Le développement du lexique français est encore plus étroitement dépendant au XIXe siècle de l'évolution générale du savoir, des connaissances et des techniques, de la société en générale, qu'il ne le fut jamais auparavant. Les procédés de diffusion de l'écrit et la fixation plus rigide des formes extérieures de la langue à laquelle ils conduisent, jouent en ce sens un rôle essentiel.
La médecine, par exemple, fait cohabiter dans son lexique les dénomination anciennes : Bile, Douleur, Engorgement, Nécrose, Palpitation, Viscères, et les appellations modernes : Asthme, Cancer, Constipation, Dartres, Épilepsie, Fistule, Gastralgie, Gastrite, Glaires, Hystérie, Maux de tête, Migraine, Nausée, Scrofules, Ulcères, Varices. De nouvelles thérapeutiques entraînent avec elles un vocabulaire nouveau : Cautérisation, Compression, Extraction, Homéopathie, Hydrothérapie, Magnétisme, Moxa, Sangsues, etc. Qui n'est pas moins diversifié en ce qui concerne les médicaments eux-mêmes : Baume de Copalu, , Bonbons euphoniques, Cristal opaque, Dépuratif, Dérivation, Cautère, Embaumement des dents, Essence caryophille, Fébrifuge, Magnésie, Mercure, Quinine, Quinquina, Révulsion, Salsepareille, Stomachique, Suppuratif, Vésicatoires. Le lexique des maladies fait aussi apparaître des particularités remarquables, susceptibles d'exemplifier les mécanismes généraux de l'évolution du lexique scientifique français au XIXe siècle .
La période considérée se révèle fort riche sous cet aspect, car, après le grand choc culturel de la Révolution, elle marque effectivement l'essor décisif d'une médecine moderne et le déclin définitif des vieilles conceptions humorales. La publication -- en 1866 -- de l'Introduction à la Médecine expérimentale de Claude Bernard constitue à cet égard un terme d'arrivée et un nouveau départ de la discipline médicale en tant que telle, mais aussi des conceptions courantes de la santé et de la maladie. L'insupportable cruauté des cent-dix neuf observations d'enfants autopsiés que donne -- en 1842 -- le docteur Berton est le prix à payer pour effectuer cette transition d'une conception métaphysique à une conception empirique et rationnelle de la médecine. Du point de vue institutionnel, les Écoles de santé de la République furent créées le 4 décembre 1794 [14 frimaire an III], remplacées en 1803 par les Écoles de médecine, elles-mêmes supplantées en 1808 par les Facultés de médecine entrant de plein droit dans l'organisation de l'Université napoléonienne. Les Écoles secondaires de médecine, pour leur part, dépendantes des hôpitaux des principales villes, furent formellement reconnues par l'État le 9 juin 1803 [prairial an IX], et soumises au contrôle de l'Université dès 1820. C'est en cette même année 1820, enfin, que fut fondée l'Académie de médecine. Ces actes politiques sanctionnent l'évolution d'un processus de reconnaissance du caractère officiel de la médecine, permettant d'opposer une conception savante -- épistémê médicale -- et une conception populaire de ce savoir, la doxa précédemment alléguée. Les personnalités qui s'illustrent dans la discipline, en France et à cette époque, sont aussi nombreuses que célèbres et d'origines scientifiques différentes: Cabanis, Corvisart, Bichat, Pinel, Laënnec et Broussais, mais aussi Auenbrugger [venu d'Autriche], Piorry, Chomel, Cruveilhier, pour ne citer que les plus illustres. Toutes, cependant obéissent à des principes de recherche fondés sur l'observation et l'expérimentation, supplantant les considérations analogiques de leurs prédécesseurs. Et la terminologie scientifique qui est la leur, par ses modes favoris de constitution et de développement -- le recours aux racines grecques et latines en composition systématique, notamment -- reflète cette propension à la décomposition et à la recomposition des phénomènes cliniques observés, sous l'hypothèque générale d'une langue susceptible de représenter ces exercices scientifiques. L'essor scientifique de la médecine au début du XIXe siècle fait ainsi interférer divers domaines scientifiques et techniques: anatomie, physiologie, pathologie, pharmacologie, chimie, thérapeutique, et chirurgie, dont les dictionnaires tiennent naturellement compte en enregistrant la prolifération des éléments lexicaux qui relèvent de ces différents champs.
J'ai choisi d'illustrer ce développement sur l'exemple du corpus constitué par les termes relevant successivement de l'anatomie; de la pathologie; de la physiologie; de la chirurgie; et, enfin, de la thérapeutique et de la pharmacologie.
L'ensemble s'élève globalement à 3700 items lexicaux. Plus de 87,32% de cet ensemble se retrouvent dans les dictionnaires courants de l'époque, preuve que ce vocabulaire participe réellement de l'économie de la langue et de la jouvence -- plus ou moins néologique -- de son application aux nouveautés techniques de la science. Preuve -- également -- que les allégations des grands lexicographes ne sont pas exagérées. Seuls 12,68% de ces termes échapperaient ainsi a priori à la compétence et à l'usage du public cultivé mais non-spécialiste. A la suite de nombreuses autres déclarations liminaires signées de Boiste, Bescherelle et autres Landais ou Poitevin, Pierre Larousse ouvre donc encore son Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle par une affirmation d'exhaustivité scientifique dans laquelle la médecine et les maladies trouvent indirectement à réfléchir leur place. Le G.D.U. détaille l'ambition de son projet sur la page liminaire de présentation; la référence à la science y est explicite : " La langue française; la prononciation; les étymologies; la conjugaison de tous les verbes irréguliers; les règles de la grammaire; les innombrables acceptions et les locutions familières et proverbiales; l'histoire; la géographie; la solution des problèmes historiques; la biographie de tous les hommes remarquables, morts ou vivants; la mythologie; les sciences physiques, mathématiques et naturelles; les sciences morales et politiques; les pseudo-sciences; les inventions et découvertes; etc.". Et, dans sa Préface, il va même jusqu'à revendiquer la légitimité d'être le microcosme lexical -- thesaurus en son sens le plus strict -- du macrocosme que représente un savoir humain en permanente expansion du fait du développement des techniques et de la science : " Les temps de foi aveugle sont passés sans retour; on ne croit plus que sous bénéfice d'inventaire. Mais comment se diriger dans cet effroyable dédale de toutes les connaissances humaines? Quelles lumières appeler à son aide? [...] Quels ouvrages consulter. Quelles collections de traités ou de dictionnaires ne devront-elles pas réunir sur les diverses branches de nos connaissances: linguistique, lexicographie, grammaire, rhétorique, philosophie, logique, morale, ontologie, métaphysique, théologie, psychologie, mythologie, histoire, géographie, arithmétique, algèbre, géométrie, trigonométrie, hautes mathématiques, mécanique, astronomie, physique, chimie, sciences naturelles, botanique, zoologie, géologie, ornithologie, ichtyologie, entomologie, erpétologie, médecine, chirurgie, pathologie, thérapeutique, physiologie, pharmacie, art vétérinaire, archéologie, paléontologie, technologie, arts et métiers, beaux-arts, littérature, bibliographie, économie, politique, agronomie, horticulture, viticulture, sylviculture, commerce, industrie, marine, navigation, art militaire, artillerie, génie, statistique, droit, législation, administration, finances, cultes, instruction publique, eaux et forêts, inventions et découvertes, magie, alchimie, astrologie, blasons, jeux, numismatique, termes de chasse, de pêche, de bourse, de turf, etc., etc., etc. Voilà à quelle multitude de livres il faudrait avoir recours pour éclairer ses doutes ou son ignorance, et cela quand on est pressé de trouver et de savoir. [...] Un dictionnaire universel, qui renferme tout ce qui a été dit, fait, écrit, imaginé, découvert, inventé, est donc une oeuvre éminemment utile, destinée à satisfaire d'immenses besoins; car un tel dictionnaire met, pour ainsi dire, sous la main de tout le monde, l'objet précis de toutes les recherches qu'on peut avoir besoin de faire" [p. lxv]
L'affirmation est clairement révélatrice d'une volonté de capitalisation nominaliste du savoir qui fait curieusement coïncider extension de la terminologie et compréhension scientifique. Il est vrai que, depuis le grand trauma de la période révolutionnaire, la langue et ses discours ont eu beaucoup de mal à être perçus autrement que sous l'espèce de formes pathologiques déviantes, auxquelles la présence du nom apportait une esquisse de réponse. Une métaphorisation extensive du fonctionnement de la langue sous l'aspect d'un corps malade permet ainsi d'annexer l'intégralité de la réflexion " scientifique " sur le phénomène. Et Larousse, lui-même, retournant à l'histoire de la discipline ainsi qu'aux premières étapes de la réflexion sur le langage, a recours à ce système précis d'images nosologiques pour caractériser l'objet grâce auquel nous pouvons retracer l'extension du vocabulaire de la maladie : "[...] Il faudrait plusieurs volumes pour faire l'histoire de la linguistique avant le XIXe siècle [...] Rien ne ressemble d'ailleurs plus à un anatomiste armé du scalpel, et fouillant un cadavre pour lui arracher les secrets de la vie organique, qu'un linguiste analysant, disséquant un mot, dégageant au milieu des affixes et des suffixes, et des différents modifications phonétiques internes, une racine primitive. Des deux côtés, il faut la même habileté de praticien, la même sûreté de main, la même intelligence, la même sagacité. Le linguiste a, lui aussi, ses oeuvres merveilleuses de restitution inductive; sur un fragment de livre, sur une phrase, sur un mot, il reconstruit une langue tout entière avec la même infaillibilité que le paléontologiste restitue, sur une vertèbre, sur une dent, un animal, un monde entier. [...] si, comme le dit spirituellement Max Müller, la mythologie est une maladie du langage, il existe contre cette maladie un remède spécifique dont les effets, quoique rétrospectifs, n'en sont pas moins certains: c'est la linguistique, la linguistique seule, qui peut guider l'historien dans ce dédale des mythes primitifs, sans cesse transformés, fondus, défigurés, intervertis, substitués. Le lecteur verra ce que cette science peut produire, en parcourant les principaux articles que nous avons consacrés aux mythes, aux légendes, aux personnages fabuleux, de l'Inde, de la Grèce, du Latium, de la Perse...". La convergence est éclairante. Langage et pathologie sont d'abord liés par une conception empirique du devenir de la vie. Et, dans cette configuration, il n'y a point à s'étonner de constater que, derrière l'organicisme scientifique de Schleicher ou de Max Müller, et les nouvelles recherches inaugurées outre-Rhin, Littré -- déjà traducteur d'Hippocrate, et réviseur du dictionnaire médical de Nystens -- compose sa fameuse Pathologie verbale ou lésions de certains mots dans le cours de l'usage, intégrée à ses Études et Glanures, que Bréal rebaptisera en 1888 Comment les mots changent de sens. Et que les jeunes linguistes français du XIXe siècle , héritiers de leurs prédécesseurs lexicographes et grammairiens de la génération " romantique " du début du siècle, travaillent à étudier -- comme Darmesteter ou Bréal, précisément -- La Vie des Mots, traquant derrière celle-ci les symptômes d'une altération pathogène. L'heure est alors arrivée des représentations fondées sur la méthode expérimentale, au moment même où, les principes de Claude Bernard étant généralement admis, il est possible au linguiste d'appuyer sa conception du langage sur les expérimentations de Broca : " [...] C'est la faculté du langage articulé qu'il faut invoquer en définitive pour distinguer l'homme de ses frères inférieurs. [...] L'exercice de la faculté du langage articulé est subordonnée à l'intégrité d'une partie très-circonscrite des hémisphères cérébraux et plus spécialement de l'hémisphère gauche. Cette partie est située sur le bord supérieur de la scissure de Sylvius, vis-à-vis l'insula de Reil, et occupe la moitié postérieure, probablement même le tiers postérieur seulement de la troisième circonvolution frontale. C'est l'autopsie des aphasiques qui a démontré cette localisation. Dans cette autopsie, en effet, on découvre constamment "une lésion très évidente de la moitié postérieure de la troisième circonvolution frontale gauche ou droite", presque toujours, dix-neuf fois sur vingt, de la circonvolution du côté gauche" [Ibid., p.30-31]
La faculté du langage est ainsi progressivement référée à un objet physiquement observable, et -- de ce fait -- les pathologies métaphorisantes de la langue sont peu à peu renvoyées à des spéculations pré-scientifiques justifiant d'autant, par opposition, certaine attitude agressivement puriste à l'endroit du développement du lexique : " C'est la presse qui est véritablement le "bouillon de culture" de tous ces microbes infestant notre langue, car c'est de la lecture des journaux que se nourrit principalement l'esprit de nos contemporain ", écrit encore -- en 1902 -- Théodore Joran [Le Péril de la Syntaxe et la Crise de l'Orthographe, Paris, 1ère éd., 1896, p. 5]. Il résulte de cette opposition un débat sur la nature de la langue scientifique dont la constitution du vocabulaire de la maladie et de la médecine reflète l'âpreté. Et il s'établit ainsi une relation circulaire entre la langue, organe physiologique de l'élocution humaine et le langage qui lui assigne ce rôle, dans laquelle s'abîme toute réflexion proprement critique. Parler de la langue, en ce début du XIXe siècle , revient alors à parler indirectement du corps individuel, et, par médiation, déjà du corps social. Une étiologie de la langue se construit par là sur le modèle d'une hygiène physiologique, car, les mots de la langue renvoyant aux maux du corps, le vocabulaire de la maladie devient ainsi -- dans sa constitution même -- un moyen d'illustrer les différentes pathologies historiques de la langue française. Ou, ce que les grammairiens, lexicographes, remarqueurs et puristes de tous poils voyaient comme tel....
Le champ lexical se développant en France de 1790 aux années précédant immédiatement la première guerre mondiale se caractérise ainsi au moyen de cinq variables en interaction simultanée : la subsistance d'archaïsme, la tendance au néologisme, les effets de la dérivation automatique, la variabilité graphique des formes savantes, et les conséquences d'une fantasmatique généralisée de la maladie. Il est aisé de reconnaître, parmi les 3700 items sélectionnés, ceux qui -- dès le début du XIXe siècle - font déjà figure d'archaïsmes. Soit qu'ils relèvent en leur contenu d'une conception de la médecine déjà dépassée : Acantabole, Acescence, Agacin, Alexipharmaque, Alfos, Angustie, Anthélix, Antiphlogistique, Aréa, Argemon, Aridure, Atrabilaire, Atrabile, Bancroche, Basilidion, Béchique, Bradypepsie, Cacade, Calasie, Caprizant, Charbouglion, Corybantiasme, Craspédon, Crémastères, Décamyron, Décarneler, Diacatholicon, Diexode, Disésée, Dyslochie, Éclampsie, Écrouelles, Enéorème, Entoglosse, Épreinte, Estiomène, Galanterie, Gravèle..., etc.
Soit que leur forme linguistique elle-même renvoie -- le plus souvent par l'intermédiaire du grec -- à une terminologie savante des temps antérieurs au XIXe siècle : Gynécomaste, Gynide, Helminthocorton, Hypôtrachélion, Ïatraleptique, Ichoroïde, Ischiagre, Lipyrien, Métachorèse, Néphropléthorique, Opistocyphôse, Pathognomonique, Phyma, Pleurostotonos, Rhienchyre, Splanchnographie, Synchondrôse, Terminthe, Usucapion, Xérotribie, Yctomanie ..., etc.
La subsistance de ces items dans les dictionnaires de la période marque nettement la prédominance d'un savoir cumulatif à une époque où s'effectue difficilement la transition de la médecine classique à la médecine moderne. La cumulation est peut-être moins significative d'ailleurs de la capitalisation nominaliste des connaissances, précédemment évoquée, que de la difficulté de passer sans solution de continuité d'une épistémologie médicale à une autre. Le vocabulaire s'interpose dans ce cas -- comme forme pérenne de représentation -- entre la tendance progressiste et la tendance régressive de la science. Les zones d'archaïsme lexical constituent en langue comme une mémoire tampon facilitant simultanément le passage du passé vers le présent, et l'ancrage du présent sur des formes de représentation dépassée. Arsène Darmesteter, en 1886, caractérise parfaitement ce double mouvement : "[...] Ces exemples qu'on pourrait considérablement multiplier, suffisent à nous montrer combien la langue actuelle, cette langue qui vit dans notre pensée, sur nos lèvres, contient de débris des temps passés; véritables fossiles, puisque la langue moderne avec ses lois de formation ou de construction n'en peut plus rendre compte, mais fossiles toujours vivants, puisqu'ils ont encore leurs fonctions propres et leurs emplois spéciaux. [...] Dans l'organisation linguistique comme dans l'organisme physique, nous assistons à ce développement de la cellule qui grandit et qui prospère aux dépens des cellules voisines, antérieures, qu'elle finit par absorber. Dans le monde linguistique, comme dans le monde organique, nous assistons à cette lutte pour l'existence, à cette concurrence vitale qui sacrifie des espèces à des espèces voisines, des individus à des individus voisins, mieux armés pour le combat de la vie. D'une façon générale, s'il est acquis que la biologie tout entière n'est que l'histoire des différenciations que les organismes d'un même type ont subies en s'adaptant à des milieux divers, on peut affirmer que la linguistique n'est que l'histoire des évolutions, diverses suivant les races et les lieux, par lesquelles a passé le type primitif..." [Loc. cit., p. 175]
Mais ce développement des tendances modernistes du langage s'effectue aux dépens des formes anciennes de la langue selon un processus analogique de cancérisation latente, qui renvoie -- une nouvelle fois -- à l'involution du mal dans les mots, et aux rapports ambigus du langage et de la maladie. C'est dans ce cadre que les néologismes du champ lexical prennent alors leur valeur et assument leur fonction progressiste. Il faut de nouveau distinguer ici entre :
-- les termes qui renvoient à une découverte de la technique médicale, pour laquelle une forme lexicale nouvelle est nécessaire; le néologisme est ici externe;
-- et ceux qui, dans le système lexical de la langue française, proposent la dénomination inédite d'un contenu remodelé dans les domaines de la thérapeutique, de la chirurgie ou de la pharmacologie; le néologisme est ici interne.
Dans les deux cas, l'économie et l'équilibre du système lexical de la langue se trouvent modifiés. On rapportera au phénomène du néologisme externe l'extension et la généralisation des innovations lexicales ou phraséologiques imputables aux découvertes de Cabanis [Localisations cérébrales], de Broussais [Phlegmasie, Phrénologie], Auenbrugger et Broussais [Percussion], Chomel [Rhumatisme, Clinique médicale], Laënnec, et Cruveilhier [Histologie, Anatomie pathologique], ou de Piorry [Plessimètre]. A la même série d'éléments se rapportent des termes tels que : Adéno-méningée, Adénographie, Angéiohydrographie, Anthropométrie, Capsule de Glisson, Dilatateur [s], Embryographie, Endocardite, Extumescence, Fonction glycogénique, Hématographie, Ischio-caverneux, Méningo-gastrique, Prophylaxie, ... etc.
Du côté des néologismes internes, en revanche, on rangera des formes généralement plus marquées par les procédures traditionnelles de dérivation et de composition savantes, qui répartissent en plusieurs signes un contenu autrefois indifférencié et exprimé par une seule unité : Catarre, Catarrhal, Catarrhectique; Condyle, Condyloïde, Condyloïdien, Condylome; Coracoïde, Coracohyoïdien, Coracoradial; Encéphalite, Encéphalocèle, Encéphaloïde; Hydropneumatocèle, Hydropneumosarque, Hydropneumonie; Laryngologie, Laryngographie, Laryngoscopie; Odontechnie, Odontalgie, Odontologie, Odontagogue; Pneumologie, Pneumatocèle, Pneumatomphale, Pneumographie, Pneumorrhagie; ... etc.
Troisième caractéristique du lexique de la maladie, les effets de la morphologisation automatique du lexique médical. Par cette expression, j'entends les effets de l'application extensive des procédures de dérivation et de composition de la langue, qui confèrent à celle-ci une homogénéité apparente et une rigueur désignative dont l'inesquivable logique annihile -- à terme -- le vrai pouvoir onomasiologique. Cette pratique se réalise au moyen de deux grandes procédures morphologiques: la dérivation et la composition, et la liste des termes ci-dessous atteste l'importance de ce phénomène. Par la voie dérivationnelle, s'imposent des formes nettement perceptibles et compréhensibles par un public cultivé. Notamment grâce aux séries préfixales : Antiapoplectique, Antiarthtitique, Antiasthmatique, Anticachectique, Antidyssentrique, Antiépipleptique, Antifébrile, Antiglaucome, Antihydropique, Antiputride, Antihypocondriaque, Antimélancolique [...], Dysesthésie, Dysépulotique, Dysménorrhée, Dysorexie, Dyspepsie, Dyspermatisme, Dysphagie, Dysphonie; Exanthémateux, Exarthrose, Excréation, Excroissance, Exérèse, Exomphale [...], Sous-clavier, Sous-costal, Sous-cutané, Sous-épineux, Sous-mentonnier, Sous-occipital, Sous-orbiculaire, Sous-orbitaire, Sous-scapulaire, ... etc., dans lesquelles peut parfois se glisser fugitivement un élément leurrant de même apparence mais de constitution différente: Antidesme, Excès, etc.
Les séries suffixales se révèlent également d'un taux de productivité très élevé : Agérasie, Athermasie, Chalasie, Coprostasie, Hémostasie; Amphidéon, Argemon, Basilicon, Dacryon, Décamyron, Ectropion; Clinoïde, Condyloïde, Encéphaloïde, Épicanthide, Ethmoïde, Graphioïde, Lépidoïde, Phacoïde, Rhabdoïde, etc. Hatzfeld et Darmesteter ont noté à ce propos : " Sur les cent et quelques suffixes qui ont servi ou servent encore à former les mots français, la plupart sont originaires du latin. Les uns sont propres à la langue populaire et les autres à la langue savante. Les uns vivaient aux premiers temps de la langue, ont graduellement épuisé leur fécondité et sont morts aujourd'hui; d'autres sont nés à une époque relativement moderne et sont aujourd'hui en pleine vigueur. Quelques-uns ont eu leur domaine réduit ou étendu; un certain nombre, nés avec le français, ont traversé quinze siècles d'existence sans rien perdre de leur activité ni de leur énergie créatrice. C'est dans l'histoire de la dérivation qu'apparaît le plus clairement la vie du langage, cette vie que notre esprit prête aux groupes de sons que nous appelons des mots. Le champ de l'activité intellectuelle est ici plus restreint, le nombre des éléments linguistiques sur lesquels elle s'exerce est moins considérable; mais les idées à rendre sont, au contraire, variées, fines et délicates. On saisit là très nettement l'action de l'esprit modifiant les formes extérieures, les moules de la pensée qu'il s'est crées" [Dictionnaire Général., p. 43]. Mais ils ajoutaient bien vite que cette facilité était quelquefois déviée par des finalités insuffisamment strictes : " La dérivation ne se renferme point dans les limites d'une logique rigoureuse; l'analogie en étend le cercle de mille manières; elle en est le principe presque essentiel, la puissance sans cesse créatrice " [Ibid., p. 45]. Par le terme d'Analogie, la sémiose linguistique se voyait impliquée dans une sorte de métaphorique généralisée requérant d'être contrôlée par les lexicographes. Ceux de la fin du siècle s'acquittèrent probablement mieux de cette tâche que leurs prédécesseurs du début du XIXe siècle , plus enclins -- sur le modèle de Dumarsais -- à accepter les effets d'un verbe imaginatif, et qui ne sourcillaient pas en désignant -- comme Boiste 1808 -- la valvule de l'oreillette du coeur au moyen du terme Épiscopale [Dictionnaire Universel, p. 306 c]. La question reste cependant de savoir si cette sorte d'expansion en corail du lexique médical a véritablement servi l'épistémologie de la discipline.
L'autre procédé typique de cette mécanique lexicale est celui de la composition, dont Hatzfzeld et Darmester -- de nouveau -- observent qu'il est tout particulièrement propice à la création d'image, notamment sous les formes de l'ellipse et de la juxtaposition : " La composition groupe dans une unité simple des idées qui se présentaient naturellement séparées, procède par voie de synthèse. La synthèse est un procédé de formation de mots bien déterminé; les mots qu'elle crée existent dès l'instant où les éléments composants sont mis en présence et combinés par l'ellipse. La juxtaposition n'a rien de bien précis; comme elle n'est qu'une réunion de mots, faite d'après les lois les plus élémentaires de la syntaxe, seule la plus ou moins apparente fixité que l'usage donnera à l'un ou l'autre de ces groupements y fera reconnaître un juxtaposé. Elle doit son existence au temps. [...] L'unité d'image, qu'elle soit visible ou non, est donc ce qui détermine l'existence d'un juxtaposé; mais le passage, pour les images, de la complexité à l'unité est souvent incertain; telle locution flotte souvent entre ces deux états, n'étant pas encore assez simple pour mériter le nom de juxtaposition, déjà trop réduite pour ne pas être considérée comme une locution spéciale" [Dictionnaire Général, pp. 72-73].
Le corpus lexical rassemblé expose pleinement l'application de ces deux formes de créativité : Bulbo-vaginal; Céphalo-rachidien; Entéro-épiplocèle, Entéro-épiplomphale, Entéro-hydromphale; Glosso-pharyngien; Néphro-thromboïde; Pancréatico-duodénal; Pétro-salpingo-staphylin; Sacro-ischiatique; Sarco-hydrocèle; Sphéno-phtérigo-palatin, ... etc., sont des termes qui représentent la tendance elliptique aboutissant à la création d'un mixte représentatif que légitime la décomposition anatomique du corps humain. La tendance juxtapositive de la créativité lexicale -pour sa part- est abondamment illustrée par des formes telles que : Bactériologie, Bradyspermatisme, Broncocèle, Bulbiforme, Cynanthropie, Echthymose, Emménagologie, Éroticomanie, ïatrochimie, Infundibuliforme, Monorchyte, Manustupration, ... etc., que l'on jugera globalement acceptables, quoique s'insèrent dans leurs séries des éléments plus douteux: Périostôse, Rhagadiole, Sex-digitaire, ... etc.
Les auteurs du Dictionnaire Général, à la différence de Boiste, de Landais et même de Littré, ont assez vite perçu le danger d'une généralisation excessive de la procédure en évaluant son impact historique : " Jusqu'au milieu du XIVe siècle, le français ne contenait que peu d'éléments grecs. C'étaient des mots qui avaient passé dans le latin populaire ou dans le latin ecclésiastique et avaient perdu la trace de leur origine première; ou bien c'étaient des terme du bas grec que les croisés, au XIe siècle et au XIIe siècle , avaient rapporté de Constantinople. [...] Au XVIe siècle , les traducteurs furent sobres d'emprunts à la langue hellénique; c'est par la science beaucoup plus que par la littérature que la terminologie grecque pénétra chez nous. D'ailleurs elle ne s'y installa pas brusquement, mais fit une sorte de stage en passant par la forme latine. Les dictionnaires de médecine du XVIe siècle et du XVIIe sont rédigés en latin, et présentent une terminologie mi-partie latine et grecque. Ambroise Paré, au XVIe siècle , seul fait exception; ses oeuvres, écrites en français, contiennent un grand nombre de mots grecs; mais encore quelques-uns sont-ils reproduits sous la forme purement latine et donnés comme mots latins.
Au XVIIIe siècle même, notre langue, malgré les apparences, n'a de rapport avec le grec que par le latin. De même que le petit nombre de termes de médecine et de chirurgie et quelques termes de philosophie qu'elle avait reçus du grec lui avaient été transmis par le latin de la scolastique, de même les nomenclatures nouvelles qui chargent le lexique d'un nombre presque infini de mots nouveaux, avec l'oeuvre de Linné et de Jussieu, sont, elles aussi, rédigées en latin avant de passer dans le français. Ce n'est véritablement qu'au XIXe siècle que les physiciens, les chimistes et les philosophes empruntent directement au grec les termes qui leur sont nécessaires pour consacrer leurs nouvelles découvertes. [...] La richesse de cette langue [le grec], ses remarquables qualités de précision et de netteté, son égale puissance de composition et de dérivation, la désignaient naturellement aux savants, qui y puisent à pleines mains" [p. 103]. Et ils notent en particulier -- sous la forme d'une comparaison implicite avec l'épidémiologie -- les dévoiements auxquels cette mode peut donner lieu : " Ces emprunts ne restent pas toujours confinés dans le domaine restreint de la science, mais envahissent de tous côtés la langue commune, la pénètrent et menacent désormais de la désorganiser. L'extension, le progrès des sciences, la vulgarisation, pour employer le terme consacré, l'action incessante de la presse, le développement de l'industrie, répandent dans l'usage général certains termes qui n'auraient pas dû sortir du laboratoire du chimiste ni du cabinet des médecins ou des philosophes. De plus, une foule de suffixes, de particules grecques, étant devenus usuels, chacun se croit autorisé à combiner ces éléments à sa guise, en bravant les lois du grec et celles du français. De là des formations hybrides et barbares qu'on rencontre dans plus d'un de nos composés modernes. De là aussi des composés mi-grecs, mi-français, qui montrent à quel point beaucoup d'éléments composants grecs sont devenus organiques et ont perdu leur cachet d'origine" [Loc. cit., p. 103]
La citation me semble particulièrement éclairante des excès auxquels la mécanique lexicale du français scientifique, soumise aux effets de mode, a pu donner lieu. Et force est bien de reconnaître que, sous cet aspect, les lexicographes de la première moitié du XIXe siècle ont joué un rôle néfaste plus important et plus précoce que celui que leur imputaient les auteurs du Dictionnaire Général. Une seule remarque pour fixer les idées sur la conception de la rigueur lexicographique dont se dotaient les rédacteurs de dictionnaires du début du XIXe siècle : il s'agit de l'enregistrement des variantes [ortho]graphiques d'un terme, qui permet d'augmenter sensiblement en quantité la nomenclature, mais qui jette un jour douteux sur les qualités de discrimination du lexicographe : Agrouelles, Écrouelles; Cangrène, Gangrène; Carphologie, Carpologie; Célotomie, Célototomie; Eccorthatique, Eccathartique; Embryulkie, Embryulquie; Ethmoïde, Ethnoïde; Flegmasie, Phlegmasie; Fétus, Foetus; Leucorée, Leucorhée; Mastupration, Masturbation; Mentagre, Mentulagre; Néphralgie, Névralgie; Paracynancie, Parasquinancie; Remolliatif, Remollitif, Squirre, Squirrhe... etc.
A une époque où les efforts des grammairiens se portent sur l'uniformisation des graphies du lexique français, la variabilité formelle admise par la plupart des lexicographes de la première moitié du XIXe siècle est un indice plaidant en faveur d'une conception positiviste cumulative du savoir. Par là s'affirme une propension à la régression qui contrevient très aux avancées du savoir revendiquées par les figures de la néologie. La double graphie exhibe le plus souvent une forme populaire et une forme savante. Une acclimatation du terme scientifique aux conditions ordinaires de l'échange quotidien -le mot en habit de ville- s'oppose ainsi à la sauvegarde de ses prérogatives techniques sous couvert d'un vêtement de cérémonie.
Il résulte de ce phénomène que les termes désignant globalement le champ notionnel français de la maladie se chargent d'un pouvoir d'évocation fantasmatique grâce auquel le médecin, utilisateur des formes savantes, assoit sa notoriété et son pouvoir sur la collectivité, soumise aux simplifications de l'usage. En effet, à considérer la liste des termes relevés dans le corpus, et après avoir constaté le troublant phénomène des variations de l'orthographe, on ne peut s'empêcher de remarquer le caractère sournoisement hétérogène de ce corpus. Des termes indubitablement savants y côtoient des termes empruntés à une terminologie populaire de la maladie. Les lexicographes de la famille de Boiste, par exemple, ne s'y trompent pas, qui, recourant à des désignations imageantes, précisent ces dernières dénominations en les accompagnant d'une glose qui leur adosse le terme scientifique adéquat : " Mal d'aventure: abcès au doigt; Galanterie: maladie vénérienne; Noli me tangere: ulcère malin; Picote: petite vérole; etc. ".
En d'autres occasions, ce sont les formes imagées de la représentation analogique populaire -- autrefois étudiées par Pierre Guiraud -- qui sont reprises par le lexicographe pour illustrer le phénomène nosographique. Entre certaines formes perceptibles dans le monde extérieur et certains symptômes ou manifestations de la pathologie, le langage permet de dégager un espace commun de partage du sens : " Bec de canne, Bec de corbin, Bec de cuillier, Bec de cygne, Bec de grue, Bec de perroquet, Bec de lièvre, Bruit de râpe, Chapetonnade, Crêtes de coq, Géroflés, Grenouille, Haut-mal, Suette ... etc. ". Le sérieux du lexicographe peut même parfois le rendre aveugle et sourd aux jeux sur les mots perceptibles dans certaines désignations : " Mal de mer, Mal de mère " ... Et le nom de la maladie se développe alors dans une paraphrase adnominale : " Maladie de la pierre, Maladie d'Addison, Maladie de Basedow, Maladie de Bright [= Néphrite], Maladie de Ménière [= Vertige], Maladie de Paget, Maladie de Werlhof [= Purpura], Maladie du Sommeil, etc. ", dans laquelle le nom de personne --en l'occurrence du médecin -- sert d'identificateur, ce qui constitue un pas dans l'avancée promouvant le médecin au rang de nouveau mage du monde moderne.
L'image de la science transmise par les dictionnaires est l'image d'une imperturbable application de l'esprit analytique et synthétique aux choses du verbe. Les dérives du nom savant, le nominalisme cumulatif de la science moderne du XIXe siècle , notamment dans le domaine de la médecine, font alors se poser inéluctablement la question de l'hygiène du langage. Devant la profusion des termes recensés et les effets de pléthore auxquels ils concourent par leur masse, le linguiste ne peut s'empêcher de retourner aux conseils que Bernard Jullien formulait déjà en 1851 dans ses Thèses de Grammaire : " La nomenclature des sciences devrait, en général, être faite par des grammairiens, non par des savants. Sans doute les savants doivent dire ce qu'ils veulent exprimer, et les grammairiens, dans la composition de leurs mots, doivent suivre exactement la direction et exprimer à la lettre la pensée des savants; mais il faut que ce soient eux qui imposent les noms, si l'on veut que ceux-ci soient tout-à-fait convenables. En effet, bien que la nomenclature ait une grande influence sur l'enseignement, ou, comme on dit aujourd'hui, sur la vulgarisation de la science; qu'à un certain degré même elle soit le moyen sans lequel celle-ci ferait difficilement des progrès, cependant elle n'est pas proprement la science; ce n'est qu'un langage qu'on y approprie ou qu'on y applique, langage dont les éléments et les règles doivent être établis par ceux qui ont étudié les langues et qui les connaissent, et non par ceux qui n'en ont pas fait l'objet spécial de leurs études ou même n'y ont jamais pensé" [p. 452]
La question reste ainsi posée de l'ambiguïté du traitement concédé aux mots de la maladie et de la médecine par les dictionnaires français de la première moitié du XIXe siècle . Devant un territoire en extension constante, les efforts des lexicographes ont porté essentiellement sur les aspects quantitatifs de la terminologie, souvent au détriment de la précision; et, comme subsistaient toujours dans les colonnes de leurs ouvrages des éléments lexicaux faisant référence à une technique dépassée, il en est résulté une illisibilité paradoxale de la discipline, dont les dictionnaires de la seconde moitié du XIXe siècle durent lever progressivement l'hypothèque. Écartelée entre conservatisme et modernité, entre les racines grecques et latines et les dénominations populaires, la terminologie de la maladie et des soins qu'on pouvait lui appliquer s'est donc ainsi constituée au début du XIXe siècle comme un massif complexe, dont certains voyaient avec satisfaction se réaliser l'extumescence prometteuse tandis que d'autres eussent volontiers procédé à l'impitoyable excision de ses rameaux les plus proliférants...
[Suite] [Table]