dite, Napoléon Landais intitule son dictionnaire : Grand dictionnaire général et grammatical des dictionnaires français, offrant le résumé le plus exact et le plus complet de la Lexicographie française et de tous les Dictionnaires spéciaux… (Paris, 1834), jouant habilement dans son titre des rapports ambigus du « général » et du « grammatical »…

Nous voici donc au cœur du problème que posent à l’articulation des XVIIIe et XIXe siècles les conditions d’emploi de l’épithète « général(e) » en collocation avec « grammaire » ou quelque autre terme que ce soit référant à la terminologie grammaticale.

Ce problème est au reste redoublé alors par la réédition que Petitot donne en 1803, à Paris, de la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal. Le succès de cette réédition est d’ailleurs tel que, devenu Inspecteur-Général de l’Université Impériale, Petitot réédite sa réédition en 1810, chez Bossange et Masson, en la faisant précéder d’un Essai sur l’Origine et les Progrès de la Langue françoise, et suivre du Commentaire de M. Duclos, « auquel on a ajouté des notes » (dixit l’éditeur)…

Que peut donc bien signifier pour un lecteur contemporain de Chateaubriand ou de Stendhal, cette épithète d’un autre âge lorsque les conditions originelles de sa signification chez Lancelot, Arnauld, Dumarsais, Beauzée et Condillac, ont été totalement remodelées par le passage de l’histoire ?

 

Il faut probablement partir d’un effet de sens en discours qui fait de « général(e) » un parasynonyme confus d’« universel » en langue et un antonyme non moins confus de « particulier » en discours, ce qui nous conduit directement du XVIIe siècle aux belles heures de l’Idéologie. Michel Foucault a bien montré jadis que :

 

La Grammaire, comme réflexion sur le langage en général, manifeste le rapport que celui-ci entretient avec l’universalité. Ce rapport peut recevoir deux formes selon qu’on prend en considération la possibilité d’une Langue universelle ou d’un Discours universel. A l’époque classique ce qu’on désigne par la langue universelle, ce n’est pas le parler primitif, inentamé et pur, qui pourrait restaurer, si on le retrouvait par-delà les châtiments de l’oubli, l’entente d’avant Babel. Il s’agit d’une langue qui serait susceptible de donner à chaque représentation et à chaque élément de chaque représentation le signe par lequel ils peuvent être marqués d’une façon univoque ; elle serait capable aussi d’indiquer de quelle manière les éléments se composent dans une représentation et comment ils sont liés les uns aux autres ; posséda nt les instruments qui permettent d’indiquer toutes les relations éventuelles entre les segments de la représentation, elle aurait par le fait même le pouvoir de parcourir tous les ordres possibles. À la fois Caractéristique et Combinatoire, la Langue universelle ne rétablit pas l’ordre des anciens jours ; elle invente des signes, une syntaxe, une grammaire où tout ordre concevable doit trouver son lieu. Quant au Discours universel, il n’est pas non plus le Texte unique qui conserve dans le chiffre de son secret la clef dénouant tout savoir ; il est plutôt la possibilité de définir la marche naturelle et nécessaire de l’esprit depuis les représentations les plus simples jusqu’aux analyses les plus fines ou aux combinaisons les plus complexes : ce discours, c’est le savoir mis dans l’ordre unique que lui prescrit son origine. Il parcourt tout le champ des connaissances, mais d’une manière en quelque sorte souterraine, pour en faire surgir la possibilité à partir de la représentation, pour en montrer la naissance et en mettre à vif le lien naturel, linéaire et universel. Ce dénominateur commun, ce fondement de toutes les connaissances, cette origine manifestée en un discours continu, c’est l’Idéologie, un langage qui redouble sur toute sa longueur le fil spontané de l’a connaissance […] [3]

On comprend dès lors que la « grammaire générale » ne soit pas une grammaire comparée, et l’on a souligné depuis longtemps son désintérêt pour les rapprochements entre les langues, puisque ces dernières ne sont pas encore un objet proprement linguistique.

La « grammaire générale » ne cherche pas à dresser la liste des lois régissant l’organisation et le fonctionnement de toutes les langues, elle s’emploie uniquement à définir ce qui fait de chaque langue particulière un mode d’articulation de la pensée sur elle-même, sous l’hypothèque du caractère « universel » de cette dernière.

 

Dès l’époque de Féraud c’est assurément dans cette oscillation le sens qui revient à l’épithète « général(e) », comme on peut s’en convaincre par ce relevé de définitions :

 

a) Dictionnaire universel françois & latin dit de Trévoux (1743-1752, et 1771) :

GÉNÉRAL, ale. Qui comprend tout, qui s'étend à tout. Generalis. Le Roi a fait un Édit portant un réglement général sur les tailles & sur les monnoies. Toutes les sciences ont des principes généraux. Cette Coutume est générale par toute la France. Il y eut une inondation générale au temps de Noé l'an 1656 du monde.

On dit aussi, qu'un homme, qu'un Ouvrage ont une approbation générale ; pour dire, qu'ils sont universellement estimés. On n'est guère touché des louanges générales à moins que de les aimer par excès. Bell. Le desir d'être aimé & estimé, est la passion la plus générale. Nic. Les actions particulières des hommes démentent bien souvent leurs principes généraux. Bell.

On dit proverbialement, qu'il n'y a point de régle si générale qui n'ait son exception.

[…] — Est-ce là un trait d’humour jésuite à l’endroit de la métaphysique laïque des Dumarsais et Beauzée ? —

Un Concile Général, ou Oecumenique, est celui où tous les Évêques de la Chrétienté sont convoqués ; Un Chapitre général, où tous les Chefs des Maisons ou Communautés doivent se trouver.

États Généraux, ceux où le Clergé, la Noblesse & le tiers État sont assemblés. Voyez ÉTATS. Vicaire Général, celui qui a plein pouvoir de celui qui le commet.

On appelle Hôpital Général, le lieu où on donne retraite & nourriture à tous les pauvres de quelque nature qu'ils soient.

L’acception technique est largement développée dans l’intervalle de notre césure. Reste une liaison affirmée du général et de l’universel en laquelle Féraud doit se retrouver puisque le français est alors la langue de toute l’Europe qui est alors quasiment le monde tout entier.

 

C’est d’ailleurs ce qu’énonce sans ambages mon second témoin, officiel et académique s’il en est :

 

B) Dictionnaire de l’Académie française, 4e édition, Paris, 1762 :

GÉNÉRAL, ALE. adj. Universel, ou qui est commun à un très-grand nombre de personnes ou de choses. Réglement général. Maxime générale. Un assaut général. Procession générale. Concile général. Etats généraux. Approbation générale. Consentement général. Règle générale.

On dit, Parler en termes généraux, répondre en termes généraux, pour dire, Parler & répondre d'une manière générale & indécise, & qui ne satisfait pas précisément à la demande.

On dit proverbialement, Il n'y a point de règle si générale qui n'ait son exception.

[…]

Il se dit encore substantivement d'Un grand nombre comparé à un beaucoup moindre. Le général n'y est point intéressé, il n'y a que le particulier.

EN GÉNÉRAL. adv. En commun, d'une manière générale. En général & en particulier, tant en général qu'en particulier.

[...]

De grammaire, comme ci-dessus, point d’évidence certes, mais le sémème de l’adjectif continue d’exprimer l’affinité de cette notion et de celle d’universalité, sur la base du partage de caractéristiques communes.

 

Ultérieurement encore, Guizot reprenant Roubaud, Beauzée et Condillac, et remodelant ainsi certaine tradition de l’Idéologie encore bien vivante, associe explicitement les deux termes en en faisant des synonymes dont la valeur spécifique est d’autant mieux rendue par l’association en paire contrastives.

Mais au moins, en ce début de XIXe siècle, trouve-t-on enfin ici un développement consacré à notre objet, la grammaire générale… Sauf qu’ici la voix de Guizot ne fait que relayer celle de Beauzée, laquelle, avec plus de quarante ans de retard, retentit des profondeurs d’une histoire des hommes et des pensées profondément bouleversée :

 

C) François Guizot, Nouveau dictionnaire universel des synonymes, Paris, 1809 :

GÉNÉRAL, UNIVERSEL.

Ce qui est général regarde le plus grand nombre des particuliers, ou tout le monde en gros. Ce qui est universel regarde tous les particuliers, ou tout le monde en détail.

Le gouvernement des princes n'a pour objet que le bien général : mais la providence de Dieu est universelle.

Un orateur parle en général lorsqu'il ne fait point d'application particulière. Un savant est universel lorsqu'il sait de tout. (G.)

Le général, selon le dictionnaire de l'Académie, est commun à un très grand nombre : l'universel s'étend à tout. Ainsi, l'autorité de cette compagnie confirme les notions établies ci-dessus par l'abbé Girard.

Le général comprend la totalité en gros ; l'universel, en détail. Le premier n'est point incompatible avec des exceptions particulières ; le second les exclut absolument.

Aussi dit-on qu'il n'y a point de règle si générale qui ne souffre quelque exception : et l'on regarde comme un principe universel, une maxime dont tous les esprits, sans exception, reconnaissent la vérité dès qu'elle leur est présentée en termes clairs et précis.

[…]

Dans les sciences, le général est opposé au particulier ; l'universel, à l'individuel.

Ainsi, la physique générale considère les propriétés communes à tous les corps, et n'envisage les propriétés distinctives d'aucun corps particulier, que comme des faits qui confirment les vues générales : mais qui n'a étudié que la physique générale ne sait pas, à beaucoup près, la physique universelle ; les détails particuliers sont inépuisables.

De même la grammaire générale envisage les principes qui sont ou peuvent être communs à toutes les langues, et ne considère les procédés particuliers des unes ou des autres que comme des faits qui rétablissent les vues générales : mais l'idée d'une grammaire universelle est une idée chimérique ; nul homme ne peut savoir les principes particuliers de tous les idiomes ; et quand on les saurait, comment les réunirait-on en un corps ?

Un étranger toutefois traite de grammaire prétendue générale l'ouvrage que je publiai en 1767, sous les auspices de l'Académie Française ; et la raison qu'il en donne dans un coin de table, sans la prouver nulle part, c'est que, pour faire une grammaire générale, il faudrait savoir toutes les langues. Je réponds que c'est confondre le général et l'universel : qu'Arnaud et Lancelot sont les auteurs de la grammaire générale et raisonnée de Port-Royal ; que Duclos y a joint sans correctif ses remarques philosophiques ; que l'abbé Froment y a ajouté de même un bon supplément ; que Harris a donné, en anglais, des recherches philosophiques sur la grammaire générale ; que ni les uns, ni les autres ne savaient toutes les langues ; que néanmoins le public a honoré leurs écrits de son suffrage ; et que j'aime mieux être l'objet que l'auteur d'une objection qui tombe également sur des écrivains si célèbres.

Au reste, mon ouvrage ayant été honoré des hommes de lettres les plus distingués et de plusieurs académies illustres, je puis le regarder comme jouissant d'une approbation générale, quoique, d'une part, les fautes qui peuvent m'y être échappées, et, de l'autre, les contradictions de quelques antagonistes, m'interdisent l'espérance d'une approbation universelle. (B.)

On ne saurait être plus évident. Il est à la fois éclairant et troublant de penser que la première décennie du XIXe siècle est destinataire d’un discours qui oppose si nettement le général et l’universel quoiqu’il ne puisse s’affranchir de cette dialectique cadenassante hors de laquelle le contenu des épithètes se volatilise…

 

Le dictionnaire de Littré, pour sa part, synthétise ces différents éléments, reprenant les mêmes exemples, notamment autour de l’attracteur substantif « règle », qui suggère évidemment l’existence d’une langue rebelle aux contraintes de la grammaire métaphysique :

 

D) Littré, Dictionnaire de la langue française, 1863-1873 :

Général, ale (jé-né-ral, ra-l'), adj.

Commun à un genre, à la plupart. Les faits généraux. Des aperçus généraux sur l'histoire. La puissance de la nature est si ample et si vaste, ces principes sont si simples et si généraux.... DESC. Méth. VI, 3. Un effroi général, CORN. Pomp. II, 2. N'espère pas qu'ici jamais il [Dieu] se ravale à répondre à tous tes souhaits ; Pour toi, pour moi, pour tous la règle est générale Et ne se relâche jamais, ID. Imit. I, 22. Vous reculez, lui dis-je en l'interrompant, vous reculez, mon père, vous abandonnez le principe général, et, voyant qu'il ne vaut plus rien à l'égard des pécheurs, vous voudriez entrer en composition et le faire au moins subsister pour les justes, PASC. Prov. IV. Il ne pense point à profiter de toute sa succession, ni à s'attirer une donation générale de tous ses biens, s'il s'agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier, LA BRUY. XIII. Ce fut dans l'antiquité une opinion générale, que le mouvement uniforme et circulaire, comme étant le plus parfait, devait être celui des astres, LA PLACE, Expos. V, 3.

Commerce général, celui qui comprend toutes les marchandises expédiées, quelle qu'en soit la nature, et toutes les marchandises arrivées, quelle qu'en soit la destination, par opposition à commerce spécial (voy. SPÉCIAL).

Il n'y a point de règle générale, ou de règle si générale qui n'ait son exception.

[…]

2° Terme de botanique. Commun, qui embrasse. L'involucre, dans les ombellifères, est général par rapport aux involucelles.

Après avoir évoqué la botanique, Littré cite l’entomologie, la marine et la médecine, puis les offices publics, l’armée, ainsi que les ordres religieux, mais de grammaire, point… Il faut attendre la 9e section de la notice pour voir poindre une définition plus philosophique :

 

9° S. m. Terme de logique. Ce qui convient au genre entier, par opposition au particulier qui ne convient qu'à une partie. On ne doit point conclure du particulier au général. Hé ! pourquoi les gens d'affaires s'offenseraient-ils de voir sur la scène un sot, un fripon de leur corps ? cela ne tombe point sur le général, LESAGE, Critique de Turcaret, 1er dialogue. Je parle du général des animaux comparé au général des plantes, BUFF. Comp. des anim. et des végét.

Et ce n’est que dans la section dévolue à la synonymie que l’on retrouvera la différenciation de l’universel et du général, mais non expressément appliquée à l’objet grammaire :

 

SYNONYME.

GÉNÉRAL, UNIVERSEL. Ces mots ne sont que partiellement synonymes ; car on dit un savant universel et non un savant général. Général, d'après l'étymologie, se dit de ce qui appartient au genre ; universel, se dit de ce qui appartient à l'universalité, à la totalité. Aussi général est moins compréhensif qu'universel. Une opinion générale est l'opinion de la plupart ; une opinion universelle est l'opinion de tous.

 

Compte tenu de l’origine du maître d’œuvre, on penserait volontiers que Pierre Larousse, instituteur et rédacteur d’ouvrages scolaires, aurait pu être tenté de développer une remarque à l’égard de la grammaire dans la notice qu’il consacre à « général(e) ». Or, il n’en est rien ; sa notice se signale même par une forme d’abstraction assez curieuse dans un ouvrage qui vise plutôt à l’illustration concrète du sa voir linguistique et encyclopédique. Et, bien plus, elle s’ouvre sur l’affirmation sans ambages d’une relation de parasynonymie avec « universel » :

 

E) Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris 1863-1877-78-80

GÉNÉRAL, ALE adj. (jé-né-ral, a-le - lat.. generalis; de genus, genre).

Universel, qui s'étend, convient à tout ou à un ensemble, à tout un genre, à une catégorie entière: Les intérêts GÉNÉRAUX. Des mesures GÉNÉRALES. L'opinion GÉNÉRALE. Des résultats GÉNÉRAUX. Quand l'infortune est GÉNÉRALE dans un pays, l’égoïsme est universel. (Mme de Staël.) Lorsque leur bien particulier les sollicite, les hommes désertent le bien GÉNÉRAL. (Proudh.)

Total, pris dans son ensemble : La population GÉNÉRALE du globe est évaluée de 1,100 à millions. (Chateaub.) Qui est le résultat d'une généralisation : II n'y a rien de plus sujet à l'illusion que de juger les mœurs d'un homme par les opinions GÉNÉRALES dont il est imbu. (Rigault.) Les esprits débiles n'ont pas la force d'enfanter les idées GÉNÉRALES. (H. Taine.) Les expressions très-GÉNÉRALES sont toujours près de l'exactitude. (Guizot.)

Vague, indécis, dont le sens est indéterminé : Parler, répondre d'une manière GÉNÉRALE, en termes GÉNÉRAUX. Outre nos idées claires et distinctes, il y en a de confuses et de GÉNÉRALES, qui ne laissent pas d'enfermer des vérités si essentielles, qu'on renverserait tout en les niant. (Boss.) ||

Considéré en gros, dans l'ensemble, abstraction faite des détails : La langue GÉNÉRALE du Pentateuque est l'hébreu classique. (Renan.)

Se dit d'une autorité, d'un pouvoir, d'une fonction qui donne une prééminence ayant quelque chose d'universel : Officier GÉNÉRAL. Inspecteur GÉNÉRAL. Intendant GÉNÉRAL. Receveur GÉNÉRAL. Avocat GÉNÉRAL. Procureur GÉNÉRAL. Hist. Etats généraux. V. ÉTAT. Écon. politiq. Commerce général, Celui qui comprend toutes les marchandises, quelles qu'en soient la nature et la destination.

Ce n’est guère ici qu’à travers l’évocation des idées qu’il est possible de retrouver une allusion au système métaphysique des grammairiens cartésiens…

 

Le dernier grand dictionnaire du XIXe siècle, dont le titre lui-même défie lui-même la prépotence de la grammaire sur le lexique, donne d’ailleurs plus encore dans cette même voie abstraite :

 

F) Hatzfeld, Darmesteter, Thomas, Dictionnaire général de la langue française, Paris 1890-1900 :

GÉNÉRAL, ALE [jé-né-ràl] adj.

[Étym. Emprunté du lat. generalis, m. s. || XIIe s. Un general ost de tot lo munde, Serm. de St Bern. p. 146.]

I. Qui se rapporte à un ensemble de personnes, de choses. Un concile —. Les états généraux (sous l'ancien régime). Les conseils généraux des départements, et, p. ext. Un conseiller —, un membre d'un conseil général. Une donation générale de tous ses biens, La Br. 13. L'opinion générale. L'intérêt —. Le combat — aujourd'hui se hasarde, Corn. Hor. I, 2. L'assemblée générale, et, substantivt, Battre la générale, battre le tambour pour avertir les soldats de s'assembler et de se tenir prêts à marcher. Une vue générale des choses. Des idées générales. Ces principes sont si simples et si généraux, Desc. Méth. 6. Les règles générales. Les termes généraux. || Substantivt. (Logique.) Le —, ce qui convient au genre tout entier. On ne peut conclure du particulier au —. || Loc. adv. En —. | 1. Au point de vue général. Je ne vous ai parlé de la piété qu'en —, Pasc. Prov. 9. | 2. P. ext. Famil. D'une manière générale. En —, on juge sur les apparences.

II. Qui embrasse l'ensemble d'un service, d'une administration, d'un commandement. État-major —. Quartier —. Direction générale des postes. Le procureur —, l'avocat —. Le vicaire — d'un évêque. Inspecteur — de l'instruction publique, etc. Trésoriers généraux. […] Etc.

De nouveau, hors l’évocation fugitive de principes cartésiens, on ne verra rien ici qui évoque les principes d’une grammaire capable d’articuler rationnellement la pensée et la langue. L’institutionnalisation scolaire de la langue dans la France du XIXe siècle a nécessairement conduit à produire d’humbles manuels prescriptifs pratiques aux dépens d’ambitieuses synthèses théoriques.

 

Langue et Discours : Rapports ambigus

Même si la constitution de la base et sa représentativité en termes de variété ou de diversité de discours prête toujours à discussion, un rapide coup d’œil jeté dans Frantext confirme cette première impression et permet de relater globalement la transformation épistémologique dont il est ici question.

Une interrogation du syntagme « grammaire générale » entre les dates de 1780 et 1900 ne rapporte guère en abondance dans nos filets que les témoignages de Destutt de Tracy et de ses Élémens d’Idéologie, Paris, 1803, notamment à travers le second volume de cette somme, consacré à la grammaire. De manière isolée des références surgissent également à Stendhal, Maine de Biran, Victor Cousin, Sainte-Beuve, Renan, etc.

Chez Destutt de Tracy, le syntagme « Grammaire générale » renvoie à une grammaire capable de « rendre compte de toutes les langues » à l’issue de « l’examen approfondi » de leurs idiotismes caractéristiques. Cet examen est étayé par « la nature et l’usage de nos facultés intellectuelles », qui conditionnent « la génération d’idées » convenant également à « tous les langages possibles ». En dehors de ces conditions, Destutt reconnaît qu’aucun ouvrage ne mérite le nom de grammaire générale. On approche donc par là du point qui, dans l’esprit de Destutt, fait de la grammaire générale une sorte de matrice fondamentale de la pensée universelle :

 

[…] l’homme aspire toujours à la perfection, quoiqu’il n’y parvienne jamais. Il est impossible de s’occuper un moment de grammaire générale sans être frappé des vices de tous nos langages et des inconvéniens de leur multiplicité, et sans concevoir le désir de voir naître une langue parfaite qui devienne universelle. Ces idées de perfection et d’universalité se confondent même dans la pensée, quoique ce soient deux choses distinctes [tome 2, chapitre 6, page 394]

En quoi l’idéologue reçoit ici le soutien de Maine de Biran, lequel — dans la conclusion De l'influence de l'habitude sur la faculté de penser, en 1803 — propose une alternance dénominative qui autorise tout un chacun à trouver une forme possible de substitution dans l’équivalence ainsi introduite :

 

Pour bien traiter la question proposée, il aurait fallu posséder d’abord, dans toute son étendue, cette grammaire générale ou science de nos idées et de nos signes considérés dans leurs rapports mutuels ; car les formes extérieures de la pensée sont jetées dans le moule des langues […]

Lorsque, deux ans plus tard, Destutt soumet sa Logique au public, ce n’est pas seulement la troisième partie de ses Élémens d’idéologie qu’il livre à la réflexion de ses contemporains, c’est tout un système philosophique de représentation du monde qu’il achève de dessiner autour ou à partir de l’idée de grammaire générale et de logique, car ces deux instances

 

s’étendent à tout, […] embrassent tout, et […] comprennent dans la généralité de leurs principes toutes les espèces de signes et d’idées. Car tout ce que nous sentons, ce sont toujours des idées […] (tome 3, chapitre 9, page 518)

Les témoignages ultérieurs de la base relèvent de Victor Cousin et de son Cours de l'histoire de la philosophie. Histoire de la philosophie morale au XVIIIe siècle : t. 2 : École sensualiste , de 1829, dans lequel il évoque plus particulièrement la position éminente de Locke. Ce qui ne surprendra pas si l’on songe que Cousin, l’historien et l’éclectique, se situe par rapport à Condillac lequel a offert au philosophe anglais son relais en France. En dénonçant la contradiction inhérente au systématisme logique et sensualiste, Cousin révoque non seulement la pertinence des prétentions de la grammaire générale, mais aussi le fondement éthique de son assise :

 

[le système des rapports de toute espèce des mots entre eux]

Ces rapports si divers se ramènent à des rapports invariables, qui constituent le fond de chaque langue, sa grammaire, la partie commune et identique des langues, c’est-à-dire la grammaire générale, laquelle a ses lois, ses lois nécessaires qui dérivent de la nature même de l’esprit humain. Or, chose remarquable, dans le livre sur les mots, qui comprend tout un volume dans la traduction de Coste, Locke traite sans cesse des mots, jamais de leurs rapports, jamais de la syntaxe, jamais du fond véritable des langues (20e Leçon, p. 304-305)

On ne s’étonnera pas, dans ce contexte de retrouver Stendhal, l’élève de Gattel, et sa Vie de Henri Brulard, tous soucieux d’en finir avec l’extrémisme condillacien qui identifie jugement et équation, discours et calcul, et qui autorise par cela même l’espoir d’une langue si juste à l’égard du monde qu’il n’y aurait plus qu’à pratiquer sur elle que des opérations strictement formelles…

Lorsque Frantext fait appel à Sainte-Beuve décrivant entre 1840 et 1848, c’est-à-dire au moment même où la grammaire générale première manière jette en France ses derniers feux, l’univers de Port-Royal, la situation est totalement différente.

L’historien est à même de relater à sa manière la conversion dont l’épithète « générale » est désormais l’objet, emportée qu’elle est par une transformation radicale de la nature et des objectifs de son support substantif, la « grammaire ». Après avoir caractérisé les rôles d’Arnauld et de Lancelot dans la définition de ces deux modèles du bon sens cartésien appliqué à des sujets où c’était une nouveauté de le voir introduit que sont la grammaire générale et la logique, Sainte-Beuve est à même de restituer une généalogie dont le terme final jouxte à l’époque contemporaine, puisque, de Destutt de Tracy, l’historien peut faire le saut jusqu’à Sylvestre de Sacy…

 

[…] Port-Royal se distingue essentiellement de l’académie et des autres grammairiens du temps, Vaugelas, Ménage, Patru, Bouhours, tout occupés des mots, du détail des exemples, et ne se formant aucune philosophie du discours. Port-Royal, grâce à l’excellent instrument philosophique dont disposait Arnauld, développa en grammaire générale une branche du cartésianisme que Descartes n’avait pas lui-même poussée : à savoir, l’étude, l’analyse de la langue en général, supposée inventée par la seule raison. Cette branche cartésienne, implantée et naturalisée à Port-Royal, dépassait un peu l’ordre habituel d’idées du dix-septième siècle, et devançait les travaux du dix-huitième, dans lequel elle devait se continuer directement par Du Marsais, Duclos, Condillac, et par le dernier et le plus vigoureux peut-être de ces grammairiens philosophes, M De Tracy. Nous arriverions ainsi à cette conséquence remarquable, mais rigoureuse : M De Tracy est le disciple direct d’Arnauld... en grammaire générale. Le savant idéologue, saluant avec respect MM. de Port-Royal, dont on ne peut assez admirer, dit-il, les rares talents, et dont la mémoire sera toujours chère aux amis de la raison et de la vérité, regrette que, dans leur grammaire non plus que dans leur logique, ils ne soient pas entrés dans plus de détails sur la formation de nos idées…

Et l’on comprend bien pourquoi, à l’heure où l’histoire commence à s’instituer comme modèle explicatif et interprétatif de la connaissance, s’opère dans cette tranche chronologique de la tradition française un retournement complet et définitif de la pensée du langage qui périme entièrement le contenu philosophique et scientifique de l’objet, puisque la grammaire générale devient l’analyse de la langue en général et non un modèle général d’analyse de toutes les langues.

 

Les savants et profonds écrits de M De Tracy sur ces sujets, au contraire, se trouvent en partie compromis par l’idéologie exacte et continue dont il a prétendu ne se départir à aucun moment. Contemporain de M De Tracy, un véritable héritier de la méthode et de l’esprit de MM. de Port-Royal, le respectable M Silvestre De Sacy a publié des principes de grammaire générale, mis à la portée des enfants ; dans ce petit livre dédié à son fils aîné, et qu’il écrivait le soir au foyer, empruntant ses exemples au cercle assemblé de la famille, M De Sacy a suppléé à cette métaphysique dont il ne se piquait point, par sa vaste connaissance comparée des faits grammaticaux, par la rectitude du jugement, la sévérité de l’analyse ; tout y sent un antique fonds de science et de prud’homie, et c’est le livre qui me représente le mieux la grammaire générale d’Arnauld, reprise et complétée selon le progrès des temps. Une objection que j’adresserais aux habitudes de grammaire générale et à l’abus qu’on en peut faire, objection à laquelle Port-Royal n’échappe point entièrement, c’est que cette façon de tout traduire en raison, si elle sert la philosophie, court risque de frapper dans une langue bon nombre de locutions promptes, indéterminées, qui, bien qu’elles aient leur raison, ne l’ont qu’insensible et secrète, et en tirent plus de grâce. Vaugelas n’avait pas tout à fait tort dans son dire. La grammaire générale à la façon d’Arnauld, et bientôt à la façon de Condillac et de M De Tracy, retranche dans une langue, si l’on n’y prend pas garde, les idiotismes, cette richesse domestique confuse. Le dix-huitième siècle n’en a déjà presque plus. Une autre objection irait plus à fond, et porterait sur la science même. La grammaire générale (ce que ne pouvaient savoir Arnauld ni les autres) était aussi hasardée en leur temps que la physique de Descartes sans les expériences. Cette grammaire générale, utile toujours comme exercice et comme habitude de se rendre compte, ne pouvait être que provisoire et bien courte […]. On ignorait trop de langues, trop de familles entières de langues. D’un certain mécanisme général tout rationnel, on est venu à la tradition, à la génération historique, à la vraie physiologie du langage, tandis que, d’Arnauld jusqu’à Volney, on avait trop accordé à l’abstraction pure. De la grammaire générale à la logique, il n’y a qu’à tourner le feuillet. La logique est de tous les livres de Port-Royal le plus célèbre, celui peut-être qui a le moins perdu aujourd’hui encore.

On voit nettement par là comment s’opère le transfert d’une épistémologie de la totalité des langues en langage vers une épistémologie inverse de la particularité de chaque langue et notamment du français, dès lors que ce dernier se confond avec l’expression de beautés singulières.

Assimilé aux seules productions de l’esprit qui s’inscrivent dans le panthéon éternel des valeurs morales et esthétiques, le français se distingue de toutes les langues qui peuvent lui être comparées dans l’ordre généalogique ou typologique, et de toutes celles qui ne peuvent lui être opposées par défaut de culture. La raison n’est plus en conséquence nécessaire ; c’est pourquoi, mieux que Condillac, c’est Malebranche qui s’impose à Sainte-Beuve comme le médiateur par excellence de cette conversion du « général » :

 

[…] tandis que la méthode de Descartes, qui valait mieux et qui devait plus triompher en définitive que sa philosophie, s’appliquait ou allait s’appliquer à toutes les branches de pensée et d’étude ; qu’Arnauld et Nicole la portaient dans la grammaire générale et dans la logique, Domat dans les lois civiles, Perrault tout à l’heure, et Fontenelle et Terrasson, dans la critique des arts et des lettres, en attendant que d’autres le fissent en religion et en politique, Malebranche ne prenait que la métaphysique et la poussait plus loin que son maître. Nicolas Malebranche est, selon l’expression de Voltaire, un des plus profonds méditatifs qui aient existé.

C’est donc en assumant pleinement sa dimension métaphysique — subtile et souvent obscure — que la grammaire générale héritée du XVIIe siècle a trouvé au XVIIIe siècle son aporie et au XIXe siècle son renversement dialectique, qui conduit à inverser l’ordre gouvernant le sens du « général ».

Ainsi, de l’a priori métaphysique doit-on passer — comme l’indique Renan — à l’a posteriori résultant du comparatisme critique de nature historique que la France a développé dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans ce cadre, les contraintes didactiques de la grammaire scolaire — qui ont imposé une clarification pratique des méthodes d’analyse de la langue — ont finalement pesé de peu de poids au regard d’une transformation générale de la pensée du langage. En 1890, dans L’Avenir de la science, Renan peut désormais écrire :

 

partout où ils [les premiers philologues du XVIIIe siècle] ont eu sous la main des matériaux suffisants, comme dans la question homérique, ils nous ont laissé peu à faire, excepté pour la haute critique, à laquelle la comparaison des littératures est indispensable. Ainsi leur grammaire est surtout défectueuse, parce qu'ils ne savaient que leur langue : or les grammaires particulières ne vivent que par la grammaire générale, et la grammaire générale suppose la comparaison des idiomes. […]

L'élément variable et caractéristique a bien plus d'importance dans les langues [que les facteurs d’identité], et la physiologie ne paraît si souvent creuse et tautologique, que parce qu'elle se borne trop exclusivement à ces généralités de peu de valeur, qui la font parfois ressembler à la leçon de philosophie du Bourgeois gentilhomme. La linguistique tombe dans le même défaut quand, au lieu de prendre les langues dans leurs variétés individuelles, elle se borne à l'analyse générale des formes communes à toutes, à ce qu'on appelle grammaire générale. Combien notre manière sèche et abstraite de traiter la psychologie est peu propre à mettre en lumière ces nuances différentielles des sentiments de l'humanité !

C’est alors que l’on trouve chez Saussure l’aboutissement de cette lente évolution du « général(e) ». Linguistique, comme on sait, s’y substitue à grammaire… Mais c’est que la nature du contenu de l’épithète « générale » s’est totalement transformée en l’espace de quatre-vingts ans. Si, dans la transcription des cours de Genève et de Paris, les étudiants de Saussure se sont crus autorisés à faire dire au maître genevois :

 

C’est à la synchronie qu’appartient tout ce qu’on appelle la "grammaire générale" ; car c’est seulement par les états de langue que s’établissent les différents rapports qui sont du ressort de la grammaire. (C.L.G., 1916, p. 141)

c’est tout simplement parce que dans la première conférence donnée à l’Université de Genève en novembre 1891, Saussure a définitivement expulsé du champ de la linguistique toutes les disciplines annexes qui prétendaient s’en occuper, et qu’il a renvoyé les linguistes au seul objet qui mérite considération à ses yeux : les langues dans leur diversité et dans leur relation infinie au langage que subsume alors un principe préjudiciel de généralité :

 

[…] l’étude du langage comme fait humain est tout entier ou presque tout entier contenu dans l’étude des langues. Le physiologiste, le psychologue, et le logicien pourront longtemps disserter, le philosophe pourra reprendre ensuite les résultats combinés de la logique, de la psychologie et de la physiologie, jamais, je me permets de le dire, les plus élémentaires phénomènes du langage ne seront soupçonnés, ou clairement aperçus, classés et compris, si l’on ne recourt en première et dernière instance à l’étude des langues. Langue et langage ne sont qu’une même chose ; l’un est la généralisation de l’autre. Vouloir étudier le langage sans se donner la peine d’en étudier les diverses manifestations qu’évidemment sont les langues est une entreprise absolument vaine, et chimérique ; d’un autre côté vouloir étudier les langues en oubliant que ces langues sont primordialement régies par certains principes qui sont résumés dans l’idée de langage est un travail encore plus dénué de toute signification sérieuse, de toute base scientifique véritable. [F. de Saussure, Écrits de Linguistique générale, Texte établi et édité par Simon Bouquet et Rudolf Engler, Paris, Gallimard, NRF, 2002, p. 146.]

On trouve bien là cette inversion du sens qui restitue à l’épithète « général(e) » sa fonction épistémologique cardinale, tant il est vrai qu’il n’y a et ne reste de science que… du général !

On comprend dès lors pourquoi dans le même texte cette notion en vient à fonder la dialectique du détail et de l’ensemble, grâce à laquelle les faits de langue peuvent être saisis sous l’angle d’une systématique assignant au particulier le soin d’éclairer le général et au général la vertu de rendre compte du particulier :

 

Sans cesse par conséquent l’étude générale du langage s’alimente des observations de toute sorte qui auront été faites dans le champ particulier de telle ou telle langue. À supposer même que l’exercice de la parole constituât chez l’homme une fonction naturelle, ce qui est le point de vue éminemment faux où se placent certaines écoles d’anthropologistes et de linguistes, il faudrait encore absolument soutenir que l’exercice de cette fonction n’est abordable pour la science que par le côté de la langue ou par le côté des langues existantes. [id.]

Le coup de griffe à l’endroit de Hovelacque et de certains linguistes de l’école naturaliste, comme Regnaud, Adam ou Vinson, autorise en retour l’effet boomerang de l’assomption d’un modèle sémiologique prégnant, préexistant à toute langue :

Mais, réciproquement, l’étude de ces langues existantes se condamnerait à rester presque stérile, à rester en tout cas dépourvue à la fois de méthode et de tout principe directeur, si elle ne tendait constamment à venir illustrer le problème général du langage, si elle ne cherchait à dégager de chaque fait particulier qu’elle observe le sens et le profit net qui en résultent pour notre connaissance des opérations possibles de l’instinct humain appliqué à la langue. Et ceci n’a pas une signification vague et générale : toute personne un peu versée dans nos études sait avec quelle joie et quel triomphe chaque chercheur signale un cas théorique nouveau, quand il le rencontre n’importe où, dans le dernier de nos patois, ou dans le plus infime idiome polynésien. C’est une pierre qu’il apporte à l’édifice et qui ne sera pas détruite. À tout instant, dans toute branche de la science des langues, tout le monde est par-dessus tout anxieux actuellement de mettre en lumière ce qui peut intéresser le langage en général. Et, phénomène remarquable, les observations théoriques qu’apportent ceux qui ont concentré leur étude sur telle ou telle branche spéciale comme le germanique, le roman, sont beaucoup plus appréciées et considérées encore que les observations des linguistes embrassant une plus grande série de langues. On se rend compte que c’est le détail ultime des phénomènes qui est aussi leur raison ultime, et qu’ainsi l’extrême spécialisation peut seule servir efficacement l’extrême généralisation. [id. p. 147]

Et l’on sait, depuis, que c’est par cette assignation de la linguistique à la sémiologie que se justifie désormais l’épithète « général(e) ».

 

Conclusion trop peu générale…

Au terme de ce slalom quelque peu pressé, je voudrais revenir pour conclure à la réédition que je mentionnais précédemment de la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal fournie par Petitot, en 1803 et 1810.

Quel est donc ce personnage ? Le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse fournit là une notice intéressante :

 

PETITOT (Claude-Bernard), littérateur et, philologue français, né à Dijon en 1772, mort en 1825. Il se rendit; à Paris vers le commencement de la Révolution, composa quelques médiocres tragédies : Hécube (1792), qui ne fut pas représentée : la Conjuration de Pison (1796), Geta (1797); Laurent de Médicis etc., et devint, en 1800, chef de bureau de l'instruction publique de la Seine. Après avoir passé quelques années dans la retraite, il fut nommé par Fontanes inspecteur général des études (1809) et remplit, sous la Restauration, les fonctions de secrétaire général de la commission de l'instruction publique, de conseiller de l'Université et de directeur de l'instruction publique (1824). Petitot est moins connu par les quelques tragédies qu'il donna au théâtre que par une traduction d'Alfieri (1802, 4 vol. in-8°) ; une autre des Nouvelles de Cervantes (1809, vol. in-18), et par des éditions de la Grammaire de Port-Royal (1803, in-8°), des Œuvres de Racine (1805-1813, 5 vol. in-8°), des Œuvres posthumes de Laharpe (1806, 4 vol. in-8°), des Œuvres de Molière (1813, 6 vol. in-8°), du Dictionnaire de la Fable, de Chompré (1807, iii-12). On lui doit, en outre, deux grandes publications : Répertoire du théâtre français (Paris, 1803-1804, 23 vol. in-8°), contenant des pièces de second ordre restées au répertoire depuis Rotrou, des notices sur les auteurs et l'examen des pièces, avec un complément (4 vol. in-8°). Le même ouvrage, beaucoup augmenté, a été réédité, de 1807 à 1819 en 33 volumes in-8°. La seconde grande publication de Petitot est la Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France (Paris, 1819 et suiv., 96 vol. in-8°). Il s'adjoignit, comme collaborateur, Monmerqué, qui devait la terminer après la mort de Petitot.

Nous avons là, effectivement, le descriptif bio-bibliographique d’un littérateur folliculaire, assez représentatif de toute une génération d’individus nés dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, et parvenus à l’âge adulte — je n’ose dire à maturité intellectuelle — à l’heure du règne exclusiviste de l’Idéologie. L’implication dans l’univers de l’instruction publique ne semble ici justifié que par les travaux obscurs de littérature et d’histoire auxquels s’est livré le personnage, en tant que piètre créateur, d’une part, et en tant que laborieux traducteur et compilateur, d’autre part. Comme on dit aujourd’hui, la réédition de la Grammaire générale de Port-Royal fait tache dans cet ensemble gris….

Jetons-y donc un bref coup d’œil. Le volume lui-même, déjà, du seul point de vue matériel, surprend. La Grammaire proprement dite s’étend des pages 245 à 382, les Commentaires de Duclos, doublés des Observations de Petitot, occupent les pages 383-462… La préface, constituée d’un Essai sur l’origine et la formation de la langue françoise s’arroge un espace de… 244 pages, soit plus de la moitié du volume.

Or, que trouve-t-on dans cette préface ? — Très précisément ce qu’annonce son intitulé, ou, plus exactement, ce que peut recouvrir à l’époque un intitulé de cette nature. À savoir une esquisse d’évolution de la langue française à travers les témoignages des monuments représentatifs de sa littérature, et sous l’hypothèque toujours renouvelée du génie, de la clarté, de l’ordre naturel et logique, ainsi que de l’universalité du français. Une esquisse comparable déjà à ce que Gabriel Henry [4] publie en 1812 à Paris, chez Leblanc, libraire à l’abbaye Saint-Germain-des-Près, sous le titre d’Histoire de la langue françoise

Dans ces ouvrages, le français ou plutôt ses progrès sont l’œuvre d’individus, écrivains et politiques, qui par leur stature ont la puissance d’infléchir généralement le cours particulier des choses esthétiques et politiques. Après un Avis préliminaire qui stigmatise vigoureusement la décadence actuelle du français post-révolutionnaire, largement imputables à Rousseau et à sa conception de l’origine du langage, l’on voit donc défiler chez Petitot, en une implacable litanie laudative, les noms de tous les grands auteurs. Lorsqu’est évoqué le XVIIe siècle, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, l’éditeur-commentateur caresse aimablement la réputation de l’ouvrage qu’il réédite avant de se saisir d’une férule drastique avec laquelle il en fustige les défauts induits à l’heure contemporaine par l’interpolation dans la Grammaire de textes adventices inutiles :

 

On vit sortir de Port-Royal les Méthodes Latine et Grecque, la Logique, ouvrage fait pour le duc de Chevreuse, et la Grammaire générale, dont je donne ici une édition. Ce dernier ouvrage fut le fruit des conversations d’Arnauld et de Lancelot. De l’aveu de tous ceux qui travaillent à l’instruction de la jeunesse, ces livres élémentaires sont les meilleurs qui aient été faits. Ils réunissent la précision à la netteté ; les principes développés avec méthode se gravent facilement dans l’esprit ; les définitions sont claires et donnent une idée parfaitement juste des objets qu’on y traite. Plusieurs doutes proposés par Vaugelas sont résolus dans la Grammaire générale, à laquelle on n’a pu ajouter depuis que des développements qui embarrassent le lecteur sans augmenter ses lumières. Le caractère principal des écrits de Port-Royal fut une logique serrée, et une élégance d’expression qu’on regardoit alors comme incompatible entre elles. C’est ce qui explique pourquoi Boileau et Racine, ces esprits si justes, penchoient pour le jansénisme. [Op. cit. p. 172]

On perçoit bien ici la raison de l’inclusion des Commentaires de Duclos, jugés obscurcissants plus qu’éclairants, la justification des Observations de Petitot lui-même, et l’on comprend mieux alors pourquoi aux premiers temps du XIXe siècle une réédition très conjoncturelle de la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal dénoue le sens de la coordination des deux épithètes, et se propose de montrer — comme l’écrit Petitot — que « Lorsque l’on possède les élémens des langues anciennes et de sa propre langue, on a besoin, pour se perfectionner, d’étudier les principes généraux de la Grammaire raisonnée ».

Pour ce faire, contre l’histoire mais en même temps avec son concours bienveillant, devait être mis en évidence « le génie de la langue françoise, dont Arnauld et Lancelot ont fixé les règles générales » (p. ii).

En imposant ainsi, avec plus ou moins de sagacité, à l’épithète « général(e) » la double empreinte de la diversité des langues et de la variation historique, notre obscur Inspecteur-Général de l’Université Impériale a peut-être inconsciemment donné alors le signal d’une implosion généralisée de ce signe, quand il croyait seulement parler d’un modèle révéré et… de lui-même, écartelé — selon les tout derniers mots du volume — entre les nécessités modernes d’une Grammaire particulière attachée aux détails singuliers ou particuliers et la persistance opiniâtre d’une Grammaire générale de moins en moins soumise aux blandices de l’universel holiste.


Notes

1. Oswald Ducrot, Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, Coll. Points, 1995, p. 119-120.

2. La fabrication intellectuelle et matérielle d'objets livres qui se présentent sous la forme de dictionnaires, c'est-à-dire de liste d'objets alphabétiquement classés.

3. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, NRF, 1966, p. 98-99.

4. À ce sujet, on consultera l'utile étude que Jean Stéfanini avait consacré à cet auteur, en 1974, dans les Mélanges offerts à Charles Rostaing, Liège, pp. 1039-1048.