7. Le modèle et la faute

La correctivité du langage, exclusivement fondée d'ailleurs sur la révération des modèles littéraires, s'impose rapidement comme l'objectif ultime de la scolarisation et de la vulgarisation de la langue française. Les grands écrivains eux-mêmes ne sont pas exempts des reproches des grammatistes; et -- au fur et à mesure que le siècle se déroulera -- on verra de plus en plus de chroniques grammaticales puristes se développer au-delà des publications autorisées dans les grands journaux nationaux, et même dans certains quotidiens régionaux. Si les colonnes du Journal Grammatical de la Langue Française sont régulièrement remplies entre 1826 et 1840 de notules concernant l'emploi de telle ou telle forme par La Fontaine, Racine, Mme de Sévigné, Chateaubriand ou Lamartine, des ouvrages grammaticaux à prétention résolument scientifique, même si les critères épistémologiques de cette connaissance demeurent résolument sensualistes et -- pour ainsi dire -- d'ancien régime, n'hésitent pas à faire des remontrances au modèle des modèles lui-même : " On lit dans Nanine, comédie de Voltaire : Les diamants sont beaux, très-bien choisis / Et vous verrez des étoffes nouvelles / D'un goût charmant ... Oh! Rien n'approche d'elles ". C'est sans doute une faute très-grave, qui blessera toute oreille délicate. Il semble personnifier les étoffes en disant : Rien n'approche d'elles; mais le besoin de la rime n'autorise point des expressions aussi contraires au génie de la langue; il fallait dire: Rien n'en approche "(200). Une telle remarque a au moins l'avantage d'exposer qu'en ces périodes de standardisation bourgeoise de la norme les différences de genres sont elles-aussi soumises à réévaluation, plaçant ainsi à niveau égal l'écriture en prose et l'écriture en vers; ce dont bénéficient -- on vient de le voir -- les genres en émergence du poème en prose et de la prose poétique.

Après Girault-Duvivier qui, dès 1811, assignant à la grammaire un dessein propédeutique, revendiquait explicitement pour elle une fonction moralisatrice(201), les Bescherelle poussent une argumentation similaire jusqu'au point où la grammaire devient alors le moyen par excellence de former la culture générale des sujets de la langue : " C'est une vérité maintenant incontestable que la véritable grammaire est dans les écrits des bons auteurs. La science grammaticale se borne à l'observation et à l'appréciation des termes, des règles de concordance, des constructions adoptées par les grands écrivains. C'est dans leurs ouvrages qu'il faut chercher le code de la langue. En effet, où trouver mieux que dans ces régulateurs avoués du langage des solutions à tous les problèmes, des éclaircissements à toutes les difficultés, des exemples pour toutes les explications [...]? Mais la tâche n'est pas facile à remplir. Un auteur, quelle que soit sa supériorité, ne fait pas autorité à lui seul; il faut donc compulser tous les chefs d'oeuvre de notre littérature, réunir une masse imposante de faits, et n'admettre que ceux qui ont été consacrés par l'emploi le plus général. Cet immense travail se complique encore de la difficulté de choisir des pensées intéressantes sous le rapport de la morale, de la religion, de l'histoire, des sciences, des lettres et des arts; or on conçoit tout ce qu'offrirait de fastidieux un amas de ces phrases triviales dont fourmillent nos grammaires. L'éducation, d'ailleurs, est inséparable de l'enseignement, et il faut, autant que possible, élever l'âme et former le jugement. Sous ce point de vue, rien de plus consciencieux que notre travail. Les cent mille phrases qui constituent notre répertoire grammatical sont tirées de nos meilleurs écrivains; elles sont choisies avec goût; il n'en est pas une qui ne révèle à l'esprit ou une pensée morale, ou un fait historique, scientifique, littéraire ou artistique. Montaigne, Pascal, Larochefoucauld [sic], Fénelon, fournissent les préceptes de philosophie et de morale; Chateaubriand prête aux idées religieuses l'appui de son style brillant et pittoresque; Molière dévoile les secrets du coeur humain; Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, Lacépède, apprennent à lire dans le grand livre de la nature. Ainsi, tout en croyant n'examiner la langue que sous le rapport des faits grammaticaux, l'élève s'enrichit d'une multitude de connaissances variées. Ajoutez à ce premier avantage tout le charme que prête à l'étude jusqu'alors si aride de la grammaire l'étude même des faits, si supérieure à la vieille routine qui s'obstine à renverser l'ordre naturel en procédant des théories aux exemples. Envisagée de cette façon, il nous semble que la grammaire n'est plus seulement un exercice de collège sur lequel s'assoupit la mémoire; c'est l'histoire de la pensée elle-même, étudiée dans son mécanisme intérieur; c'est le développement du caractère national dans ses intérêts politiques et ses sentiments religieux, analysé ou plutôt raconté par la nation elle-même, par les interprètes les plus éloquents de cette nation "(202). Un tel extrait montre éloquemment que la correctivité grammaticale devient à cette époque une condition sine qua non d'intégration de l'individu à la société; un passeport ouvrant accès aux fonctions rémunératrices et à la notabilité; une manière de fixer l'idéologie dominante; et... -- dans les modifications de son approche qui laissent désormais la précellence aux faits sur la théorie -- un instrument inégalable d'introspection psychologique! Ce dont, bien sûr, la stylistique à venir saura retenir la leçon. J'y reviendrai.

Mesurer les effets d'affranchissement linguistique demeure toujours délicat, notamment en matière de langue commune, car les emplois de la langue littéraire s'interposent toujours entre l'usager et ses précepteurs. A propos de l'utilisation du Qui relatif, De Wailly note par exemple : " Qui relatif précédé d'une préposition ne se dit en prose que des personnes ou des choses que l'on personnifie. Il faut bien choisir les amis à qui on veut donner sa confiance. Mais, en vers, on peut employer Qui, en régime composé, et avec rapport aux choses "(203). La rigueur précédemment affichée s'avère au reste de plus en plus difficile à appliquer au fur et à mesure que les grammairiens eux-mêmes réinventent des parades bien usées pour expliquer et justifier les faits d'usages que la théorie est incapable de tordre et plier à sa guise. Serreau et Boussi, par exemple, s'appuient largement à cet égard sur la distinction éculée de la construction simple et de la construction figurée : " J'ai dit qu'il y a dans toutes les langues une construction simple et primitive qui est le fondement de toute énonciation, parce qu'elle suit les rapports de succession que les mots ont entre eux dans l'ordre de la génération des idées; mais les langues ne pouvaient pas rester rigoureusement assujetties à ce joug, à cette monotonie d'élocution; et l'usage a introduit une autre construction que, par cette raison, on appelle construction usuelle ou figurée, qui diffère de la première, soit par la transposition nécessaire de quelques mots, pour la liaison et la subordination des idées, soit par le retranchement de quelques autres que l'esprit peut aisément suppléer, soit par des inversions que le bon goût autorise en faveur du rythme, du nombre, de l'harmonie. Cependant les phrases de cette construction usuelle ne doivent pas tellement s'écarter des lois générales du discours considéré comme moyen d'analyse des pensées et des différentes vues de l'esprit, qu'il ne puisse être ramené à l'ordre de la construction primitive; car la construction usuelle ou figurée n'est entendue qu'autant que l'esprit en rectifie ce qu'il y a d'irrégulier, ou supplée ce qui y manque, en sorte qu'il conçoit l'ensemble d'une idée composée comme si elle était énoncée dans l'ordre de sa construction simple "(204). Il n'y a plus guère à s 'étonner dès lors si la figure primitivement rhétorique de la Syllepse devient pour la grammaire le moyen passe-partout de régler les difficultés d'analyse et d'interprétation de la langue en emploi : " Les idiotismes sont de véritables richesses, dont on ne peut priver les langues. S'il fallait ramener toutes nos constructions à une forme logique, il est une foule de phrases qui sont reçues à la faveur de la syllepse, et qu'il faudrait condamner, puisque les rapports paraissent s'y heurter également "(205).

Dans l'Essai sur la grammaire en France de Philarète Chasles, qui précède -- et, parfois, s'amuse à prendre en défaut -- la Grammaire nationale des frères Bescherelle, cette question des déviances est même traitée d'un point de vue original -- on s'y attend, à vrai dire, de la part de Chasles! -- qui met en rapport dialectique les forces émancipatrices et stabilisatrices incessamment à l'oeuvre en chaque grand écrivain. En cette période où l'esthétique romantique a promu la subjectivité en valeur absolue, et où, par l'intermédiaire de la consciente mésinterprétation de l'aphorisme de Buffon, Le style c'est l'homme, l'on recherche derrière l'expression la psychologie singulière de chaque individu; en cette époque où -- finalement -- la stylistique interprétative du XXe siècle trouve ses origines les plus profondes, déviance raisonnée et conception d'un écart dans lequel s'inscrit la toute puissance du Je sont alors deux moyens de combattre l'accusation de dévoiement, et d'affirmer la possible positivité de l'affranchissement des modèles : " En fait de style et de langage, comme en politique et en philosophie, la lutte est entre la liberté d'une part et d'une autre la puissance d'ordre et d'organisation; deux excellents principes qui ne doivent pas s'annuler, mais se soutenir; ils s'accordent malgré leur combat. Tout écrivain supérieur est à la fois néologue et puriste. Veut-on fixer à jamais la langue? On arrête le progrès; on est pédant. Donne-t-on une liberté effrénée aux mots, à leur vagabondage, à leur mixtion, à leurs alliances, à leur fusion, à leurs caprices? On expose un idiome au plus grand malheur qui puisse lui arriver, à la perte de son caractère propre, à la ruine de son génie. La langue grecque va mourir, lorsque l'empereur Julien se sert d'un grec asiatique; elle n'existe plus, lorsque la princesse Anne Comène introduit dans la langue de Platon toutes les circonlocutions orientales. Saint-Augustin et Tertullien sont des hommes de génie et d'esprit; mais leur langage romano-africain annonce la chute de l'empire; voilà bien les inflexions et les désinences latines; cela ressemble un peu à l'idiome de Cicéron; hélas! Similitude éloignée et trompeuse, le latin, ne renaîtra plus; c'est une remarque fort curieuse que les langues se forment, croissent, se renouvellent, mûrissent, et atteignent leur perfection au moyen des idiomes étrangers qu'elles s'assimilent; que cette assimilation seule les soutient, et qu'à la fin de leur carrière cet élément de leur vie, devenant l'élément de leur mort, les corrompt, les étouffe, les écrase et les tue "(206).

Dans une société qui a trouvé le moyen de hiérarchiser les niveaux de ses constituants, et qui a donc affecté à chaque classe sociale certains usages plus ou moins corrects de la langue, il n'est guère surprenant de voir s'élever -- en contre-chant du discours officiel de la correctivité que développent les grammaires traditionnelles -- toute une théorie d'ouvrages marginaux, cacologies, cacographies, qui servent certainement à redresser les torts, mais qui témoignent aussi de manière irrécusable des déviances et des dévoiements de la parole sociale. J'ai cité plus haut le Dictionnaire de Platt; il faudrait y ajouter des ouvrages tels que ceux de J.-B. Reynier : Correction raisonnée des fautes de langage et de prononciation qui se commettent même au sein de la bonne société, dans la Provence et dans quelques provinces du Midi, Marseille, 1829; ou de M. Bonnedon : Les Asse, les Isse, les Usse, et les Inse, ou les concordances des temps du subjonctif, Paris, 1832; voire la Nouvelle Orthologie française de Legoarant [1832], ainsi que -- depuis Desgrouais [1762] et Boinvilliers [1803, 1829] -- la longue série des préservatifs et correcteurs de langage qui court jusqu'à la fin du siècle et dont l'ouvrage de l'abbé Cl. Vincent, Le Péril de la langue française; Dictionnaire raisonné des principales locutions et prononciations vicieuses et des principaux néologismes, Paris, de Gigord, 1910, atteste vigoureusement la survie. De semblables publications montrent que le jugement, qui était de manière métaphysique le moteur de l'analyse idéologique et grammaticale du XVIIIe siècle , s'est réintroduit en un autre sens dans l'édifice langagier du XIXe siècle , comme repère socio-culturel à la mesure duquel tous énoncés -- écrits et oraux -- doivent être évalués, appréciés, estampillés et reçus ou stigmatisés et exclus(207).

Ainsi s'est progressivement constituée dans l'histoire de la langue et des formations discursives de la France du XIXe siècle une théorie de la valeur -- esthétique et politique -- étroitement dépendante de la bourgeoisie, qui voulait s'en servir comme principe répartiteur du pouvoir et des forces sociales, et des institutions scolaires officielles, voire universitaires, que cette dernière développait simultanément pour parvenir aux mêmes fins. L'idéal, on l'a compris, serait de parvenir à une langue en mouvement -- pour suivre l'évolution des faits -- que réguleraient par sagesse les responsables de l'institution. Du rapport de l'abbé Grégoire aux discours de Brunot, une stabilité remarquable s'impose à cet égard. Et J.-Cl. Chevalier a raison de rappeler -- sur le seuil de notre période -- cet éternel besoin des grammairiens de s'ériger en guides assurés : " Chez les maîtres, Bréal, Brunot et consorts, quelle ivresse! Ils sont la norme, ils sont la raison, ils sont la vertu. Au besoin sous les couleurs d'un socialisme, collectiviste même, ils déploient le fantasme du linguiste : un moralisme conservateur épris de pouvoir. Qui oserait contester les serviteurs dévots d'une langue à qui la raison des siècles a donné toutes les vertus "(208). La langue française du XIXe siècle n'a cessé de montrer en son développement la permanence de cet impératif sélectif.

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Notes

200. Serreau et Boussi, La Grammaire ramenée à ses principes naturels, ou traité de grammaire générale appliquée à la langue française, Paris, Dauthereau, Libraire, 1829, p. 85.

201. L'auteur de la Grammaire des Grammaires, Paris, 1811, Porthmann, déclarait en effet : " Cette Grammaire offre d'ailleurs un nouveau degré d'utilité. Bien convaincu que la religion et la morale sont les bases les plus essentielles de l'éducation; que les règles les plus abstraites sont mieux entendues lorsqu'elles sont développées par des exemples; et qu'à leur tour les exemples se gravent mieux dans la mémoire, lorsqu'ils présentent une pensée saillante, un trait d'esprit ou de sentiment, un axiome de morale, ou une sentence de religion, je me suis attaché à choisir de préférence ceux qui offrent cet avantage. J'ai en outre multiplié ces exemples autant que je l'ai pu, et je les ai puisés dans les auteurs les plus purs, les plus corrects; de sorte que, si dans certains cas, nos maîtres sont partagés d'opinion; si certaines difficultés se trouvent résolues par quelques-uns d'entre eux d'une façon différente, et qu'on soit embarrassé sur le choix que l'on doit faire, sur l'avis que l'on doit suivre, on éprouvera du moins une satisfaction, c'est qu'on aura pour se déterminer l'autorité d'un grand nom; car, comme l'a dit un auteur, Il n'y a de Grammairiens par excellence que les grands écrivains ", p. vi-vii.

202. Bescherelle frères, et Litais de Gaux, Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, Paris, Bourgeois-Maze, 1836, p. v-vi.

203. De Wailly, Principes généraux et particuliers de la langue française, Paris, Barbou, 11e éd., 1807, p. 194.

204. Serreau et Boussi, La Grammaire ramenée à ses principes naturels, ou traité de grammaire générale appliquée à la langue française, Paris, Dauthereau, Libraire, 1829, p. 342.

205. Serreau et Boussi, La Grammaire ramenée à ses principes naturels, ou traité de grammaire générale appliquée à la langue française, Paris, Dauthereau, Libraire, 1829, p. 199.

206. Philarète Chasles, De la Grammaire en France et principalement de la Grammaire Nationale, avec quelques observations philosophiques et littéraires sur le Génie, les Progrès et les Vicissitudes de la langue française, en introduction à Bescherelle frères, et Litais de Gaux, Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, Paris, Bourgeois-Maze, 1836, p. 6. Le texte de Chasles a été initialement publié sous forme de trois articles du Journal des Débats de 1836.

207. Voir J.-Ph. Saint-Gérand, " L'étamine des idéologies ", in Grammaire des fautes et Français non conventionnel, Actes du IVe colloque international du GEHLF, Paris, 1989, Presses de l'ÉNS J.-F., 1992, pp. 153-170.

208. Voir J.-Cl. Chevalier, Simone Delesalle, La Linguistique, la Grammaire et l'École, 1750-1914, Paris, Armand Colin, 1986, p. 323. J.-Cl. Chevalier cite alors le texte inoubliable à cet égard qui clôt en 1901 la leçon inaugurale prononcée à la Sorbonne par le futur maire du XIVe arrondissement, Ferdinand Brunot.