DICTIONNAIRE

DE

L'ANCIENNE LANGUE FRANÇAISE

ET DE TOUS SES DIALECTES

DU IXe AU XVe SIÈCLE

COMPOSÉ D'APRÈS LE DÉPOUILLEMENT DE TOUS LES PLUS IMPORTANTS DOCUMENTS MANUSCRITS OU IMPRIMÉS

QUI SE TROUVENT DANS LES GRANDES BIBLIOTHÈQUES DE LA FRANCE ET DE L'EUROPE

ET DANS LES PRINCIPALES ARCHIVES DÉPARTEMENTALES

MUNICIPALES, HOSPITALIÈRES OU PRIVÉES

PAR

FRÉDÉRIC GODEFROY

PUBLIÉ SOUS LES AUSPICES DU MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE

TOME DEUXIEME

Nouveau tirage

PARIS

LIBRAIRIE DES SCIENCES ET DES ARTS

106 bis, Rue de Rennes

1938

 


 

AVERTISSEMENT

Guère plus d'une année ne s'est écoulé depuis qu'a paru le tome premier de mon Dictionnaire de l'ancienne langue française et j'en présente le tome deuxième. Le public sera, je l'espère, rassuré sur notre régularité et notre célérité. A l'étranger comme en France, il s'est montré empressé de profiter de ce qu'on a bien voulu appeler « un répertoire incomparable » (1), « un important monument philologique » (2), et « un merveilleux instrument de travail » (3). Il constatera, j'en ai la confiance, le redoublement de soin que je n'ai cessé d'apporter à cette oeuvre dont le complément et l'amélioration continue sont la suprême ambition de ma vie. Il sentira -- ne serait-ce qu'en lisant mes scrupuleux errata -- que je n'épargne rien pour satisfaire de mon mieux la critique la plus sévère.

Les représentants les plus autorisés de cette critique en France, en Allemagne, en Belgique, en Italie, en Angleterre, m'ont traité avec honneur. Ils ont tous examiné sérieusement mon oeuvre et ont tous proclamé le service qu'elle rendait aux études romanes. En même temps ils en ont signalé avec une savante rigueur les lacunes et les imperfections. Qu'ils veuillent bien continuer à me surveiller et à me reprendre. Ma reconnaissance leur est assurée, et elle se manifestera par le parti que je tirerai de toutes leurs remarques. Quand une faute m'est démontrée, l'impression de chagrin que je ressens pour le fait même de l'erreur est compensée par la joie de pouvoir améliorer mon travail.

Il est un point sur lequel je ne puis malheureusement dès maintenant satisfaire aux regrets exprimés. On aurait voulu que je donnasse tous les mots de l'ancienne langue. J'ai dit pourquoi je ne l'avais pas fait. On peut me croire quand je parle de la tristesse sans cesse plus amère que me fait éprouver chaque jour, ce sacrifice forcé. Et tristesse ne dit pas assez. C'est une douleur profonde, une douleur comparable à celle d'un père qui serait obligé de mutiler son enfant de ses propres mains. Je n'ai qu'une consolation, la conscience de m'être sacrifié moi-même pour le bien de la science, en courant d'abord au plus pressé par les temps si incertains que nous traversons.

Que je vive et rien ne sera perdu !

Et d'abord, tous les mots appartenant encore à la langue que j'ai systématiquement écartés prendront leur place, avec de riches exemples, dans un abrégé du Dictionnaire actuel, lequel sera circonscrit dans les limites du IXe au XIVe siècle, profitera pour cet intervalle de tous mes acquêts nouveaux, de toutes mes nouvelles lumières, et réalisera pour la France, dans la mesure de mon pouvoir, ce que M. Tobler se propose de donner à l'Allemagne.

Ceci m'amène nécessairement à compléter aujourd'hui les explications déjà présentées dans mon premier avertissement.

Si, pour les motifs que je viens de redire, j'écarte momentanément les mots conservés, l'exclusion n'est pas absolue. Dès l'origine il a été dans mon plan de donner des mots encore usuels dans la langue moderne, quand ils offrent dans l'ancienne langue des emplois très différents de ceux qui sont établis aujourd'hui on quand ils ne sont restés qu'avec des significations restreintes ou affaiblies. Ainsi :

Abandon, discrétion, merci, etc.; abandoner, livrer en toute liberté, lâcher, etc. ; aboner, borner, limiter, etc. -- acropir (accroupir), ravaler, avilir, etc. ; biere, brancard, litière, etc. ; billart, bâton; bonet, sorte d'étoffe ; condescendre, descendre ; cornet, coin, recoin ; destroit, lieu resserré, prison étroite, etc.; douter, craindre ; effroyable, au sens actif, qui jette l'effroi ; empaistrer (empêtrer), entraver; gercer, scarifier, cautériser ; gerçure, scarification, cautérisation ; humilité, humelité, bonté, douceur, affabilité ; mouton, molton, bélier ; offusquer, obscurcir; repugnance, lutte, opposition ; ridé, plissé à petits plis; susciter, ressusciter ; us, usage, emploi, service ; usage, vie, moeurs, coutumes, manière d'être, etc., etc.

Voyant qu'il peut entrer dans les dix volumes qui m'ont été accordés plus de matière que je ne le prévoyais, j'élargis mon cadre.

À partir du tome III, j'admettrai tous les mots archaïques et non purement savants qui n'ont pas été adoptés par les dernières éditions du Dictionnaire de l'Académie, et en particulier les termes de coutumes, d'histoire, d'arts, de métiers, dont les exemples sont surtout fournis par des textes anciens. M. Littré donne, avec une croix, quantité de termes qui ont droit de figurer dans un dictionnaire moderne et qui ont une histoire; mais quand l'historique ne manque pas tout à fait à son dictionnaire, il est très-incomplet. Je considérerai tous ces mots comme étant de mon domaine, je les étudierai à fond et les justifierai largement.

Des lectures de manuscrits et d'imprimés incessamment recommencées, de nouvelles fouilles dans les plus riches dépôts de la France et d'une partie de l'Europe m'ont déjà fourni la matière d'un Supplément assez considérable, puisqu'à cette heure il contient : pour la lettre A, près de 200 mots nouveaux et environ 500 compléments d'article ; pour la lettre B, 150 mots nouveaux et environ 150 compléments ; pour la lettre C, 200 mots nouveaux et 250 compléments environ ; et, pour la lettre D, 50 mots nouveaux et quelque 120 compléments.

A ce Supplément j'ai joint dès maintenant des reprises très importantes faites sur mon Glossaire de la langue du XVIe siècle et sur mon historique de la langue moderne. Ces reprises forment pour la lettre A 177 mots qui sont :

Abhorrention. Adusté. Aggrement. Anteference Archipotateur.
Abismal. Adustif. Agiliter. Anticardinal. Architrompeur.
Abismeux. Affective. Agillesse. Anticipement. Arduité.
Abolisseur. Affiement. Agiosimandre. Antivent. Armarie.
Abrasion. Affier. Agnominacion. Antropoformite. Armiger.
Absolutrice. Affieux. Agonieux. Aperiture. Armigere.
Abstiner. Affixion. Agriophagite. Aperpetrer. Arquemineur.
Abstraindre. Afflascher. Aissade. Aplauder. Articuleur.
Abstraire. Afflater. Aissante. Apollinié. Artificier.
Accueilleur. Afflateur. Aisseau. Appellateur. Artificiosité.
Acouple. Afflictionner. Ajambee. Appellatoire. Artillerie.
Acourable. Affrapper (s'). Ajamber. Apperpetuelment. Asalir.
Acourber. Afisqueur. Aleclif. Applacer. Asin.
Acquiescence. Afiler. Allegrisé. Apprehension. Asinate
Acquitable. Aforestage. Alleviatif. Apprehensive. Assavoureusement.
Acroconide. Aforester. Allias. Appropriateur. Asseveration.
Acteoniser. Aforgier (s'). Altercace. Approuvoier. Assuefaction.
Acuatif. Agaffe. Amarris. Approximation Assuefactionner.
Adequation. Agaffer. Amatif. Après Asubjecter.
Adjousteur. Agalloch. Ambageois. Aquestionner. Atermination.
Adjudicature. Agani. Ambelobes. Aquilifier Atituler.
Adjurement. Aganipide. Ambicieuseté. Aquisible. Atraictant.
Adjureur. Agarçonner. Ambulatif. Aquisitif. Atrapatoire.
Adminiculatif. Agassart. Ambulation. Aquisitive. Atrapouere.
Adnichilable. Agasseté. Amenuiser. Aquisitivement. Attainter.
Adnullement. Agassure. Ameulonner. Aquoquide. Attediation.
Adoptatif. Agatheau. Ameuter. Aquoseux. Attedier.
Adoptivement. Agelaste. Amict. Arain. Attedieux.
Adoreur. Agendarmer. Amplificateur. Arborier. Attemperé.
Adulater. Agende. Amplificatif. Arboulastre. Attifeure.
Adulaleux. Agenseur. Amplification. Arbreter. Audacité
Adulatif. Ager. Amplitude. Arbreux. Augurien.
Aditlatoire. Aggluanty. Anhelit. Archiee. Aureilliere.
Adulterant. Aggrader. Anhelite. Archiloge. Aurein.
Adultereement. Aggravité. Annumerer. Archipaillarde. Auxiliateur.
Adulteresse. Aggredir.
Pour la lettre B, 85 mots qui sont :
Babille. Batif. Belliqueusement. Bourdonnasse. Bret.
Babillet. Battant. Beloce. Bourgeterie. Bricole.
Babilleur.

Babilloire.

Baucent

(étendard des templiers).

Benel.

Bequet.

Bourgeteur.

Bourgette.

Brigage.

Brimborion.

Babion. Bavaceux. Besaigue. Bourgne. Broton.
Babouineris. Bavereau. Binot. Bourignon. Brotonant.
Bachelier. Beatifique. Binoter. Boute-hache. Brotoner.
Bachon. Befler. Bipenne. Bragard. Brouaille (boyaux).
Badelory. Befleur. Blanchisseur. Bragardement. Brouderie.
Bangard. Belic. Blandice (flatterie). Brague. Brouil.
Banse. Belif (terme de blason). Blondelet. Braguer. Broyable.
Barbillon. Belistreement. Blondeur. Braguerie. Brunicquet.
Barbote. Belistrer. Blondoiant. Brai (blé ou orge. Buissonnaie.
Barbotement. Belistresse. Blondoier. préparé pour la bière) Bureté.
Barge. Belistrie. Borderie. Brelingue. Burliquocqué.
Basanier. Belitrien. Bouillonneux. Brelle. Bussardeau.
Basselete. Bellateur. Bouillonnure. Brescher. Butyrosité.
Bataillier. Bellettement.
Pour la lettre C, 141 mots qui sont :
Cadeler. Chucade. Colluvion. Confligir. Contrecreuser.
Cagele. Cicatoire. Colombette Conflir. Contregage.
Caligine. Cicognat. Comburation. Confucation Contreheurter
Caliginé. Cigalat. Comburer. Confusible. Contremandement
Caligineuseté. Cigalette. Comedique. Confusiblement. Contremarcher
Cassolle. Cigalon. Commilitant. Confutable. Contribule.
Ceans. Cippeau. Commiliteur. Confutateur. Contubernal.
Celique. Circuiteur. Comminatif. Confutif. Contubernie.
Cellererie. Clayette. Commination. Confuter. Conturbateur.
Celsitude. Cliquet. Commoration. Consaluer. Conturbatif.
Cerberin. Cliquetant. Compacionneux. Consequir. Contutelle.
Cerberique. Clisser. Compacisser. Consimile. Correcter.
Cessette. Coadherent. Compisser Consolidatif. Correcture.
Cessitif. Coequaliser. Complacence. Consolitude. Coteron.
Chablage. Co-executeur. Complacent. Consortissant. Coulement.
Chableau. Cognominer. Concertation. Conspect. Courtault.
Chabler. Coherer. Concessible. Consulter. Couvraille.
Chagrigneur. Colaphisation. Concolore. Contaminatif. Coyau.
Chaintre. Colateur. Concremer. Contamineur. Crai.
Chaloir. Colatif. Conculcable. Contemporané. Crepissement.
Chame. Colatoire. Conculcation. Contemporanien. Creque.
Chandellerie. Collaudable. Conculinaire. Contempt. Crequier.
Chantrillon. Collaudation. Conculquer. Contemplibilité. Cristallier.
Chapoter. Collauder. Concurrer. Contemptile. Crocqueterie.
Charbonnage. Collignager. Condamnance. Contorquer. Cruentant.
Chardron. Collocucion. Confacié. Contorteur. Cruentation.
Chastaigneret. Collocuteur. Conflictation. Contrechange. Cruenter.
Chevalier. Colloquement. Conflicler. Contrechanger. Cyathe.
Choqueur.
Pour la lettre D, 50 mots qui sont :
Danché. Decoctionné. Desanimer. Desideratif. Discrepation.
Debiloire. Decoupage. Desdaigneur. Desvestissement. Discreper.
Decantation. Decreialiste. Desembatonner. Devariant. Discrutation.
Deceptioneux. Defectueusement. Desembouer. Devarie. Dispositivement.
Decerlation Defeuiller. Desempenné. Devestiture. Disrupt.
1. Decerter. Delucider. Desempresser. Devoreur. Disruptif.
2. Decerter. Deparquement. Desemprisonner. Diffamatif. Disruplion.
Decisoire. Deparquer. Desendormir. Disconvenable. Disseminateur.
Declarable. Depopulateur. Desesperonner. Disconvenablement. Donnerie.
Declarateur. Dès. Desfigurement. Discrepant. Dromon.

Les nouvelles trouvailles et les reprises font, à cette date, pour les quatre premières lettres de mon Supplément, un total d'environ 1050 mots, sans parler des articles complétés.

Et malgré toutes les reprises que j'ai faites, il reste encore dans mes cartons, de langue purement XVIe siècle ou fin XVIe, de cette langue qui n'a eu qu'une durée éphémère, pour la lettre A, 1200 mots; pour B, 600 pour C, 1350 ; pour D, 750, et pour E environ 1000. Les proportions sont les mêmes pour toutes les lettres. Cette collection, d'un caractère tout particulier, formera la matière d'un fort volume qui servira d'appendice au Dictionnaire de l'ancienne langue.

On a dit que je ne donnais qu'un nombre très restreint de mots. Cependant, même pour les quatre premières lettres, où je m'étais trop circonscrit, j'en ai livré plus du double de ce que donne l'Académie pour la langue moderne. La sixième édition de son dictionnaire ne contient pour la lettre A que 2372 mots, j'en ai 6548 avec 1275 appels ; elle en a 1586 pour la lettre B : j'en ai 2827 avec 763 appels ; pour la lettre C, elle en a 3550 j'en ai 5500 et 1673 appels; pour la lettre D elle en a 1886 : j'en ai 6247 et 2411 appels; pour la lettre E elle en a 2085 : j'en aurai environ 10000 qui rempliront tout le tome III.

J'écarte de la présente publication les mots conservés qui sont identiquement, comme formation, les mêmes que ceux dont l'usage était établi au moyen âge mais, dans beaucoup de cas, il y a deux formations, l'une populaire et l'autre savante, par exemple :

Acuseor - Accusateur. Destruieor - Destructeur. Muissement - Mugissement.
Anglier - Angulaire. Destruision - Destruction. Naité - Nativité.
Bestialté - Bestialité. Detraieor - Detracteur. Neteé - Netteté.
Blasphemeor - Blasphémateur. Ebdomaire - Hebdomadaire. Nociel - Nuptial.
Charneuseté - Carnosité. Enemistié - Inimitié. Nueté - Nudité.
Chasteé - Chasteté. Espacieuseté - Spaciosité. Oiance - Audience.
Commenteor - Commentateur. Espermenter - Expérimenter. Saetaire - Sagittaire.
Conduitor - Conducteur. Espermentor - Expérimentateur. Sainteé - Sainteté.
Conjuroison - Conjuration. Estableté. - Stabilité. Saintefier - Sanctifier.
Consaut - Consulat. Frailelé - Fragilité. Saintefieur - Sanctificateur.
Consirer - Considérer. Forniceor - Fornicateur. Seursustanciel-Supersubstanciel
Contempleor - Contemplateur. Gloseor -Glossateur. Soutil - Subtil.
Costever - Constiper. Honorableté - Honorabilité. Soutilelé - Subtilité.
Coupableté - Culpabilité. Loial - Légal. Soutilment - Subtilement.
Creor - Créateur. Mandible - Mandibule. Uffruit - Usufruit.
Creoison - Création. Meurté - Matufflé. Utle - Utile.
Delacerer, delazrer - Dilacerer. Morauté - Moralité. Utlement - Utilement.
Denoncieor - Denonciateur. Muir - Mugir. Voisinal -Vicinal.

Dans tous les cas de cette nature, j'étudie le mot de formation populaire et j'ajoute le mot de formation savante.

Quelques personnes ont cru qu'il entrait dans mon plan d'éliminer, pour les siècles anciens, les mots qui ne sont pas de formation populaire. C'est une erreur. Je donne tous les mots savants qu'offrent les textes jusqu'à la fin du XIVe siècle, tels que : accept, baratron, bellue, circonstantionner, colafisier, colluctation, concassation, concavation, concaver, condelectation, condelecter, condomer, conquasser, conlumelieus, crastination, defraudacion, delubre, dormitacion, factible, factif, globosité, hypocriser, insipience, jacture, lacrimable, maxille, nater (nager), nequisse, ridifier, opifice, pacter, presepe, quadrupliquier, regalité, regnalion, satiier, satur, saturer, saturité, soler (consoler), subjectement, subjecter, subjecfion, subjuguement, subsaner, substantif, subtoller, suburbe, subvertir, subvertisseur, superbie, superlectile, superne, suppediter, supplection, testification, ulcion, verberacion, zodiaqué ; etc., etc.

L'on trouvera presqu'au complet les mots souvent tout latins et tout grecs des traducteurs tels que Priorat, Bersuire, Oresme, Laurent de Premierfait; Henri de Ganchi, traducteur du Gouvernement des Princes de Gille Colonne ; Frère Nicole, traducteur du Livre des profits champêtres de Pierre des Crescens; Simon de Hesdin, traducteur de Valère Maxime; les traducteurs anonymes d'Orose, de la Pratique de Pierre de Gordon, etc.

Je donne également tous les mots mi-savants comme Contrebuller, à côté de contribler (de contribulare), subterfuiement, superfluos, susannation, etc.

A l'avenir je donnerai même dans une large mesure les mots savants du XVe siècle qui se sont bien établis et qui ont eu de la durée dans la langue.

Préoccupé avant tout de fournir d'amples matériaux à l'étude, je continuerai à inscrire beaucoup de mots dont le sens ne m'est pas clair, ou même reste pour moi tout à fait obscur. Je dis avec Saumaise, embarrassé par un passage difficile d'un auteur latin : Videant acutiores an verum dixerimus; et si non videmur dixisse, ipsi dicant.

Par contre je garde, dans des cartons de réserve, quantité de mots tout à fait douteux, ou trouvés sans exemples dans des glossaires : ceux qui plus tard pourront être authentiqués et justifiés rentreront dans le Supplément.

Tel est le plan que j'ai définitivement arrêté. Les critiques et le public spécial, j'aime à me le persuader, reconnaîtront mieux, au fur et à mesure que mes fascicules se succéderont, qu'il convient, en présence d'un travail de cette importance, de chercher et de voir ce qui s'y trouve plus encore que ce qui y manque. Et cette justice si j'ai droit de la désirer pour moi, je la désire aussi pour tant de personnes qui ont apporté une part plus ou moins grande d'efforts et de dévouement à cette entreprise si vaste et si complexe.

Toujours j'ai voulu que l'œuvre fût essentiellement mienne, et à aucun prix je n'aurais consenti à me décharger entièrement sur personne d'aucun des soins qu'elle comporte. Mais la prévoyance a ses exigences, et ceux qui travaillent le plus savent le mieux comprendre l'insuffisance du temps, si bien soit-il employé. C'est pourquoi jamais, même dans les époques les plus rudes de ma vie, je n'ai reculé devant les sacrifices nécessaires pour doubler, tripler, décupler le temps. C'est pourquoi aussi je remercie continuellement la Providence de m'avoir ménagé des dévouements spontanés et admirablement désintéressés.

Au moment où il me fallait réviser entièrement et refondre en grande partie, d'après le plan nouveau que je m'étais tracé, mon Dictionnaire de l'ancienne langue française au moment surtout, -- moment retardé tant d'années, -- où je commençais cette publication si difficile et si délicate, j'avais besoin d'un aide particulier pouvant donner à ces longues et minutieuses tâches la plus grande partie de son temps, l'application quotidienne et régulière de son esprit. Je l'ai trouvé dans la personne d'un des meilleurs élèves de M. Gaston Paris, Monsieur J. Bonnard, qui s'était déjà distingué comme philologue par son travail sagace sur le participe passé, et que l'Académie des Inscriptions vient de récompenser pour son importante étude sur les traductions françaises de la Bible antérieures à 1380. Je ne saurais assez louer son exactitude, son application, son zèle, ni le remercier assez de tous les services qu'il a rendus jusqu'à cette heure et que je désire fort qu'il continue de rendre jusqu'au bout à mon oeuvre.

En même temps que j'avais la bonne fortune de rencontrer pour la publication de mon Dictionnaire le concours si intelligent et si dévoué de M. J. Bonnard, venaient spontanément et généreusement s'offrir à moi, sans que je les connusse, de points très éloignés de la France, deux auxiliaires précieux au delà de toute expression, M. L. Taulier, ancien professeur au lycée de Lyon, chevalier de la Légion d'honneur, et M. A. Delboulle, professeur au lycée du Havre, dont la valeur lexicographique s'est révélée par ses Matériaux pour servir à l'historique du français qui ont mérité les éloges de M. G. Paris. A tous les deux, lecteurs bénévoles de toutes mes premières épreuves, et sur qui je puis compter jusqu'à la fin, chacune de mes feuilles doit une grande quantité de corrections, de redressements, de compléments de titres, d'exemples et même de mots nouveaux.

Longue serait la liste de ceux qui m'ont aidé avec un zèle bienveillant, si je les nommais tous ; mais il en est que je ne puis omettre de signaler: MM. Gaston Paris, Arsène Darmesteter, Auguste Scheler, Adolf Tobler, toujours d'une obligeance si sympathique quand je les ai consultés; M. Auguste Prost qui, avec le regretté M. de Salis, a souvent mis à mon service sa connaissance profonde des textes messins; M. Charles Royer, le modèle -- plusieurs le savent comme moi -- du dévouement et du désintéressement, M. Charles Royer qui m'a été si utile pour des collations de manuscrits ou de livres rares, et surtout pour la vérification, sur les meilleures éditions, des textes du XVIe siècle, MM. J. Garnier, Alfred Jacob, Jules Gauthier, Dehaisnes, Boutillier, dont le concours toujours empressé et quelquefois l'active participation à mes dépouillements ont tant contribué à rendre fructueuses mes explorations annuelles dans les archives de provinces ; M. Boucher de Molandon et Mlle de Foulques de Villaret qui m'ont si gracieusement ouvert leurs trésors puisés aux archives municipales d'Orléans; enfin M. Léon Amyot qui s'acquitte avec tant de conscience et de scrupule, dans les loisirs de ses soirées, de la charge que lui a confiée, à mon grand profit, M. Vieweg mon éditeur, de lire l'avant-dernière épreuve en page de chaque feuille du Dictionnaire.

Et ce ne sont pas seulement de bienveillants philologues, des hommes serviables et des amis que j'ai à remercier, c'est encore ma propre famille ; car tout ce que j'ai de plus proche et de plus cher au monde a prêté un vaillant concours à cette oeuvre dévorante. Dévorante en effet, car à son service est mort un de mes aides les plus constants et les plus actifs, mon frère Eugène, ouvrier de la première heure, qui eût été si heureux et qui méritait si bien de voir l'achèvement de ce Dictionnaire qu'il avait aimé de l'amour le plus dévoué.

Puisse le succès final apporter quelque joie à tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, m'auront secondé dans cette entreprise si longue, si dure, si ingrate ! Pour moi, ce qui soutiendra jusqu'au parachèvement mes forces et mon courage, c'est la satisfaction d'avoir fourni à la science un contingent de faits tout neufs et de découvertes personnelles dont chacun, malgré toutes les imperfections que je n'aurai pu éviter, fera son profit. Si je ne présente pas encore le dictionnaire complet, le Thesaurus de l'ancienne langue française, cette publication, quand elle sera terminée, constituera du moins un Glossaire si vaste qu'il rendra presque inutiles les glossaires particuliers.

L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le sait maintenant, comme le savaient déjà, depuis quelque temps, plusieurs savants français et étrangers, les diverses parties de ma vaste entreprise lexicographique sont menées simultanément, de manière à pouvoir se succéder sans interruption, même celle qui a pour objet la langue moderne depuis le dix-septième siècle jusqu'à nos jours. Si ma vie ne durait pas assez pour pouvoir publier cette dernière partie, je la léguerais à l'Académie française qui y trouverait une riche mine pour son Dictionnaire historique.

Quoi qu'il doive advenir, je persévérerai jusqu'à la fin avec le même courage, en me rappelant sans cesse la devise que j'avais choisie dans ma laborieuse jeunesse :

Invia tenaci nulla est via.

 


Notes

1. Ein unvergleichliches Repertorium. (Archiv für das Studium der neueren Sprachen, 1882, p. 422.)

2. Arsène Darmesteter, Répertoire des travaux historiques, 1882, p. 254.

3. A. Thomas, Revue Critique du 1er août 1882.