Remy de GOURMONT
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Esthétique
de la langue française
La déformation — La métaphore
Le cliché
Le vers libre — Le vers populaire
PARIS
Société du Mercure de France
xxvi, rue de Condé, xxvi
1900
PRÉFACE
Esthétique de la langue française, cela veut dire : examen des conditions dans lesquelles la langue française doit évoluer pour maintenir sa beauté, c’est-à-dire sa pureté originelle. Ayant constaté, il y a déjà bien des années, le tort que fait à notre langue l’emploi inconsidéré des mots exotiques ou grecs, des mots barbares de toute origine, de toute fabrique, je fus amené à raisonner mes impressions et à découvrir que ces intrus étaient laids exactement comme une faute de ton dans un tableau, comme une fausse note dans une phrase musicale. Il me sembla donc que, sans rejeter inconsidérément les observations (qualifiées mal à propos de règles) grammaticales, il fallait du moins ajouter un nouveau principe à ceux qui guident l’étude des langues, le principe esthétique. Voilà toute la première partie de ce livre, y comprises les notes sur la Déformation.
Le chapitre des métaphores pourrait tenir en vingt lignes, si on ôtait les exemples ; si on y mettait tous les exemples possibles, il demanderait vingt gros volumes. Il ne faut donc le regarder que comme une indication : il dira la possibilité d’un dictionnaire sémantique des langues de civilisation européenne. L’excuse de sa longueur, car il paraîtra long à beaucoup, c’est qu’en ces sortes de travaux il est défendu de demander à être cru sur parole ; cette nécessité justifie encore l’aridité d’une nomenclature empruntée à différentes langues étrangères.
Je pense d’ailleurs qu’il ne faut jamais hésiter à faire entrer la science dans la littérature ou la littérature dans la science ; le temps des belles ignorances est passé ; on doit accueillir dans son cerveau tout ce qu’il peut contenir de notions et se souvenir que le domaine intellectuel est un paysage illimité et non une suite de petits jardinets clos des murs de la méfiance et du dédain.
Je désire ajouter que ces études, car, sans être de la philologie, elles s’appuient constamment sur la philologie romane et sur la linguistique générale, ont été aperçues de ceux dont l’approbation m’était nécessaire, alors que, sans préparation apparente, je me hasardais à des questions auxquelles il est d’usage, entre littérateurs, de ne pas répondre. Ce n’est pas comme caution que je dis le nom de l’illustre Max Muller, maître des mythologies et des métaphores, ni celui de M. Gaston Paris, dont nous sommes tous les disciples, ce qui n’est pas une raison pour qu’il ait approuvé autre chose dans mon Esthétique que le soin avec lequel j’ai défendu les principes que m’ont donnés ses travaux ; c’est plutôt en manière de dédicace, et alors je n’oublierais pas M. Antoine Thomas, qui aime passionnément la langue française et qui l’a suivie jusqu’en ses plus mystérieuses métamorphoses. M. Gaston Paris me permettra de citer ici quelques lignes de son écriture, car elles sont une critique et elles disent ma pensée même, depuis que je les ai lues : « Sur quelques points (comme ce qui regarde l’orthographe) je ne serais pas tout à fait d’accord avec vous, et en thèse générale je ne sais si dans l’évolution linguistique on peut faire autre chose qu’observer les faits ; mais après tout dans cette évolution même toute volonté est une force et la vôtre est dirigée dans le bon sens. » Ma pensée c’est cela même, c’est que je ne suis qu’une force, aussi petite que l’on voudra, qui voudrait se dresser contre la coalition des mauvaises forces destructives d’une beauté séculaire. Je n’ai à ma disposition ni lois, ni règles, ni principes peut-être ; je n’apporte rien qu’un sentiment esthétique assez violent et quelques notions historiques : voilà ce que je jette au hasard dans la grande cuve où fermente la langue de demain.
R. G.
23 mars 1899.
Table analytique
Chapitre I : - Beauté physique des mots, 13. - Origine des mots français, 14. - Les doublets, 17. - Le vieux français et la langue scolastique, 21. - Le latin, réservoir naturel du français.
Chapitre II : - Le sens du mot déterminé par sa fonction et non par son étymologie, 25. - les mots détournés de leur sens premier, 26. - Les mots à sens nul et les mots à sens multiples, 28. - Le mot est un signe et non une définition 29.
Chapitre III : - Le gréco-français, 32. - Les mots à combinaison étymologique, 33. - Les mots-composés français, 34. - Le grec industriel et commercial, 36. - Le grec médical, 38. - Le grec et la dérivation française, 45. - Le grec et le français dans la botanique, 46. - L'histoire naturelle, 50. - La sociologie, 53. - Les dieux Grecs.
Chapitre IV : - La langue française et la Révolution, 57. - Le jargon du système métrique, 58. - La langue traditionnelle des poids et mesures, 59. - La langue des métiers : la maréchalerie, 62 - Le bâtiment, 63. - Beauté de la langue des métiers, dont l'étude pourrait remplacer celle du grec.
Chapitre V : - Les mots gréco-français jugés d'après leur forme et leur sonorité, 65. - Comment le peuple s'assimile ces mots, 67. - Rejet des principes étymologiques, 71. - L'orthographe et le .
Chapitre VI : - Réforme des mots gréco-francais, 75. - Les lettres parasites et les groupes arbitraires [ph, ch], 76. - Liste de mots grecs réformés, 78. - La cité verbale et les mots insolites, 81. - Dernier mot sur le fonétisme, 81. - La liberté de l'orthographe.
Chapitre VII : - Le latin, tuteur du français, 84. - Son rôle de chien de garde vis-à-vis des mots étrangers, 85. - Les peuples qui imposent leur langue et les peuples qui subissent les langues étrangères, 88. - Peuples et cerveaux bilingues.
Chapitre VIII : - Comment le peuple s'assimile les mots étrangers, 92. - Liste de mots allemands, espagnols, italiens, etc. , anciennement francisés, 92. - Rapports linguistiques anglo-français, 95. - Le français des Anglais et l'anglais des Français, 96. - Les noms des jeux, 100. - La langue de la marine.
Chapitre IX : - Naissance d'un mot, 104. - Réformes possibles dans l'orthographe des mots étrangers, 105. - Liste de mots anglais réformés, 106. - Liste de mots anglais francisés par les Canadiens.
Chapitre X : - Une Académie de la beauté verbale, 115. - La formation savante et la déformation populaire. 117. - La vitalité linguistique, 118. - Innocuité des altérations syllabiques, 119. - La race fait la beauté d'un mot, 119. - Le patois européen et la langue de l'avenir.
La Déformation
I. - La littérature et la langue, à Rome et en France, 125. - Rôle de la déformation, 129. - L'école et l'argot, 122. - La corruption et la vie du langage, 134. - Déformation par changement de sens, 135. - Déformation de prononciation et de forme, 135. - Le mouvement dans le langage, 138. - Corruptions réelles, mais vénielles, 141. - Quelques étymologies, 143. - Le Dictionnaire néologique, 144. - La peur du mot nouveau, 145. - La bonne et la mauvaise déformation.
II.- Dites. Ne dites pas, 148. - Une liste de déformations populaires, 149 - Son examen : statue, 151. - fanferluche, palfernier, pimpernelle, sersifis, 152. - Angola, colidor, flanquette, 153. - nentilles, esquilancie, 154. - cangrène, franchipane, reine-glaude, cintième, 154. - sesque, prétexte, esquis, 156. - vermichelle, 157. - castrole, 157 - éléxir, gérofle, geroflée, gengembre, gigier, 160. - chaircutier, 160. - crusocale, poturon, 161. - lévier, 161. - pariure, 162. - mairerie, seigneurerie, chrétienneté, 162. - nage, consulte, purge, 163. - se revenger, rancuneux, enchanteuse, corrompeur, 164. - regaillardir, 164. -cambuis, 165. - comparition, contrevention, coutumace, 165. - dinde, nacre, 166. – e devenant i, 166. - pomme d'orange, jardin des olives, 167. - bivouaquer, 168. - airé, laideronne, fortuné, carbonah, 169. - jor, jornal, ojord'hui, 169. - écale, écaille, 170. - maline, échigner, 171. - farce, flegme, 172. - dompteur, 173. - le cheval à mon père, 173. - mésentendu, 174. - perclue, éclairer, allumer, à fur et à mesure, 175. - secoupe, 175. - vous faisez, 175. - Prévu d'avance, 176. - promener, 177. - raisons, 178 - voix de centaure, 178. - venimeux, vénéneux, 179. – inition, 183.
La Métaphore
- Que presque tous les mots sont des métaphores, 187. - Examen de quelques mots : roitelet, 187. - lézard, 190; - grue, chevalets chèvre, singe, mule, bâton, bourdon, 192. - chien, chenet, chiendent, chenille, 195. - cloporte, 197. - fauvette, bergeronnette, loriot, chardonneret, 199. - brochet, bélier, 203. - belette, 205. - pic, plongeon, pélican, rouget, dormiliouse, 208. - tournesol, 209. - coquelicot, 210. - renoncule, joubarbe, fumeterre 213. - adonis, nielle, 217. - violette de chien, hépatique anémone, 219. - aubépine, chèvre-feuille, rouge-gorge, fourmi-lion, 222. - autres mots : corsets, clairon, amadou, navette, béryl, railler, 225. - compter et conter, dessein et dessin, pupille, prunelle, 230. - tropes sémantiques.
Le Vers libre
- Résumé de l'histoire de la versification, 239. - Nouvelle classification des rimes masculines el féminines, 240. - Origine du vers libre, 247. - Le vers libre, d'après M. Gustave Kahn, 251. - Le vers faux des classiques et des romantiques, 254. - L'e muet, 256. - Le vers libre de M. Gustave Kahn, 265. - Avenir du Vers libre.
Le Vers populaire
- Les deux courants de la poésie, 279. - Hero et Léandre dans la tradition populaire, 279. - Résumé de la versification populaire, 282. - L'hiatus, la répétition, l'assonance, 284. - La synérèse et son contraire, 285. - Rythme, 287. - déformations verbales, 288. - Mots formés, 289. - Obscurité des chansons populaires, 290. - Types de chansons populaires : la Fille dans la tour, la Fille qui fait la morte et la Triste noce.
Le Cliché
- Les phrases faites une fois pour toutes, 301. - Les proverbes, 303. - Phrases maniées comme si elles étaient des mots, 304. - La mémoire visuelle et la mémoire verbale, 306. - Les mots abstraits et les mots concrets, 308. - Mécanisme de la description, 309. - Les épithètes, 313. - De la vision en littérature, 314. - Culture scolaire de l'oreille, au détriment de l'oeil, 315. - Transformation des images en mots et des mots en images, 316. - La citation latine, 317. - Source des clichés dans les livres célèbres : Télémaque, 319. - Nul style n'est exempt d'images, 325. - Les deux classes de clichés : le cliché et l'image abstraite, 326. - Utilité des clichés dans le style, 326. - L'ironie tue les mots et les images, 329. - Les clichés professionnels, 331. - La Sphère, l'Hydre et le Spectre 331. - Clichés célèbres, 335. - Le domaine légitime du cliché.