RÉCRÉATIONS

PHILOLOGIQUES

OU

RECUEIL DE NOTES

POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MOTS DE LA LANGUE FRANÇAISE

PAR

F. GÉNIN

DEUXIEME ÉDITION

TOME PREMIER

 

PARIS

CHAMEROT, LIBRAIRE-EDITEUR

Rue du Jardinet, 13

1858

Droits de traduction et de reproduction réservé.


 

PREFACE

 

I

Voici depuis onze ans le sixième ouvrage que je publie concernant notre vieille langue. Il pourrait s'appeler, comme l'un de ses aînés, Des variations du langage français; ce titre convient à tout livre où l'on mettra en présence le vieux français et le français moderne, pour essayer d'éclaircir le second par le premier.

Lorsque l'amitié de M. Paulin Paris m'ouvrit les colonnes de l'Illustration pour essayer, sous le titre de Problèmes philologiques, de traiter des questions d'étymologie et d'histoire de notre langue, je pus me convaincre combien cette matière en apparence aride et bornée offrait d'intérêt à un grand nombre de lecteurs. La quantité de lettres qui me furent adressées, contenant les unes des questions, les autres des solutions ou des objections, est là pour en témoigner. Je n'ai pu répondre à toutes. Aujourd'hui je reprends quelques-unes de celles que l'encombrement m'avait forcé de laisser de côté. J'ai conservé une partie de celles que j'ai publiées alors, avec mes réponses.

On m'a souvent exprimé l'idée que toute cette correspondance était fictive, et j'ai quelquefois été grondé d'abuser jusqu'à la monotonie d'une plaisanterie dont personne n'était la dupe.

A cela j'ai répondu en produisant les originaux, et ceux qui se défendaient d'être dupes de ma supercherie ont reconnu qu'ils l'avaient été de leur propre méfiance… J'en excepte deux ou trois cas tout au plus, où il est visible que la forme épistolaire n'est qu'un cadre commode à rassembler dans un espace étroit une série de questions. Ces lettres ne tromperont personne, car je n'ai pas même cherché à leur donner une couleur de vraisemblance. Les autres sont parfaitement authentiques, et, je le dis en toute humilité, ce ne sont pas celles qu'on a trouvées le moins piquantes.

Je prévois une critique plus grave, et il m'est d'autant plus aisé de la prévoir qu'elle m'a déjà été faite par plusieurs de mes amis : c'est le décousu de ces remarques, l'absence de plan. On aurait voulu…. Oh! Quand on n'a qu'à souhaiter, l'imagination va vit et loin! L'embarras n'est pas de tracer un plan quelconque, c'est d'en tracer un bon, et surtout de l'exécuter. A m'en affranchir, j'ai trouvé plusieurs avantages, même sans compter celui de ma paresse. D'abord l'avantage de ne pas imposer une lecture suivie. On peut ouvrir ce livre où l'on veut, au commencement, au milieu, à la fin; le prendre, le laisser là, le reprendre et toujours avoir sous la main quelque chose de complet en soi.

Cette facilité, cette liberté me semble un attrait. La matière en a si peu, et nos contemporains ont si peu de tems aussi! Voyez les romans, qui sont la lecture la plus attrayante; on est obligé de les leur servir découpés en feuilletons! Et je viendrais leur demander de lire tout d'une haleine, quoi? De la grammaire! De la philologie! Il y aurait de la fatuité à le tenter seulement.

Ensuite quel enchaînement naturel trouver à des observations de ce genre? L'esprit le plus ingénieux de l'antiquité et le plus fécond en ressources, Ovide, n'a pu lier ses Métamorphoses que par un fil si ténu qu'à chaque instant il menace de se rompre. Et moi, ayant à raconter les métamorphoses des mots, je me serais flatté d'inventer pour les unir un lien solide et point artificiel? On m'avait bien proposé un classement par tropes et figures de mots : j'aurais fait un chapitre de la catachrèse, un autre de l'épenthèse, un troisième de la paragoge, puis auraient défilé la crase, la métalepse, la paronymie, etc. :

Grands mots que Pradon croit des termes de chimie.

C'était bien séduisant! Pourtant j'ai résisté : le désordre m'a semblé préférable à cet ordre.

Que si l'on veut bien se contenter de l'ordre alphabétique, des tables de mots très-amples, très détaillées, placées à la fin de chaque volume, y satisferont, et mieux que je n'aurais pu le faire en disposant mon texte même alphabétiquement; car la plupart des mots peuvent être rappelés sous des chefs divers. Au quel s'adresser? Dans un index il n'y a point d'arbitraire.

Chercher, tracer les règles d'une méthode plus sévère, je n'en ai pas l'envie, quand j'en aurais le talent : dogmatiser n'est pas du tout mon fait. A mon avis, quelques exemples instruisent mieux que bien des formules théoriques. J'ai donc multiplié les exemples et négligé les formules. Non content de montrer dans les faits ce que je crois la vérité, je me suis attaché à combattre ce que je crois l'erreur. Cette manière m'a semblé offrir deux avantages : d'abord elle présente l'histoire des opinions, toujours bonne à connaître; le lecteur compare et choisit; ensuite la réfutation, en éclairant le vice de la logique adverse, détourne naturellement d'un écueil signalé, et met les esprits judicieux à même de choisir entre les divers procédés dont le jeu et les résultats sont analysés sous leurs regards. Par ce moyen, encore que je n'aie pas d'exposé de doctrine, ceux qui me feront l'honneur de me lire se trouveront à la fin au courant de mes principes en matière d'investigations étymologiques, aussi bien que si j'eusse pris le soin de les déduire ex professo dans un système assemblé de toutes pièces, en bel apparat philosophique et grammatical.

C'est la raison du grand nombre d'étymologies fausses ou d'autres bévues dont j'ai rapporté et discuté les exemples. Ce n'est pas assurément pour la puérile vanité d'en triompher, ni pour la misérable satisfaction de surprendre mon prochain en faute : à cela je suis fort indifférent! Si je faisais un recueil des erreurs de mes confrères en ces études, j'y mettrais pour épigraphe l'inscription qui se lit sur la porte des cimetières : Hodiè mihi, cras tibi. Nous avons tous nos distractions, nos idées fausses, nos bévues, et, comme dit Horace : Optimus ille est, qui minimis urgetur. Je n'ai pas, grâce à Dieu, la présomption de me croire cet optimus; non, mais c'est que l'enseignement, pour être efficace, doit se donner en partie double, et que la sobriété se recommande encore mieux par le spectacle de l'ivresse. La connaissance de toutes les voies du mal aurait pour conséquence prochaine la connaissance de toutes les voies du bien.

J'aurais aimé pouvoir signer du nom de Voltaire ce petit dialogue philosophique. Après tout, aux esprits libres de préjugés il ne paraîtra pas plus mauvais pour venir de la comédie italienne.

Parmi ceux à qui je distribue autre chose que des compliments, s'il en est qui trouvent ma méthode indiscrète et s'offensent de mes remarques, j'ôte ici mon chapeau, et je leur fais à tous mes très-humbles excuses, à commencer par l'Académie française. J'ai pris souvent l'Académie à partie, mais elle ne m'en voudra point, car en cela je me suis conformé aux règles d'Aristote, suivies par tous les auteurs de tragédies classiques : "Les fautes et les malheurs des rois, des princes, dit le Péripatétique, et en général des personnages d'une condition au-dessus du vulgaire, touchent et instruisent avec bien autrement de puissance et d'autorité que les erreurs des petites gens. Mais, comme de notre temps la tragédie est un peu déchue de ses anciens privilèges, j'ai cru, pour complaire au goût général, faire bien de mêler à ces grands personnages tragiques quelques figures bourgeoises, et même quelques types du menu populaire." Aristote recommande aussi la variété. J'espère que ma citation d'Aristote absoudra ma citation de Favart.

 

II

 

Depuis qu'un heureux mouvement a reporté l'attention publique sur les oeuvres du moyen âge, arts et littérature, on a remis en lumière, et chaque jour voit ressusciter bon nombre de texte qui rendent témoignage des moeurs et du langage de nos aïeux. A l'égard des moeurs et des faits, l'histoire a déjà su tirer de ces vieux monumens un parti considérable, mais je ne vois pas que la même chose ait eu lieu par rapport à la langue. On étudie, c'est fort bien; mais rien ne servirait d'étudier sans cesse, s'il ne venait pas un moment de faire l'application de ses études. Or, en quoi la langue moderne doit-elle bénéficier des études faites sur les langues anciennes? Quel fruit doit en résulter pour le présent et même pour l'avenir? Assez d'observations doivent avoir été amassées pour qu'on pût nous faire entrevoir la réponse à cette question. Personne ne prend la parole pour la traiter; cependant il ne manque pas de gens habiles qui pourraient dès aujourd'hui la résoudre. Eh bien, je me suis décidé à donner à mes dépens l'exemple d'une tentative à marquer ce trait d'union entre les deux langues françaises. J'ai voulu me rendre compte de ce que j'a ais gagné à lire nos vieux auteurs, et je mets  ce compte sous les yeux du public, dans l'espoir d'engager quelqu'un à mieux faire. Telle est l'occasion de ce livre. IL a été composé dans le but d faire réfléchir sur la langue française, sur ses origines, son génie et ses ressources. Ce sont là trois points sur lesquels j'essaie d'ouvrir quelques aperçus. Si je parvenais à répandre ces idées telles que je les conçois, je croirais voir bien mérité des lettres, car l'étude de nos origines affermirait les écrivains dans la direction du génie de notre langue, et les retiendrait dans ses limites en leur en découvrant les ressources infinis. Le résultat, si je ne m'abuse, serait, non pas peut-être d'arrêter net, mais à coup sûr d'enrayer et de ralentir de plus en plus le pervertissement de notre langue, que nous voyons chaque jour faire véritablement des progrès effrayans. Le français, dont mille influences extérieures corrompent et minent la constitution native, a grand besoin de se retremper aux sources patriotiques; c'est là, là seulement, qu'il retrouvera sa force et sa grâce, pareil à ce géant de la fable, fils de la Terre, dont la vigueur épuisée se renouvelait par miracle au contact de sa mère.

Ce n'est pas mon humble travail qui est destiné à opérer directement ce prodige, je le sais; mais, comme une petite roue éveille et répand le mouvement dans une vaste machine, il n'est pas impossible que mes recherches éveillent l'attention; que certaines idées couvées, fécondées par la méditation dans quelques bons esprits, ne s'emparent de l'opinion publique, et, armées de ce levier irrésistible, ne parviennent à remuer jusqu'à l'Académie française, et à lui faire modifier, achever sa toile de Pénélope, son fameux  dictionnaire.

 

III

 

C'est un singulier ouvrage que le Dictionnaire de l'Académie! Que contient-il? La langue française. Oui, c'est la prétention du titre, mais quelques lignes suffisent pour la réduire à néant.

Il n'est pas question de l'ancienne langue française du XIe au XVIe siècle, mais de la langue moderne, de la langue qui se parle depuis Louis XIII, ou tout au moins depuis Louis XIV. C'est entendu. Eh bien, dans ce dictionnaire, trouvons-nous toute la langue du XVIIe siècle? Peut-on avec son secours entendre, mais entendre dans tous les détails, Corneille, La Fontaine, Molière et Bossuet?  — Il s'en faut bien! Il y a environ un cinquième, si ce n'est plus, de leurs tournures et de leurs expressions, dont le Dictionnaire de l'Académie ne tient pas compte, et qui doivent être jetées hors de la langue française, si ce dictionnaire est en effet le livre de la loi, le livre du jugement.

Ainsi il ne peut soutenir la prétention de donner la langue des lettres.

Nous donne-t-il la langue des sciences?  — Les mots techniques, hormis quelques-uns des plus familiers, sont exclus de son plan.

Est-ce la langue du peuple?  — Celle-là moins que pas une. La langue du peuple, fi donc!

Mais enfin, quelle langue nous donne le Dictionnaire de l'Académie? Ce sera au moins la langue des académiciens? Ah! l'on ferait un livre piquant, qui voudrait relever dans les oeuvres de chaque membre de l'Académie les insultes au dictionnaire! L'inconvénient de ce livre, c'est qu'il serait trop volumineux. J'en reviens toujours à ma question : Quelle langue nous donne donc le Dictionnaire de l'Académie?

A qui le Dictionnaire de l'Académie doit-il servir? A tout le monde.  — A qui peut-il suffire? A personne.

C'est un code si défectueux qu'on n'a pu même en écrire la préface sans le violer! Quelle autre preuve demandez-vous?

Voilà pour les péchés d'omission; ils sont nombreux, et c n'est pas encore tout.

L'Académie ne motive pas ses arrêts, cela se conçoit : le livre n'en finirait plus! Cependant il y aurait un moyen court et décisif de remplacer la discussion : les exemples. L'Académie ne cite jamais d'exemples; cela est fâcheux. Alors comment procède-t-elle? quelle est la base de ses décisions? car encore faut-il s'appuyer sur quelque chose, partir d'un point fixe. A-t-elle, comme l'Académie de la Crusca, commencé par établir une liste d'auteurs classiques, sauf bien entendu à critiquer parfois ces modèles eux-mêmes, nul n'étant impeccable? Non! l'ancienne Académie y avait pensé, et dans le projet de dictionnaire dressé par Chapelain, il y avait deux listes, l'une de prosateurs, l'autre de poëtes, qui devaient faire autorité. Ces listes, qu'on peut voir dans Pelisson, paraissent aujourd'hui bien pâles : quels noms pour inspirer la foi et le respect que ceux de Motin, Montfuron, Garnier, Touvant, Marion, Refuge, Dammartin, De la Guesle, etc. Mais c'est ce qu'il y avait de mieux alors, et ce n'est pas leur insuffisance qui fit renoncer aux citations :

"Mais un peu après l'Académie commença d'appréhender le travail et la longueur des citations, et ayant délibéré plusieurs fois sur cette matière, elle résolut, par l'avis même de M. Chapelain qui avoit donné le premier cette pensée, qu'on ne marqueroit point les autoritez dans le Dictionnaire, si ce n'est qu'en y travaillant on trouvât bon de citer, sur les phrases qui seroient douteuses, quelque auteur célèbre qui en auroit usé."

Cette petite réserve où se réfugiait la pudeur du bonhomme Chapelain ne fut pas même maintenue; les citations furent abolies purement et simplement, dans tous les cas. Et Pelisson nous dit ingénuement pourquoi : "L'Académie appréhendait le travail".

Aujourd'hui que cette raison a cessé d'exister, l'Académie devrait revenir à l'idée de ses fondateurs avec d'autant plus d'empressement qu'elle a devant les mains plus d'élémens pour dresser une liste somptueuse et imposante. Elle n'aurait que l'embarras du choix. Sur la nécessité d ce canon d'écrivains, et les bons effets qui résulteraient d'une pareille liste proclamée par l'Académie française, je ferai entendre une voix plus imposante que la mienne, une voix d'outre-tombe : ce ne sera ni plus ni moins que celle de Boileau, dont ces paroles peu connues méritent d'être pesées attentivement. L'abbé d'Olivet rapporte que Boileau lui dit un jour, en présence de Tourreil :

"Quoi! l'Académie ne voudra-t-elle jamais connoître ses forces? Toujours bornée à son dictionnaire! quand donc prendra-t-elle l'essor? Je voudrois que la France pût avoir ses auteurs classiques aussi bien que l'Italie. Pour cela, il faudroit un certain nombre de livres qui fussent déclarés exempts de faute quant au style. Quel est le tribunal qui aura le droit de se prononcer là-dessus, si ce n'est l'Académie, etc?"

Boileau continue en exprimant le désir que ce choix se fît sur des traductions d'auteurs anciens, lesquelles étant accompagnées d'un commentaire grammatical fait par l'Académie, répandraient à la fois la connaissance de la langue française et le goût de l'antiquité chez ceux-là même qui ne pourraient lire les textes originaux. Aujourd'hui l'Académie aurait à exercer sa critique sur des ouvrages d'un bien autre intérêt que des traductions du grec et du latin. Notre littérature nationale offre un assez vaste champ à ses travaux. Qu'on se figure ce que serait une collection de nos classiques reconnus tels et annotés par l'Académie française! Mais quoi! nous la retrouvons en 1856 juste au même point où elle était en 1669 : "toujours bornée à son dictionnaire!" et n'ayant pas même songé à ces listes préparatoires qui devraient servir de base et de pierre angulaire à ce dictionnaire éternel! Si elle ne le rédige pas d'après les auteurs, quelles sont donc ses autorités et notre garantie?

A cette question, elle répond par un seul mot : L'Usage.

L'Académie se regarde comme la greffière de l'usage : il semble dès lors qu'elle n'ait qu'à enregistrer? Mais distinguons, dit-elle : du bon usage! Et ce monosyllabe bon lui crée, à son avis, une responsabilité immense! Elle croit fuir la responsabilité de l'admission en n'admettant pas, et ne voit pas qu'elle tombe immédiatement dans la responsabilité de l'exclusion, qui n'est pas moins grave.

Le plan même de son dictionnaire, si l'on peut appeler un plan l'exercice de l'arbitraire le plus illimité, le plan est mauvais. Il renferme quantité de détails qui sont positivement, exclusivement du ressort de la grammaire. L'Académie, lors de sa première constitution, s'était engagée à composer trois ouvrages essentiels : un dictionnaire, une grammaire et une poétique. La poétique, elle ne s'en est jamais occupée, et je crois qu'elle a bien fait. Des deux autres, elle n'a publié que le premier, mais elle y a fourré au hasard des lambeaux du second. En sorte que le tout forme un assemblage confus, exubérant et incomplet, en somme indigne, on peut le dire, et de l'illustre corps qui le signe, et de la nation qui le paie si cher. De simples particulier ont exécuté tout seuls, à leurs frais, en peu d'années, le travail que depuis plus de deux siècles une compagnie de quarante membres, la fleur t l'élite des lettres françaises, n'est pas venue à bout d'accomplir, et, s'il vous plaît, après y avoir englouti des sommes fabuleuses sorties des coffres de l'Etat.

N'y a-t-il pas là quelque chose à faire? Le Dictionnaire de l'Académie restera-t-il éternellement au budget le tonneau des Danaïdes, et le tems n'est-il pas arrivé de mettre à ce tonneau un fond?

La première Académie, celle du tems de Richelieu, avait dressé son dictionnaire sur un plan qui fut abandonné à partir d la seconde édition. Ce plan, imité du Thesaurus linguae graecae d'Henri Estienne, consistait à ranger les mots par familles, mettant à la tête le chef, le mot racine, et déduisant, comme dans un arbre généalogique, tous les rejetons issus de cette souche.

Cette méthode fut critiquée et battue en ruine par un argument très-spécieux : les fils, neveux ou petits-fils souvent ne resssemblent plus à leur auteur. Comment, par exemple, s'avisera-t-on d'aller chercher aquest sous quérir; accumuler sous comble; admonester sous monitoire; collation sous conférer; équivoque sous voix; comminatoire sous menaces, etc.? Pour se servir d'un pareil dictionnaire, il faudrait commencer par être instruit de ce qu'on y veut apprendre : cercle vicieux.

Cette objection est bien facile à lever : on joindra au Dictionnaire une nomenclature alphabétique qui renverra du dérivé à la racine.

Mais alors il faudra chercher deux fois? C'est vrai, mais je prétends que cette petite peine serra largement compensée par les avantages de la nouvelle disposition. Ne voyez-vous pas en effet que cette disposition vous fait embrasser d'un coup d'oeil tous les mots qu'un lien de parenté rattache les uns aux autres?

Ce simple rapprochement matériel conduit à la comparaison, met en saillie les lois qui ont présidé à la formation des mots. Vous démêlez tout de suite et sans aucun effort les procédés suivis aux diverses époques. Vous reconnaissez bien vite les fautes qui ont pu être commises dans la fabrication de tel ou tel dérivé composé; vous les reconnaissez et vous les redressez.

Non-seulement vous suivez toutes les déviations de la forme extérieure du mot, déjà fort curieuses; mais vous saisissez les déviations bien autrement intéressantes du sens propre aux divers sens figurés. Ici vous sont révélées la marche et les habitudes de la pensée humaine; vous y pouvez étudier les allures particulières de l'esprit national. Par l'effet de la simple juxtaposition, vous comprenez comment les métaphores naissent l'une l'autre, et s'en vont à la dérive dans ce rapide courant du langage où se perd la trace de leur origine. La langue se forme, se démonte et se reforme à plaisir sous vos regards; vous en embrassez à la fois la synthèse et l'analyse, l'histoire et la philosophie. Telle est la portée d'une bonne méthode d'exposition.

Au contraire, rompez ce lien, isolez tous ces élémens en distribuant les mots selon le classement alphabétique, tou cela disparaît. Un épais brouillard se répand où régnait la lumière; cet ordre apparent engendre confusion réelle, et pour faire entrevoir à vos lecteurs quelque chose de ces lois qui tout à l'heure se révélaient d'elles-mêmes, vous tombez dans la nécessité des explications infinies, des redites, des renvois; et avec tout ce laborieux appareil, encore n'atteignez-vous pas votre but, parce que le lecteur n'aura pas la patience de suivre vos démonstrations, supposé que vous ayez vous-même celle de les donner jusqu'au bout. L'esprit est ravi du chemin qu'il fait tout seul, à sa guise et à son pas; mais d'être conduit en laisse et de fouler une piste, il s'en fatigue bientôt et refuse d'avancer.

Ce sont assurément ces considérations, ou des considérations analogues, qui avaient déterminé la première Académie à préférer la classification par racines et par familles. Mais d'abord on omit la précaution de cette nomenclature alphabétique qui était le fil conducteur indispensable dans le labyrinthe; ensuite, au XVIIe siècle, les moyens manquaient de remplir le plan qu'on avait tracé. L'étude philologique de notre langue commençait à peine, ou, pour mieux dire, n'avait pas encore commencé; car Patru, Vaugelas, Thomas Corneille étudiaient la langue présente sur elle-même, sans autre boussole qu'une sorte d'instinct de délicatesse et de régularité; de principes fixes, peu ou point. Le goût de quelques sociétés de femmes, les écrits de quelques hommes célèbres, surtout l'usage de la cour, c'était là leur étoile polaire. Ménage, tout en se réglant sur les mêmes autorités, comme il était vraiment et solidement érudit, essaya de donner à sa critique des bases plus fermes; mais ayant voulu appeler à son secours tous les détails de l'érudition classique et sa connaissance des langues étrangères, il perdit la tête comme au milieu d'un chaos, et sa science même ne lui servit guères qu'à s'égarer. Mais lorsqu'on se fut mis à exhumer les oeuvres du moyen âge, à les déchiffrer, à les lire et relire avec attention et sympathie, un nouveau jour se leva; on découvrit alors, et cela ne remonte pas bien haut, on découvrit ce fait singulier qu'on n'aurait jamais soupçonné, que l'histoire du français moderne était dans le français ancien, et subsidiairement que l'ancien français vivait encore aujourd'hui dans la bouche du peuple et dans le patois des provinces. Il fallut bien des publications pour en arriver là, et ces vérités évidentes ne s'établirent pas sans lutte! enfin, grâce à dieu, elles sont à peu près reconnues. Les dévôts d'autrefois au celtique, à l'hébreu, à l'indou, comme langues étymologiques du français, commencent à se détacher du culte de leurs idoles, et à confesser que, pour expliquer notre langue, le plus pressé est d'étudier la langue de nos pères. On a cette obligation à tant de textes français du moyen âge qui ont été rejetés dans la circulation; et plus on en ressuscitera, plus ces idées gagneront du terrain. La vraie méthode une fois trouvée, on chemine rapidement.

L'Académie ayant sous la main cette abondance d'excellens matériaux, dont chaque jour grossit encore la masse, pourquoi ne reprendrait-elle pas le premier plan du Dictionnaire. Elle travaille, dit-on à un Dictionnaire historique de la langue française : il me semble que le véritable dictionnaire historique serait celui-là qui instituerait un comparaison perpétuelle entre la langue prise à ses sources les plus reculées et la langue telle que nous la parlons; qui rétablirait, par exemple, un radical tombé en désuétude, à la tête de tous ses dérivés pleins de vie, ou nous ferait voir fonctionnant au sens propre un mot dont nous ne connaissons plus que les acceptions métaphoriques. Mais c'est surtout dans le dictionnaire comparé que la disposition des mots par familles serait intéressante et instructive! On le comprend d'abord sans qu'il soit nécessaire d'insister. Voilà un groupe : pourquoi tel individu est-il vivant, et a-t-on laissé périr son cousin qui valait mieux que lui? Et celui-ci qui est en train d'agoniser, ne pourrait-on pas le rappeler à la vie? Et cet autre qui n'a point d'équivalent, plutôt que de forger un barbarisme ou d'aller quêter à l'étranger, remettons-le en activité de service. Au contraire, voilà un méchant bâtard qui usurpe la place d'un enfant légitime, ou qui fait double emploi; qu'il soit chassé et qu'on n'en parle plus! Ainsi les titres de chacun étant mis au soleil, tout le monde en pourrait juger. On signalerait à coup sûr, ici une superfétation, là une lacune, et l'on porterait remède où il en serait besoin. Ce serait un inventaire raisonné, au lieu d'un inventaire fait au hasard de l'alphabet. Et croyez-moi que la philosophie du langage en ressortirait si naturellement, qu'elle frapperait ceux même qui s'en mettent le moins en peine.

Il y aurait bien un moyen de pousser vers la perfection l'oeuvre des Quarante; mais ce moyen, excellent à mon gré, est tellement en dehors des moeurs académiques, que je ne sais si j'oserais le proposer.

Dans l'état actuel des choses, la commission du Dictionnaire, avant de rendre sa rédaction définitive, la fait imprimer sur des cahiers dont les vastes marges appellent la critique et les réflexions des confrères à qui ils doivent être soumis. Pas un exemplaire de moins que le nombre strictement nécessaire, pas un de plus.

Depuis deux siècles passés, il n'est jamais arrivé qu'un de ces mystérieux cahiers d'épreuve ait franchi les murs discrets du sanctuaire et se soit égaré dans le monde, ni avant, ni pendant, ni après, tant messieurs faisaient bonne garde! C'est bien; mais ce qui serait mieux, ce serait de prendre aujourd'hui le contre-pied : ce serait d'agrandir le jury; ce serait que ces fascicules, au lieu d'être mis sous clefs comme des secrets redoutables, fussent répandus à profusion par toute la France. L'Académie renferme une masse considérable de lumières, mais enfin elle ne renferme pas toutes les lumières; ce serait insulter à son bon sens que de lui prêter cette ridicule prétention. Sans parler du sot que deux vers de l'Art poétique ont mis en proverbe, le goût de l'étude est à présent si répandu qu'un avis important peut venir de quelqu'un qui ne serait pas membre de l'Institut. Parmi ceux qui en sont capables, qui ne tiendrait à honneur de fournir une observation utile à l'Académie française? Dans cette vaste correspondance, l'Académie trouverait infailliblement de très-bonnes choses dont elle ferait son profit. Jadis Henri Estienne eut à se féliciter d'un procédé semblable pour la correction de ses excellentes éditions grecques. Pourquoi la France n'aurait-elle pas un Dictionnaire français rédigé en collaboration de la nation tout entière, l'Académie jugeant et tenant la plume? Et en quoi la dignité académique serait-elle blessée d'attacher son nom à ce dictionnaire issu en quelque sorte du suffrage universel?

Grande et terrible objection  : Mais cela ne s'est jamais vu!.... Eh bien, cela se verrait.

Cet ouvrage serait, j'en conviens, un travail très-considérable, et bien autrement épineux que d'avoir à réimprimer, avec quelques retouches et quelques additions, le vieux dictionnaire. Mais aussi à qui le demande-t-on? A l'Académie française! Est-ce que ce grand nom n'oblige à rien? Et si l'Académie est effrayée de fouiller tant de documents amoncelés, d dépouiller tous ces vieux titres de notre langue, on peut lui indiquer un moyen de diminuer son labeur sans diminuer la valeur du résultat, au contraire. il n'est pas contesté que l'ancienne langue française subsiste encore dans le langage du peuple et dans les patois de la province; et cela est si bien reconnu, que de tous côtés l'attention s'éveille sur ce point : on commence à ramasser ces locutions et ces tournures si longtems méprisées; on compile des glossaires patois; on note curieusement la prononciation particulière aux campagnes des environs de Paris, etc. Tout cela ne se peut faire sans amener des comparaisons, des réflexions, des découvertes. Pourquoi l'Académie ne prendrait-elle pas de part à ce mouvement? A qui mieux qu'à l'Académie française appartient-il de le seconder, de le diriger et d'en résumer les effets? A l'aide de ses concours, il lui serait si facile de susciter de bons glossaires provinciaux dont elle aurait par avance élaboré le plan uniforme et combiné la portée! Voilà, par exemple, M. le comte Jaubert qui nous donne un glossaire du centre de la France, composé avec cette patience, cette méthode et cette rigueur d'observation où l'on se forme par l'étude des sciences naturelles, car c'est là qu'on apprend à saisir les moindres nuances et à classer chaque objet en son véritable rang. Que d'observations neuves, piquantes, vraies, sortent spontanément de ces pages couvertes de mots patois? L'auteur en a indiqué beaucoup, mais quiconque y jettera les yeux en trouvera de nouvelles, selon les ressources et la disposition des esprits. C'est un fonds inépuisable! Eh bien, supposez que nous possédions rédigés avec le même soin; la même conscience, la même connaissance de la matière, des glossaires des patois wallon, picard, normand et lorrain, ce seraient d'immortelles archives de la langue française. Et il s'en va grand tems de les recueillir! La civilisation disséminée par le réseau des chemins de fer entame partout  la tradition, l'écrase sous des locomotives, et aura bientôt fait d'absorber et de confondre toutes les originalités locales dans l'océan de l'uniformité. Dans un tems donné, il n'y aura plus de patois; il n'y aura plus que du français littéraire, le français du théâtre et des romans, compliqué (et non pour petite dose!) du français industriel. Dieu sait ce que c'est, et surtout ce que ce sera!

C'est à ce malheur que l'Académie devrait préparer un remède, ne pouvant absolument le conjurer? Elle en a les moyens et si elle ne veut pas s'en servir, il lui sera un jour amèrement reproché. Ce sera  un manquement à ses devoirs, une trahison, car, encore une fois, elle est officiellement responsable. Faites donc naître des dictionnaires provinciaux qui serviront d'auxiliaires au vôtre et qui resteront encore après. Préparez des archives pour l'histoire, dussiez-vous ne pas l'écrire vous-même; vous les léguerez aux historiens à venir, et cette prévoyance facile fera bénir un jour votre mémoire.

Les dictionnaires sont des herbiers. Depuis assez longtems l'Académie s'amuse à la flore des serres chaudes et des parterres d'agrément; il faut à présent qu'elle s'occupe un peu des plantes rustiques, où logent en abondance les sucs vigoureux et les vertus salutaires. Quand le français sera malade d'épuisement, on ne le rajeunira point avec les azalées et les camélias académiques, qui n'ont que de l'éclat sans odeur ni saveur; il faudra préparer le bain de Médée avec des herbes autrement énergiques et vivifiantes; où les prendrez-vous alors, ayant négligé de les recueillir et même de les connaître? La science médicale a été plus prudente et mieux avisée que la vôtre! Où en serait-elle aujourd'hui si, vaine et dédaigneuse, elle eût toujours dit : C'est du foin! comme vous vous obstinez à répéter : C'est du patois!

Ces glossaires patois avanceraient tout d'un coup la besogne du Dictionnaire historique : l'Académie prendrait là ses élémens sur le vif. Tant de mots dépareillés, barbouillés, méconnaissables, errans à travers le langage comme des mots sans aveu, le glossaire patois fournirait sur-le-champ de quoi leur reconstituer une famille, rétablir leur vraie physionomie, et les remettre dans le monde sur le pied de leur naissance, avec restitution de leur antique apanage. Les écrivains du moyen âge seraient appelés à déposer comme témoins et à confirmer la possession d'état par preuves écrites et irrécusables. La langue française se trouverait tout à coup restaurée : ce serait un monument simple et grandiose dont chacun pourrait mesurer l'intérieur et examiner toutes les assises depuis les plus anciennes jusqu'aux plus récentes, éclairé par le flambeau du génie même qui a présidé à la fondation. Cela durerait, au moins! on n'aurait pas à reprendre le temple en sous-oeuvre tous les vingt ou trente ans, et l'Académie cesserait de rouler son rocher de Sisyphe toujours soulevé et retombant toujours : le Dictionnaire!...

Un dictionnaire fait par l'Académie ne devrait-il pas anéantir par son nom seul toute concurrence? Eh bien! que se passe-t-il? C'est que, malgré le prestige du titre, le Dictionnaire de l'Académie est obligé de subir la concurrence de trois ou quatre rivaux. Tout d'abord, comme ces édifices ruineux qu'on étaie à peine terminés, il a fallu le flanquer d'un complément aussi volumineux que lui; et, somme toute, Boiste, Laveaux, M. Landais, MM. Bescherelle, lui disputent l'autorité, incontestablement supérieurs à certains égards. L'Académie laissera-t-elle exécuter à côté d'elle le Dictionnaire historique et philosophique de la langue française? Les Quarante se laisseront-ils prévenir par un simple particulier? Je dis prévenir, je ne veux pas dir dépasser. Cependant supprimez en idée le caractère officiel de l'Académie, la solennité de son nom et la consécration légendaire : est-il bien sûr que son dictionnaire, abandonné à lui-même et par la seule vertu de son mérite intrinsèque, se soutînt au premier rang? Franchement, il est permis d'en douter. On l'achète aujourd'hui par scrupule de conscience : c'est un hommage rendu au principe d'autorité; mais avec celui-là on en achète un autre à qui l'on demande le service réel et complet d'un dictionnaire. D'après cela n'est-il pas clair que si le Dictionnaire de l'Académie française était anonyme, on se contenterait d'acheter l'ouvrage qui suffit, et celui qui ne suffit pas serait délaissé?

Si l'Académie est satisfaite de cette position, elle n'est certes pas ambitieuse! Si elle se contente de ce rôle, c'est trop de modestie ou trop d'orgueil.

La physiologie a découvert que la vie des êtres est proportionnelle à la durée de leur gestation. Cette loi, supposée véritable, on peut dès aujourd'hui prédire que le Dictionnaire de l'Académie vivra jusqu'à la dernière limite des tems. Faisons des voeux pour que l'Académie, bientôt et heureusement délivrée de son faix, puisse aborder enfin l'oeuvre de sa grammaire. A juger de l'avenir par le passé, nos arrières-petits neveux pourront en voir apparaître les premiers essais, quod Dî feliciter vertant!.