5.2. Dictionnaires et Grammaires : un secteur de recouvrements

Le secteur des dictionnaires présente encore au XIXe siècle des zones intéressantes de recouvrement avec la grammaire. Si le cas de J.-Ch. Thiébault de Laveaux est aujourd'hui à juste titre le plus connu(112), il peut être éclairant de rappeler l'existence de Victor-Augustin Vanier [1769-1845], grammairien, né à Suresnes, qui poursuit en un sens l'oeuvre esquissée au siècle dernier par Féraud. Vanier entreprit d'abord des études de chez les Bénédictins de Saint-Germain en Laye, puis entra comme employé au Ministère de la Justice. après dix-neuf ans dans les bureaux, il fut nommé contrôleur des vivres dans les provinces illyriennes. Après cette brève carrière militaire, il ouvrit à Paris en 1810, un cours de grammaire pratique à l'Oratoire, et contribua à la fondation d'une Société grammaticale. Il participa en 1819 à la rédaction des Annales de Grammaire, et fut l'auteur, en 1822, d'une Grammaire pratique [...] qui sera traduite en langue anglaise [4e édition en 1832], ainsi que des Participes réduits à une seule règle et mis à la portée de toutes les intelligences [1829], et d'un Traité d'analyse logique et grammaticale [1835]. L'ouvrage pour lequel Vanier a mérité de passer partiellement à la postérité des historiographes reste néanmoins le Dictionnaire grammatical, critique et philosophique de la langue française(113). Cet ouvrage constitue en effet une grammaire française didactique, sous la forme d'un dictionnaire soucieux de présenter un état exhaustif et critique de la nomenclature grammaticale, a la particularité d'afficher sans ambiguïté son idéologie philanthropique, marquant ainsi l'indéfectible et infrangible alliance de la langue et du politique. Le sommaire de l'ouvrage est caractéristique :

"Avis essentiel" [2 p.]; "Préface grammaticale" [6 p.] qui retrace un abrégé très cursif de l'histoire de la grammaire française; Liste des ouvrages de l'auteur [2 p.]. A: 1-81; B: 81-89; C: 89-198; D: 198-238; E: 238-279; F: 279-295; G: 295-316; H: 316-329; I: 329-363; J: 362-367; K: 367; L: 376-398; M: 398-429; N: 429-471; O: 471-488; P: 488-572; Q: 573-589; R: 589-610; S: 610-645; T: 645-664; U: 664-667; V: 667-689; X: 689; Y: 690-691; Z: 691-692; "Appel au Gouvernement et aux hommes éclairés" [9 p.]; "Réponse de M. le Ministre" [1 p.]; "Notes" [3 p.]; "Tableaux synoptiques" [2 feuilles]; "Manière de se servir des tableaux synoptiques" [14 p.].

Une stricte projection alphabétique des difficultés de la grammaire a pour but et pour effet d'aplanir les difficultés de la grammaire: Vanier souhaite mettre à la portée du plus grand nombre les règles de la langue française, simplifiées et généralisées de telle sorte qu'elles permettent de souder une collectivité de locuteurs. Quelques articles de synthèse tentent de rassembler les idées de base. Globalement, l'ouvrage de Vanier présente un intérêt général pour l'histoire de la linguistique en offrant une synthèse éclectique des connaissances de la première moitié du XIXe siècle qui marque -- à l'époque du déclin des conceptions métaphysiques de la langue -- la prise en considération de facteurs socio-culturels et historiques extérieurs à la langue comme système. Il affiche également des caractéristiques plus spécifiques: Les parties du discours y sont -- par exemple -- décrites en termes généralement classiques, avec le dessein affiché de proposer des règles simples d'emploi. Ex. le Nom [pp. 442-467], qui présente une définition en compréhension, une esquisse de sa genèse comme partie universelle du discours, des remarques d'orthographe et de syntaxe, puis de considérations ayant trait à certaines difficultés de pluralisation ou d'emploi en syntagmes prépositionnels [ex. "homme à paradoxes, un arbre à feuille dentelée, etc. "]. Il proscrit fermement les innovations terminologiques proscrites et condamne sans remords les effets de la néologie des auteurs à la mode.

Le corpus illustratif de Vanier s'appuie -- en parties égales -- sur l'autorité des grammairiens antérieurs référencés sans exemples: Lhomond, Condillac, Laveaux, ou contemporains : Girault-Duvivier, Bescherelle, Butet, Boniface, et sur les citations d'auteurs classiques ou post-classiques: Pascal, La Rochefoucauld, Saint-Evremont, Molière, La Fontaine, Boileau, Mme de Genlis, sans indication de passages. Son souci de clarté didactique est manifeste dans deux tableaux synoptiques non dépourvus, toutefois, de simplifications abusives. En effet, Vanier ne peut échapper à son ascendance et semble irrémédiablement soumis aux effets contraires d'une grammaire idéologico-métaphysique présentant des principes généralisables et applicables à un grand nombre de situations linguistiques, et d'une grammaire pratique -- empirique - traitant les difficultés, les solécismes, les barbarismes en termes de défauts sociaux à éradiquer, et qui place ainsi la prophylaxie sociale de la langue devant son étiologie sémiologique. Les ouvrages de référence invoqués par Vanier sont essentiellement les ouvrages de la fin du XVIIIe siècle [Condillac, principalement] et du début du XIXe siècle [Girault-Duvivier]. Le clivage de ces influences marque ainsi le caractère instable des distinctions auxquelles aboutit le grammairien. Il est probable que Vanier a exercé peu d'influence sur la tradition grammaticale ultérieure, mais, par le biais des cercles d'éducation, l'ouvrage a touché un large public bourgeois soucieux de la correction de la langue. En quoi et pourquoi il peut être considéré comme représentatif. De nombreux autres dictionnaires intègrent dans leurs colonnes des considérations grammaticales et stylistiques : il n'est que de considérer à cet égard l'utilisation des marqueurs d'usage dans le Dictionnaire Universel de Boiste. De la première édition de 1800 à la dernière de 1857, et à travers les différents rédacteurs de l'ouvrage, se lit une évolution de l'usage qui enregistre -- avec retard certes, mais néanmoins assez précisément -- les modulations axiologiques de la société formée par les locuteurs français de la première moitié du XIXe siècle (114). La zone de recoupement entre grammaire et lexique excluant pour des raisons d'orthodoxie les items stigmatisés par l'éthique et l'axiologie langagière de la société, encore n'avons-nous pas cité un ouvrage tel que celui de Platt, au titre et au contenu si révélateurs des hésitations de la norme : Dictionnaire critique et raisonné du Langage vicieux ou réputé vicieux, ouvrage pouvant servir de complément au Dictionnaire des difficultés de la langue française par Laveaux, Paris, chez Aimé André, 1835; le doute et les interrogations ne seyent pas aux grammairiens de bon aloi.

En effet, une distinction nette s'impose alors a priori entre la grammaire héritée du courant généraliste, qui s'énonce sous forme d'Élémens, et la grammaire dérivée du Lhomond classique, qui se décline sous forme de Principes. En 1798, le citoyen Caminade écrivait : " Quoique les élémens de la langue française aient de l'analogie avec ceux des langues grecque et latine, il s'en faut bien que les principes de ces langues soient les mêmes; les élémens assignent ce qui est commun à plusieurs langues; les principes déterminent ce qui est propre à chacune : ainsi élémens et principes sont-ils deux termes différens "(115).

Cette distinction oriente définitivement les études grammaticales vers la science, conformément à des réflexions développées par les pédagogues et grammatistes qui entendent par là redonner du lustre à leurs pratiques, sans renoncer pour autant à leurs antiques objectifs de purisme et d'esthétique. Le premier, et unique numéro de La France Grammaticale des frères Bescherelle, en 1838, notait : "Une science est un ensemble de faits, d'observations, de découvertes liées par la méditation, et qui se rapporte à quelque branche des connaissances humaines. Un art suppose aussi des observations; mais il dépend surtout de la pratique et de l'exercice. La grammaire est donc une science plutôt qu'un art; cependant elle peut être considérée sous ce dernier point de vue en ce qu'elle indique les moyens d'éviter les locutions vicieuses, d'employer des expressions ou des phrases plus ou moins correctes, plus ou moins élégantes, et enfin en ce qu'on y peut devenir plus habile par la pratique"(116). Il n'est pas indifférent à cet égard de noter qu'une grammaire aussi conservatrice que celle de De Wailly tente à plusieurs reprises de justifier l'usage par des raisons issues de l'examen de faits eux-mêmes : ainsi de la place des adjectifs(117). Le second tome de la Grammaire de Lévizac s'ouvre à cet égard sur une affirmation péremptoire destinée à asseoir l'édifice épistémologique de l'ouvrage, qui confère au Verbe, partie de discours et forme emblématique de la parole confondues, selon une tradition héritée de Port-Royal et des Écritures, le statut d'élément cardinal de la langue. Une telle position ne peut manquer d'avoir des conséquences sur l'usage des apprenants de la norme et sur celui des locuteurs naïfs dans leur connaissance épilinguistique des mécanismes de la langue : " Nous voici parvenus enfin au mot par excellence, à ce mot qui entre dans toutes les phrases pour être le lien de nos pensées, et qui seul a la propriété non seulement d'en manifester la manière et la forme, mais de marquer encore le rapport qu'elles ont au présent, au passé et au futur. Sa fonction est d'exprimer des actions, des passion, et des situations. Mot unique par l'étendue de ses propriétés, il est l'âme de tous nos discours, et ce n'est que par son moyen que nous pouvons faire connaître le degré de convenance ou de disconvenance que nous découvrons entre les objets que nous comparons. [...] Il n'y a qu'un seul verbe, qui est être, parce qu'il n'y a que lui seul qui exprime l'affirmation. Qu'on retranche ce mot, il n'y aura plus de jugemens : les mots ne présenteront plus que des idées décousues et détachées; et le premier lien de la société, l'art de communiquer ce qui se passe en nous sera anéanti. Mais ce verbe unique ne se montre pas toujours sous cette forme si simple. Le désir d'abréger le discours a porté les hommes à inventer des mots qui renferment et le verbe être et l'attribut, c'est-à-dire la qualité qu'on affirme de l'objet dont on parle; de là ces mots : aimer, haïr, raisonner, auxquels on a donné avec raison le nom de verbes puisqu'ils le renferment : il aime est pour il est aimant; tu hais pour tu es haïssant. Ce sont, comme on le voit, des expressions abrégées, composées de deux éléments "(118).

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Notes

112. Voir par exemple la rubrique exemplaire que lui consacrent les auteurs du Bio-Bibliographisches Handbuch der Grammatiker, Sprachtheoretiker und Lexicographen des 18. Jahrhunderts im Deutsprachigen Raum, Herbert E. Brekle, E. Dobnig-Jülch et H. Weiß, Niemeyer, Band 5, 1996.

113. Paris, 1836, chez l'Auteur, rue Saint-Honoré, n° 291

114. L'ouvrage de Michel Glatigny, Les Marqueurs d'usage dans les dictionnaires du XIXe siècle français, Niemeyer, Tübingen, 1998, fait sur cette question et ses prolongements le point définitif.

115. Caminade, Premiers élémens de la langue française ou Grammaire usuelle, Paris, 1798, p. I. B.U. Sorbonne, Lpf 85 in-8°

116. Bescherelle Aîné, La France Grammaticale, n° 1, 1838, p. 6.

117. De Wailly, Principes généraux et particuliers de la langue française, Paris, Barbou, 11e éd., 1807, p. 162, où l'auteur explique : " les adjectifs qui se placent après leur substantif sont [...] 5° Les adjectifs qui peuvent s'employer seuls comme nom de personne, tels que : l'aveugle, le boiteux, le bossu, le riche, etc. Un homme aveugle, un cheval aveugle, boiteux; la peinture est une poésie muette. Ainsi, n'imitez pas l'auteur qui a dit : Sénèque était le plus riche homme de l'Empire. 6° Les adjectifs que les qualités morales ont produits soit en bien, soit en mal, se placent assez indifféremment avant ou après le substantif. Tels sont aimable, admirable, charitable, cruel, fidèle, détestable, arrogant, etc. Cependant, comme il n'y a point de règle absolument certaine sur ces deux dernières remarques, c'est l'oreille et l'harmonie qu'il faut consulter. Par exemple, l'harmonie demande ordinairement que les adjectifs d'une syllabe comme beau, bon, grand, gros, soient placés avant le substantif. [...] Quand plusieurs adjectifs modifient un nom, on les place presque toujours après ce nom. [...] Toutefois, dans le style relevé, on place quelquefois l'adjectif loin de son substantif ". L'Abbé de Lévizac, auteur en 1799 d'un Art de parler & d'écrire correctement la langue française ou Grammaire philosophique et littéraire de cette langue, Paris, Rémont, notait d'ailleurs également : " La place des adjectifs n'est pas indifférente dans la langue française. Quelques-uns se placent avant les substantifs, d'autres après, et beaucoup avant ou après, selon que l'oreille le demande. L'usage et le goût leur ont assigné ces places, qu'on doit leur conserver si l'on veut bien parler et bien écrire ", p. 254.

118. Jean-Pons Coust, Abbé de Lévizac, Art de parler & d'écrire correctement la langue française ou Grammaire philosophique et littéraire de cette langue, Paris, Rémont, 1799, 2 tomes, t. II, p. 1-2.