LETTRES, SCIENCES, ARTS

 

Encyclopédie universelle

 

 

DICTIONNAIRE

 

DES

 

DICTIONNAIRES

 

 

Sous la direction de

 

 

Paul Guérin

 

 

Tome Premier

 

 

A – BISOUTOUN

 

 

 

PARIS

 

13, Rue Bonaparte, 13

 

 

Librairie des Imprimeries Réunies

 

MOTTEROZ

 

Administrateur-Directeur

 

 


 

AVERTISSEMENT

 

 

Dans ce siècle de Dictionnaires de toutes sortes, il en manquait un réunissant tout ce que les autres contiennent d'utile, d'intéressant et de curieux, et satisfaisant le grand nombre de lecteurs, obligés à une économie de temps et d'argent. Tout le monde ne peut pas consacrer cinq ou six cents francs à l'acquisition d'une encyclopédie; et, d'autre part, c'est un travail considérable et souvent impossible, que de se livrer de longues. recherches dans des ouvrages spéciaux.

 

Le Dictionnaire des Dictionnaires, comme son titre l'indique, contient la substance de tous les dictionnaires, c'est-à-dire le résumé des connaissances humaines, sous forme de vocabulaire.

A la suite de chaque terme il offre toutes les notions essentielles que les diverses catégories de lecteur peuvent désirer.

Les différentes branches des Lettres, des Sciences, des Arts, des Métiers, que nous énumérons ci-après ont été confiées à des hommes spéciaux, à la fois savants et vulgarisateurs, qui ont su présenter les principes donner le dernier mot de la science, en indiquer toutes les applications pratiques et mettre les objets les plu abstraits et les plus ardus à la portée de tous, en se faisant comprendre par ceux mêmes qui n'y sont point initiés.

Sans insister sur ce sujet, nous ferons quelques remarques pour permettre au lecteur de bien saisir notre pensée :

 

Le croirait-on ? Il n'existe pas un Dictionnaire des Sciences militaires. Cette lacune sera comblée dans le Dictionnaire des Dictionnaires. Les termes de guerre, de fortification, de topographie, etc sont définis, expliqués, par des écrivains militaires. Aujourd'hui que tous les Français doivent être soldats, il leur importe plus que jamais d'avoir des connaissances précises sur tout ce qui a trait à la profession des armes.

Les dictionnaires ne contiennent rien ou presque rien sur les termes de Bourse et de Finance; aussi combien de personnes lisent dans leur journal le bulletin financier, ou le tableau de la bourse, sans comprendre : Coût de Compensation, — réponses des primes,. — Lever la prime, — abandonner la prime, vendre à terme, et liquidation fin courant, — vendre dont cinquante centimes, dont dix francs, — report, déport, etc. On trouvera dans le Dictionnaire des Dictionnaires toutes les explications, tous les renseignements désirables sur cette matière, qui est traitée par un rédacteur financier des plus compétents.

 

HISTOIRE

HISTOIRE SAINTE, HISTOIRE ANCIENNE, HISTOIRE DU MOYEN AGE, HISTOIRE MODERNE, HISTOIRE CONTEMPORAINE

 

Le Dictionnaire contient l'histoire :

 

1° De chaque ville (Amiens, Anvers), de chaque pays (Anjou, Aquitaine), de chaque peuple (Rome, Russe), avec la liste des souverains ou chefs qui les ont gouvernés, afin que le lecteur qui désire de plus an développements puisse les trouver dans la biographie de chacun d'eux. —2° Des Événements, à la dénomination sous laquelle ils sont les plus connus : Alma (bataille de l’), Août (journée du 10), Westphalie (traité de) — 3° Des Institutions; ostracisme, consuls, tribuns, féodalité, communes, parlements, cortès, hanse teutonique, zollverein, etc. — 4° Des Factions et des Partis: Gracques, Armagnacs, Guelfes et Gibelins, Girondins, etc.

 

BIOGRAPHIE

 

La Biographie complète l'exposé de toutes les sciences, de tous les arts, puisqu’elle fait connaître les littérateurs avec leurs ouvrages; — les savants : mathématiciens, astronomes, physiciens, chimistes, médecins, géologues,. zoologues, botanistes, avec leurs découvertes et leurs écrits; — les artistes; peintres, gravé sculpteurs, architectes, musiciens, avec le caractère de leur talent et l'indication de leurs principales oeuvres.

Elle est surtout le complément et l'une des formes de l'Histoire, car elle raconte la vie, les actions des bon célèbres par leurs vertus, par leurs talents ou leurs travaux, le bien ou le mal qu'ils ont fait à leurs semblables; elle mentionne même les personnages secondaires, ceux qui ont joué quelque rôle dans l’histoire, ceux dont le nom n'est pas resté complètement dans l'oubli.

La biographie des contemporains, des personnages vivants, est une matière aussi délicate qu’intéressante. Elle a été traitée de la façon la plus consciencieuse par les écrivains compétents, très versés dans la connaissance des hommes et des choses de notre époque. Il s'agit ici de fournir des renseignements et non de faire la polémique. L'impartialité la plus entière a présidé à ce travail.

Malgré la brièveté qui lui est imposée par le cadre de l'ouvrage, les rédacteurs n'ont rien oublié de ce qui pouvait intéresser ou instruire le lecteur. Dans les Biographies, ils relatent les souvenirs littéraires et artistiques qui s'y rattachent.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

C'est une partie intégrante de la plupart des Biographies. Nous complétons nos notices sur les auteur, l'indication des ouvrages, avec leurs titres exacts, dates, lieux et circonstances de la publication; nous faisons connaître les éditions, les commentaires, les traductions les plus estimées. En outre, sur tous les sujets importants de science, de littérature, de droit, d’histoire, etc., nous indiquons les ouvrages les plus autorisés et les plus récents, de façon à permettre au lecteur de compléter, s'il le désire, par des recherches personnelles, les notes générales données par le Dictionnaire.

 

MYTHOLOGIE

 

On la considère comme un appendice nécessaire de l'Histoire. En nous faisant connaître les Temps héroïques et les divinités grecques, italiques, scandinaves, celtiques, égyptiennes, hindoues, japonaises, mexicaines, etc., elle nous donne l'intelligence des anciens auteurs, elle nous aide à saisir les allusions poétiques; elle nous explique les chefs-d'oeuvre de la peinture et de la sculpture.

Avec elle nous étudions les institutions religieuses de l'antiquité païenne, et nous parvenons à nous faire une idée de l'état moral et intellectuel des divers peuples à ces époques reculées.

 

GÉOGRAPHIE

 

Nous avons traité cette science selon l'importance que notre siècle y attache. Nous avons pris pour guide les meilleurs géographes, les voyageurs les plus récents et de la meilleure réputation, les cartes les plus nouvelles et les plus exactes; outre les indications ordinaires, on fait connaître la nature et les productions du climat, la constitution des divers États, leurs armées, leurs flottes, leur organisation militaire, leurs places fortes, le but qu'elles ont à remplir, les ouvrages, forts, batteries, etc., dont elles sont pourvues, les cols où des routes et des voies ferrées traversent les chaînes de montagnes, les forts d'arrêts qui en barrent le passage; on y trouve également l'état de leurs finances, leur commerce, leur réseau de chemin de fer. On ne se contente pas de marquer la situation physique, administrative, et la population de chaque localité, on rappelle le commerce et l'industrie qui la distinguent, les souvenirs historiques qui l'entourent, les monuments anciens ou modernes et même les travaux d'art de chemins de fer. La plupart des ouvrages géographiques sont remplis d'inexactitudes sous ce rapport, parce qu'ils sont faits les uns d'après les autres. Pour éviter cet inconvénient, nous allons aux sources : nous demandons la statistique commerciale d'une ville, d'une région, à la Chambre de commerce de la localité; des notices sur les musées et les bibliothèques, aux conservateurs de ces établissements; sur les archives, aux archivistes, etc. Nous consultons les annuaires de l'armée, de la marine, de l'instruction publique, celui des longitudes, de l'almanach de Gotha et les documents officiels de la statistique les plus récents. S'agit-il d'une station balnéaire? nous indiquons la composition et la propriété de ses eaux, ainsi que les principales affections dans lesquelles elles sont conseillées.

 

SCIENCES ET ARTS

 

Ici nous devons nous borner à une simple énumération des principales branches des Sciences et des Arts qui ont toutes été traitées avec un soin spécial.

 

PHILOSOPHIE

Logique. — Métaphysique. — Psychologie. — Théodicée. — Morale.

Histoire des systèmes philosophiques.

THÉOLOGIE

Dogmatique. — Morale. — Sacrements. — Exégèse sacrée. — Histoire ecclésiastique. — Conciles. — Hagiographie. — Hérésies. — Droit canonique. — Liturgie, etc.

MATHÉMATIQUES pures et appliquées.

Arithmétique. — Algèbre. — Géométrie. —Topographie. — Mécanique.

ASTRONOMIE

Mécanique céleste. — Uranométrie. — Constitution des corps célestes. — Géodésie. — Météorologie et prévision du temps. — Instruments. — Calendrier. — Histoire de l'Astronomie.

PHYSIQUE et CHIMIE

Notions sommaires sur les principaux phénomènes physiques. Description des corps simples et composés, avec l'énumération succincte de leurs propriétés et de leurs applications scientifiques et industrielles.

TECHNOLOGIE

Industrie. — Céramique. — Verrerie — Teinture, etc.

CHEMINS DE FER, TRAVAUX PUBLICS, etc

Renseignements techniques et statistiques.

MÉCANIQUE APPLIQUÉE, RÉSISTANCE DES MATÉRIAUX, etc.

Indications des formules de la mécanique appliquée et de leurs applications aux calculs des dimensions des pièces de construction.

HISTOIRE NATURELLE

ZOOLOGIE : Anthropologie. — Anatomie. — Physiologie. — Mammifères. — Oiseaux. — Reptiles. — Poissons. — Mollusques. Insectes. -Arachnides, — Crustacés. — Vers. — Zoophytes. — Protozoaires.

BOTANIQUE : Organographie. — Physiologie végétale. — Physique et Chimie végétales. — Classifications et familles naturelles. — Description et usages de chaque plante.

MINÉRALOGIE. — Géologie. — Paléontologie. — Cristallographie.

MÉDECINE

Anatomie. — Physiologie. — Pathologie. — Thérapeutique. — Pharmacologie. — Chirurgie. — Médecine légale. — Médecine vétérinaire.

 

Pour la Médecine, chaque maladie est sommairement décrite; on en fait connaître les causes, les symptômes et les différentes phases; on en donne le diagnostic et le pronostic; vient ensuite ce qui concerne le traitement; l'indication des remèdes, de leurs doses, de leur mode d'emploi, etc.

Chaque classe de médicaments (astringents, balsamiques, diurétiques, sudorifiques, -etc.) est soigneusement étudiée, et tout médicament qui en fait partie est examiné au point de vue de son origine, des procédés d'extraction ou de fabrication et surtout de son action physiologique et thérapeutique.

 

AGRICULTURE

Technologie agricole. — Agriculture proprement dite. — Arboriculture. — Sylviculture. — Horticulture. — Floriculture. — Viticulture. Zootechnie. — Apiculture. — Pisciculture.

ARCHÉOLOGIE

ÉPIGRAPHIE. — PALÉOGRAPHIE. — NUMISMATIQUE. — ANTIQUITÉS. Romaines, Grecques, Assyriennes, Égyptiennes, du Moyen Age.,

SCIENCES POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES. — DROIT ET ADMINISTRATION

Droit naturel. — Droit des gens. — Droit public et constitutionnel. Droit civil. — Droit commercial. — Droit criminel. — Procédure. Droit international privé. — Législation rurale, forestière; chasse, louveterie, pèche, etc. — Droit administratif: organisation et matières administratives. — Économie sociale. — Économie politique. — Statistique. — Finances. — Histoires des institutions et du droit. Législations comparées.

SCIENCES MILITAIRES

Armée et Marine. — Législation (service obligatoire, opérations recrutement, conseils de révision, organisation de l'armée de terre et de mer, avancement, pensions, etc.) — Administration et Justice militaires. — Art militaire et maritime. — Stratégie. — Tactique générale (marches, combat, stationnement). — Artillerie. — Fortification. — Topographie. — Télégraphie militaire, etc.

BEAUX-ARTS

Esthétique et histoire de l'art. — Peinture. — Gravure. — Sculpture. — Architecture. — Mobilier. — Céramique. — Orfèvrerie. — Tapisserie. — Mosaïque. — Principaux musées. — Musique. — Lutherie. — Description des principales oeuvres de chacun de ces arts. — Ainsi à la fin de l'article géographique, consacré à chaque localité, monuments historiques sont décrits

 

L'Art Vétérinaire et la Zootechnie n'ont pas été plus négligés tous ceux qui, par goût ou par utilité, s'intéressent aux notions qui concernent nos animaux domestiques trouveront là, d'une part, les indications nécessaires pour reconnaître et traiter les affections morbides dont ils sont atteints, et, d'autre part, les moyens de multiplication, d'élevage et de sélection les plus propres à faire obtenir de beaux et utiles produits.

 

LANGUE FRANÇAISE

 

Ce qui concerne la langue française est amplement et soigneusement exposé. Nous donnons la prononciation toutes les fois qu'elle présente des difficultés ou des doutes, et, pour chaque famille de mots, l'étymologie : nous la plaçons en tête du mot principal, dont elle éclaire les diverses significations. La science étymologique a fait de grands progrès depuis quelque temps; ils sont consignés ici.

Les acceptions de chaque mot sont indiquées dans l'ordre où elles naissent les unes des autres, avec des exemples à l'appui.

Les verbes irréguliers sont conjugués, les auxiliaires des verbes neutres indiqués. Certains adjectifs doivent précéder ou suivre les substantifs, nous en faisons l'observation. Des remarques résolvent les difficultés grammaticales et syntaxiques. Chaque mot est comparé avec ses synonymes et l'on fait ressortir les nuances qui les différencient.

Nous donnons l'orthographe actuelle, d'après la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie française, publié en 1878. Tous les dictionnaires antérieurs se trouvent nécessairement défectueux sous ce rapport important, puisqu'ils n'ont eu d'autre règle que l'édition de 1835.

 

LITTÉRATURE

 

On n'a rien épargné pour rendre l'ouvrage pratique et attrayant dans le domaine de la littérature. Tous les points utiles pour l'explication des auteurs et pour la composition sont signalés et développés. Il y a là comme un code littéraire à la fois très succinct et très complet.

En effet, le lecteur trouvera dans cet ouvrage des notions exactes, précises :

 

1- Sur les GENRES LITTÉRAIRES. — Poésie: épopée, poésie lyrique, dramatique, didactique, satirique, etc. — Prose : éloquence du barreau, de la tribune, de la chaire, allocutions, proclamations, etc.; histoire, chroniques, mémoires...., romans, nouvelles, lettres, etc.; ouvrages de philosophie morale ou religieuse, considérations, méditations, controverses, etc.

2- Sur la COMPOSITION LITTÉRAIRE et tout ce qui s'y rapporte. — Imagination, Goût, Style; Rhétorique et ses divisions: Invention, Disposition, Exorde, Péroraison; Figures de pensée et de mots, Métaphore, Allégorie, etc.

3- Sur la PROSODIE grecque, latine, française, allemande, etc.; et sur les matières qu'elle comprend, quantité, pied, rime, vers, strophes, stances, etc

4- Sur les OUVRAGES LITTÉRAIRES ayant quelque importance; on les trouvera sous leurs titres : Génie du Christianisme, Misanthrope, etc., et sous le nom de leurs auteurs : Chateaubriand, Molière, etc., avec renvoi de l’article ou ils ne sont que mentionnés à celui où ils sont analysés et appréciés.

5- Sur les LANGUES et les LITTÉRATURES :

Anciennes : Grecque, latine, hébraïque, chaldaïque, syriaque, sanscrite, celtique, etc.

Modernes : Française, italienne, espagnole, portugaise, grecque moderne, anglais, allemande, hollandaise, scandinave, slave, finnoise, hongroise, arabe, persane, turque, chinoise, etc.

 

 

Le lecteur peut juger, par ce qui précède, de l'étendue et de l'utilité pratique de ce vocabulaire universel.

Ajoutons que l'unité et la proportion règnent dans l'édifice, parce qu'un seul architecte en a composé plan et a présidé à tous les détails de l'exécution.

Puisse se vérifier cette parole d'encouragement d'un critique distingué, à qui nous avions soumis notre plan avec un commencement assez considérable d'exécution : " Ce projet est magnifique et populaire dans toute la force du terme. Travaillez avec constance à le réaliser, vous aurez rendu un véritable service public, j'ose presque dire à l'humanité..

 

PAUL GUÉRIN.

 


 

INTRODUCTION

 

———

 

Dispersement universel de la pensée moderne. La nécessité des oeuvres de concentration.- - D’où naissent les Dictionnaires, et comment se forment les Encyclopédies. - Leur multiplicité. - L’objet que celles-ci poursuivent; les besoins auxquels chacune d’elles croit répondre. - Simple aperçu de l’histoire des Encyclopédies . - Les imperfections communes :disparates, esprit de système, zèle intempéré des collaborateurs, pauvreté de la rédaction elle-même, souventes fois le produit d’écrivains en détresse. Ce qui rend indispensable la quasi périodicité de cette nature d’ouvrages. - Le renouvellement continu des sciences, des institutions et des moeurs. — Venu le dernier, le Dictionnaire des dictionnaires devrait offrir la condensation la plus estimable des travaux antérieurs.- L’immensité du cadre, en chacune de ses parties :sciences, lettres, arts, technologie. - La possibilité d’être complet dans un espace relativement très réduit. - L’exécution de l’oeuvre. - La portion la plus considérable, et celle qui devait être l’objet de nos plus constantes préoccupations. –Le matériel de la langue français et les variations qu’elle a subies à travers les âges. - La place notable donnée dans le Dictionnaire des Dictionnaires à la littérature du XIXe siècle, pour ainsi dire absente du vaste répertoire de Littré. Les définitions et les exemples. - Archaïsme et néologisme.- Langue provinciale et populaire - Aspect général de l’oeuvre. - Les services qu’elle rendra nécessairement.

 

 

 

Si l’on embrasse d’un même regard l’immense variété du travail intellectuel,au temps où nous vivons, deux mouvements opposés se manifestent visiblement. Là, c’est la dispersion infinie des conceptions individuelles qui se répandent à l’aventure, presque sans nul souci du lendemain. Ici, dans un champ plus resserré, c’est l’effort collectif, le groupe uni des volontés tendant à un même but de synthèse et de concentration. Jamais on ne vit s’éparpiller tant de feuilles légères au vent de la publicité. Jamais, non plus, on n’édifia lentement, laborieusement un tel nombre d’oeuvres compactes et d’encyclopédies massives.

 

Ceci est le correctif nécessaire de cela.

 

Il est juste que le siècle, pour ainsi dire effrayé de ses continuels déplacements, de ses gaspillages hors de mesure, de ses profusions illimitées, s’arrête, de période en période, à faire le compte de ce qui lui demeure et qu’il travaille à ressaisir, au moins, les profits nets et clairs de son activité confuse. Voyez, en effet : de toutes parts, sur tous les chemins de l’esprit, quelle diffusion intarissable de la pensée ! Les oeuvres se mêlent s’accouplent, se heurtent et s’évanouissent au milieu d’une improvisation sans trêve. N’allez plus demander à la foule des auteurs s’ils s’inquiètent du contrôle des générations futures ou s’ils se mettent en peine des honneurs d’outre-tombe. Leurs visées ne portent guère au-delà des besognes courantes et de la commande actuelle. Leurs écrits, nés le matin, ne périront-ils pas le soir ? Ils le savent, de reste. Toute illusion, à cet égard leur est bien défendue quand ils considèrent ces nuées de volumes tombées on ne sait d’où, qui défilent les uns après les autres sur le marché de la librairie. Espéreraient-ils se condenser dans des oeuvres durables le temps leur manque, un fatal courant les entraîne. Pour maintenir leur nom auprès d’un public d’autant plus prompt à oublier, d’autant plus difficile à satisfaire qu’on lui offre de toutes mains, ils sont condamnés à un perpétuel recommencement. Et chacun mène sa tâche, au jour le jour : le poète rime, le romancier raconte, le philosophe s’épuise à faire pénétrer dans les consciences rebelles à cet enseignement les théories du Beau, du Bien, du Vrai, Idéal; le philologue s’enfonce dans l’étude des langues, des mythes et des religions; le critique, en son âme désolé de n’exercer qu’un ministère ingrat, analyse, juge, énumère, annonce; l’historien accumule les monographies; le journaliste brasse à la on-dit, les opinions du moment, et sans interruption aussi, tous leurs labeurs vont s’enfouir dans ces catacombes littéraires qu’on appelle des bibliothèques publiques. Mais les personnalités s’éclipsent, si les livres s’affaissent sous leur nombre écrasant, les grands résultats du travail quotidien ne doivent pas être perdus. Voici que de studieux investigateurs, pressés d’avoir également leur raison d’être et leur motif d’écrire, se rassemblent des quatre coins du monde scientifique, à dessein de recueillir ces noms, ces faits, ces dates, ces progrès, et de les concentrer en un seul groupe. Ils résumeront les efforts de plusieurs générations de penseurs; ils se dévoueront à ranimer tant d’imaginations éteintes, tant d’idées évanouies, pour n’en faire qu’un même corps et une même substance. En d’autres termes, ils dresseront un monument encyclopédique, avec l’espoir que les vastes proportions de l’édifice le protègeront mieux contre les injures du temps .

 

On sait comment naissent les dictionnaires et par suite les encyclopédies, qui ne sont en réalité, que des agrégations de dictionnaires.

 

 

I

 

 

Lorsqu’une science, rationnelle ou positive, après bien des tâtonnements, des essais infructueux, des doutes émis des opinions contestées, des erreurs détruites, est enfin parvenue à se constituer, son premier soin est de se délivrer à elle- même des certificats d’existence et de durée. A cet effet, elle établit l’inventaire de ce qu’elle possède en propre. Elle cherche un ordre d’exposition aussi net, aussi, réduit, aussi élémentaire que possible, en vue de le substituer à l’enchaînement systématique des théories, et, sous forme de répertoire, elle étale aux yeux la variété de ses richesses, disposées de telle sorte que les détails en soient saisissables, instantanément. A peine un dictionnaire est-il créé qu’il s’en produit de nouveaux. La souche en devient féconde, assez vite. Ils s’engendrent les uns des autres; et bientôt ils foisonnent. Aujourd’hui, il n’est pas une branche de connaissances qui ne possède un ou plusieurs de ces recueils. Ils se sont augmentés prodigieusement dans notre heureux siècle. Pour le service des hommes d’études, on a si bien accru l’aisance et la quantité des instruments de travail qu’on aurait lieu de se demander si la science n’a pas notablement perdu de son prix en devenant d’une acquisition aussi facile. Pour la satisfaction des gens du monde on a eu de telles sollicitudes, de tels empressements à prévenir leurs moindres caprices ou velléités d’instruction, on a montré de telles complaisances envers le goût du public, fort aise de s’instruire sans peine, qu’on pourrait croire vraiment qu’il ne reste plus rien à imaginer afin d’abréger ou d’aplanir, au profit des esprits languissants, les routes des sciences. Mais tous ces recueils, tous ces vocabulaires, ayant chacun sa direction à part et sa destination distincte, n’arrivent-ils pas à faire confusion aux yeux de la majeure partie des lecteurs éclairés, d’abord désireux d ’obtenir des renseignements immédiats sur la généralité des choses? En effet, et c’est pourquoi, d’intervalle en intervalle, on voit s’agglomérer, se fondre ensemble sous une inspiration unique, et ne plus former qu’un seul faisceau avec un titre commun celui d’Encyclopédie. L’objet d’ensemble auquel répondent les Encyclopédies, les règles qui en conduisent l’exécution, l’étendue de matière qu’elles représentent, et les services qu’elles aspirent à rendre, n’ont aucune sorte d’ambiguïté; car on a pris maintes fois la peine de les définir clairement. Souvent contestées, critiquées, et d’après des motifs plausibles, elles ont eu pour elles, en France, en Allemagne, en Italie, en Amérique, la grande raison de la vogue, et cette puissance leur a donné gain de cause. Elles se multiplient partout; cependant, chacune trouve son placement son succès. C’est qu’en somme si, du côté de l’initiative et de la découverte, elles ne sont pas ce qu’on appelle un instrument de la science, elles valent d’être considérées, pour la masse d’idées qu’elles propagent, comme de précieux moyens de civilisation et de sociabilité. Les ouvrages spéciaux ne parviennent effectivement qu’aux personnes qui les recherchent de propos délibéré, c’est-à-dire, avec un dessein d’usage restreint, individuel. Les encyclopédies vont d’elles-même au-devant de tous, grâce à leur esprit d’universalité. Elles placent à la portée de biens des gens, qui vivaient sans en avoir le soupçon, une foule d’éclaircissements et de lumières provoquant au désir d’apprendre, et vivifiant les intelligences. Elles traitent de toutes choses parlent à toute espèce de lecteurs. A l’aide d’aperçus généraux elles retracent l’ordre et l’enchaînement des connaissances; elles fragmentent en des milliers de notices particulières les principes qui sont la base de chaque science, de chaque art, soit libéral, soit mécanique, et les détails essentiels qui en font le corps et la substance enfin, l’histoire vient à leur aide, enrichissant de ses souvenirs, animant de ses couleurs le cadre alphabétique où tant de sujets se coordonnent. Tel était déjà le domaine de la première encyclopédie, et tel restera nécessairement celui de la dernière. Les éléments de la composition seuls se modifient, se compliquent, augmentent en nombre ou se corrigent, par la suite des âges.

 

Toute conception de cette nature, abstraction faite de ses lacunes ou de ses défauts présumables, a des aspects d’ampleur et de généralité bien propre à séduire l’imagination de ceux qui l’entreprennent. Ce sera le compendium de l’intelligence humaine, la réduction en quintessence de ses produits innombrables, comme on les a vus se transmettre à travers les variations de la culture et les progrès des époques. les fruits du travail du siècle s’y offriront en des grappes communes à quiconque voudra s’y arrêter un moment, pour les cueillir sa peine. Jetez les yeux considérez. Voici refermées dans le même cercle : les sciences théologiques et philosophiques dont la mission est de diriger l’esprit de l’homme vers le bien, vers le vrai, et de lui révéler à lui même la raison de ses actes, de ses pensées, de ses jugements, de sa conduite; les sciences sociales et politiques posant les bases, établissant les lois constitutives de la société, en même temps qu’elle consigne les changements et les métamorphoses de la civilisation des peuples; la jurisprudence et ses codes préservateurs du droit des gens, du droit public, canonique administratif; les sciences historiques et géographiques s’ouvrent à l’origine et finissant au limite du monde; et puis leurs dépendances, leurs ramifications nombreuses : numismatique, la paléographie, l’iconographie, la glyptique, la céramique, d’autre encore où rien n’est oublié de ce qui intéresse les moeurs et les coutumes. Ailleurs, parait l’astronomie, fondant les plus importantes vérités et les plus merveilleuses découvertes sur des mesures de quantité d’une minutie, d’une petite extrême, et dévoilant avec une étonnante exactitude jusqu’aux moindres circonstances des mouvements célestes. Ou c’est la physique, déterminant les propriétés qui caractérise les corps inorganiques, démontrant les rapports des milieux avec les êtres organisés. C’est la chimie énumérant les causes des phénomènes qui s’accomplissent dans l’étendue de l’air, dans la masse des eaux, dans les cavités souterraines dénombrant les modifications par lesquelles passèrent les minéraux et les fossiles, ou nous aidant à comprendre les merveilles des fonctionnement de la vie, dont la biologie nous représente, à son tour, les manifestations les plus sensibles. C’est l’autonomie mettant à nu les rouages de la machine animale, pour en expliquer les formes, les modes d’agencement et les usages. C’est la physiologie s’emparant de toutes ces connaissances afin de rendre visible le jeu si compliqué des organes. Et au travers des sciences, dont nous sommes loin d’avoir donné la désignation complète, se développent les lettres, les arts, les métiers, avec leur infini détail.

 

Que de rencontres on vous ménage! Vous cherchez le sens d’un terme appartenant à la langue courante, vos regards tombent sur un article de philosophie ou s’égarent, au passage, sur une démonstration mathématique. Une question d’histoire vous préoccupe, et vous pensez à la résoudre; mais une explication technique soudain vous barre la route, sollicitant votre attention. Résultante forcée d’une nomenclature sans bornes. L’esprit y trouve sa double satisfaction, puisqu’il pourra d’une fois contenter le premier objet de curiosité et recueillir des notions supplémentaires qu’il n’avait pas prévues. Car tout est là, tout doit y être du moins selon le programme.

 

Cependant, des promesses si étendues ne seraient-elles pas illusoires? Jusqu’à quel point ont-elles été réalisées ou sont-elles réalisables? et si véritablement de pareilles oeuvres devaient offrir l’abrégé complet des connaissances, d’où vient qu’on les a recommencées tant de fois? A ces questions, l’histoire des entreprises encyclopédiques va répondre. Elle en fera toucher du doigt les imperfections successives et les raisons de renouvellement.

 

 

II

 

 

L’idée d’où les Encyclopédies émanent remonte bien au-delà du siècle dernier où le mot qui les désigne eut son plus glorieux retentissement. D’époque en époque, des esprits largement compréhensifs, quelquefois trop hasardeux, éprouvèrent le besoin d’agglomérer, en un seul corps de doctrine, la foule des notions éparses afin de les transmettre en bloc aux générations future. Chez les anciens la philosophie, loin de se limiter aux problèmes de la métaphysique, avait une avidité d’expansion que le génie d’Aristote personnifia merveilleusement, et Cicéron en exprimait d’une phrase les vastes appétits lorsqu’il appelait, avec Platon, la connaissance des choses divines et humaines. On peut dire, d’une autre part, que les oeuvres de Varron et de Pline le naturaliste furent les encyclopédies des Romains. Sous le règne de Marc-Aurèle? les compilateurs tiennent le monopole des travaux de l’intelligence. Les hommes de ce temps-là poussent à la rage la prétention d’être universels. Mettre tout dans tout, c’est le caractère spécial de la littérature alexandrine alors prédominante. Même ambition, même ardeur de tout connaître et de raisonner sur tout, pendant une période marquée du moyen-âge. Les arabes avaient fourni l’exemple par le Livre universel d’Averroès, le Kitab el Kuliyyat du grand péripapéticien de l’islamisme. Au XIIIe siècle, les Miroirs, les Spicilegia, les Images du Monde, les sommaires plus ou moins incomplets ou fourmillant plus ou moins d’erreurs et de superstitions scientifiques, se succèdent à l’envi. Déjà le troubadour Pierre de Corbiac avait dénommé Trésor une seule pièce où s’était condensé l’amas de son savoir. Sous ce titre encore, Brunetti Latini, orateur, homme d’État, poète, historien, philosophe, théologien, voudra recommencer en langue vulgaire la compilation en langue savante de Vincent de Beauvais. La passion intellectuelle se portait vraiment aux ébauches d’encyclopédies, en cette époque, où les plus célèbres docteurs aspiraient communément à relier entre elles, au point de vue théologique, toutes les connaissances, où S. Thomas édifiait la Somme, Summa summarum, où Jean de Meung enfermait dans le Roman de la Rose toute la science des clercs, où le Dante réunissait tous les éléments poétiques et sociaux du moyen âge dans une épopée universelle : La Divine comédie. Les XVe et XVIe siècles sont trop enfoncés dans le culte des moments antiques, trop occupés à les copier, à les imiter, à les traduire, et notre âge classique trop abandonné aux charmes de la diction pure, pour songer à ces grosses besognes de généralisation. ce sont les Allemands qui, dans le siècle de Leibnitz, vont surtout frayer la voie aux d’Alembert et aux Diderot. A Herborn, à Bâle, à Leipzig, à Koenigsberg, apparaissent coup sur coup, de 1620 à 1721, d’énormes Lexicon. Et ceux-là ne font que précéder la colossale compilation de J.-A. de Frankenstein et de Longolius en soixante-huit volumes in-folio, dont le dernier tome s’achèvera l’année même où notre Encyclopédie commence. Les Anglais aussi possèdent déjà leur commencement de collection. De leur côté va venir, par un cas tout fortuit, l’idée-mère de la fameuse entreprise des philosophes français.

 

Diderot avait fait passer dans notre langue, sur la demande d’un libraire anglais, le Dictionnaire de médecine de James. de là, nouvelle proposition de traduire la Cyclopedia, fort écoutée, de Chambers de là, aussi — l’effet tenant de près la cause — la conception d’un travail plus étendu et de plus haut caractère, qui ne tarda pas à hanter ce cerveau toujours bouillonnant. Mais, à la façon ambitieuse dont il envisageait l’exécution, avec les matériaux immenses qu’il aspirait à voir mettre en usage, un homme, qu’elles que fussent d’ailleurs son activité dévorante et sa puissance d’appropriation, ne pouvait raisonnablement croire qu’il soutiendrait, lui seul et sans en être accablé, le poids de cette tâche herculéenne. Il ne pensait à rien de moins qu’à doter la France d’un dictionnaire qui donnât des lumières sur toutes les questions, répondît sur tous les doutes, prévît toutes les enquêtes, et représentât en un seul corps d’ouvrage, l’ordre et l’enchaînement de toutes les connaissances humaines, la généalogie des sciences, leur histoire, leur filiation et les progrès qu’elles avaient accomplis pour déterminer aussi ceux qui leur restaient à faire. Le premier acte de Diderot? passant immédiatement à la pratique, fut un appel au talents. En tant que fondateur, il se réserverait à lui même la part la plus complexe : le travail de description des arts et métiers; il, garderait, en outre, la part la plus chargée d’embarras et de responsabilités : la coordination des matériaux apportés au réservoir commun. A d’Alembert écherrait le périlleux honneur d’annoncer sur la page initiale de l’oeuvre l’espoir de ses destinées. Puis le même d’Alembert, membre de l’Académie des Sciences, illustre géomètre, assumerait le contrôle des mathématiques et de la physique générale. Quant à l’infinité des autres matières, elles attendaient les collaborateurs d’élite qui viendraient grossir la phalange encyclopédique. En effet, Montesquieu, Buffon avaient promis leur concours. Voltaire se ruait à la besogne avec ce feu qui étaient en lui. Condillac, Duclos, Mably, Helvétius, d’Holbach, Beauzée, Dumarsais, les abbés de Prades, Morellet et Mallet; Turgot, Necker, tous ceux qui avaient un nom et beaucoup d’inconnus aussi, se laissèrent enrôler. Surtout, un enthousiasme extraordinaire animait le fondateur. Il ne connaissait ni repos ni trêve, dans son ardeur à sur chauffer le dévouement commun. Diderot portait à un degré merveilleux les aptitudes de son rôle. Il n’avait pas seulement à son service une multitude d’idées originales; il possédait encore la puissance incroyablement rapide de s’assimiler ce qu’il tenait à savoir, et de l’apprendre d’aussi bonne foi que si sa vie entière en eût dépendu, ou que ses talents eussent dû s’y consommer sans fin. Qui ne sait, pour l’avoir lu souvent, comment il se rendit maître des arts mécaniques dont il s’était chargé d’être le démonstrateur, comment il s’en emparait pratiquement avant de les expliquer théoriquement? Afin de traiter en pleine autorité une si grande abondance de matières spéciales, il passait des journées entières au milieu des ateliers, il visitait les fabriques, il étudiait et exerçait une foule de métiers. Plusieurs fois, il voulut se procurer les machines, les voir construire, mettre la main à la tâche, et se faire apprenti pour connaître, en ouvrier, le secret de tant de manœuvres. Finalement, il n’ignorait plus aucun détail de l’art des tissus de toile, de soie, de coton, ou de la fabrication des velours ciselés, et les descriptions qu’il en donnait sortaient en droite ligne de ses expériences. Ce même génie entreprenant, il le distribuait sur tous les points, excitant les auteurs, échauffant les sympathies du public, répandant les annonces enthousiastes, provoquant et recueillant à la fois souscriptions et patronages. L’Encyclopédie naissante faisait son chemin vivement. A mesure que se succédaient les volumes, éclataient dans le monde et à la cour des étonnements, des admirations extrêmes, tant le simple travail de vulgarisation paraissait alors nouveau et extraordinaire. Les hommes de guerre et les habitués des chasses royales s’émerveillaient que des philosophes leur enseignassent la meilleure poudre à tirer et comme on la fabriquait, et à l’aide de quels mélanges et dans quelles proportions : une seule partie de soufre avec une de charbon, sur cinq parties de salpêtre bien filtré, bien évaporé, bien cristallisé. Les déesses de boudoir n’étaient pas moins surprises, elles qui, certes, ne s’en fussent jamais inquiétées d’elles-mêmes, d’apprendre à si bon compte d’où procédait le fard dont elles se coloraient les joues ou comment se façonnaient les bas de soie dont elles se voyaient chaussées. Jugez donc, on les rendaient érudites le plus aisément du monde sur l’histoire de leurs poudres, et de tout l’arsenal de la coquetterie. On leur disait (pour elles, quel renseignement précieux!) les différences existant entre l’ancien rouge d’Espagne, familier aux dames madrilènes, et le rouge de Paris, dont elles connaissaient mieux que personne les propriétés. Elles devenaient savantes instantanément. Elles surent que les dames grecques et romaines étaient peintes avec de la poudre qui sortait du murex, et que, par conséquent, notre écarlate était la pourpre des anciens; qu’il entrait plus de safran dans le rouge d’Espagne et plus de cochenille dans celui de France. C’était merveilleux. Chacun se jetait avec un empressement incroyable sur les articles encyclopédiques, et chacun y trouvait sur le champ ce qu’il cherchait. Ceux qui avaient des procès étaient charmés d’y rencontrer la décision de leurs affaires. Le roi y lut tous les droits de la couronne, et quelques-uns peut-être qu’il ignorait.

 

Les choses eussent continué de marcher sans encombre si l’Encyclopédie ne s’était avisée, pour accroître ses chances de renommée et pour augmenter sa valeur philosophique, de se poser en oeuvre de parti, là où la simple exposition scientifique réclamait une entière neutralité. Soutenue, au début, par quatre mille souscripteurs crée dans des conditions qui semblaient présager une fructueuse opération commerciale en même temps qu’un succès glorieux, elle vit se dresser contre elle, menaçant son existence, les inimitiés qu’elle avait imprudemment soulevées, en se revêtant d’un caractère agressif, en affichant un esprit d’exclusion et de système. L’exécution en fut gravement troublée. Et puis sonna l’heure de la critique, après celle de l’exaltation adulatrice et de panégyrique à outrance. On se prit à étudier de plus près ces quelques volumes in-folio qui prétendaient remplacer les bibliothèques du monde entier. Voltaire et Diderot avaient été l’âme de l’Encyclopédie. On ne tarda pas à reconnaître qu’ils furent trop inégalement secondés. D’Alembert avait imaginé des raisonnements habiles pour attester l’unité d’inspiration et de direction qui règnerait parmi la multiplicité des matières. Inscrite sur le frontispice, cette unité se cherchait en vain dans les proportions du monument; Au fond rien n’était plus mêlé, rien n’était moins homogène. Eux-mêmes Voltaire et Diderot ne purent se dissimuler longtemps les imperfections de l’entreprise dont ils avaient été les architectes. Ils s’en apercevait chaque jour davantage. On avait employé trop d’ignorants manœuvres, disaient-ils. Une multitude de choses mal vues, mal digérées, bonnes, mauvaises, détestables, vraies, fausses, incertaines, s’y confondaient étrangement. Et des dissertations à tout propos, et des opinions particulières données à tout bout de champ comme des vérités reconnues. La correspondance de Voltaire est remplie de plaintes, concernant les pauvretés, les déclamations, le défaut de méthode, les puérilités, les lieux-communs sans principes, défigurant cette Babel littéraire édifiée à si grands frais.

 

Pour la diffusion de certaines doctrines, l’Encyclopédie avait affronté : l’Église, l’Université, le Parlement, la Cour. Il se fit là une grande dépense de hardiesses personnelles, mais de hardiesses souvent dépourvues d’utilité, fâcheuses à maints égards, déplacés dans un travail scientifique, et peu profitables au sérieux des informations. Elle faillit sombrer sur ces écueils dès sa naissance. Elle a perdu, par les mêmes causes, le meilleur de son autorité auprès des générations qui l’ont suivie. Qu’on l’envisage maintenant sous le point de vue spécial de sa portée scientifique ou comme une application à la science du système philosophique d’où elle émane, elle est tombée, sous ce double rapport, dans un discrédit à peu près absolu. Son succès eut une soudaineté bien étonnante, mais d’un effet aussi passager que le développement en avait été rapide. Elle était devenue la base de toutes les bibliothèques; au plus violent des interdictions qui pesaient sur elle, on faisait des efforts inouïs pour se la procurer. La réussite industrielle en avait été prodigieuse; on lui devait d’avoir opéré une circulation de huit millions de francs en quelques années. Et cependant ce monument que l’on jugeait impérissable, dont certaines parties, à la vérité, mériteraient d’être immortelles, allait dès la fin du siècle même qui en avait vu l’achèvement, porter la peine de ses disparates et de ses incohérences.

 

On commença par la refondre, sur le plan de Diderot, mais en adoptant une disposition différente. Les encyclopédistes avaient choisi, non sans raison, l’ordre alphabétique comme étant le plus favorable au dénombrement des connaissances. Ils avaient ainsi ramené les recherches à une extrême simplification; en revanche ils avaient encouru le danger d’un fractionnement excessif, obligeant à lire cent articles pour avoir une idée suffisante d’un sujet. On voulut essayer si, en procédant différemment, l’analyse et la synthèse n’aboutiraient pas à une meilleure conciliation. De là sortit la colossale Encyclopédie méthodique par ordre de matières, de Panckouke et Agasse, en 337 parties et 166 volumes in-4°. En réalité, c’était plutôt une bibliothèque spéciale de dictionnaires, une collection de traités, qu’un répertoire unique. Par ses proportions démesurées — l’ouvrage entier devait coûter trois mille francs aux premiers souscripteurs — elle restait inaccessible à la majorité des curieux de la science. Il fallut en revenir à la manière primitive, sauf à reprendre de temps à autre et pour ne point faire toujours pareil, la division méthodique. Depuis la Restauration jusqu’à ces dernières années, depuis Courtin jusqu’à Larousse, depuis l’Encyclopédie moderne jusqu’au Dictionnaire des Dictionnaires dont nous faisons maintenant les honneurs au public, bien des séries de volume se sont accumulées qui témoignent du besoin auquel répondent ces recueils universels. Nous aurions mauvaise grâce à prendre à partie chacune des oeuvres antérieures, à les disséquer tour à tour, afin d’en rechercher surtout les défauts et d’en trahir complaisamment les lacunes. Il suffira d’un petit nombre de réflexions générales pour rendre sensibles les imperfections communes, presque inséparables du genre, et la nécessité qui s’impose de leur recommencement périodique.

 

 

III

 

 

Plus que jamais ces sortes d’entreprises réclament un heureux groupement des facultés collaboratrices. Jadis, quand un cerveau puissant s’était incorporé un nombre déterminé de faits, de pensées, de mots et de formes, quand il dominait de toute cette masse acquise l’étroitesse des connaissances de son temps, il lui était permis de se demander à lui-même sans trop de faste et sans trop de présomption s’il n’avait pas atteint le De omni re scibili. Il n’y a pas deux siècles, on croyait encore à la merveille du savant universel; Depuis que les sciences, travaillant isolément, ont agrandi leur domaine au point que chacune d’elles peut absorber une existence entière, très laborieuse et très longue, cette universalité n’est plus qu’un mythe. Elle n’est plus concevable maintenant que l’histoire de la pensée se perd dans un horizon tellement vaste que plusieurs vies accumulées n’arriveraient point à embrasser les contours. Certes, il se rencontrera toujours de ces natures exceptionnelles où les talents divers s’harmonisent d’un plein accord et produisent avec une égale abondance leurs fruits variés. Il en reparaîtra dans nos civilisations complexes comme il s’en est vu dans les civilisations primitives. Mais, avoir l’esprit encyclopédique, être doué d’une intelligence assez soudaine, d’une imagination assez multiplement impressionnable pour percevoir, comprendre, sentir, au besoin refléter toutes les idées et toutes les images dont on effleure seulement la surface, cela ne va pas à dire qu’on englobe l’infini de la science, ni qu’on en ait touché le fond. Le dispersement des activités et des fonctions caractérise éminemment la société moderne; le sens positif de l’âge actuel condamne les vaines intempérances de savoir autant que les débordements stériles. A cause de leur étendue les études ont dû se morceler, se subdiviser en des catégories aussi nombreuses que les variétés de leur applications. Nulle exclusion téméraire : des parties les plus étroitement circonscrites peuvent jaillir des éclairs inattendus, illuminant de larges ensembles. A chacun d’exploiter de son mieux le filon de mine qui lui est échu dans la distribution du travail universel; à chacun de poursuivre la voie qu’il s’est ouverte, et d’y acheminer selon ses forces, a la mesure de son haleine. Mais si de certaines facultés s’excluent notoirement chez un même individu, parce qu’une science, une portion de science requiert aujourd’hui tout son homme, elles admettent la fusion par le rapprochement des intelligences. C’est ainsi que les tâches respectives se retrouvent solidaires; que les études se groupent, se complètent, se centralisent, et parviennent à l’unité. C’est ainsi, pour conclure du principe à l’effet, que sont exécutables ces inventaires collectifs dont nous parlons, et qui prétendent absorber l’esprit humain tout entier, antique et moderne, dans ses développements philosophiques, littéraires, artistiques, dans ses oeuvres de foi, de raison, de sentiment, d’imagination ou de réalisation technique.

 

L’harmonie parfaite entre des éléments si différents ou si contradictoires produirait le chef-d’oeuvre des sciences réunies, l’idéal du genre. la disproportion, l’inégalité choquante, voilà le perpétuel accueil, quand ce n’est point l’esprit de système et d’exclusion, vice mortel en pareil cause, ou le tout ensemble. Le grand obstacle, celui qui impose à la tête et à la main directrices, soit le meilleur esprit de conduite, soit la plus constante fermeté, c’est la très délicate, la très difficile question du juste proportionnement des articles à leur mesure très variable d’importance, d’intérêt, d’utilité; c’est l’art de maintenir sans heurt ni renversement toujours le même équilibre entre la valeur distincte du sujet et le degré de développements qu’il comporte, selon les délimitations prévues à l’origine. Tantôt, viennent des articles d’une médiocre portée ou d’une application restreinte qu’un rédacteur allonge et bourre autant qu’il peut. Tantôt ce sont des matières graves et d’un intérêt vraiment public qu’une plume hâtive escamote en un tour de phrase. Généralement on pèche plutôt par l’excès des dimensions que par le trop d’exiguïté. Il faut plutôt réduire qu’étendre, plutôt retenir que pousser en avant. Il est rare que des écrivains, un tant soit peu rompus au métier, prodiguent à une collaboration encyclopédique tout ce qu’ils possèdent de savoir-faire ou d’acquit purement et simplement afin de servir l’entreprise pour elle seule. Il est rare, disons-nous, qu’il s’y engagent par unique amour de l’oeuvre et sans mélange de certaines arrières-vues bien personnelles. Ou ce sont : des recoupes anciennes, des débris jadis condamnés, des documents vieillis, des matériaux restés sans emploi, qu’on espère enfin écouler; ou ce sont : des études qui, depuis longtemps, dormaient au fond des casiers poudreux; des volumes qu’on aimerait à rééditer par fragments; des préparations diverses qu’on se plairait à dégrossir, à triturer, là, une première fois, avec l’espoir d’un perfectionnement ultérieur et d’une heureuse reprise. Autant de cas où il en coûte trop de se restreindre. Au surplus, chacun ne subit-il pas d’une manière différemment nuancés cette prédisposition tout humaine, vous faisant croire à l’excellence des occupations qui sont votre? Là, de même que partout ailleurs on en a l’intime conviction; L’économiste par exemple, s’explique difficilement qu’on borne l’essor de ses théories incomparablement utiles et positives, s’il est vrai qu’elles doivent offrir aux sociétés, comme il le pense, comme il le dit, les lumières propres à les guider dans les voies d’une civilisation meilleure, ou à les écarter de celles qui conduisent à la décadence et à la ruine. Le naturaliste, à part lui, juge fort mal aisé de s’interrompre au cours d’une belle classification, et pareillement le chimiste et le physicien, au travers d’une subtile analyse ou d’une démonstration en règles des expériences du laboratoire. Le médecin, comprenant mieux que personne la gravité des caractères de la maladie qu’il décrit en épuiserait volontiers tous les symptômes, de même que, par esprit d’utilité, il ne voudrait passer aucun détail afférent à la cure et à la thérapeutique d’icelle. Le lexicographe, le philologue, lui, ne croit jamais avoir assez de témoignages, d’extraits de citations, de contextes, pour justifier les définitions, comme si véritablement il pensait accroître sa propre substance de tout ce qu’il recueille chez autrui. Enfin l’historien ne connaît que l’esprit de son rôle : il développe; reprenant tour à tour les circonstances auxiliaires d’un événement principal déjà conté, il ne se lasserait point de recommencer autant de fois sa première narration et de réitérer le récit d’une bataille ou le tableau d’un règne pour chaque biographie des héros qui s’y rendent fameux.

 

Contenir dans les limites prescrites le zèle et la bonne volonté des collaborateurs en même temps qu’éviter de leur part les redites et les contradictions, est donc une tâche fort périlleuse, puisqu’on l’a vue le plus souvent si régulièrement effective. Biens des professeurs de l’Université ont puisé là le texte de leurs dissertations scolaires, bien des journalistes la matière de leur articles, bien des critiques le fond et la forme de leur appréciations. Mais que d’inégalités frappantes! Maints et maints articles avaient pu s’espacer à leur aise; il leur avait été permis de s’étendre jusqu’à de certaines proportions...raisonnables; et ils se sont enflés, et il ont pris un volume exorbitant. Par contre, en voici de très brefs; mais ils semblent maigres et secs autant que les autres paraissent boursouflés; c’est qu’il se ressentent visiblement de la coupure brusque au moyen de laquelle on a réuni, presque sans transition, le commencement avec la fin. La phraséologie, la déclamation banale y remplissent d’abondantes colonnes. Les vues neuves et succinctes demandent qu’on les y cherche. Les connaissances vulgaires, celles qui coururent partout, s’y étalent très au large; en revanche ce qui tient à coeur au véritable homme d’études en est absent. Lourdes imperfections d’une oeuvre incontestablement utile!

 

Outre la préoccupation trop sensible de l’en dehors, qui porte à ces abus de copie rompant l’équilibre des matières mais qu’atténue du moins l’autorité spéciale de l’écrivain, des causes plus graves contribue souvent à faire paraître très défectueuse la rédaction proprement dite des Encyclopédies, ce qu’on appelle l’expression, la forme. Dans ces gros recueils dont les lignes ajoutées à la suite les unes des autres composeraient des lieues et des lieues de longueur, la pauvreté du style se ressent maintes fois de la détresse individuelle des auteurs. C’est qu’en effet, au-dessous de la collaboration officielle, brillante et bien famée étalant sur la couverture ses noms, ses titres — sorte de trompe-l’oeil de la publicité — ont travaillé dans l’ombre les gens de lettres sans occupation, les deshérités du livre, les apprentis du journalisme, les tâcherons obscurs qui sous-traitent ces sortes de besognes et qui, pressés par la famine, mènent à la diable des préparations de deuxième ou de troisième main. Toute application ne leur est-elle pas bonne qui ressemble à une fonction littéraire? Ils ont recueillis avec empressement la notice biographique comme ils glanent, au jour le jour, les faits-Paris aux journaux, comme ils confectionneraient des brochures humanitaires, des précis, des manuels, des tables de matières de grands ouvrages et des prospectus de librairie. Ils écrivent pour d’autres qui signent. Ceux lorsqu’ils n’exploitent pas indirectement le nom qu’ils prêtent, dédaignent un trop maigre salaire. Ceux moins difficiles, espèrent en vivre pendant un espace de temps assez prolongé. Ils poussent à la colonne allongent, étendent, autant que la matière est flexible, et ne se relisent presque jamais. Les dictionnaires de biographie et de science naturelles, extrêmement prodigués de nos jours, ont attiré bien des plumes en instances d’emploi quelconque, lesquelles, impatientes d’être utilisées, par conséquent fort coulant sur le prix du temps et toujours en disposition de rassembler des mots, des phrases, des pages à deux livres les cents lettres, rencontrent là, providentiellement, des sujets aussi faciles que continus et n’enchaînant guère la pensée. Ce sont les anonymes des lettres et des sciences qui ont rédigé en sous-ordre la plus grosse partie des Encyclopédies contemporaines. Que la facture en soit la partie la moins recommandable, il n’y a donc pas à s’en étonner. A vrai dire, de tels ouvrages faits pour la vulgarisation courante n’entraînent point, comme nécessité, des mérites de diction bien glorieux. Ils n’exigent pas que les auteurs s’établissent en frais d’éloquence ni que leur phrases soient bien tournées de façon à les mettre en belle réputation de style. La recherche y sort plus déplacée que nulle part ailleurs. On sait combien l’affectation du bel-esprit, à tout propos et hors de propos nuisit au caractère de la première Encyclopédie. Encore est-il que chaque subdivision des travaux de l’esprit, ses formes propres et que le choix judicieux des mots, la condensation soutenue, la brièveté sans sécheresse, le sens technique de la valeur des termes, sont des qualités de rigueur dans ces matières. L’élégance mesurée et l’expression n’est pas incompatible avec les données de l’érudition pure. La clarté, la parfaite adaptation au sujet, le complet oubli de soi-même, vont excellemment à l’exposition scientifique. L’histoire, si abrégée elle, se trouve fort bien de certaines tournures vives qui mettent aussitôt les circonstances vitales d’un dans tout leur jour. Les arts et l’esthétique supposent d’avance à la main qui les effleure une certaine délicatesse de touche. Et la littérature veut être traitée littérairement.

 

Mais nous nous attardons sur des critiques trop pointilleuses. Reportons-nous plutôt à des réflexions d’un ordre supérieur et touchant de plus près au cœur de notre sujet.

 

 

IV

 

 

Le programme des Encyclopédies, fussent-elles d’ailleurs plus ou moins conscientes de leurs disparates et de leurs lacunes, apparaît toujours le même, aussi satisfaisant qu’il est ample. Personne ne s’y trompe pas même les auteurs ou éditeurs responsables, lorsqu’il s’agit de l’exposer. L’ouvrage aura été dégagé de tout apparat fastueux d’érudition et sera foncièrement érudit, cependant ; il promet d’être clair mais concis, simple néanmoins composé avec art, le plus court possible mais complet malgré cette brièveté. Nous avons mesuré la distance qui sépare, en pareille matière, le projet de l’exécution. Eût-on rempli à merveille des conditions si compliquées, il serait encore nécessaire qu’à des intervalles périodiques on se reprit à la tâche de tenir la tradition au courant. Une Encyclopédie se défait vite. Ces entreprises ne durent guère dans commun que l’existence de la génération dont elle se sont proposées de satisfaire les besoins intellectuels. C’est qu’en effet les sciences et les idées s’étendent d’un essor ininterrompu dans la sphère indéfiniment dilatées des choses de l’esprit. Tout va, tout progresse ; tout change aussi. Bien des hautes vérités scientifiques viennent seulement d’être rendues accessibles à la démonstration. D’autres, à demi-comprises aujourd’hui, appartiennent moins au présent qu’à l’avenir. La langue n’est jamais faite ; les Dictionnaires qui prétendent la savoir au dernier point de sa formation, sont perpétuellement à recommencer. Instrument obéissant du monde et des auteurs, elle doit être mobile à leur gré, comme les variations de leurs caprices. La rénovation sans trève imposée ; et elle ne s’arrête de créer des titres pour les acquisitions incessantes que lui apportent : l’histoire et la description de la nature, l’économie sociale, l’industrie, le commerce, l’agriculture. Rien ne demande à l’état fixe. On voit les décrets et les lois, comme les réglementations les mieux assises, se transformer de fond en comble dans des espaces de temps à peine appréciables. La machine politique change d’aspects à tous ses mouvements. Les mœurs et les habitudes se modifient par contre-coup ; les arts et les lettres ont leurs glorieuses révolutions, et les activités contemporaines deviennent bientôt des restes, des souvenirs du passé que d’autres activités remplacent, non moins ambitieuses d’appartenir à l’histoire. Il est donc inévitable que des œuvres dont la destination est d’amasser, à telle période précise, les résultats accomplis, soient débordées ensuite. Les substrata qu’on leur ajoute sous forme de compléments, annexes ou suppléments, à dessein de prolonger quelque peu leur autorité et de leur garder plus longtemps le mérite des informations neuves, ne rendent pas la jeunesse au corps de l’édifice — je dis au-delà d’une certaine date et d’un certain délai normal — quand il menace ruine, quand il n’est plus jugé suffisant, c’est à d’autres travailleurs de le reconstruire sur des bases différentes. Diderot et d’Alembert avaient caressé le chimérique espoir qu’ils dresseraient d’une fois le monument définitif — un sanctuaire où les connaissances des hommes eussent été à l’abri des temps et des révolutions. On aurait eu qu’à surajouter les découvertes successives à celles dont ils avaient été les premiers vérificateurs. Il eût simplement convenu de déclarer : tel était alors l’état des sciences et des beaux-arts. Les encyclopédistes ne s’imaginaient pas à quel point se renverseraient des vues qu’ils avaient frappées hardiment d’un cachet d’immortalité, pas plus qu’ils ne se doutaient de la promptitude avec laquelle seraient atteintes de caducité les choses originales qu’ils exposaient si pompeusement. Il n’y fallut pas un demi-siècle. Le mouvement de la science les avaient déjà dépassés sur beaucoup de questions. La pensée philosophique, qu’ils s’étaient donné pour principale mission de fortifier, avait perdu ses titres au gouvernement des esprits ; L’histoire et la philologie répudiaient une foule de leurs conclusions. L’erreur abondait. Il parut plus expédient de rebâtir que de retoucher à toutes places. Et depuis lors, ceux qui s’attribuèrent la tâche de continuer l’héritage encyclopédique ont trouvé commode, sinon toujours parfaitement légitime, de considérer comme non avenus les travaux de leurs devanciers et de les recommencer sur nouveaux frais. Du reste, qu’importe ! Le champ des connaissances est inépuisable. Il n’a pas de limites; il s’accroît, il s’élargit sans fin, et la plus abondante moisson est celle encore qui appartient au dernier venu… Du point où nous sommes, quelle récolte générale nous est promise !

 

Chaque siècle aime à faire le catalogue de ses richesses, à constater les marques de son avancement sur les âges antérieurs et à déterminer par un bilan exact sa part de propriété dans le labeur continu de la civilisation. Les premiers encyclopédistes français s’étendaient avec complaisance sur l’honneur extrême où l’on avait porté de leur temps l’étude des lois, l’histoire de la philosophie et le culte des beaux-arts. Quel tableau eût donc été le leur s’ils l’avaient pu tracer, au moment où nous recueillons, avec ce qu’ils possédaient, les profits et les augmentations d’une époque privilégiée entre toutes ! Reconnaissons nos avantages. Nous aurons vu la marche du siècle le plus éminemment progressif qui ait jamais été. Aucune branche du savoir qu’il n’ait renouvelée ou recréée tout à neuf. On lui a reproché en les portant à son compte bien des profusions stériles, bien des dépenses sans profit : le total de ses gains est incomparablement riche. Notre siècle a poussé très loin toutes les sciences. C’est là sa vrai gloire. Il n’y aura point de postérité si reculée qu’il ne devra rendre justice aux merveilleuses applications qu’il a su faire des sciences positives pour les tourner à la conquête de ce monde livré par Dieu aux investigations de l’homme. De ces perfectionnements des sciences physiques ont jailli des arts inconnus autrefois et des industries entières. Il a donné des lois philosophiques aux sciences naturelles, et celles-ci se sont formées en système. Enfin il a refondu les sciences morales, du jour où il a reconstitué l’histoire.

 

Sur d’autres points de son développement un littérature s’est déployée, étonnement diffuse, avant tout affamée d’indépendance et pleine de curiosité. La poésie s’est montrée, comme elle ne l’avait jamais été, humaine et sensible. Le roman a révélé des classes sociales qu’on avait jamais décrites et des parties de l‘âme qu’on ignorait. La critique a poursuivi sans relâche son enquête universelle. Elle s’est identifiée autant qu’il était possible avec le sentiment de la vie antique. Elle a traité les génies anciens comme les génies modernes ; elle a fait le tour de leur œuvres, et, suivant une expression de Sainte-Beuve, le cercle des opinions est épuisé sur leur compte. Le moyen âge ne lui est plus fermé ; elle a pénétré au fond de cette époque troublée, confuse, incohérente, néanmoins si digne d’intérêt pour les idées dont elle a vécu et pour celles qu’elle nous a transmise. Elle s’est rendue familière les grandes littératures de l’Europe; car elle ne s’en tient pas à la seule connaissance des noms les plus célèbres et des œuvres les plus populaires : elle aspire à retrouver jusque dans les productions les moins brillantes quelque traits du génie des peuples modernes. Une science nouvelle s’est instituée, uniquement afin de ressaisir l’origine des contes et des légendes à travers leurs migrations de pays en pays, de mémoire en mémoire, d’âge en âge. La mythologie date d’hier : la racine des vieilles croyances naturalistes s’est vue soudainement éclairée et de notre siècle seulement on connaît le point de départ, la genèse certaine des religions grecques, latines et slaves. L’érudition entière s’est reformée. Non contente d’avoir innové l’esprit critique, elle a voulu prendre sa part des meilleurs dons du style ; elle s’est fait tout ensemble créatrice littéraire. Admirable tableau du XIXe siècle, dans toute l’Europe ! D’un côté, Raynouard, Diez et leurs brillants successeurs ou émules, exhument au grand jour, ressuscitant le moyen-âge, nous voulons dire sa langue et son passé littéraire ; ailleurs, Champollion, Lepsius, Rawlinson, Emmanuel de Rougé, Chabas, font revivre l’histoire intellectuelle et sociale du peuple des pharaons; Burnouf et Lassen ranime le perse et le pâli; Botta et Jules Oppert constituent l’assyriologie; tandis qu’au début de cette fertile époque, Bopp, l’illustre professeur de l’université de Bonn avait crée déjà la philologie comparée.

 

Voilà ce qu’a été l’œuvre complète du siècle auquel nous appartenons, c’est-à-dire jusqu’à ce moment même où il achève son cours et décline sur l’horizon de l’histoire contemporaine. C’est le niveau de connaissance où nous sommes parvenus et à la hauteur duquel il faut se tenir sans déchoir. Ce sont les faits accomplis, les résultats qualifiés, les découvertes certaines qu’il importe de transcrire, les enrichissements dont on doit tenir compte à la suite des travaux de tous les temps, l’ensemble enfin des acquisitions intellectuelles qu’il s’agit de représenter aux yeux, détails par détails, en les dispersant pour ainsi dire, selon les données fortuites de l’alphabet. Venus les derniers, mis en position de recueillir les progrès réalisés à tour de rôle par les publications antérieures; éclairés par des épreuves successives sur les abus à éviter ; de plus, fort de nos richesses propres, de nos ressources documentaires, ayant donc à notre avantage et les profits d’un perfectionnement graduel et la faveur de la nouveauté, nous avons entrepris d’en faire la revue très large sous des formes très abrégées.

 

Mais comment cette immensité de matière serait-elle contenue dans des bornes relativement si étroites ?

 

 

V

 

 

Il n’est pas neuf de dire que la science, lorsqu‘elle a permission entière de se dilater, accumule aisément le pages, à grand renfort de démonstrations en règle, ornements de discours et précautions oratoires. Une simple idée grossie de toutes ses analogies, de toutes ses équivalences, engendrera des volumes, dégagés de l’auxiliaire et du surabondant, de fondront en quelques lignes sous la plume de l’encyclopédiste. C’est que le rôle de ce dernier consiste justement à procéder par couples de faits et par expressions collectives; condensateur des multiples besognes d’autrui, il peut, il doit resserrer dans l’enceinte étroite d’une phrase exacte un noyau de raisons et de conséquences.

 

La chose est surtout sensible dur le terrain des vérités physiques et naturelles. Les notions les plus compliquées, quand on les a dégagées consécutivement de leurs dépendances secondaires en remontant aux premières causes qui les ont fait naître, aboutissent à un petit nombre de règles exprimables sous une forme concise. Ce premier travail de décomposition, qui, partant de l’analyse minutieuse conclut à la synthèse absolue, fut d’abord jugé très malaisé. Il fallait arriver, non point à l’aide d’hypothèses vagues et arbitraires, mais par l’étude réfléchie, par les clartés de l’induction, à ramener la plus grande quantité possible de phénomènes à un seul point qui fût regardé comme le principe. Il s’agissait d’amasser une multitude de faits, de les échelonner dans l’ordre le plus naturel, puis de les éliminer tour à tour en les rapportant aux lois qui les régissent. Depuis lors, des tentatives réitérées en ont rendu l’usage presque élémentaire et d’une exécution mathématique. A mesure que la science progresse, elle avance vers l’unité. A chaque nouvelle conquête de l’observation et du calcul, ses lois apparaissent plus constantes, plus simples, plus harmonieuses. Ainsi, en poussant le raisonnement à l’extrême, l’ordre universel se résumera aux yeux du mathématicien dans une question d’équilibre et de mouvement. Un nombre restreint de causes générales gouvernées par des lois très simples, c’est le résultat net des travaux de plusieurs générations d’hommes de génie, c’est la révélation dernière d’une suite d’explorations et de découvertes.

 

Toute recherche individuelle, sans spécialisation d’objet, toute manifestation du talent, du savoir, de la verve créatrice, est digne d’intérêt si elle fournit une aide, un élément quelconque à l’histoire de l’esprit humain. Tout détail concourt utilement à l’ensemble. Mais, il incombe à l’investigation méthodique de les accommoder au mieux, selon ses nécessités de fusion et de groupement. Voyons donc jusque dans quelle mesure rayonnent les divers cycles de l’instruction générale et dans quelles proportions les uns et les autres sont réductibles, conformément aux besoins d’une œuvre telle que la nôtre.

 

La Philosophie, que Victor Cousin appelait, avec une certaine amplification de langage, " la lumière des lumières, l’autorité des autorités, " s’étend à perte de vue dans le champ de l’universel. Elle offre quelques parties expérimentales et positives; en outre elle a des faits, des principes, placés en dehors de toute discussion. Mais le plus ordinairement livrée à la conjecture ; dépendant surtout des facultés imaginatives du penseur et de la personnalité de son esprit, elle ne connaît point de barrière à ses variations. Les systèmes, issus alternativement de telle ou telle méthode qui voulut, à son heure, ouvrir des perspectives nouvelles, se totalisent par milliers. Pris un à un, nul ne satisfait pleinement l’esprit ; considérés en bloc, ils se heurtent se contredisent à faire croire qu’il n’en puisse sortir apparence de clarté. Leur confusion, cependant, est susceptible d’aboutir aux rapprochements les plus succincts, aux vues d’ensemble les plus harmonieuses. Débarrassés de leurs inconséquences ou de leurs applications illégitimes, fondus et conciliés sur les points où leur opposition fut nécessaire pour compléter une théorie par une autre, ramenés chacun à son principe et tous au principe des principes, ces systèmes si nombreux, si multiformes, s’absorbent au sein de quelques idées bien larges, bien compréhensives qui, celles-là sont les directrices éternelles des conceptions morales, religieuses et scientifiques. On peut en faire le tour pour s’en convaincre. Que les philosophes, pris en dehors de la théodicée chrétienne et des vérités absolues, se nomment déistes, matérialistes, athées, naturistes ou panthéistes ;

 

Qu’ils croient avant tout à la force intérieure (ÉPICTETE), à l’activité libre (DUNS SCOT), à l’instinct scientifique (BACON), à la conscience (J.-J. ROUSSEAU), au sens commun (Thomas REID), à la raison pure (Emmanuel KANT), à la liberté absolue (FICHTE), à la volonté sans limites (SCHOPENHAUER) ; ou qu’ils révoquent en doute le moi central et dominant, et refusent à l’homme la direction spontanée de ses actes (BAYLE, HUME, HEGEL) ;

 

Qu’ils exagèrent la suprématie de la vertu personnelle au détriment de la force expansive de l’amour (ZENON de Citium), ou ne voient dans la conception du bien, du droit, du devoir, que l’idée du plaisir stable (ÉPICURE) ou la science de la véritable utilité (SPINOZA), ou l’attrait de la sympathie (Adam SMITH, ou le penchant de l’altruisme (Auguste COMTE) ; dans la loi morale qu’une certaine chaleur muable et propre à la nature de chaque être (DIDEROT, CABANIS, BROUSSAIS) ; dans la justice qu’un état de convention approprié aux nécessités sociales (HELVETIUS) ; et dans la raison de tous nos actes que le mobile de l’intérêt personnel et le calcul du plus grand plaisir (HOBBES, LA ROCHEFOUCAULD, BENTHAM, Stuart MILL) ;

 

Qu’ils réduisent la métaphysique aux objets de la sensation ou qu’ils en ramènent tous les problèmes aux objets de la conception rationnelle ;

 

Qu’ils repoussent à la fois l’esprit et la matière, trouvant, comme David HUME, qu’il est également insensé de raisonner ou de croire, ou que bien au contraire, ils remplacent le doute de la raison par une foi aveugle et par une théologie violente ;

 

Enfin, qu’ils soient idéalistes ou sensualistes, sceptiques ou mystiques : les idées initiales, génératrices, d’où sortirent leurs longues démonstrations et sur lesquelles ils ont posé les fondements de leurs théories, se condensent en peu de paroles. Quelques noms déterminant aussitôt les évolutions capitales de la philosophie, transformant les méthodes, construisant l’univers d’après des plans nouveaux, ou les progrès réalisés par la conscience religieuse de l’humanité. Et la plupart des autres noms se disposent, s’ordonnent d’eux-mêmes, satellites de diverses grandeurs, autour de ces astres rayonnants du ciel philosophique.

 

La théologie, quoique soumise à des lois plus exactes, réclame pareillement une place énorme lorsqu’il lui convient de s’espacer tout à l’aise, sans restriction d’aucune sorte. Ce n’est pas trop, à son usage, d’une trentaine de lourds volumes, quand il faut l’exposer dans sa complète étendue, soit pour la science de la lettre, l’exégèse, la philologie biblique, la géographie sacrée, la critique, l’herméneutique ; soit pour la science de principes : l’apologétique, la dogmatique, la morale, la pastorale, les catéchèses, l’homilétique, la pédagogie, la liturgie, l’art chrétien, le droit canonique ; soit pour la science des faits : l’archéologie chrétienne, l’histoire de l’Eglise, la patrologie, l’histoire de la littérature sainte, des schismes et des hérésies ; soit enfin pour la science des symboles, à savoir : l’examen comparée des doctrines hétérodoxes et de leurs rapports, tantôt avec les dogmes du catholicisme, tantôt avec la philosophie générale. La matière paraît surabondante ; On devra donc trancher dans le vif, couper, éliminer et souvent supprimer l’utile pour s’en tenir à l’essentiel ? tranquillisons-nous elle se dégage, sans trop de peine, des dissertations accessoires aussi bien que des commentaires prolongés. A quoi servirait de l’envisager, ici, par le menu, didactiquement, comme pour des théologiens ou des controversistes ?Il aura suffi de rendre, sous des couleurs précises, les démonstrations et les résultats ayant trait au divisions-mères de cette science morale, fortifiée par les renouvellements des méthodes historiques.

 

L’histoire, outre qu’elle est terriblement remplie par l’amas des souvenirs de la vieille humanité : religions qui se heurtent, dominations qui se supplantent, sociétés qui se transforment, ensevelissements des empires, gloires disparues, races éteintes, ruines amoncelées ; l’histoire exigerait, ne fût-ce que pour l’énoncé des travaux les plus modernes, une encyclopédie spéciale et dont les dimensions ne seraient pas courtes. Jamais, en effet les esprits ne témoignèrent un égal empressement à remonter la chaîne des faits, à saisir les points de relation qui les unissent, à constater les modifications infinies qu’opère dans l’état moral ou intellectuel des sociétés le cours irrésistible des événements. Mais, tant de récits, tant de monographies éparpillées, tant d’études générales ou particulières entreprises afin de rendre aux siècles écoulés leur signification, leur vie, leur couleur, ne représentent, comparativement, qu’un faible nombre de conclusions établies à force de pièces et d’argument. En ces sujets rompus où foisonnent les dangers d’erreurs et d’omissions, notre Encyclopédie aura, pensons-nous, convenablement rempli sa tâche, compris son rôle, atteint son but, si, dans relevé pur et simple de faits constatés, elle a pu se maintenir, sans dériver, au courant de la bonne tradition d’abord, puis des découvertes que l’érudition contemporaine a obtenues : pour les époques anciennes, à l’aide des efforts combinés de l’ethnographie, de la philologie comparée, de la haute archéologie, des documents épigraphiques et, pour les sociétés modernes, par l’étude sagace et profonde des textes, restituant, avec le génie des institutions, la vérité des personnages. La Géographie universelle, telle que nous la voyons aujourd’hui, extraordinairement agrandie, fortifiée des dépositions d’une armée d’explorateurs, complètera, d’une manière continue ces résumés partiels, en montrant à côté des événements la physionomie succincte des lieux où ils se passèrent à côté du caractère et des habitudes d’un peuple les conditions physiques au sein desquelles il vit ou a vécu.

 

Quelle que soit la vastité de la carrière où se déroulent les scènes perpétuellement changeantes des révolutions politiques, cette carrière serait encore bien étroite en comparaison de celle que remplit la débordante Histoire des Lettres. Innombrables en sont les matériaux. Les moindres traces de l’ascendant que les hommes peuvent exercer sur leurs semblables par le prestige de la parole ou par l’effusion de leurs pensées écrites, les plus minces vestiges de leur existence morale, de leurs croyances, de leurs instinctivités, de leurs passions, comme les ont transmis les témoignages durables des langues ; les documents publics, les lois, les traités, les harangues proclamées au milieu des camps, les discours prononcés du haut de la tribune, les accents de la chaire évangélique, les mémoires, récits ou fictions du conteur, les chants du poète, les méditations du philosophe, les épanchements d’une correspondance familière, le monde entier des formes, des couleurs, des harmonies, tout relève d’elle et tout lui appartient à titre de monument, d’expression ou de souvenir. Cette histoire de l’esprit si diffuse, où chaque pensée trouve son signe, où la masse des opinions qui se mêlent et se surajoutent, fait un chaos en apparence indébrouillable, porte avec elle ses moyens de simplification. Toute forme intellectuelle laisse de son épanouissement complet une courte expression qui en est comme le type abrégé et caractéristique. Isolée des nuances et des reflets qui la répètent incessamment, elle entre, à l’état de pure formule, dans l’héritage commun des civilisations. Jointe à d’autres semblables, elle s’insère à sa place, à son rang, dans la série des faits qui composent la représentation idéale des peuples, ce que Sainte-Beuve appelle la conscience de l’humanité – sorte de miroir supérieur et mobile où se réfléchissent et se concentrent les principaux rayons, les principaux traits du passé, et qu’à chaque époque le nombre plus ou moins grand des penseurs promène avec soi, pour le repasser à ceux qui suivent. Conclure de l’unité de l’esprit humain à l’unité absolue des littératures, serait aboutir à une conséquence chimérique et paradoxale : le panthéisme de l’art. Néanmoins il y a tant de points de contact entre ses manifestations, sans exception de race ni de siècle, qu’il faut, à tout moment, les unifier en quelque sorte dans les vues comparatives. Telle nationalité peut avoir sa marque propre, ses originalités natives, effets héréditaires du sol et du climat. Aucune ne saurait se dire entièrement indépendante de l’imitation et de la ressemblance étrangères. Les lettres se ressentent universellement des influences secrètes qui émanent de chaque nation sur chaque nation. Une chaîne mystérieuse les relie ; et, en remontant la filiation des langues, on s’étonne des attaches étroites qui rejoignent le Nord au Midi, l’Orient à l’Occident. Comme, en effet, les ensembles se déterminent aux lumières de la critique moderne ! Que promptement, à l’aide de ses enseignements, on distingue les milieux et les centres ! La connexité des idiomes, leurs assemblements par branches et par familles, sont aujourd’hui bien connus. Dès le XVIIe° siècle, on avait constaté que les Hébreux, les Phéniciens, les Carthaginois, Babylone, au moins depuis une certaine époque, les Arabes, les Abyssins, avaient parlé des langues tout à fait congénères, dénommées plus tard communément langues sémitiques. Dans les premières années du XIXe siècle, la philologie allemande posait les bases d’une découverte plus considérable, mais correspondante à la première, et démontrant que les anciens idiomes de l’Inde brahmanique, les différents dialectes de la Perse, l’arménien, plusieurs dialectes du Caucase, les langues grecque et latine avec leurs dérivés nombreux, les langues slave, germanique et celtique, issus d’une source unique dont le sanscrit semble être une des dérivations les plus anciennes, formaient un vaste ensemble qu’on appela indo-germanique ou indo-européen. Par l’effet spontané de cette double connaissance, les civilisations éparses se sont vues rapprochées, placées sous un même jour, considérées alternativement sous de mêmes aspects et réunies en deux grandes familles : Aryenne et Sémite, qui, à elle deux, remplissent presque tout le champ de l’histoire de la civilisation. Ajoutez-leur un petit nombre d’individualités qui se développèrent isolément et poursuivirent, comme en dehors de la collaboration générale, leur action, leurs destinées, et vous aurez le mouvement total de l’humanité. Les groupes d’idées, les séries de genres et d’œuvres, se disposent et s’agrègent aussi naturellement. Les analogies de la littérature avec les beaux-arts, avec les doctrines philosophiques, avec les systèmes religieux et les institutions politiques d’une race ; les similitudes accidentelles qui donnent un air de famille à des poètes, à des orateurs fort distants les uns des autres par la date et le lieu de nativité ; le fond toujours à peu près pareil d’inspirations sue lequel évolue la faculté créatrice partout où l’homme sent et exprime, obligent à de continuels rapprochements d’où sortent des notions brèves et condensées. Il n’y a guère au monde, a-t-on dit par une sorte d’exagération vraie, qu’une seule histoire et un seul conte, que les différentes époques ont racontés et s’obstinent encore à raconter de mille façons diverses. L’esthétique des peuples et les origines des conceptions ont leurs sommaires bien tracés. S’agit-il de caractériser, non plus l’essor intelligent d’un âge, d’un pays, mais la physionomie détachée d’un personnage illustre ou demi-célèbre, on arrive, au bout d’une longue analyse, à la fixer presque d’un trait. Sauf une très minime élite d’imaginations complètes, qui auront eu la prodigieuse faculté de rendre toutes les voix et les expressions de la nature, l’homme d’intelligence, l’homme de génie ne crée qu’une fois, si véritablement il crée. En dépit de sa verve, il se rejette comme malgré lui sur l’invention originale ; il la reprend, la recommence à chaque exécution nouvelle, et la plupart de ses ouvrages ne sont que des ébauches ou des réminiscences de son véritable chef-d’œuvre. Cercle fatal autour duquel il tourne, en revenant invariablement sur ses pas. Pergit spiritus, et in circulos suos revertitur. Voyez Byron. Sa pensée bondit, s’élance, se porte en mille lieux, s’habille de mille manières ; et jamais elle ne rompt entièrement la chaîne qui l’attache à sa personnalité ; jamais elle ne parvient à le détacher de lui-même. En vain demande-t-il à la puissance de son imagination de le métamorphoser en autrui : il se retrouve, lui Byron, dans tous ses caractères. Il varie, autant qu’il lui plaît, les costumes, les attitudes, les paysages, les décors environnants ; en réalité, il n’y promène qu’un seul homme. Childe-Harold, le Corsaire, Manfred, le Giaour, Sardanapale, son Tasse, son Dante, que sont-ils, sinon les exemplaires réitérés d’un portrait dont il a été le premier modèle ? Le ressort principal, ou l’état psychologique, dominateur et persistant, revient toujours dans chaque talent d’auteur. Marivaux a fait et refait constamment la même pièce sous des toilettes multicolores ; de même aussi l’énorme théâtre de Scribe se résoudrait à quatre ou cinq situations fondamentales. Il n’y a qu’un héros dans les romans de Mme de Staël. A de rares exceptions près, il n’y a qu’une héroïne, modelée sur le poncif de Clarisse Harlowe, dans les tableaux si pittoresque variés de Walter Scott. Goethe l’universel s’est maintes fois repris à changer la contenance et l’expression d’un type consacré. On multiplierait ces exemples à volonté. Tout écrivain a son texte favori, son Deus ex machina qu’il appelle régulièrement à son aide ou pour la composition ou pour le dénouement de ses œuvres. Et voilà ce qui rend possible à l’histoire des lettres de garder au moins le fond, l’idée générale d’une foule de productions qui se perdraient irrémissiblement, et ce qui lui permet d’enfermer, à la rigueur, dans un seul dépôt, la mémoire de tout le travail humain. Peindre en raccourci, sous des chefs déterminés, le long travail des âges et les multiples effusions des peuples ; offrir le moins de prise possible aux remplissages de la conjecture, à l’hypothèse, à la critique divinatoire, mais prendre possession des faits littéraires définitivement prouvés sans perdre le temps à raconter les discussions qu’ils soulevèrent, dire avec sobriété le degré de réputation où parvinrent les individualités marquantes des temps anciens et modernes, les services qu’ils rendirent, les travaux qu’ils ont laissés ou ceux qu’ils ont suggérés, en accordant une marge plus étendue aux contemporains parce qu’ils occupent davantage notre attention, parce qu’ils vivent de notre vie, parce que leurs titres sont encore à établir : c’est la marche que nous avons suivie pour l’histoire des lettres et parallèlement aussi pour l’histoire des beaux-arts : systèmes, écoles, personnages.

 

Les Sciences naturelles se présentent à nous maintenant, bien capables d’étonner notre courage par leurs prolongements sans limites. Dans un même dessein nous voyons affluer des multitudes d’espèces et d’individus. Les êtres fourmillent. Les plantes sont innumérables. Les embranchements et les subdivisions s’entrecroisent avec une étonnante diversité. Affermissons cependant nos désirs de connaître, et pénétrons au cœur de cette grande nature, triplement immense sous ses formes sensibles, végétative, matérielle. Une clarté progressive s’épand autour de nous. Plus de confusion déjà. Grâce aux Cuvier, aux Saint-Hilaire, aux Jussieu d’abord ; et surtout grâce aux derniers efforts de l’embryogénie bouleversant, pour les simplifier, les vieilles méthodes, des classifications lumineuses s’offrent d’elles-mêmes au regard ; des lois admirablement précises, telles que la subordination des caractères organiques et le principe des connexions, vont nous servir de fil conducteur. Il y a l’anatomie générale des êtres comme il y a la philologie comparée. Les différents règnes se rapprochent par des dégradations insensibles. Les familles et les genres se coordonnent sous nos yeux. Avançons avec assurance à travers la foule des espèces décrites ; nous pouvons circuler sans encombre, et trier, séparer, choisir. Nous disons choisir abondamment ; car ses études, dont le rayon s’élargit de jour en jour, occupe et doit garder une large place dans le cadre des encyclopédies, si elle veulent du moins se tenir au courant de l’évolution que subissent les théories scientifiques, depuis le commencement du siècle, depuis Lamarck jusqu’à Darwin et Heckel. Longtemps l’histoire naturelle se confondit avec la médecine et la pharmacie. Elle en était l’attribut obligatoire, la spécialité. Les productions végétales ne se considéraient guère en dehors des élaborations thérapeutiques, et autrement qu’à titre qu’à titre de secours fournis par la Providence à l’homme pour le soulagement de ses maux. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la botanique et la zoologie restèrent fermées à la curiosité libre. Enfin elles s’affranchirent de ces idées d’exclusion. L’étude des plantes et les douces jouissances qu’elle procure aux âmes paisibles et méditatives, dont nous apercevons la liaison soient fondues ensemble, d’après ces conformités de rapports et sur bien des points elles ne représenteront plus, avec la multiplicité de leurs déterminations, qu’une connaissance simple et de caractère unique ; Les notions encyclopédiques qui se rencontrent partout, exposant et classant les parties constituantes des corps, ou appréciant l’action réciproque et sans décomposition des masses, ne pouvaient manquer d’être consignées ici, avec leurs formules rigoureuses. Mais on y verra mentionnées plus spécialement les progrès s’accomplissant pas à pas dans l’étude et l’application des phénomènes, qui, sous les dénominations diverses de chaleur, lumière, électricité, magnétisme, ne sont que des manifestations différentes des deux causes premières de toute action physique : la matière et la force.

 

La Chimie aussi a des droits considérables, si on les estime à l’équivalence des services qu’elle rend. Elle ne s’arrête pas à éclairer par ses enseignements précieux la physiologie des êtres vivants, l’effet et la marche des phénomènes dont leur vie se compose ; son rôle est d’enregistrer toutes les modifications, toutes les combinaisons mutuelles des corps agissant les uns sur les autres. Ses résultats étant presque toujours applicables à l’industrie, il importait qu’elle figurât au Dictionnaire dans de notables proportions. On en a recueilli de préférence les données d’utilisation prompte et véritablement pratique.

 

La Physique et la Chimie, et leurs conséquences industrielles, nous conduisent naturellement à la Technologie, ce vocabulaire de la science réalisée. Celle-ci est effrayante par la prodigieuse variété de ses opérations et des termes qui servent à les définir. Un art dont on voudrait tout dire, tout représenter, fournirait des volumes de discours, d’explications ; Vingt-deux tomes, abondamment remplis, ne suffirait point aux rédacteurs de l’ancien Dictionnaire technologique pour enfermer dans une classification absolument satisfaisante l’innombrable quantité de faits et de théories que comporte à lui seul le travail industriel. Là, évidemment, force est de s’astreindre à une répartition rigoureuse des mots, des objets, en se résignant à laisser beaucoup de choses derrière soi. Il faut, à chaque instant, choisir, élaguer, généraliser, et, dans l’impossibilité de dépeindre tous les effets, se contenter de noter les méthodes, de mentionner les lois. La statique fixera la détermination des conditions d’équilibre d’un système, et l’on n’en exigera pas davantage. Que la mécanique nous apporte les principes essentiels des phénomènes auxquels le mouvement donne lieu, on se reconnaîtra satisfait d’enregistrer la démonstration sans abuser des exemples. Et si la cinématique, c’est-à-dire l’étude directe des mouvements abstraction faite des forces qui le produisent, nous invite à relever quelques-unes de leur applications à la théorie des machines, on ne demandera que la juste place où les inscrire. Laissant aux spécialistes des manufactures le soin de décrire, sans en passer un détail, les mille et mille opérations des ateliers, avec leurs règlement théoriques, avec les méthodes à suivre pour les perfectionner jusque dans les rouages les plus infimes, nous croirons avoir fait œuvre assez utile, sur ce terrain encore, en rendant sensibles, par des preuves frappantes, les relations intimes de la Science et de l’Industrie, et les progrès qui résultent de leur échange perpétuel.

 

Nous allons toujours en progressant, à travers l’immensité des mots et des choses. Cette Technologie que nous disons si encombrante à cause de l’infinité de ses désignations, n’est elle-même qu’une simple série, une subdivision, noyée parmi les autres, de la Nomenclature générale. C’est la rivière qui perd son nom dans le vaste sein de l’Océan. Ici viennent s’absorber indistinctement, sans privilèges, les lettres les arts, les sciences et les métiers, l’usage d’hier et celui d’aujourd’hui, avec la multitude incalculable de leurs qualifications. Voici d’abord la vieille langue française qui, dès le temps de Ronsard, comptait cinq siècle d’existence et qu’on avait ensuite si longtemps oubliée. Elle reparaît au jour, telle qu’elle fut en plein moyen âge, lorsque l’orthographe, les sens et la prononciation roulaient dans une fluctuation perpétuelle. Elle sort, fourmillante, surchargée de vocables et de locutions, des manuscrits et des livres, des chansons de geste et des coutumiers, des chroniques, des inscriptions, des registres de comptes ou de délibérations ; elle se développe, prodigue à l’excès, instable jusqu’à la confusion mais étonnamment active comme une langue qui se crée de toutes parts, sans contrôle d’académie, sans décision universitaire, et qui va, circule, parfaitement indépendante, au gré du peuple et des auteurs. Puis arrivent les XVe et XVIe siècles où l’anarchie des mots prépare les révolutions de la syntaxe ; ils apportent en confusion, à côté de la langue franche, nette, essentiellement française de quelques grands écrivains, leurs bigarrures d’antiquité, de moyen âge, de renaissance, leurs mélanges troublés d’archaïsmes, de latinismes, d’italianismes ; et ils entendent que l’on garde la mémoire de tant d’accouplements bizarres, formations hétérogènes, caprices déréglés, frivolités savantes, hardiesses équivoques, composant ensemble un idiome à part. Les patois aussi, les modestes patois, débris effacés des dialectes de l’ancienne France, réclament un libéral accès, comme source d’étymologie, comme monuments historiques dignes d’être étudiés au même titre que les ruines et les vieilles poésies. La langue moderne s’étend sur tout cela ; souveraine maîtresse de l’usage actuel, elle s’impose de droit et ne veut rien perdre de ses locutions établies, de ses mots reconnus d’une extrémité du pays à l’autre, de ses néologismes envahissants, de ses images populaires, ni de ses argots multiples. En avons-nous fini ? Non, les sciences se présentent encore, qui traînent derrière elles un effroyable bagage. Leur nomenclature seule est un monde. Elle comporte également ses archaïsmes en abondance ; et si elle ajoute aux termes crées d’ancienne date, puis délaissés, puis tombés tout à fait en désuétude, ses rénovations équivalentes, ses additions et ses suppléments, on en est débordé. Que de végétaux, que d’animaux, que d’objets ignorés jadis ont été rassemblés et distingués de nos jours ! De combien d’instruments les propriétés des êtres mieux connues ou dernièrement révélées n’ont-ils pas enrichi les arts ! Et si l’on pense que la fantaisie de ceux qui savent et qui professent leur savoir reste libre de forger autant de désignations nouvelles qu’il y a de choses à spécifier, que celles-là encore vont s’accumuler avec la masse commune, n’est-ce point à désespérer d’être jamais complet ? Évidemment, on peut gagner de l’espace sur le vocabulaire scientifique en le déchargeant de beaucoup de synonymes sans valeur, qui rebaptisent pour la vingtième fois un brin d’herbe, un mollusque, un insecte, et ne sont que la redondance, sous un déguisement grec, latin ou étranger, de noms existant déjà dans le langage courant. On ne perdra rien non plus à rejeter — en l’abandonnant à des collections d’amateurs — la macédoine indigeste de maintes et maintes locutions patoises, propres à la Suisse romande, au rouchi, au wallon, au comtois, au Poitou, au Morvan, qui n’intéressent qu’en vue de l’accent, de la prononciation, et où des vocables depuis des siècles sortis de l’usage ont été barbarisés et déformés jusqu’à devenir méconnaissables. Il suffira, quant au moyen âge, de s’en tenir aux termes de coutume, d’arts, de métiers, aux expressions les plus répandues et les plus populaires, accréditées par les chansons de geste, les fabliaux, les chroniques, et l’on ne voit pas la nécessité de plonger si à fond dans l’archaïsme qu’on s’estime obligé d’accueillir des troupes de mots mal faits et passagers qui remplissent des compilations spéciales, en qualité d’historique. On ne croira pas manquer aux destinées de l’œuvre en repoussant également quantité d’appellations cosmopolites ramassées en tous les coins du monde, c’est-à-dire toute cette polyglotte inutile dont les voyageurs ont farci leurs volumes pour le plaisir de parler momentanément l’idiome du pays qu’ils visitaient. Enfin il sera permis d’opposer une digue salutaire au pêle-mêle des mots factices, hétéroclites, sans détermination précise, contraires au génie et à la formation de la langue, qui traînent dans les lexiques. contemporaine aura fait œuvre de science, a, néanmoins, ses mérites propres Cependant, après ces exclusions, après ces coupures et ces retranchements, notre matériel demeure colossal, et nul autre répertoire, fourni de textes, appuyé de citations, n’offre les proportions d’une aussi vaste mise en œuvre. C’est qu’en réalité nous avons voulu surtout dresser l’inventaire le plus riche, le plus varié des emplois de la langue française, prise à ses origines et suivie jusqu’à ses expansions toutes contemporaines ; c’est que véritablement nous avons mis là nos plus constantes préoccupations, sachant qu’elles répondaient à la curiosité la plus générale, aux besoins les plus quotidiens. Pour la matière scientifique, le Dictionnaire des Dictionnaires est la réduction simultanée des Dictionnaires spéciaux ramenés par l’étude des sources à une mise en œuvre originale. Pour la matière lexicographique, n’étant pas astreint à ces rigueurs de concentration, il procède avec ampleur, il s’étend au long et au large. Tout en ayant choisi pour modèle, quant à l’anatomie des articles, l’admirable travail de Littré, il le dépasse par l’abondance de la nomenclature, par la diversité des exemples et par l’extension du cadre des auteurs. Cela vaut bien que nous entrions dans quelques considérations particulières.

 

 

VI

 

 

Les Dictionnaires de langues, considérés purement comme un genre littéraire, ils ne jouissent que d’une estime relative. Qu’ils soient les pièces fondamentales des bibliothèques, nul n’y contredit : ils font perpétuellement besoin, nécessité. Mais les auteurs eux-mêmes, s’ils ne se connaissent point en dehors d’autres sujets qui les rehaussent, en reçoivent, d’habitude, plus de profit que de réputation. Ils sont les premiers à reconnaître la simplicité, la modestie, presque l’infériorité de leur tâche. Ils s’en excusent, pour ainsi dire, sur la raison d’utilité générale ; et ils s’effacent devant l’autorité des noms qu’ils citent, le prix des témoignages qu’ils invoquent, la valeur des documents qu’ils transmettent. — Du moins, c’est l’ordinaire ; car, de certains vocabulistes firent grand étalage de gloire dans l’annonce de leurs élucubrations patientes ; ainsi, parfois les avantages dont l’acquisition coûte le moins sont ceux dont on aime le mieux à se parer. — L’illustre Johnson, lorsqu’il produisait son vaste lexique de la langue anglaise, se jugeait presque audacieux de s’intituler un pionnier de la littérature. Bayle, qui fit autre chose qu’un dictionnaire de langue, s’étonnait, assez haut pour qu’on l’entendit, du succès de son ouvrage, une compilation informe, disait-il, un amas d’articles cousus à la queue les uns des autre. Et, chez ce critique philosophe, pourtant, s’alliaient en foule, avec la collection des expériences, des vues, des maximes, des faits collectionnés chez autrui, les idées originales et les suggestions primesautières. Les glossographes de Trévoux croyaient équitable d’avouer que les dictionnaires ne sont guère utiles qu’aux esprits superficiels et paresseux ; D’Alembert les déclarait impossibles à une lecture suivie. Voltaire doutait qu’ils valussent beaucoup plus que le flot méprisé des brochures. Enfin, aujourd’hui que le nombre s’en est excessivement accru, on aurait plus d’embarras à les justifier qu’à les louer, s’ils n’avaient pour eux de servir à la commodité universelle. Cette sorte de compilation, dont la philologie et ses difficultés réelles.

 

Quand l’artisan d’un dictionnaire ne voit pas là simplement un prétexte de reproduction facile et de plagiat autorisé, la tâche entreprise par lui s’impose alors à sa conscience comme une besogne lente et rude. A l’origine, un simple lexique de la langue paraissait exiger une telle intensité d’absorption, des comparaisons si longues, des recherches si ardues, qu’un vieil auteur, dans une épigramme latine citée fréquemment, attestait ciel et terre qu’il ne connaissait pas au monde de gêne ni de supplice comparables à l’ensemble des tourments et des peines nécessités par la confection d’un glossaire. En plein XVIIe siècle, le génie ne croyait pas s’abaisser en travaillant aussi à l’épurement ou à la classification des mots. A l’Académie, au sein de l’illustre assemblée, chacun y procédait avec une lenteur, avec une circonspection presque religieuse. Des mois, des années se passaient : on n’en était encore qu’à la révision de la première lettre. Et ceux qui assistaient aux séances, ceux qui avaient l’honneur d’être admis à reconnaître avec quelle censure minutieuse on épuisait jusqu’aux moindres synonymies ou de quelle façon subtile étaient décomposées les sens, ne s’étonnaient plus de la lenteur et de la difficulté d’un dictionnaire. Depuis lors, tant de travailleurs ont passé qu’ils ont rendu la voie tout unie, en apparence. Mais si le labeur s’est fort simplifié sur quelques points, les rénovations de la philologie lui ont imposé, sur le détail des choses, des règles bien autrement rigoureuses. Les définitions elles-mêmes, tant de fois reprise, copiées, transcrites ou retournées, rarement recommencées, demeurent encore la pierre de touche du véritable linguiste. Maintenant, comme jadis, il y a des mots, de ceux que Pascal appelle primitifs et qu’il compare aux premières choses sur lesquelles la géométrie opère, mais qu’elle n’explique pas, de ces termes fondamentaux, tels que : vie, âme, mouvement, espace, qui échappent absolument à l’expression concrète et dont on n’arrive qu’à donner qu’une dénomination vague ou qu’une figure plus ou moins approchante. Il en reste une foule d’autres qui réclament, pour être traduits exactement, une égale dépense d’attention scrupuleuse, d’analyses fines et délicates. Quant au classement définitif, et d’après des lois, des acceptions si nombreuses que chaque terme s’est appropriées en passant d’analogie en analogie, il est encore à créer. Tel philologue travaille dans le silence, qui caresse l’espoir de fournir bientôt à la psychologie " historique "un instrument d’une incomparable puissance. Et ce ne serait rien plus que la science constituée, reconnue de la transformation des sens.

 

Notre objet n’était point d’étudier systématiquement le vocabulaire de la langue maternelle, de manière à suivre, avec une rigueur presque mathématique, le mouvement de la pensée dans les changements de l’expression. Cependant, sans jamais perdre de vue que nous nous adressons à la majorité du public aimant surtout les expositions simples, notre effort constant aura été de maintenir l’accord entre nôtre rôle de vulgarisateurs et les données de al linguistique à son point actuel de perfection.

 

Fixer l’âge des mots n’a pas été notre ambition particulière. Opérant toujours d’après le choix des exemples empruntés avec une pleine indépendance au développement de notre littérature, on a souvent, et à dessein, négligé de ramasser des alliages de syllabes ou les bribes de phrases qui ne valaient que par le lointain de leur date. Mais, comme Littré, bien qu’ayant adopté une disposition différente de la sienne, les auteurs de la partie lexicographique ont jugé qu’il semblerait intéressant de retrouver le long des âges nos tournures les plus coutumières, et les premières formes, lorsqu’il y a eu changement de physionomie ou détournement de sens. Toujours attentifs à recueillir, dans les documents datés de la période médiévale, les expressions de bonne frappe, ils ont pu, maintes fois, grâce à d’heureuses rencontres, dresser l’historique complet des termes, avec leurs justifications anciennes, leurs garanties classiques, leurs plus récents témoignages, et avec les dérivations qu’ils subirent à travers les temps. Mais, afin d’éviter cette confusion que présente chez Littré le groupement en masse, le groupement systématique des documents antérieurs au XVIIe siècle, on les a disséminés dans le corps des articles, d’abord selon leurs analogies, puis selon l’ordre des époques ; présentant ainsi d’un seul coup d’œil le déroulement parallèle des siècles et des significations ; indiquant, en outre, à titre de renseignements supplémentaires, et toujours dans la monographie du mot : les acceptations démodées, les rapports archaïques qui complètent des séries de sens, les essais de restitution, sous une main habile et savante, de termes qu’on avait mal à propos laissé vieillir et tomber en désuétude ; enfin, les origines d’une infinité de locutions qui courent sur toutes les lèvres longtemps après que la valeur propre en a été perdue. Il n’entre pas dans nos desseins de retracer ici occasionnellement l’histoire des variations de la langue française, et de raconter en détail comment, par quelle série de transformations du latin populaire transporté en Gaule par les légions de César, a pu provenir tour à tour le français des serments de Louis le Germanique, celui de la Chanson de Roland, celui de Froissart, celui de Montaigne, celui de Bossuet, puis de Voltaire, puis de Chateaubriand, et enfin celui que parlent et écrivent, à l’instant même, les petits-fils de Balzac. Les matériaux de cette histoire sont distribués à travers l’œuvre, et on les y retrouve incessamment. Grâce à la succession des textes, on y voit de quelles manières, au moyen âge, cette langue jamais immobilisée se modifiait non pas seulement de siècle en siècle, mais presque de génération en génération ; grâce à la variété des nuances et de leurs métamorphoses, on y constate à quels changements profonds elle fut soumise avant de se voir plier à la forte discipline des contemporains de Vaugelas, et quelles altérations encore a du subir son organisme depuis l’heure trop passagère de son épanouissement classique, alors qu’on se serait imaginé qu’elle venait de recevoir des lois définitives. Il n’est pas jusqu’à ces façons de dire, éloignées des règles générales, qui s’appellent ou s’appelaient des gallicismes, et vont tous les jours s’oubliant, s’effaçant davantage, dont on ne puisse reconnaître et suivre les traces, dans nos articles, comme des signes d’époque. En un mot, la langue française est enfermée là, complète, — et ses annexes aussi, ses patois, ses dialectes, ses vocabulaires de convention.

 

Les patois ou langue du village, langue traditionnelle, ont reçu, chez nous, droit de bourgeoisie. Ils y postulaient à plusieurs titres pour leur quadruple valeur philologique, historique, locale et littéraire. Ils ont leur importance philologique ; car on y voit les débris précieux, quoique bien appauvris, bien déchus, des anciens dialectes provinciaux déprimés et supplantés par le dialecte parisien, à la suite du premier travail de centralisation monarchique, et après avoir vécu tous ensemble, pendant deux siècles, sur le pied d’une parfaite égalité. Il importe, à chaque instant d’y recourir, quand il s’agit d’établir, entre la langue du moyen âge et la langue moderne, un raccord authentique. En effet, que des vocables du temps des chansons de geste, dont on n’aurait jamais voulu voir l’usage se périmer, et dont il ne reste plus de traces vivantes que dans nos idiomes rustiques ! Singulier phénomène de conservation qui permet de retrouver chez des paysans demeurés dans un long éloignement des grandes voies de communication, le parler des trouvères et des fableors, celui de Joinville et de Froissart ! Aujourd’hui, tous ceux qui s’occupent de linguistique savent que les patois ont une grammaire aussi régulière, une terminologie aussi homogène, parfois une syntaxe aussi arrêtée que les langues savantes. Ils ont leur intérêt spécial et régional ; car les gazettes juridiques, les comptes-rendus des sociétés de province, les récits des exploitations agricoles, foisonnent de mots qu’il est utile d’enregistrer et nécessaire de faire comprendre. Enfin, ils ont, en propre, leur intérêt moral et intellectuel ; car le peuple des campagnes a gardé ses traditions naïves que l’on aime à recueillir avec une sorte de piété patriotique. Ce côté-là n’a pas semblé le moins digne d’inspirer la sympathie, l’étude, la curiosité, puisque la France entière s’est mise à dépouiller, province par province, ses productions de terroir, ses contes, chansons, légendes, cantiques et noëls, récits des veillées, imaginations de toutes sortes où tressaille la fibre populaire. La grande littérature elle-même en a senti l’attraction ; elle aussi s’est portée vers les patois, sous le prétexte de la couleur locale. Sans compter la comédie où, de date si ancienne, les Lucas et les Martine ont droit acquis de jargonner à leur aise, — le plus ordinairement à tort et à travers — pour exciter le gros rire des spectateurs, le roman de mœurs s’est accointé souvent avec la vraie langue paysanesque . Au XVIIIe siècle, c’était Rétif de la Bretonne dont les personnages parlaient quelquefois bourguignon. Ce furent, au XIXe siècle, George Sand et Balzac qui remirent à neuf de vieux mots très français, pris au lexique de nos provinces. Et la Picardie, la Normandie, le Morvan, le Poitou, le Quercy, le plantureux Nivernais, ont conservé leurs peintres fidèles, leurs conteurs adoptifs. L’application à récolter des formes anciennes qui bientôt auront disparu presque totalement du langage parlé de nos populations, ne se limite point à des recherches érudites ; il correspond à l’extrême faveur qu’ont obtenue, de nos jours, dans le domaine de la pensée, les études de campagne. Hier encore, on s’y jetait avec passion, à la suite des auteurs de la Mionette, de Madame Claude, de la Mare au Diable et de la Petite Fadette. Il semblait qu’en cherchant le drame, l’idylle, l’amour au village, on voulût, pour ainsi dire, retourner à la source des sentiments humains absorbés et dénaturés par notre civilisation. En cette époque d’expansion industrielle si avancée, un goût très vif nous pousse vers l’agreste, vers le primitif : nous avons tout un art nouveau, exclusivement adonné aux choses de la rusticité. Pour l’ensemble de ces motifs ; parce que les patois ont maintenu le sens précis d’un grand nombre de textes archaïques, dont il serait malaisé, sans eux, de rétablir l’exacte signification ; parce que ces demi-dialectes, qui n’ont pu devenir des langues, nous fournissent quantité de dénominations techniques, ailleurs dépourvues d’équivalents ; parce qu’ils ont aussi leurs documents et leurs témoignages, parce qu’ils parlent tour à tour à notre mémoire, à notre patriotisme, à notre imagination, le dictionnaire leur a ouvert ses colonnes, très généreusement.

 

Non plus ne les a-t-il pas fermées au parler populaire des grandes villes, à ces formes, à ces images peu délicates sans doute mais nettes, expressives, promptes à figurer les objets par des caractères sensibles. Complaisamment il accueille les révélations piquantes de nos parisianismes, dont les tournures et les périphrases ont parfois des côtés si pittoresques. Il s’est fait tout hospitalier à l’égard du néologisme, — néologisme de choses répondant à un objet réel ou a une nécessité, à un progrès, à une transformation du temps ; néologisme d’expression, capricieux, variable, éphémère, tantôt crée d’aventure parce qu’on ne voulut pas se donner la peine de chercher des synonymes anciens. Constamment le néologisme a provoqué la discussion et la critique, échauffé la verve des grammairiens pointilleux, effarouché les susceptibilités des puristes. Mais qui jamais en arrêtera la marche ? Qui donc prétendra fixer l’action toujours mobile de l’esprit acquérant des idées nouvelles, subissant des faits nouveaux, et chaque jour entraîné par les fluctuations des mœurs, de la politique, des goûts et des modes à percevoir les choses sous des aspects nouveaux ? Bon à l’Académie, dépositaire des traditions du goût et régulatrice de l’usage, admettre ou de repousser ce qui lui paraît innovation utile ou malheureuse audace. Le Dictionnaire des Dictionnaires a encouru bravement le reproche qu’on lui adresserait d’une indulgence excessive ; il a laissé passer, à titre d’essai, d’emploi curieux, de bizarrerie intéressante, tout ce qui n’était pas absolument contraire aux lois de la composition. Enfin, dans son large éclectisme, il a trouvé des coins réservés même pour y loger les métaphores de l’argot ; l’argot, la langue verte des bandits, cette langue indéfinissable qui a directement pour parente celle des bohèmes de tout pays, le slang anglais, le calo espagnol ; l’argot enfin, qui a sa littérature aussi, et se réclame des noms de Villon, d’Eugène Sue et de Victor Hugo.

 

Mais, de fait, le moyen âge, les patois, le parler populaire, les anomalies de l’usage et les singularités des auteurs, ne sont ici que des fragments complémentaires de la matière principale, c’est-à-dire de la bonne et durable langue française, justifiée par la pratique de nos trois grands siècles littéraires, consacrée par la sanction de l’Académie, constatée, fortifiée, embellie par les exemples des écrivains.

 

Les exemples sont l’accompagnement indispensable d’un Dictionnaire, à la façon dont on en comprend de nos jours l’exécution. Au XVIIe siècle, Richelet se prit à en insérer dans la trame de son vocabulaire, mais très clairsemés, mais répandus sans règle, au hasard de la rencontre. Voltaire y songea ; il fit clairement sentir de quel secours pourrait être une collection abondante d’extraits pour redonner du corps et de l’ampleur à la partie nue, décharnée, au squelette de la théorie. On n’ignore point la haute réputation dont jouit en Angleterre l’œuvre de Johnson, non pas seulement à cause de la sagacité si fine de la clarté si lumineuse qui en distinguent les définitions, mais pour le choix exquis des passages empruntés aux poètes, aux philosophes, aux théologiens les plus éminents de la littérature britannique. Ces passages ont été cueillis avec un tel art, disposés avec un tel goût, qu’on en répute la lecture attrayante, — témoin l’historien Robertson assurant avoir dévoré le livre d’un bout à l’autre. Et pareillement Littré, dans notre pays, a montré par une exécution magistrale combien l’intercalation des exemples sert à modifier, corriger, élargir la classification des sens. Il est parfaitement reconnu désormais qu’ils forment la partie la plus utile d’un Dictionnaire, et que les meilleurs éclaircissements sont là, soit que la valeur d’une expression vous échappe, soit qu’on ait des doutes sur la justesse et la propriété d’un terme. Ils en composent aussi la décoration et la richesse. De bonnes citations sont les fleurs qui émaillent les sèches plates-bandes du champ lexicographique. Mais ces exemples, dussent-ils représenter la quintessence du pur français, n’ont tout leur prix que lorsqu’ils viennent appuyés d’un signalement complet, d’une authentication entière et formelle, permettant de recourir aux sources, immédiatement et à volonté. La phrase seule, sans autre escorte que le nom de l’auteur, n’a plus assez d’autorité, elle ne contente en cet état, ni la vue ni la curiosité. La méthode rudimentaire de Bescherelle, de Poitevin, de Larousse, celle que nous avons suivie malheureusement au début, a été définitivement rejetée, en matière de philologie. Il convient que l’originalité des lectures ait son affirmation et son perpétuel commentaire. De plus, ce système d’indications constantes a des avantages péremptoires. En même temps qu’il apporte le nom de l’écrivain, le titre de l’oeuvre, le chiffre du folio, il procure l’heureuse facilité de ressaisir aussitôt l’origine exacte d’une foule de textes en vers ou en prose qui flottent à l’état vague dans l’esprit des lettrés. En rendant fort aisées les lectures et les recherches, il y provoque ; par l’assurance d’une satisfaction prompte, il suscite, à toute occasion, le désir de connaître davantage, le besoin de savoir le commencement et la fin. Sur un lambeau de discours ou de narration, qu’on entrevoit, d’aventure, brusquement une idée s’éveille, irrésistible, et l’esprit se sent entraîné dans une voie inattendue. C’est une scène entière, un épisode, un fait oublié, qu’il reconstitue sur-le-champ ; c’est une discussion scientifique à laquelle il se mêle tout à coup et dont il veut avoir la solution ; c’est un sujet d’histoire dont l’allusion a frisé d’anciens souvenirs, et avec lequel on rentre aussitôt en communication en feuilletant à nouveau des livres depuis trop longtemps négligés. Heureuses reprises de l’intelligence et de la mémoire ! Et comme on a vite perdu de vue le modeste point de départ, l’humble phrase, qui a donné le branle à cette soudaine curiosité !

 

En 1877, Littré écrivait à un savant professeur, linguiste aussi, à qui son Dictionnaire et le nôtre auront dû bien des enrichissements offerts d’une main libérale, Littré, dis-je, écrivait à M. Delboulle, l’auteur des Matériaux pour servir à l’histoire de la langue, que s’il eût eu à recommencer, il aurait soigné davantage les exemples, choisi de prédilection les exemples signifiants, les plus belles pensées. Dans ce choix nous avons apporté, autant du moins qu’il était possible, une attention particulièrement vigilante. Il ne se voit guère d’écrivain un peu digne de ce nom, dont il n’y ait à détacher quelques agréables morceaux, quelques jolis échantillons, méritant de survivre au naufrage de son œuvre. A plus forte raison est-ce tout charme et plaisir de découper, dans les pages des maîtres, l’expression pure ou la noble maxime. Du moyen âge nous avons tiré, en dehors des simples constatations historiques dont il faut se contenter la plupart du temps, ce que nos vieux auteurs recèlent de meilleur : emplois vifs, originaux, instructifs et d’un style net, sauf la vétusté. Pour le XVIe siècle, nous avons moissonné copieusement sur la riche floraison de la Pléiade, de Montaigne, d’Amyot, de saint François de Sales, et colligé avec abondance les poètes, les historiens, les conteurs. Au XVIIe siècle, à cette ère d’épanouissement et de maturité où nos séjours se sont prolongés de préférence, nous avons demandé bien des courts modèles de ses qualités harmonieuses : l’ordre, la clarté, la mesure, le bon goût, l’élégance. Et le XVIIIe nous a distillé le suc de sa prose abstraite, la mangue de Montesquieu et de Condillac, joint à la pompe de Buffon, au coloris de Rousseau, à la vivacité de Voltaire. Sur ces divers domaines nous nous sommes rencontrés maintes fois avec Littré ; maintes fois nous lui avons emprunté des parcelles de ses richesses documentaires, et nous le reconnaissons avec une franchise égale à celle de l’illustre savant lorsqu’il soldait et au-delà son compte de débiteur envers Pougens et Lacurne de Sainte-Palaye. Il est impossible, en effet, que les auteurs de Dictionnaires ne se prêtent, à l’occasion, un appui mutuel ; et tel collecteur d’exemples se montrerait fort chatouilleux sur la propriété de ses citations, fussent-elles de première ou de deuxième main, qui ne pourrait s’empêcher de mettre constamment à contribution les travaux de ses émules, ici pour fortifier un article, là pour remplir une lacune. N’est-ce pas tout à fait le cas d’appliquer cette sage maxime de Cicéron, qu’il ne faut pas être trop âpre à défendre son droit, et qu’il est souvent bon d’en abandonner quelque chose ? Si riche que soit un lexicographe de son propre fonds, que de lectures lui auront échappé ! Force est à lui de jeter les yeux fréquemment sur la tâche d’autrui, afin d’en tirer secours, aide, enrichissement. Ce sont des corrections indiquées, des oublis réparés, ou des leçons précieuses dont il est indispensable de faire son profit, et qu’on se prête réciproquement. Donc, même en le devançant et en l’antidatant par rapport à l’histoire d’une multitude de termes, nous avons utilisé Schéler pour l’éclaircissement des doutes étymologiques ou Lafaye pour la théorie et les distinctions subtiles des synonymes. Mais il est un point où nous avons dû nous séparer définitivement : nous avons cheminé seuls à travers le dix-neuvième siècle parce que nous voulions poursuivre la route jusqu’au bout et ne nous arrêter qu’à la limite extrême. Littré pensait avec sa haute raison que les auteurs anciens avaient la prédominance sur les nouveaux, en ce qui regarde la connaissance des significations. Il constatait, toutefois, que les modernes méritaient d’avoir leur tour ; car ils témoignent de l’état présent de la langue, ils indiquent ce qui leur est essentiellement propre : les nouvelles acceptions, les nouvelles combinaisons, ce qu’il appelle les nouvelles faces des mots. Excellent principe, excellente théorie, mais dont il n’a pas osé la mise en pratique. Il est resté à la marge de notre époque. Fût-ce hésitation ou scrupule, défaut de temps ou manque d’espace : il s’est arrêté à mi-chemin de al période contemporaine. Il s’est contenté d’écorcer une matière extraordinairement riche, d’en détacher quelques minces lamelles, et cette pénurie inflige à son œuvre admirable à tant d’autres égards une infériorité certaine. Victor Hugo et Lamartine y sont rares. Musset n’y paraît guère. Sainte-Beuve n’y brille que par étincelles fort distantes. On y cherche la phrase étonnamment surchargée et pléthorique de Théophile Gautier, mais si pleine de mots à saillie et à reliefs, si décorative ; on y cherche encore, à l’état de menus fragments, de courts lambeaux, d’apparences, de souvenirs, de simples rappels nominatifs : la perfection classique de Mérimée, la flexible élégance de Nodier, la période solide de M. Sacy, la diction sobre et forte de Guizot, l’ampleur harmonieuse et mâle de ces prosateurs de premier ordre : Lamennais, Augustin Thierry, et de ce vigoureux poète Leconte de Lisle ; la limpidité de George Sand, l’éclat pictural de Paul de Saint-Victor ou d’Eugène Fromentin ; et la langue technique, individuelle, de Balzac et de ses descendants, de Flaubert et des Goncourt, ces infatigables curieux de la civilisation moderne, ces malades de la passion du style compliqué, savant, rempli de nuances et de recherches.

 

Je sais bien qu’on professe d’extrêmes sévérités à l’égard de la littérature du XIX° siècle et que surtout on incrimine fort celle d’aujourd’hui ; je sais bien qu’on l’accuse de phraséologie vague et d’affectation, de raffinement excessifs et de byzantinisme ; Mais, en regard de ces vices inhérents aux époques décadentes, — si décadente il y a, — quelle science de l’agencement des phrases, de la juxtaposition des syllabes, de la couleur ou de la sonorité des mots ! Quelle luxuriance de vocabulaire dans cette prose soulignée où chaque terme a son caractère, son aspect, sa résonnance, sa similitude, et quelle érudition de style chez ces écrivains capables de fixer, par une notation précise et rare, les nuances de tous les sentiments, les expressions de tous les arts, les détails de tous les métiers, les formes de tous les objets ! Heureuse la souplesse de leur plume ! Ils auront des termes pour exprimer l’inexprimable, des prestiges de langage pour rendre visibles les parfums légers, les lignes fuyantes, les ondulations indécises, les procédés pour rendre saisissants les moindres accidents de la nature et les détails les plus insaisissables, les transparences de l’air, les contours vaporeux d’un paysage, le silence des lieux et jusqu’à ces couleurs d’ombre auxquelles on ne saurait donner de nom. Le grammairien et le critique peuvent avoir leurs sujets de blâme ou leurs réserves à établir sur les débordements d’une langue qui tend continuellement à reculer ses bornes, sur des confusions d’esthétique et des transportations d’art qui déroutent le goût traditionnel, bouleversent les anciennes démarcations ? Comme ils opèrent sur l’ensemble des résultats, c’est leur rôle de juger, selon leur conscience, ce qu’ils estiment bon ou mauvais, avantageux ou nuisible. Le lexicographe, lui, qui procède sur l’isolement des mots, et pour qui chacun d’eux, nom, verbe, qualificatif, a sa valeur égale, qui tranche et coupe où il veut, sépare et taille où il lui plaît ; ce persévérant glaneur n’y trouve, en somme, que profits à recueillir. A ce travail de fourmi toute miette est bonne ; et les intempérances et les excès des auteurs fournissent aussi à la récolte. De la phrase brisée, contournée, choquante dans sa masse, par ses singularités de syntaxe et de vocabulaire, on efface, on retranche la superfétation ; et l’on garde, trouvaille heureuse ce qui en fait le nerf et la moëlle. Nul ne l’ignore : le degré de perfection où est parvenue la langue descriptive est le propre de notre siècle ; jamais on ne porta si loin le talent de parler aux yeux. L’abus d’une habileté plastique, matérielle, où les sentiments souffrent, où les peintures morales sont sacrifiées, en est, par contre, le défaut trop marquant. Mais pour un ouvrage de linguistique, que de vocables expressifs à butiner, dans ces séries de tableaux à la plume, dans ces enfilades de descriptions circonstanciées comme des inventaires où chaque objet a son équivalent technique ! Quelle mine à exemples ! Nous avons creusé cette mine, de même que nous avons approfondi les couches successives des siècles antérieurs. Ainsi, les époques nous auront prodigué, tour à tour, leurs types et leurs caractères, leurs idées et leurs mots. S’il est vrai qu’une langue est la forme visible de l’esprit d’un peuple, notre œuvre devra plaire non seulement à al majorité du public, mais aussi bien aux lettrés, aux humanistes, par l’abondance de traits originaux, de citations attrayantes, d’expressions inattendues qui s’y rencontrent de toutes parts.

 

 

VII

 

 

Pas à pas, nous avons fait le tour des matières qui composent notre encyclopédie, et nous en connaissons assez maintenant la distribution et la portée. Scientifiquement, c’est l’exposition rapide et désintéressée, l’enregistrement pur et simple, sans parti pris d’école ni de système, des conceptions, des découvertes, dans tous les genres, dans tous les lieux. En cela pareille, quant au dessein, aux entreprises de même destination qui lui ont frayé la voie, elle garde sur elles le précieux avantage de provenir de l’information la plus récente et du dernier contrôle, de présenter la science à son maximum de progrès. Dans les sujets de haute généralité, elle trace les linéaments de cette philosophie première, d’où sortent les connaissances que l’esprit peut acquérir. Sur les questions de vulgarisation élémentaire, elle s’emploie à rendre accessibles aux intelligences moyennes les secrets du monde et de la nature. Ailleurs, elle achève, par le détail biographique, ce qu’auront eu d’incomplet des théories trop condensées. Historiquement, elle apporte, avec la fragmentation de ses articles, la formule expressive, l’image abrégée de chaque race, de chaque groupes de faits, de chaque individualité marquante admise à son rang dans l’élite progressive de l’humanité. Philologiquement, — et c’est là son originalité propre, ce qui la distingue éminemment des autres encyclopédies — elle donne l’index universel, non seulement des mots dont les auteurs se sont servi, à toute date, mais des innombrables acceptions, anormales ou figurées, auxquelles ils ont plié et accommodé le langage de leur époque. Elle réunit, en un seul cadre : la fleur des glossaires du moyen âge, l’historique des mots, le parler populaire, les dialectes de provinces et les termes d’usage courant ; elle offre le Thesaurus le plus complet qu’on ait encore publié de la langue française. Dans le même espace, elle enferme l’histoire des auteurs et la moëlle de leurs écrits. Elle résume et concentre les dictionnaires spéciaux ; et, sans prétendre à les supprimer, elle aspire à en tenir lieu. Enfin, instruire, intéresser le plus grand nombre possible en fournissant le plus possible aussi de faits et de notions exprimés sous des formes brèves, c’est le but général où elle vise.

 

Frédéric LOLIEE