PRÉFACE DU NOUVEL ÉDITEUR
Lorsque nous avons été chargés de préparer une nouvelle édition du Dictionnaire des Synonymes de la langue française de M. Guizot, nous avons pensé que le titre même du livre devait nous servir de guide, et qu'il ne fallait, sous aucun prétexte, nous écarter de ce programme tracé à l'avance. Nous nous sommes donc borné volontairement, et l'ouvrage que nous donnons aujourd'hui au public n'est et ne veut être qu'une édition nouvelle du Dictionnaire des Synonymes de M. Guizot. Qu'on nous permette d'expliquer notre titre ; on connaîtra ainsi notre travail, le champ parcouru, les limites que nous nous sommes assignées, les tentations auxquelles nous avons résisté. Nous espérons que l'on nous tiendra compte de nos efforts pour vaincre la difficulté et nous vaincre nous-mêmes.
L'étude des mots peut se restreindre aux mots eux-mêmes : c'est alors la philologie ; elle peut, portant plus haut sa visée, considérer dans les mots, non les mots, niais les idées dont ils sont les figures, et chercher, en définissant exactement les mots, à définir exactement les idées ; elle rentre alors dans la philosophie. Un dictionnaire des synonymes doit définir les mots pour définir les différences de sens qui les distinguent, et les mots ne peuvent le plus souvent se définir que par la définition des idées qu'ils sont chargés de représenter ; pour arriver à la définition exacte des mots, il faut se servir de la philologie, remonter à l'origine des mots, noter les radicaux divers qui font la différence du sens, ou les modifications d'un même radical qui servent à distinguer entre eux les mots d'une même famille. Il se présente tout d'abord une double tentation, un double danger : la philologie vous retient, la philosophie vous appelle et vous entraîne. Comment éviter de tomber dans l'un ou dans l'autre de ses excès, de dépasser le but, ou de prendre pour la fin même du travail ce qui est réellement et doit rester uniquement un moyen? de n'être ni exclusivement philosophe, ni exclusivement philologue? Il n'y a qu'une manière, c'est de ne pas oublier qu'on fait un dictionnaire et un dictionnaire des synonymes.
Je dis un dictionnaire, c'est-à-dire un recueil où les lecteurs puissent trouver facilement, promptement, les mots dont ils ont besoin ; un manuel que son étendue ne rende pas plus difficile à consulter, mais à la fois plus clair et plus complet, où soient distingués et définis les mots qui courent le risque d'être confondus. Un dictionnaire n'est pas fait pour être lu de suite, et combien de lecteurs trouverait-on qui s'engagent, quel que soit d'ailleurs le mérite du livre à lire, je ne dis pas l'ouvrage en entier, mais même un chapitre, quand ils ne demandent que la définition d'un terme, ou la comparaison d'un nombre déterminé de mots? Il est donc nécessaire que les articles y soient indépendants, et puissent, pour ainsi dire, être détachés à mesure que le besoin du lecteur le réclame ? Un ordre méthodique, même excellent au point de vue de la science, serait inutile, gênant même. Quel ordre faut-il donc suivre ? Celui qui est usité dans la plupart des dictionnaires : l'ordre alphabétique. Un index ne serait ni un aide, ni un remède. Car, soit que, partant des idées pour arriver aux mots, comme l'ont fait MM. Grégoire et Barrault dans leur excellent Traité des Synonymes latins, couronné par l'Académie française, on divise l'ouvrage en un certain nombre de classes, faisant entrer dans la première tous les termes qui concernent la Divinité, la religion, le monde physique, dans la seconde, ceux qui ont rapport à l'homme physique, dans la troisième, ceux qui ont rapport à la psychologie, etc. ; soit que, avec M. Doederlein, on range les mots suivant leur étymologie, il est impossible, dans le second cas comme dans le premier, qu'il ne soit pas nécessaire pour le lecteur de remonter d'un article à l'autre, afin d'avoir l'intelligence de l'article auquel il s'adresse particulièrement, et l'index qui l'a renvoyé à la page et au numéro ne peut le dispenser de recourir, pour comprendre des idées coordonnées, à l'idée première et principale, ni de recourir, pour comprendre les modifications d'un même radical, au sens primitif de même radical à son état le plus simple). L'ordre alphabétique, qui a pour conséquence l'isolement et l'indépendance de chaque article, échappe seul à, un pareil inconvénient qu'un système, quel qu'il soit, ne peut éviter, puisqu'il l'amène. Sans cet ordre, on peut faire un traité philologique ou un traité philosophique ; avec cet ordre seulement on peut faire un dictionnaire.
Nous avons dit que, pour déterminer le sens des mots, il faut avoir recours à l'étymologie, en ayant soin, toutefois, de ne prendre jamais que des étymologies évidentes et incontestables. En observant un certain nombre de mots composés, on a remarqué qu'une même terminaison ou un même préfixe, en un mot les mêmes modifications appliquées à des radicaux divers amenaient dans la signification des mots des modifications analogues. Roubaud a le premier entrevu cette loi ; M. Guizot l'a déterminée dans la préface de son dictionnaire ; M. Lafaye l'a appliquée dans tous ses détails. Après son travail éminent, couronné par l'Académie, pouvait-on encore laisser subsister les articles des synonymistes qui l'avaient précédé, ou en entreprendre de nouveaux sans suivre ouvertement la même méthode que lui? Oui, si l'on voulait faire un dictionnaire, si l'on voulait seulement distinguer les mots synonymes, et non déterminer, comme il l'a fait, l'influence des préfixes et des terminaisons sur les radicaux. Dans le travail de M. Lafaye, les synonymes ne sont que des exemples qui viennent confirmer les règles de la formation des mots, tandis que dans un dictionnaire les règles ne sont que des moyens pour arriver à distinguer entre eux les mots synonymes. Le travail de M. Lafaye est un guide excellent et sûr pour qui veut faire un livre de cette sorte ; il n'est pas le livre même. Quand un dictionnaire des synonymes ne servirait qu'à montrer, à côté des règles fixes et absolues, les exceptions qui y échappent, il serait encore utile : car les règles de la philologie ont leurs exceptions aussi bien que les autres, et il en faut tenir compte. Une langue ne se forme pas sans obéir à des lois immuables ; mais l'usage a aussi ses caprices et la langue sa liberté. Dans le dictionnaire aussi bien que dans la grammaire d'une langue, les exceptions sont souvent des idiotismes ; il serait injuste de les oublier. Ensuite il est facile de concevoir qu'en appliquant une méthode rigoureuse à des recherches où la sagacité et le bon sens ont presque tout fait jusqu'à présent, en présence de lois évidentes et positives on serait entraîné à exagérer quelquefois leur puissance, à leur attribuer des effets qui ne leur appartiennent pas, à vouloir, comme Roubaud, introduire dans la langue des mots qui n'y ont jamais été, ou qui sont tombés en désuétude. Qu'il nous soit permis de citer un exemple d'autant plus évident que nos conclusions sont les mêmes que celles de M. Lafaye, quoique le point de départ de nos recherches ne soit pas le même que le sien. En comparant les terminaisons ent et ion, il met en présence les mots sentiment et sensation ; il attribue à la terminaison seule les différences qui les distinguent, et il leur suppose exactement le même radical. Il est certain cependant que sentiment vient du verbe sentir, latin sentire, tandis que sensation vient du substantif sens, latin sensus. La sensation est l'effet qu'une cause étrangère produit sur nos sens ; le, sentiment a son siège en nous, ou, s'il est le produit d'une cause extérieure, c'est un effet modifié en nous. C'est parce que nous avons des sens que nous sommes susceptibles de sensations ; c'est parce que nous sentons que nous sommes capables de sentiments. Nous ne développons pas ; nous l'avons dit, nous arrivons aux mêmes résultats que M. Lafaye, mais notre méthode est différente ; ou du moins nous n'attribuons pas comme lui à une cause unique, à la terminaison, les différences des mots que nous comparons. Dans ce même chapitre, M. Lafaye cite un certain nombre de mots aujourd'hui oubliés, et définitivement remplacés par leurs synonymes ; et, au lieu de conclure, de cette désuétude où ils sont tombés, à leur inutilité, il les regrette, sans doute comme des exemples nécessaires à la règle qu'il a posée comme absolue. Loin de nous la pensée de reprocher à M. Lafaye sa rigueur mais, tout en lui en faisant un mérite, nous faisons un mérite à un dictionnaire d'avoir aussi sa rigueur à lui : nous montrons en même temps que cette nouvelle édition du Dictionnaire des Synonymes a encore son opportunité et son utilité par cela même que c'est un dictionnaire.
Ce sont bien des synonymes. Les sciences ont, comme les peuples, des nationalités distinctes ; elles forment, comme eux, des alliances et se prêtent un mutuel secours ; il en est même qui ont l'esprit de conquête ; la philosophie, pour sa part, rêve l'empire universel. Recevant dans son vaste sein toutes les sciences qui semblent couler vers elle, elle voudrait les absorber et leur faire perdre jusqu'à leur nom. La synonymie l'a tentée. C'était un rêve ambitieux, mais un beau rêve que celui des encyclopédistes qui voulaient, dressant comme un inventaire de toutes les connaissances, de toutes les idées humaines, mettre les hommes non-seulement en possession de la vérité, mais encore en garde contre l'erreur, non-seulement trouver la vérité, mais encore la fixer. Pour coordonner, comparer, distinguer les idées entre elles, ils ont été amenés à faire des sortes de synonymes ; mais plus frappés de la confusion des idées que de la confusion des mots, ils ont mis en regard des mots dont la distinction est établie dans tous les esprits et saute en quelque sorte aux yeux. Deux idées peuvent se tenir si étroitement qu'il est difficile de savoir le point précis où l'une finit, où l'autre commence, sans que, pour cela, les mots qui servent à les exprimer puissent jamais être pris l'un pour l'autre. Un dictionnaire de synonymes doit se borner aux mots ; et si, de temps en temps, il est obligé de pénétrer au fond des idées pour y trouver la différence des termes, la philosophie (si la définition des idées abstraites peut mériter ce nom) ; la philosophie ne doit être encore qu'un moyen. Il y a une grande distance entre le sens d'un mot et l'idée représentée par ce mot, entre ce que l'on entend universellement par un mot et tout ce que l'on doit comprendre par ce mot. Tout le monde, par exemple, sait que l'on entend par âme la partie immatérielle de notre. être, opposée au corps ; est-ce là tout ce que la philosophie doit enseigner ou chercher à savoir sur l'âme? Non, sans doute : son essence, sa nature, ses facultés, son action, tout cela est de son domaine. Un dictionnaire des synonymes ne doit pas aller au delà d'une définition générale, quoique précise, qui, en empêchant de confondre le mot avec un autre mot voisin, suffise au lecteur qui veut connaître leur différence ; il doit définir les mots, non les idées. A vouloir trop approfondir son sujet on l'obscurcit quelquefois, et, pour satisfaire les lecteurs philosophes, on écarte ceux qui ne le sont pas et pour lesquels surtout est fait un dictionnaire de synonymes. Ce n'est pas là que les philosophes iront chercher la définition ni la distinction de leurs mots. La philosophie fait elle-même son vocabulaire ; chaque école, chaque philosophe a le sien ; un dictionnaire de synonymes doit chercher à n'avoir point de contradicteurs, et la philosophie ne peut manquer d'en avoir ; et de tous les langages, le langage philosophique est celui qui a le plus de complaisance à tout dire et le moins de fixité.
La langue française a, par-dessus toutes les autres, un caractère de fixité auquel elle doit son empire. C'est surtout en France qu'un dictionnaire des synonymes est utile ; il peut contribuer à conserver intacte la précision de la langue. Mais il faut qu'il s'appuie sur des fondements solides et se présente soutenu d'une grande autorité. C'est ce que M. Guizot avait compris en publiant son Dictionnaire des Synonymes, et est peut-être à ce mérite plus qu'à tout autre qu'il a dû son succès non interrompu. Girard, Beauzée, Roubaud avaient créé la synonymie française et, chacun dans sa voie, lui avaient fait faire de rapides progrès. Maîtres et modèles, leurs noms avaient de l'éclat et de l'autorité, mais leurs oeuvres séparées se faisaient une funeste concurrence au lieu de se prêter un mutuel appui. Les complétant, les éclairant et les corrigeant les uns par les autres, M. Guizot les associa, pour ainsi dire, et les fit travailler en commun. De cette façon, l'ouvrage de M. Guizot était le dictionnaire classique des synonymes. On y trouvait ramassée toute la synonymie française, et l'auteur, en y ajoutant des articles d'une logique inflexible et d'une netteté incomparable, se mettait lui-même au nombre des maîtres dont il publiait et revivifiait les travaux, et il faisait de son dictionnaire le plus complet en même temps que le plus accrédité. C'est ce double mérite que nous avons tâché de lui conserver. Le nom de l'auteur, le succès et le temps nous ont fait un devoir de traiter les articles de M. Guizot de la même manière qu'il avait fait ceux de ses devanciers ; ils appartiennent, en quelque sorte, à la tradition.
Non content de nous être ainsi placé sous la protection de ces grands noms, nous avons tenu à confirmer les définitions de nos auteurs par des exemples tirés des grands écrivains français. C'était, on le voit, continuer, en y pénétrant plus avant, la voie de M. Guizot. Nous n'avons pas voulu cependant multiplier jusqu'à l'excès ces exemples, ni les prodiguer à des mots qui ne nous ont pas semblé avoir un caractère suffisamment littéraire. Il en est, en effet, un grand nombre qui appartiennent au style de la conversation, qu'on aurait pu néanmoins trouver employés, dans les auteurs classiques ; mais outre qu'il se rencontrait des exemples contradictoires qui témoignaient du peu d'importance que nos grands écrivains avaient attaché au choix de ces mots, il nous a semblé puéril d'insister sur le sens fixe et traditionnel de certaines expressions. Nos exemples sont donc peu nombreux ; nous les avons, autant que possible, pris concluants ; nous avons quelquefois emprunté à La Bruyère une suite de pensées qui ont formé presque tout un article ; c'était encore imiter M. Guizot et faire son dictionnaire encore plus sien, tout en en faisant une édition nouvelle.
Nos additions sont de deux sortes ; d'abord nous avons refait, à la suite des articles anciens, de nouveaux articles qui les expliquent ou les complètent ; nous avons ensuite ajouté un certain nombre de synonymes qui ne se trouvaient pas dans les précédentes éditions. D'après ce que nous avons dit plus haut, on doit s'attendre à ce que nous ayons été prudent et réservé ; mais les auteurs des articles ont écrit pour les lecteurs de leur temps, et on rencontre dans leurs ouvrages des passages qui semblent obscurs à cause des finesses ou des allusions facilement saisies en leur temps, plus difficiles à comprendre à distance ; chaque siècle, chaque année peut être a ainsi son langage courant et vivant, lettre morte pour ceux qui n'y ont pas été initiés ; de ces nouveautés, un bien petit nombre se fixe et demeure. Le XVIIIe siècle était un temps de lutte, d'hostilité sourde et de guerre ouverte, de licence effrénée sans liberté, où l'on osait tout penser sans oser tout dire, et l'on retrouve, dans les moins ardents et les plus innocents de ses écrivains, des audaces et des réticences qui sont devenues au moins inutiles. Les. mots prennent les passions des hommes, et ce ne serait pas une histoire sans curiosité ni sans profit que celle qui s'attacherait à raconter les haines, les combats qu'ont excités certains mots avant de venir prendre tranquillement leur place dans le dictionnaire. Ainsi rétablir le sens réel, presque définitif, de certains mots, qui, au XVIIIe siècle, était trop restreint ou trop étendu ; expliquer certains articles écrits pour leur temps et dont des lecteurs modernes auraient eu difficilement l'intelligence, tel a été le plus souvent notre travail. Il a été d'autres fois plus ambitieux ; l'étude de la langue française, l'érudition nationale s'est beaucoup développée depuis quelques années ; nous avons cru devoir profiter de ses travaux et de ses découvertes, et nous avons pu, grâce à elle, rétablir sur des fondements plus solides, avec une méthode plus sûre et plus nette, des distinctions trop subtiles ou trop vagues. Mais toutes les fois que nous avons refait le travail de nos auteurs, nous avons tenu à laisser subsister leurs articles, afin que le lecteur pût juger par lui même de la nécessité et de la nouveauté de nos corrections ; nous les avons toujours signées, afin d'en être seul responsable. Nous avons été moins respectueux pour les étymologies de Roubaud, systématiques et souvent fausses ; personne ne nous reprochera, sans doute, de l'avoir ramené au latin ou au vieux français toutes les fois qu'il s'égarait dans le celtique, ou dans je ne sais quelle langue primitive qui tend à faire sortir presque tous les mots d'un nombre extraordinairement restreint de radicaux premiers. Nous n'avons même pas voulu exagérer les étymologies latines, et nous ne les avons citées qu'avec prudence et à bon escient.
Pour les articles nouveaux, nous avons eu plus de liberté et le choix de la méthode. Nous n'avons fait que ceux qui nous ont paru nécessaires : il n'y a pas dans une langue un nombre fixe de mots synonymes ; mais dans cette continuelle fermentation d'une langue toujours en travail, les mots se rapprochent ou s'éloignent, de sorte qu'on est étonné qu'il ait été en un temps nécessaire de distinguer entre eux des mots qui sont tout différents aujourd'hui, et qu'on en ait laissé passer, sans les distinguer, d'autres qui, aujourd'hui, se présentent ensemble à notre pensée et font hésiter notre plume. Nous avons du reste accepté le sens moderne de ces mots, en l'expliquant et en le justifiant, en montrant qu'il n'est le plus souvent que le développement du sens primitif. Sans suivre servilement aucun de nos auteurs, nous avons cependant évité ce qui aurait pu sembler trop personnel dans notre méthode, et nous l'avons plutôt dissimulée que fait ressortir. Les fruits de la science sont rarement précédés de fleurs, et beaucoup de gens ne les aiment que tout cueillis. Nous avons encore eu soin de ne nous servir presque jamais de mots techniques ou abstraits ; et quand nous avons été obligés d'en employer, nous avons eu la précaution de les expliquer à mesure, convaincus à l'avance que le lecteur sait gré à l'auteur qui songe, en écrivant, à ceux qui doivent le lire, et qu'il n'est pas bon qu'un dictionnaire des synonymes, pour être compris, ait besoin d'un dictionnaire philosophique. Nous avons donc surtout tâché d'être clair, et nous avons confirmé nos définitions et nos distinctions par des exemples.
Ce sont du reste les exemples qui nous ont toujours guidé. Quand nous en avions réuni un certain nombre, nous remplacions, dans ces exemples, les mots synonymes entre eux et nous remarquions la pensée des auteurs. Nous finissions par trouver une cause commune à ces différences et nous la prenions comme point de départ de notre article ; en général, nous commençons par noter le sens commun aux mots que nous comparons, et nous les montrons s'éloignant à mesure davantage les uns des autres. Un moyen grammatical qui nous a assez souvent réussi a été de rechercher quelles sortes de mots formaient ceux que nous comparions, et d'après la nature de leurs composés nous retrouvions la nature des simples. Ainsi de ce que craindre fait craintif, tandis que redouter ne fait que redoutable, nous avons conclu que l'on pouvait craindre par pusillanimité naturelle et sans qu'il y eût de danger véritable, tandis que l'on ne redoutait le plus souvent qu'un danger qu'on avait raison de craindre. (Voir ces mots.)
Qu'on nous permette encore de citer quelques applications particulières qui feront comprendre la manière dont nous avons travaillé.
Il nous a semblé qu'en considérant deux substantifs qui expriment une action ou un fait, il ne faut pas toujours chercher la différence dans la nature même du fait ou de l'action, mais examiner si l'un des deux n'exprime pas l'action par rapport à son auteur, et l'autre par rapport à celui qui l'a subie. Prenons un exemple : affront, insulte. Un soufflet est un affront, c'est aussi une insulte. Ce n'est donc pas la nature du fait qui cause la différence. Mais un affront est une injure reçue, tandis qu'insulte est une injure faite. Il y a la différence de l'auteur à celui qui souffre, du sujet à l'objet. Maintenant nous pouvons rattacher cette observation à la précédente : insulte a fait insulter, insulteur. Affront est en ce sens un mot isolé, et si affronter doit en être rapproché, il veut dire braver, opposer, offrir le front, être prêt à recevoir. Tirons maintenant une conclusion morale : l'insulte peut n'être outrageante que pour celui qui la fait ; l'affront couvre de honte l'insulté. On ne doit jamais insulter personne ; il est permis, c'est quelquefois un devoir de faire un affront à qui le mérite. (Voir ces mots.)
Pour les adjectifs, il en est qui expriment une qualité, les uns comme existant réellement, les autres comme possible. Par exemple : odieux veut dire qui est haï ; haïssable, qui est digne de l'être, qui peut l'être. Ainsi une chose est odieuse à une seule personne, en un moment donné, sans l'être d'une manière absolue ; au contraire, la chose haïssable est digne de l'être de tous et toujours. Mais le fait peut s'étendre et devenir général ; ce qui m'est odieux peut devenir odieux à mon voisin, puis à tout le monde. Comme le fait est plus puissant que la possibilité, odieux dira plus que haïssable. La chose haïssable pourra, tout en méritant la haine, ne pas la soulever ; elle peut rester inconnue ; tandis que la chose odieuse, pour avoir ce caractère d'une manière générale, a besoin d'être connue, répandue, haïe effectivement de tous.
Quant aux verbes, notre principe a été de ne jamais regarder notre travail terminé tant que nous n'avions pas considéré . 1° le verbe en lui-même, c'est-à-dire l'action indépendante de son sujet on de son objet ; 2° le verbe quant à son sujet, 3° le verbe quant à son régime. Par exemple, pour le verbe finir nous nous sommes posé ces trois questions : Qu'est-ce que finir? Dans quel état est celui qui finit ou qui a fini une chose? Dans quel état est la chose finie?
On voit maintenant nos efforts ; nous demandons de l'indulgence pour les résultats. Nous avons voulu être utile ; en nous jugeant, il sera juste de ne pas oublier quel a été notre but, où nous avons borné notre ambition. Nous sommes du reste responsable de tout ce qu'il y a de nouveau dans le Dictionnaire de M. Guizot, et si nous ne craignons pas de mettre notre nom à la suite et au-dessous d'un nom illustre, c'est qu'il nous semble qu'il y a plus de modestie à accepter qu'à éviter certains rapprochements.
V. Figarol
Je n'ai rien à ajouter à cette lucide exposition des motifs et des limites d'un travail qui complète et perfectionne ce Dictionnaire sans en altérer la pensée première et le but usuel.
Guizot
Val-Richer, 1859