Envisager l'histoire de la langue française dans ce qu'il est convenu d'appeler ordinairement le XIXe siècle implique peut-être plus que pour toute autre sécularisation une réflexion sur ce qui constitue les bornes de cette périodisation. En elles-mêmes, si je puis dire, et relativement aux divers événements extérieurs à la langue qui ont -- en raison du fondement social de la langue -- scandé l'évolution du matériau verbal. On a récemment vu le dernier volume de l'Histoire de la Langue Française de Ferdinand Brunot, poursuivie par un collectif d'auteurs sous la responsabilité de Gérald Antoine et Robert Martin, avec l'assentiment de l'historien René Rémond, adopter comme frontières signifiantes du XXe siècle les deux conflits mondiaux de 1914-1918 et 1939-1945... Or la question risque d'être plus délicate encore au XIXe siècle .
Les transitions du XVIIIe au XIXe siècle et de ce dernier à notre XXe siècle sont en effet rendues plus que problématiques par la multiplicité des événements historiques externes susceptibles d'être considérés comme des facteurs de rupture avec ce qui précède et ce qui suit : la Révolution, l'Empire, la Restauration, la révolution de 1830, celle de 1848, l'éphémère Seconde République, le Second Empire, la défaite de Sedan, la Commune, la Troisième République, l'Affaire Dreyfus, la loi sur la séparation des églises et de l'État qui met fin au Concordat de 1801, la Grande Guerre... Autant de faits générateurs de discours, d'occasions d'exercer le pouvoir analytique et représentatif de la langue. Autant de raisons de concéder à ces derniers un statut démarcatif et d'isoler ce qu'ils embrassent en une illusoire homogénéité. A l'inverse de la position adoptée par les continuateurs de F. Brunot, M. Agulhon soutenait encore récemment que -- pour un historien soucieux comme lui de l'évolution des mentalités et des représentations culturelles -- le XIXe siècle ne s'achevait qu'en ... 1964!
Si nous tournons notre regard vers des faits moins ouvertement historicisés par les discours et les narrations des manuels classiques d'histoire, la clarté ne s'avère pas plus immédiate. Les " grandes inventions " -- de la marmite-autoclave et du caléfacteur du grammairien Pierre-Alexandre Lemare [1766-1835] à la généralisation domestique de l'électricité et aux débuts de la physique atomique et corpusculaire, ou à la découverte par de Broglie du spectre des rayons X -- ne fournissent pas de raisons supplémentaires de marquer ici un seuil, et là une borne. D'autant que de multiples ouvrages de vulgarisation, signés Jean-Augustin Barral [1819-1884], Édouard Charton [1807-1890], Georges Claude [1870-1960], Jacques-Henri Fabre [1823-1915], Louis Figuier [1819-1894], Camille Flammarion [1842-1925], Gaston Tissandier [1843-1899], Tom-Tit [alias Arthur Good, 1853-1928], brisent les frontières de la science en tant qu'activité heuristique sérieuse, épistémologiquement déterminée par le positivisme rationaliste, pour mettre celle-ci en relation avec la curiosité et les amusements, sinon le plaisir, d'une société en quête de savoir cumulatif et -- par là -- de [re]connaissance encyclopédique.
Les oeuvres de l'art ne sont pas plus significatives. Le dix-neuvième siècle est-il ce laps de temps qui sépare et relie cependant Boieldieu à Debussy et Ravel; Flaxman à Maillol; Girodet à Gauguin, Matisse à Chagall et Le Christ en croix; André Chénier à Tristan Tzara? N'est-il pas plutôt, dans cet intervalle, le facteur déclenchant -- à travers de multiples révolutions poétiques et esthétiques -- d'une réflexion métadiscursive et critique sur l'art et ses produits, tout autant que ses conditions de production, dont est issue la " modernité "?
En matière de langue, compte tenu des discours corrélés à cette dernière, le XIXe siècle s'inscrit-il donc finalement tout entier dans l'ambitus de la sériation stricte des niveaux et des registres d'expression classiques et néo-classiques à la mixité, et au " créolisme " des vernaculaires contemporaine? N'est-il pas aussi dans l'irrésistible évolution menant d'une grammaire métaphysique intransigeante à une dédramatisation des contraintes grammaticales? Et dans le développement des discours épi- et métalinguistiques?
Faisant tourner le regard et varier son accommodation à l'objet, ces diverses questions imposent de problématiser les notions de borne et de seuil, ainsi que la relation dialectique unissant les termes extrêmes de ce processus à la dynamique des évolutions qui en structurent l'espace. En effet, il n'est pas suffisant de définir pour ces altérations un commencement et une fin, si, à l'intérieur de l'espace ainsi délimité, l'évolution du temps des événements est abstraitement considérée comme régulière, quasi automatique; si elle est considérée a priori comme insensible aux effets de scansion particulière qu'infligent à la langue et à ses discours les conditions politiques, scientifiques, techniques et culturelles de transformation du corps social de ses locuteurs et de ses législateurs, grammairiens, lexicographes, esthéticiens et philosophes, écrivains. Hans Aarsleff a justement noté qu'entre 1797 et 1801, par exemple, le Cercle des Idéologues présentait une configuration bien spécifique : "Dans le Salon de Mme d'Helvetius à Auteuil, Humboldt, alors en séjour à Paris, put rencontrer : Cabanis, Volney, de Tracy, Sieyès, de Gérando, Roederer, Jacquemont, Joseph-Dominique Garat, Ginguené, Saint-Pierre et Laromiguière, qui, pour la plupart, étaient membres de la seconde classe de l'Institut. On notera qu'en janvier 1803, Napoléon Ier inaugure la réaction politique en réorganisant l'Institut National de façon à en supprimer la classe II, qui était l'arène des Idéologues, et qu'il appelait "ce foyer de pestilence idéologique" [...]"(71). Tout est alors brassages, échanges, discussions. Et ces dernières infléchissent simultanément en retour la pratique de la langue, la langue comme objet et ses modèles de représentation. J.-Cl. Chevalier remarquait déjà que Diderot, dans l'Encyclopédie, proclamait "avec passion sa croyance en l'établissement d'une langue raisonnée", mais persistait "à faire du latin un cas remarquable de langue idéale", conseillant "si l'on veut apprendre l'anglais, d'employer le latin comme terme médiat"(72).
Or, toute langue est soumise à des phénomènes d'altération qui se développent irrégulièrement en chacun de ses secteurs : la phonétique et la prononciation peuvent se modifier assez vite sans que les grands principes d'organisation syntaxique(73) soient sensiblement remis en question au cours de la même période, quoique le lexique -- dans le même temps -- ait pu subir de sensibles transformations, tant dans sa constitution interne que dans les règles externes de sa référenciation au monde extérieur. A côté de ces altérations suivant la ligne serpentine des évolutions humaines s'inscrivent de longues plages de stabilité imprévue, voire de sclérose, dont l'explication peut se construire a posteriori, mais qui demeurent ordinairement sans causalité satisfaisante dans l'instant de la synchronie. Il appartient en conséquence à l'historien de la langue de ressaisir ces éléments, leurs analogies et leurs différences, pour expliquer non la direction mais le sens social d'une évolution qui frappe également l'objet langue et les sujets qui le manipulent.
C'est en ce sens qu'il conviendrait de substituer à la notion d'histoire de la langue celle d'histoire de l'évolution des formations discursives, telles que ces dernières peuvent être reconstituées par l'analyse d'archives de tous les ordres de la pratique sociale de la langue, et restituées par et dans une historiographie aux fondements épistémologiques explicites. Et, dans la diversité de ces archives, je tiens particulièrement à ce que soient intégrés les témoignages métadiscursifs des grammaires, des essais sur la langue et le langage, sur l'histoire même de la langue en ses débuts philologiques, des dictionnaires et des rhétoriques, qui, par leur contenu même et souvent par leurs discours préfaciels, explicitent ou commentent les développements de l'objet qu'ils accompagnent dans le siècle. Il n'est pas indifférent, à cet égard, comme le rappelle Ferdinand Brunot, qu'un politique tel que Talleyrand puisse se livrer à des réflexions qui dénotent une acculturation au moins superficielle et de circonstance aux principes de l'analyse idéologique de la langue : "Il faut montrer à celui dont on veut éclairer la raison par le langage, quel a été le sens primitif de chaque mot, comment il s'est altéré, par quelles successions d'idées on est parvenu à détacher d'un sujet ses qualités pour en former un mot abstrait qui ne doit son existence qu'à une hardiesse de l'esprit, il faut rappeler le figuré à son sens propre, le composé au simple, le dérivé à son primitif; par là tout est clair; il règne un accord parfait entre l'idée et son signe, et chaque mot devient une image pure et fidèle de la pensée"(74)
Confronté à la masse proliférante des documents légués par le XIXe siècle -- quelle que soit l'extension concédée à ce dernier -- il est donc clair que nous ne sommes pas encore en mesure de proposer ici une intrigue achevée. D'autant que la littérature sous toutes ses formes -- genres traditionnels et journalisme, vulgarisation scientifique et philosophique, confondus -- s'est institutionnellement arrogé en ce siècle les insignes de la respectabilité et s'est attribué une fonction axiologique diacritique, qui rendent impossible d'en éluder la documentation. Mais il ne s'agit pas de réduire l'histoire de cette évolution des systèmes à celle de la langue littéraire, voire aux divagations et extravagances de cet objet plus insaisissable encore qu'est le style des écrivains, comme l'a jadis fait Charles Bruneau prenant la succession de Ferdinand Brunot à la Sorbonne et la direction des tomes XII et XIII de l'Histoire de la Langue Française. De cette position théorique biaisée, qui a pendant longtemps relégué tous les autres témoignages discursifs au plus que subalterne, résulte pour notre période une difficulté supplémentaire : celle d'articuler la relation des usages de la langue orientés par un dessein esthétique -- la fonction poétique du langage selon Jakobson -- et ceux guidés par une finalité immédiatement pragmatique. Ce qui amène nécessairement à mettre en perspective l'importance respective de ces deux impératifs contraignant la langue comme instrument de communication(75). Les pages qui suivent devraient donc être considérées comme esquisses d'un travail ultérieur, désireux de donner de cette histoire une vue plus analytique
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71. Hans Aarsleff, "Humboldt et les Idéologues", in La Grammaire Générale des Modistes aux Idéologues, p.p. A. Joly & J. Stefanini, P.U.L., 1977, p. 235. Mme d'Helvetius était surnommée "Notre-Dame d'Auteuil", et la seconde classe de l'Institut était celle des Sciences morales et politiques.
72. J.-Cl. Chevalier, Histoire de la notion de Complément, Paris, Droz, 1968, p. 707.
73. Le pasteur suisse Alexandre Vinet [1797-1847], qui, dans divers essais et dans une célèbre Chrestomathie, s'est intéressé aux questions de la philologie, de la littérature, mais aussi de la langue et du langage, notait déjà cette importance de la syntaxe stabilisatrice : " Les plus grands écrivains sont-ils en même temps ceux qui ont inventé le plus de mots, ou, ce qui revient au même, ceux qui ont employé le plus de mots dans un sens qui ne leur appartenait pas? Nous ne le croyons pas. Dans tous les cas, ces apports et ces transports sont comparativement faciles, et leur adoption ne constitue pas une réaction aussi profonde de la langue sur elle-même que les modifications qui regardent la syntaxe. Tout changement un peu considérable dans ce dernier domaine a beaucoup de portée, et suppose une nécessité impérieuse ou un effort puissant. Une époque où, du consentement général, la syntaxe aurait été notablement altérée serait sans aucun doute une grande époque sociale; et s'il était possible, à la lecture des ouvrages qu'elle a produits, de faire entièrement abstraction du fond pour ne voir que les formes grammaticales, ces formes révéleraient, sans la définir, quelque crise importante survenue dans la situation morale ou intellectuelle de la nation. Même alors, ces changements ont une limite, qu'ils ne dépassent jamais. Il faudrait, pour que la grammaire d'une langue changeât de fond en comble, qu'il se fût fait un changement radical non dans la situation seulement, mais dans la constitution morale du peuple et dans son caractère, non un développement, mais une révolution, et ce mot même dit trop peu ", A propos de l'ouvrage de M. Sayous, Style et langage de Calvin [1839], in Mélanges littéraires, publiés par P. Kohler, Société d'Édition Vinet, Payot, Lausanne, 1955, p. 318.
74. F. Brunot, Histoire de la langue française, Paris, Armand Colin, 1968, t. X, 2e partie, p. 621.
75. Et encore ne prenons-nous pas en considération ici ce que certaines recherches d'aujourd'hui nomment la théorie du " reste ", à savoir ce qui excède précisément les finalités ouvertement affichées de l'usage linguistique : celles qui se révèlent lorsque la langue, n'étant plus un simple instrument, semble prendre son indépendance et parler selon son propre rythme, sa propre cohérence partielle. Voir à ce sujet : F. Nef, " Résidus, déchets et détritus ", in Traverses, 11, 1978, pp. 122-140; J.-J. Lecercle, La Violence du langage, P.U.F., " Pratiques théoriques ", 1996 [traduction de The Violence of Language, Routledge, 1990]