13. Linguistique, métalinguistique, épilinguistique

13.1. Résolution d'un conflit scientifique et politique : la naissance de la dialectologie

Au terme de ce parcours d'un siècle d'évolution de la langue et de ses modes de réflexion théorique, nous retrouvons là, une dernière fois, la question de la dialectologie comme ferment de promotion de la linguistique. La première étape de ce développement, précédemment relatée, trouvait ses origines dans l'intérêt que des érudits locaux trouvaient à décrire et fixer des formes de parler en cours de subversion par le français national. Cette première étape, couvrant quasiment l'espace de cent ans, s'achevait avec la création de la chaire de dialectologie implantée à l'École Pratique des Hautes Études, dont Jules Gilliéron devait devenir immédiatement détenteur. A l'issue de cette institutionnalisation, nous sommes désormais sur le seuil de la seconde étape, celle dans laquelle la dialectologie non seulement concourt à la constitution d'une linguistique française, mais aussi propose aux chercheurs français ses modèles descriptifs et analytiques à l'heure d'une linguistique générale naissante. Il est à cet égard un document capital : le discours prononcé par Gaston Paris à l'Assemblée générale de clôture du congrès des Sociétés savantes, le 26 mai 1888. Ce discours fonde non seulement la charte de la Société des Parlers de France, il expose clairement quelle articulation se dessine alors entre la collecte des documents rassemblés par les enquêteurs et leur exploitation selon des méthodes nouvelles, au premier rang desquelles figure la phonétique expérimentale. L'orateur relativise tout d'abord le rapport des dialectes à la langue nationale, le français, en asseyant son argumentation sur le critère politique : " La France a depuis longtemps une seule langue officielle, langue littéraire aussi, malgré quelques tentatives locales intéressantes, langue qui représente notre nationalité en face des nationalités étrangères, et qu'on appelle à bon droit " le français ". Parlé aujourd'hui à peu près exclusivement par les gens cultivés dans toute l'étendue du territoire, parlé au moins concurremment avec le patois par la plupart des illettrés, le français est essentiellement le dialecte [...] de Paris et de l'Ile-de-France, imposé peu à peu à tout le royaume par une propagation lente et une assimilation presque toujours volontaire "(302). Mais ce n'est que pour renforcer la force avec laquelle il assène l'argument unitaire du français, au nom duquel s'est consommée la récente rupture avec les provençalistes. Ces derniers, Mistral en tête, mais Chabaneau et Boucherie également, n'avaient à leur secours que le folklore; au mieux la littérature d'oc dont Raynouard avait déjà fait sa pâture scientifique aux environs de 1820; Gaston Paris, Paul Meyer, quant à eux, pouvaient se prévaloir de la science : " [...] le fait qui ressort avec évidence du coup d'oeil le plus superficiel jeté sur l'ensemble du pays, c'est que toutes ces variantes de phonétique, de morphologie et de vocabulaire n'empêchent pas une unité fondamentale, et que, d'un bout de la France à l'autre, les parlers populaires se perdent les uns dans les autres par des nuances insensibles "(303). Il n'y a bien sûr de science que du général, et l'on comprend que la négation de la fragmentation linguistique soutient ici un intérêt idéologique plutôt qu'elle ne sert une vue réaliste des choses. Paris développe donc son argumentation en s'appuyant sur des conceptions réputées infalsifiables en fonction des critères épistémologiques et des faits établis de son époque; c'est ici que la notion de linguistique joue son rôle assertif et produit son effet démonstratif : " En faisant autour d'un point central une vaste chaîne de gens dont chacun comprendrait son voisin de droite et son voisin de gauche, on arriverait à couvrir toute la France d'une étoile dont on pourrait de même relier les rayons par des chaînes transversales continues. Cette observation bien simple, que chacun peut vérifier, est d'une importance capitale; elle a permis à mon savant confrère et ami, M. Paul Meyer, de formuler une loi qui, toute négative qu'elle soit en apparence, est singulièrement féconde, et doit renouveler toutes les méthodes dialectologiques : cette loi, c'est que, dans une masse linguistique de même origine comme la nôtre, il n'y a réellement pas de dialectes; il n'y a que des traits linguistiques qui entrent respectivement dans des combinaisons diverses [...]. Chaque trait linguistique occupe d'ailleurs une certaine étendue de terrain dont on peut reconnaître les limites, mais ces limites ne coïncident que très rarement avec celles d'un autre trait ou de plusieurs autres traits; elles ne coïncident pas surtout, comme on se l'imagine souvent encore, avec des limites politiques anciennes ou modernes [...] "(304). Une fois énoncé le terme de " linguistique ", il est intéressant de voir le raisonnement du savant neutraliser la bigarrure géographique par l'argument historique de l'origine commune, en l'occurrence romane, des dialectes enregistrés : " Il ne faut même pas excepter de ce jugement la division fondamentale qu'on a cru, dès le moyen-âge, reconnaître entre le " français " et le " provençal ", ou la langue d'oui et la langue d'oc. Ces mots n'ont de sens qu'appliqués à la production littéraire [...]. Et comment, je le demande, s'expliquerait cette étrange frontière qui de l'Ouest en Est couperait la France en deux en passant par des points absolument fortuits? Cette muraille imaginaire, la science, aujourd'hui mieux armée, la renverse et nous apprend qu'il n'y a pas deux Frances, qu'aucune limite réelle ne sépare les Français du Nord de ceux du Midi, et que d'un bout à l'autre du sol national nos parlers populaires étendent une vaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les points en nuances insensiblement dégradées "(305). Serait-il hasardeux de parler à cette date d'impressionnisme représentatif sur la base de l'homologie qui semble ici s'établir entre la décomposition de la lumière dont les peintres d'alors faisaient leur provende et cette irisation des dégradés dialectaux dont Paris fait son modèle explicatif? Il est clair en tout cas que cette position permettait de concilier " le fait général de l'unité essentielle et de la variété régionale et locale des parlers de la France "(306), et qu'elle autorisait de la sorte la déclaration d'un programme de travail dans lequel était enclos tout le devenir de la linguistique française de la première moitié du XXe siècle ; un inventaire cartographique des formes géographiques diverses du français, suivi -- sous l'hypothèse de l'organicisme -- d'une description et d'une explication des formes recensées dans les différents plans de la phonétique, de la morpho-syntaxe et du lexique : " La grande tâche qui s'impose à nous, et qui ne peut s'exécuter que par la collaboration active et méthodique des savants de la France entière, est de dresser l'atlas phonétique de la France, non pas d'après des divisions arbitraires et factices, mais dans toute la richesse et la liberté de cet immense épanouissement. [...] Les patois présentent à l'étude des sons, des formes, des mots, des phrases : chaque partie de cet organisme doit être soigneusement étudiée. Les sons doivent être décrits avec une grande fidélité, quitte à être exprimés par des signes conventionnels quelconques(307); pour les décrire, il peut suffire de prendre comme base la prononciation reçue en français de chaque voyelle et de chaque consonne. Les formes doivent être notées dans toutes leurs variations, souvent assez considérables suivant leur emploi. Il va sans dire que le relevé des mots doit être complet, et que tous les sens de chaque mot doivent être donnés avec une exactitude minutieuse [...]. A la partie lexicographique se rattache naturellement ce qui concerne les procédés employés pour former des mots nouveaux, que l'on pourra classer et comprendre en suivant le beau traité de M. A. Darmesteter sur la Formation des mots nouveaux en français. Les noms de famille usités dans le pays seront avantageusement joints au lexique. La syntaxe, trop négligée jusqu'ici, demande une attention toute particulière : l'accord des noms et des personnes avec les verbes, des adjectifs avec les substantifs, la fonction exacte des temps et des modes, l'ordre des mots, l'emploi des pronoms relatifs et des conjonctions, l'aptitude plus ou moins grande aux constructions compliquées, tout cela doit être l'objet d'une étude qui ne peut se faire que grâce à un long et familier contact avec l'idiome populaire [...]. Ainsi conçue, une monographie purement descriptive rendra de réels services à la science et méritera à son auteur une juste estime "(308). Et cette science, c'est la linguistique. Une linguistique de terrain, humble et particulière, avant que d'être générale ou plus particulièrement française. Car, en dépit des avertissements de L. Petit de Julleville(309), l'histoire de la langue se confond encore largement alors avec l'histoire littéraire : les gloses métalinguistiques des dictionnaires cherchent généralement leurs premières attestations dans le matériau documentaire de la littérature. Et les avancées de la nouvelle science linguistique ne se réalisent hors de la dialectologie qu'à petits pas.

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Notes

302. Bulletin de la Société des Parlers de France, Paris, H. Welter, 1893, n° 1, p. 2. Dans tous les extraits cités, c'est nous qui soulignons.

303. Ibid., p. 3.

304. Ibid., p. 4.

305. Ibid., p. 4-5.

306. Ibid., p. 6.

307. Il faut bien sûr penser - à cette date - à Paul Passy et à l'alphabet de l'Association Phonétique Internationale, Paris, 1886.

308. Ibid., p. 12-13.

309. En tête de ses Notions générales sur les Origines et sur l'Histoire de la langue française, Paris, Delalain, 1883, celui-ci écrivait : " L'histoire de la langue ne doit pas être confondue avec celle de la littérature. La langue est l'instrument de la littérature; mais le domaine de la langue est bien plus vaste que celui de la littérature. [...] Tout ce qui est parlé appartient à l'historien de la langue. Le langage du paysan à sa charrue, du soldat dans le camp, de l'ouvrier dans l'atelier, l'intéressent autant, peut-être plus que la plus belle Oraison funèbre de Bossuet, écrite en une langue admirable, mais pour ainsi dire idéale, n'ayant jamais été tout à fait vivante, puisqu'elle n'a jamais été usuelle ", p. 3.