GLOSSAIRE

 

DU

 

CENTRE DE LA FRANCE

 

PAR

 

M. LE Cte JAUBERT

Membre de l’Institut (Académie des Sciences).

Celtarum, quæ pars Galliæ tertia est, penes

Bituriges summa imperri fuit

(Tit. Liv. Hist. V)

DEUXIÈME ÉDITION

 

 

 

 

 

PARIS

IMPRIMERIE ET LIBRAIRIE CENTRALES DE NAPOLÉON CHAIX ET Cie,

Rue Bergère, 20

1864

 


 

HIPPOLYTE FRANÇOIS JAUBERT

 

 

 

 

GLOSSAIRE

 

DU

 

CENTRE DE LA FRANCE

 

Suivi du

SUPPLÉMENT

 

Celtarum, quæ pars Galliæ tertia est, penes

Bituriges summa imperri fuit

(Tit. Liv. Hist. V)

PARIS

1864


 

INTRODUCTION

LUE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Dans sa Séance du 26 Avril 1864

 

 

Au titre de membre de l'Institut, distinction suprême des hommes d'étude, est attaché le privilège en vertu duquel je suis admis aujourd'hui à présenter directement à l'Académie française le résultat final de mes travaux sur le langage de nos provinces du Centre : cet honneur me touche vivement. Déjà et plus d'une fois l'Académie avait encouragé mon entreprise. Un de ses membres, à qui m'attache le lien d'une tendre vénération, avait permis que le Glossaire fût placé sous son patronage ; deux autres membres délégués de la Compagnie avaient favorisé l'accès de la première édition au partage du prix Volney décerné par l'Institut. Enfin l'Académie elle-même, lorsqu'un aperçu de l'édition actuelle lui fut soumis, a pris la peine de constater les perfectionnements que j'ai cherché à y introduire, et daigné me faire savoir qu'elle verrait avec satisfaction l'achèvement d'un ouvrage se rattachant essentiellement à ses propres travaux. La valeur d'une telle approbation était encore rehaussée alors qu'elle me parvenait par l'organe du maître illustre qui jadis initia ma jeunesse au culte des lettres.

Rien n'a été négligé, soit pour assurer, par une enquête sévère, l'authenticité des éléments dont le Glossaire se compose, soit pour les coordonner et en éclairer la critique, soit enfin pour en présenter le tableau dans une forme acceptable par les philologues, et aussi par les lecteurs ordinaires. Ébauché, il y a plus de trente ans, dans le dessein de noter les signes de conformité du langage actuel de nos provinces avec le français du xvie siècle, ce recueil n'avait pas tardé à prendre successivement de plus larges proportions. Un séjour habituel dans nos campagnes, de fréquentes explorations en vue de l'histoire naturelle, les fonctions dont la confiance de mes concitoyens m'avait investi dans le département du Cher, m'ont mis pendant de longues années en relation avec les diverses classes de la société; je ne cessais point de les interroger sur un sujet de plus en plus attrayant par les perspectives nouvelles que j'y découvrais chaque jour, non-seulement sur le langage, mais aussi sur les mœurs et l'histoire. Mon faible à cet égard était connu, et c'était à qui viendrait m'apporter son contingent de renseignements. Je fus ainsi conduit à organiser sur les divers points du territoire un système régulier de correspondance. Il m'a été donné de rencontrer partout des collaborateurs excellents à divers titres, plusieurs déjà signalés par leurs écrits, tous dévoués à l'œuvre commune, et mettant à ma disposition, dans des proportions différentes, de véritables trésors d'expérience locale ou d'érudition.

Je dois me borner ici à mentionner ceux d'entre eux qui m'ont prêté le concours le plus assidu, et le premier dans l'ordre des dates, feu M. Duchapt, conseiller à la Cour de Bourges, écrivain ingénieux que des études spéciales avaient familiarisé avec les différents âges de la littérature française. Ensuite M. Laisnel de la Salle, habitant les environs de la Châtre, auteur d'une série d'articles fort remarqués sur les traditions, dictons et locutions du bas Berry, qui font vivement désirer la publication d'un ouvrage complet resté jusqu'ici en portefeuille, m'a secondé avec une infatigable obligeance. M. Boyer, l'un des membres les plus laborieux de la Commission historique du Cher, n'a laissé inexplorée aucune partie de nos annales : ses connaissances m'ont été d'un grand secours. Un jeune magistrat, M. Ribault de Laugardière, auteur de plusieurs notices intéressantes sur les coutumes populaires du Berry, avait remarqué, ainsi que je l'ai fait il y a longtemps, combien, dans les audiences des tribunaux, l'idiome local, stimulé par l'intérêt personnel, se donne carrière : nous l'avons ensemble et curieusement étudié sur ce terrain. M. Robin, ancien inspecteur général des ponts et chaussées, m'a permis de puiser, dans ses mémoires manuscrits sur l'idiome normand, de précieuses leçons de philologie comparée. M. de la Tramblais a déjà été cité avec éloge dans ma première édition ; mais comment reconnaître les services qu'il a rendus à celle-ci ? Si elle obtient le suffrage de l'Académie, l'honneur, je me fais un devoir de le déclarer, en reviendra pour une large part à M. de la Tramblais. L'ouvrage, en passant entre ses mains habiles et patientes, y a gagné sous tous les rapports. Administrateur émérite de l'un des arrondissements du bas Berry, il était, par son savoir en linguistique et en histoire naturelle, ses travaux archéologiques et statistiques, particulièrement apte à enrichir le Glossaire, à en confirmer ou rectifier toutes les indications. Il a insisté sur la convenance de maintenir à l'ouvrage le caractère provincial en donnant à la prononciation locale le pas sur celle du français proprement dit. Combien de lacunes M. de la Tramblais n'a-t-il pas remplies! combien de faux pas ne m'a-t-il point épargnés! C'est ainsi que nos recherches se sont multipliées avec persévérance, dans toutes les directions, et qu'à la fin il ne s'est plus trouvé un seul champ d'observation qui n'eût été soigneusement exploré, une forme grammaticale, une acception qui n'eussent été, avant admission définitive, consciencieusement contrôlées et discutées.

On ne demandera pas à celui qui ne pouvait avoir d'autre prétention que de dresser un inventaire provincial aussi méthodique et exact que possible, de se prononcer sur les problêmes délicats de la formation et de la décomposition des langues ; d'autres, plus autorisés, ont démêlé les divers éléments celtique, latin et germanique de la langue française; le Glossaire n'a dû aborder le terrain glissant de l'étymologie qu'avec précaution. Le celtique arne, dans notre mot hargne (giboulée), était évident. Il n'y avait pas à se méprendre quand nous rencontrions l'interjection ugé! à peine altérée du latin. L'italien moderne nous a laissé, à la suite des ducs de Nevers de la maison de Gonzague, le mot d'un emploi si original de caffe, qui signifie Impair, dépareillé. L'Allemagne nous a apporté, avec ses procédés métallurgiques, plusieurs termes techniques : dame, détourné facétieusement du sens de damm (digue); gueuse (lingot de fonte), de giessen (fondre), qui a fait l'italien bergamasque giessa. La vieille interjection anglaise ut! (out! moderne : Hors d'ici, va-t'en), donnée par Wace avec son certificat d'origine dans le roman de Rou, semble avoir été retournée contre les ennemis de la France par les victoires de Jeanne d'Arc, et les proclamer encore parmi nous. Ce qu'il y a de certain, c'est que, de nos jours, un autre genre d'invasion se manifeste par l'introduction pacifique, dans le langage, d'une foule de termes qui attestent la puissante initiative de nos rivaux d'outre-Manche en fait d'agriculture et d'industrie.

Notre langage, sauf d'assez nombreuses bizarreries, mérite à juste titre la dénomination d'idiome, de préférence à celle de patois, qui ne laisse pas d'impliquer une idée méprisante. La Fontaine a dit :

L'âme, qui goûtoit fort l'autre façon d'aller,
Se plaint en son patois.

(Le Meunier, son fils et l'Ane.)

Notre idiome est une des formes provinciales que la langue française a révolues dans sa marche progressive vers la perfection où, grâce à d'immortels écrivains, elle s'est fixée pour un temps. Les heureux génies des siècles passés ont laissé chez nous comme une portion de leur descendance; sans doute elle y est tombée en roture, mais on l'y reconnaît encore à certains traits, comme on l'a dit de ces nobles Bretons réduits par le malheur des temps à déposer l'épée de leurs aïeux pour tenir le manche de la charrue.

Quoi qu'il en soit d'ailleurs de ces distinctions d'idiome et de patois, il demeure certain que le langage resté usuel dans une contrée déterminée est un des sujets d'étude les plus intéressants. Ducange recommandait de tenir grand compte du langage populaire, peculiaria provinciarum idiomata: après lui, plus d'un maître s'est fourvoyé faute d'un tel flambeau. De nos jours, une sorte de renaissance de cette étude s'est manifestée, et l'on n'a plus cessé de la préconiser comme étant un des fondements de la linguistique, d'en faire ressortir les fécondes conséquences. Nous n'irons pas jusqu'à dire avec Génin, qu'il est réservé à la séve des patois de rajeunir par une infusion vivifiante le français actuel, malade d'épuisement et de néologisme; avec Nodier, que les patois ont une grammaire aussi régulière, une terminologie aussi homogène, une syntaxe aussi arrêtée que le grec et le latin. Mais on peut soutenir sans paradoxe que les patois déploient généralement un luxe de tropes à étonner Dumarsais lui-même, une originalité, une sorte de génie propre, capable non-seulement d'intéresser, mais même d'offrir certaines ressources au grand art d'écrire. De plus, un examen approfondi de quelques-uns de ces patois y fait découvrir, sinon la belle ordonnance des règles inhérentes aux langues parvenues à leur maturité, au moins de si importants fragments de la grammaire et de la syntaxe générales qu'il est impossible d'y méconnaître la logique instinctive qui préside aux opérations de l'esprit humain.

Liés à ce qu'il y a de plus intime dans la constitution des races, à l'organisation physique pour la production des sons, au caractère moral, considéré comme mobile du développement et de l'expression des idées, les idiomes et patois sont doués d'une vitalité singulière. Dans la famille celtique, quelle résistance le bas breton, le gallique et le gaélique n'opposent-ils pas à l'action dissolvante du temps, aux envahissements de la civilisation moderne! Dans notre Midi, le languedocien et le provençal ont encore leurs poètes auxquels l'Académie a décerné des couronnes. Au Nord, le wallon se maintient avec sa modeste littérature à côté du français, de l'allemand et du flamand. Ailleurs, où a cessé de prévaloir un idiome distinct, certains tours et surtout certaines particularités caractéristiques de prononciation ne cessent pas de protester contre l'expansion croissante des formes régulières émanant de la capitale; cela est très-sensible à partir de Lyon, dans tout le Sud-Est et la Suisse française. Au-delà des mers, les premiers colons du Canada y ont apporté et leurs descendants y ont conservé jusqu'à ce moment sans altération, avec la coutume de Paris en vigueur comme loi civile, le parler propre à la langue d'oïl du Nord-Ouest. Et n'est-il pas remarquable qu'au cœur même de la France se soit maintenu jusqu'à ce jour, sur une étendue équivalente à plusieurs départements, un idiome assez caractérisé, assez riche, pour fournir la matière d'un gros volume?

Nous l'avons dit ailleurs, il est rarement possible d'assigner à un glossaire provincial des limites géographiques bien tranchées. La géologie seule réaliserait peut-être l'idéal des frontières naturelles; car elle a fait ressortir avec évidence d'étroites relations entre la nature et la configuration du sol, le genre de culture qu'elles déterminent, d'une part, et les conditions physiques et morales de l'existence de ses habitants, d'autre part; enchaînement qui ne pouvait manquer non plus d'embrasser le langage. Sous certains rapports, un glossaire ressemble à une flore locale, où tant d'espèces d'origines différentes se sont donné en quelque sorte rendez-vous, où les traits généraux eux-mêmes de la végétation sont empruntés de proche en proche à d'autres pays. Dans la flore, l'aire de la plante, comme dit la géographie botanique, et, dans le glossaire, le cercle d'action du mot, s'étendent ou se resserrent, au gré d'une foule de circonstances locales ou de phénomènes de dissémination, de telle sorte que ni la flore ni le glossaire ne comportent une délimitation parfaitement nette; l'observateur passe par des nuances insensibles à d'autres formes qui se généralisent à leur tour dans les contrées limitrophes. C'est ainsi que notre Centre a ses affinités avec la langue d'oc par l'intermédiaire de l'auvergnat et du limousin, avec le normand et même avec le breton.

Un glossaire diffère sous d'autres rapports d'une flore locale. Celle-ci enregistre indistinctement tout ce qui se présente à la vue du botaniste diligent, depuis le cèdre jusqu'à l'hysope de Salomon ; elle énumère et décrit les espèces spontanées et celles qui sont cultivées, soit que les unes ou les autres appartiennent en même temps au fonds commun de la végétation d'un grand pays tout entier, de la France par exemple ; soit qu'elles se retrouvent çà et là dans quelques autres de ses provinces; soit enfin que, par exception, elles soient cantonnées dans le périmètre adopté pour cette flore. Le glossaire, au contraire, fait abstraction du fonds commun déposé dans le dictionnaire normal de la langue de laquelle son idiome ou son patois dépend, mais il revendique tous les autres termes employés dans sa circonscription, non-seulement ceux qui lui appartiennent exclusivement, mais aussi ceux dont l'usage lui est commun avec d'autres provinces.

Sous le bénéfice des considérations qui précèdent, le Glossaire, du Centre embrasse :

1° Le Berry tout entier, où l'on distingue plusieurs contrées naturelles, le Sancerrois , la partie de la Sologne qui l'avoisine, le grand plateau calcaire ou Champagne que domine au loin notre magnifique cathédrale, et le bas Berry, ainsi nommé au rebours de la nomenclature orographique, car cette partie de la province avoisine les sources de ses principales rivières ; dans le bas Berry, on distingue encore une Champagne, la Brenne et le Boischaut ;

2° Le Nivernais, avec ses petites contrées, les Amognes, le Bazois, et le Morvan, en partie bourguignon ;

3° La partie septentrionale du Bourbonnais jusqu'à Moulins et Montluçon, le reste tenant beaucoup plus de l'Auvergne;

4° La lisière nord de la Marche passant rapidement au Limousin ;

5° La lisière du Poitou et celle de la Touraine;

6° La portion du Blaisois et de l'Orléanais située sur la rive gauche de la Loire et comprenant leurs parts respectives de la Sologne.

Une carte annexée au Glossaire reproduit comparativement les divisions en départements actuels, en provinces anciennes et en contrées naturelles.

C'est principalement du côté de l'Ouest que notre idiome rencontre ses affinités les plus marquées avec les régions limitrophes : aussi ai-je eu soin de comprendre comme localité classique dans notre circonscription la ville de Chinon. Les savants éditeurs de Rabelais, MM. Rathery et Burgaud des Marets, à qui je dois tant d'observations judicieuses, approuveront sans doute cet empiétement obligé sur leur domaine.

Il s'en faut d'ailleurs que tous les termes enregistrés par le Glossaire soient également usités dans toutes nos divisions et subdivisions territoriales. A y regarder de près, chacune d'elles, relativement à ses voisines, pourrait réclamer sa part spéciale constituant une sorte de dialecte. Le plus tranché de tous serait celui du Morvan, agreste comme ses montagnes et ayant plus qu'aucun autre une tendance à dégénérer en patois. Loin de l'avoir épuisé, je ne l'ai admis dans le Glossaire que par échantillon et en raison des relations journalières que l'industrie des transports, principalement dans les districts métallurgiques et forestiers, établit entre les Morvandiaux et nos autres populations. Si l'on considère le Berry à part, on trouvera que son langage n'est pas complètement semblable à celui du Nivernais : en Berry, l'habitant du Sancerrois n'affecte pas exactement les mêmes façons de parler que le Solognot ou le Brenous et que le cultivateur de certaines parties du Boischaut, des environs de la Châtre notamment; sur la rive droite de la Loire, les Amognes se distinguent du Nivernais proprement dit. Mais ce ne sont là que des nuances : le Glossaire en a tenu compte dans la seule mesure possible : chaque fois qu'un mot n'a pas paru d'un emploi commun à la circonscription entière, on a eu soin de signaler les régions ou même les localités spéciales où il a été recueilli.

Toutefois, quelques traits généraux se laissent saisir au point de vue qui nous occupe. Chez nous, le parler est assez lent, mais non sans grâce : la cantilène primitive par laquelle le laboureur encourage ses bœufs est empreinte d'une poésie mélancolique. L'habitant de nos campagnes est paisible, circonspect et narquois, et l'on prendrait une idée inexacte de son caractère si l'on en jugeait d'après l'abondance des termes qui servent à exprimer tous les degrés de la ruse. Il s'exprime dans un style remarquablement figuré ; nous sommes ici en pleine rhétorique : la catachrèse, la métonymie et ses variétés, la synecdoque, la métaphore, l'euphémisme, l'antiphrase, l'onomatopée, etc., rien n'y manque. La richesse de l'idiome est singulière en certains sujets, par exemple la distinction des espèces animales et végétales, et le mauvais état des voies de communication, source de plaintes et de plaisanteries qu'une sage administration tend chaque jour à faire disparaître. Le progrès des lumières effacera sans doute de plus en plus les traces nombreuses qu'ont laissées dans le langage le diable et les maléfices de la sorcellerie.

De tous les écrivains que nos provinces du Centre ont vus naître, celui qui, pour nous, fait le plus autorité, est Rabelais. Quant à ceux des deux derniers siècles, leurs noms ont, nous en conviendrons, jeté peu d'éclat : comme prosateurs, la Thaumassière et Guy Coquille; parmi les poètes, Habert d'Issoudun, Adam Billault, le menuisier de Nevers, et cet infortuné Motin, natif de Bourges, qui est resté écrasé sous un vers de Boileau. Dans ses armoiries, notre capitale portait d'azur, à trois moutons passants, au chef de France, emblème de sa richesse rurale et de la fidélité monarchique d'autrefois. Or les pays à moutons ont eu de tout temps à subir plus d'un brocard. Le pays de la Fontaine n'y a pas échappé : dans l'antiquité, Juvénal a protesté en faveur de Démocrite

Summos posse viros, et magna exempla daturos
Vervecum [1] in patriâ crassoque sub aëre nasci.

(Sat X, v. 49 )

A cette injuste prévention quelques-uns de nos auteurs contemporains ont répondu par des succès. Si Marchangy, natif du Nivernais, a vu contester le mérite de sa Gaule poétique, il n'en a pas été de même ni pour M. de Raynal, auteur de l’Histoire du Berry, couronnée par l'Institut, ni pour le romancier célèbre qui a choisi notre Vallée-Noire comme cadre de ses plus gracieuses idylles. C'est avec orgueil que nous revendiquons l'orateur à la verve toute gauloise, l'éminent jurisconsulte que le Nivernais a donné à l'Académie française.

Dans le triage de nos matériaux, nous avons eu constamment les yeux fixés sur le Dictionnaire de l’Académie, dernière édition publiée en 1835. Non pas qu'on ne puisse y signaler, à côté de quelques mots réellement tombés en désuétude, un certain nombre d'omissions en fait de termes techniques d'un emploi fréquent, et aussi de mots du meilleur aloi heureusement restés dans l'usage général, par exemple le mot attarder, pour n'en citer qu'un seul dans la lettre A. Plus d'un philologue accrédité a relevé ces diverses imperfections. Comme eux, il faut reconnaître combien est délicate la mission d'interprète du suffrage universel dont l'Académie est investie. A peu d'exceptions près, elle a justement constaté par son silence les pertes que le temps a consommées ; il en est d'irréparables et que les acquisitions modernes sont loin de compenser. La nécrologie en a été faite en partie dans des lexiques extraits des œuvres de nos grands écrivains, entre autres de Corneille et de Molière. On y voit avec tristesse que tel ou tel mot excellent a péri tout entier, ou bien ne subsiste que dans une partie de ses acceptions ou dans ses dérivés. Dans ces divers cas, le Glossaire a souvent la bonne fortune de remplir des vides regrettables. Le mot omis par mégarde est repris, le mot perdu pour le beau monde s'est retrouvé chez nous; l'acception ancienne, expression d'une nuance, quelquefois d'un contraste dans les idées, reprend le rang dont une mode dédaigneuse l'avait dépossédée. Le radical, exilé chez nous, friler, douler, etc., y a gardé le titre de filiation du dérivé frileux, douleur, etc.

Parmi les mots, qui figurent dans le Dictionnaire de l'Académie, il en est un assez grand nombre qui n'y ont été admis que par une sorte de tolérance. Ce sont, en premier lieu, ceux qu'elle qualifie de vieillis ou de vieux, c'est-à-dire à demi morts; plusieurs sont restés chez nous jeunes et en pleine vigueur. D'autres sont taxés de familiers ou de populaires : ces deux catégories relèvent essentiellement des glossaires provinciaux. Du populaire au mot bas ou même déshonnête, il n'y a que des degrés souvent insensibles. Chaque fois que ces sortes de mots se sont rencontrés chez nous à l'état de curiosité philologique, il a bien fallu les recueillir, mais, d'une part, à ceux qui figurent dans le Dictionnaire de l'Académie, nous avons laissé la note dont elle les avait pour ainsi dire marqués au front; d'autre part, lorsqu'un mot de cette espèce, étranger au Dictionnaire de l'Académie, et intéressant sous quelque rapport, excédait la limite que la décence ne permet jamais de franchir, j'en ai déguisé la signification au moyen d'une périphrase, ou j'ai essayé de le faire passer à l'abri du latin, habitué à rendre à la philologie de semblables services. Après tout, il n'est guère possible, dans la revue d'un idiome, d'omettre entièrement de tels traits d'originalité.

Un autre écueil redoutable pour un ouvrage comme celui-ci, c'est la cacologie, et malheureux serait le lexicographe à qui s'appliquerait la phrase donnée en exemple par le Dictionnaire de l'Académie à ce mot même si malsonnant de cacologie : « II a fait un recueil des cacologies les plus communes dans cette province. Mais les recueils de locutions vicieuses, de barbarismes et de solécismes, de patatqu'est-ce, ouvrages d'ailleurs instructifs, n'ont en commun avec le nôtre que des frontières. Combien de fois l'Académie elle-même, couvrant de son adoption la naissance des mots les moins légitimes, n'a-t-elle pas donné raison a l'usage vicieux en principe, mais actuel et général, contre l'usage antérieur, sans tenir compte des raisons valables que celui-ci, se fondant sur l'étymologie, pouvait alléguer pour sa défense!

Il faut se garder aussi de confondre avec les locutions vicieuses une foule de formes inhérentes à un idiome, qui en font précisément le mérite et l'intérêt, fondées aussi qu'elles sont le plus souvent aux yeux du philologue sur des déductions incontestables ou au moins sur de plausibles analogies.

Il est encore, pour un auteur de glossaire, un danger à éviter, celui d'accepter comme produits avérés du cru les créations éphémères de la fantaisie. Dans cette catégorie est l'argot, non pas selon l'acception primitive, celui des gueux et des voleurs, qui est hors la loi philologique, mais, d'après l'extension de sens admise par l'Académie, l'argot inoffensif et contagieux comme la mode, qui se répand par une sorte d'initiation entre gens de même profession, d'un certain monde, d'une localité restreinte, d'une corporation ; les assemblées politiques ont eu le leur, qui n'était pas de tous le moins inintelligible pour les profanes. Il faut également se défier de la fantaisie individuelle : nos paysans sont bien plus inventifs qu'on ne pourrait le penser, et il leur arrive souvent de contourner à la grecque les formes de notre idiome par des composés ingénieux. Un bel esprit de village aura hasardé une expression d'un effet réjouissant sur ses auditeurs, mais qui n'aura pas laissé de traces ; un voyageur en aura transplanté dans notre sol une autre qui ne s'y sera pas naturalisée ; vainement une pièce d'argent sera-t-elle au degré de fin suffisant, ce ne sera toujours qu'une médaille ou un jeton, si elle n'est pas marquée du sceau légal comme monnaie courante; enfin, on a reproché à l'auteur de Valentine et d'André d'avoir mêlé des fleurs artificielles aux bouquets si frais qu'il a cueillis dans nos prairies, en donnant comme berrichonnes quelques tournures qui auraient, sous ce rapport, plus de vraisemblance que de vérité. La fantaisie s'exerce aussi sur les sobriquets, que nous appelons sornettes, s'appliquant soit aux individus, soit à l'ensemble des habitants d'une même localité : ces sornettes sont pour la plupart si plaisantes et si répandues qu'il a été impossible de les passer sous silence.

On n'a pas négligé non plus les noms de famille, si souvent empruntés aux adjectifs, les diminutifs de prénoms, les mots techniques de l'industrie locale, les noms vulgaires, tenant plus ou moins du sobriquet, qui ont été donnés aux plantes [2], aux animaux sauvages ou domestiques, enfin les noms de lieux, quand ils portent avec eux une signification digne de remarque.

Un certain nombre d'articles du Glossaire, relatifs aux temps les plus irréguliers des verbes, ont paru utiles, quoique faisant double emploi avec le verbe lui-même, pour appeler, au moyen des renvois, l'attention du lecteur qui aurait été dérouté par la bizarrerie des sons.

Outre les mots reçus en quelque sorte tout d'une pièce du vieux français, nous en avons un grand nombre qui méritaient d'être distingués à cause d'une modification plus ou moins profonde dans quelques-uns de leurs éléments, relativement à la forme restée française. C'est ici qu'intervient une considération du plus grand poids en pareille matière, et que j'ai déjà mentionnée, la prononciation. La langue parlée a dû incontestablement être le premier objet de nos recherches, alors même qu'elle ne trouvait pas à s'appuyer sur des monuments de la langue écrite ; de là l'obligation d'ouvrir un article, et pour ainsi dire un compte, à chaque mot qui, par sa prononciation tranchée et bien constatée, s'écarte des formes ordinaires du dictionnaire normal ; et il est arrivé assez souvent qu'un mot, auquel nos oreilles puristes ne sont pas accoutumées, n'est autre que le vieux mot français lui-même, comme l'attestent les citations des auteurs qui l'ont jadis employé. Parmi nos singularités, on distingue la prononciation nasale des voyelles a et e, gangner, emprès, meinme, etc. ; o prenant le son ou, houme, counaître ; les finales ouer, oué, pour oir, dans mouchoué, miroité; le h emphatique, hinmense, hunorme, etc.; le l mouillé à l'italienne dans son association avec les consonnes b, c, f, g et p ; le n intercalé par euphonie pour éviter l'hiatus ; le z (aux environs de la Châtre), intercalé dans les verbes en ir, bleudzir, jaunezir, rajeunezir, etc. Sans doûte le lexicographe éprouvera parfois quelque difficulté dans l'espèce de traduction par l'orthographe qu'il devra faire de son chef, faute de citations à l'appui. Quelquefois il appellera à son secours des formes d'écriture surannées ou des lettres dont l'emploi n'est guère plus usité, entre autres le k, dont l'Académie n'a pourtant pas négligé de se servir au sujet de certains mots, sinon pour les écrire, au moins pour préciser leur prononciation, comme au mot cueillir.

Les modifications des mots se sont produites avec une grande variété par une triple voie : la permutation des lettres, si fréquente entre labiales b et v, entre dentales d et t, l'addition des lettres et leur retranchement; ces deux derniers modes se manifestant chacun sous trois aspects, suivant qu'il s'agit du commencement d'un mot, de son milieu ou de sa fin. La plupart de ces modifications sont des faits dont il n'est pas facile de rendre raison; souvent aussi elles proviennent d'une notable recherche de l'euphonie. Dans les cas où la forme provinciale à caractériser paraît plus régulière que la forme française correspondante, par exemple dans notre futur du verbe tenir, je tienrai, j'aurais été peut-être fondé à dire qu'il y a plutôt épenthèse française de la lettre d dans Je tiendrai que syncope berrichonne dans Je tienrai; mais il fallait nécessairement adopter pour ces sortes de comparaisons une règle uniforme, et la dignité du français officiel exigeait que cette déférence lui fût témoignée.

Telles sont les règles générales que je me suis tracées ; mais, quelque précision qui puisse être recherchée en pareille matière, il en sera toujours des mots d'un glossaire comme des espèces en histoire naturelle : le signe définitif d'après lequel celles-ci comme ceux-là peuvent être proposés à l'assentiment des savants, sera toujours plus ou moins une affaire de bon goût et de tact.

Le mot une fois admis dans les colonnes du Glossaire, il ne pouvait être question d'en faire une monographie complète, d'après le modèle fourni par l'Académie elle-même, dans son beau spécimen du Dictionnaire historique de la langue française, ou comme le fait M. Littré, lorsqu'il présente au lecteur « tout, ce qu'on sait sur chaque mot quant à son origine, à sa forme, à sa signification et à son emploi », vaste programme auquel on se demande avec admiration comment un seul homme a pu satisfaire. Ces divers aspects ne pouvaient donner lieu dans le Glossaire qu'à des indications restreintes, dont je me suis efforcé d'augmenter la précision par de fréquents exemples de phrases empruntées à l'usage, de dictons, de fragments de notre poésie populaire, et, quand je l'ai pu, par des citations d'auteurs. J'ai signalé plutôt que traité les questions de grammaire et de syntaxe. Les acceptions, distinguées dans chaque article par un signe particulier, y donnent accès aux sens figurés. Quand ceux-ci ne rentrent pas dans quelque acception d'un mot déjà enregistré, ils font nécessairement l'objet d'articles spéciaux : il en est de même des simples locutions.

Un procédé propre à augmenter l'intérêt des articles du Glossaire consiste dans les renvois. L'Académie s'est bornée au petit nombre des renvois relatifs aux mots que leur construction semblait identifier; les nôtres sont multipliés, et j'y ai eu recours toutes les fois que m'apparaissaient les divers rapports de construction, de sens, d'application relative aux coutumes et aux mœurs des populations. Quelquefois, le motif des renvois est indiqué ; ailleurs, la sagacité du lecteur suppléera à mon laconisme sur ce point, et l'exercice auquel je le convie ainsi le fera pénétrer avec nous plus profondément dans la connaissance de l'idiome. Déjà l'ordre alphabétique, on l'a dit avec raison, révèle dans les mots leur famille, la racine d'où ils procèdent, et la diversité des formes superficielles; les renvois sont utiles pour former, entre les mots et aux points de vue les plus variés, des groupes qui se prêtent aux considérations générales.

Un autre procédé dont je me suis également bien trouvé est celui des annotations par voie de résumés, qui sont exclusivement relatives aux modifications des sons, et que j'ai placées au bas des pages du Glossaire, en assujettissant ces annotations à l'ordre alphabétique. Les unes ont trait aux lettres, les autres à certaines syllabes. Les premières de ces annotations : imitées des généralités que le Dictionnaire de l'Académie a placées en tête de chaque lettre, résument avec plus de détail, en ce qui concerne l'idiome, les particularités de la prononciation, les rôles divers que les lettres jouent dans les mots par l'endroit qu'elles y occupent. Les secondes se rapportent à des syllabes la plupart initiales des mots et qui gouvernent des pages tout entières du Glossaire; plusieurs ont trait à des syllabes ou finales ou intercalées qui ne pouvaient convenablement trouver place ni dans l'ordre alphabétique réservé aux mots, ni dans les annotations des lettres. Il existe une évidente connexité entre les deux espèces d'annotations : aussi sont-elles reliées par de fréquents renvois comme nous l'avons fait pour les mots entre eux; c'est une sorte de réseau qui embrasse l'œuvre tout entière.

On sera peut-être étonné de voir qu'après tant d'années de recherches et de confrontation des éléments du Glossaire, et alors que la matière pouvait sembler épuisée, un Supplément ait encore été nécessaire ; mais la préparation et l'impression de notre édition actuelle ont beaucoup duré, tant nous y avons mis de soin et de scrupule. A la dernière heure, quelques mots glanés dans ce champ si parcouru cependant dans tous les sens, me parvenaient encore, et j'aurais manqué au devoir de ma tâche en leur opposant une sorte de forclusion. D'ailleurs, le Supplément est composé en majeure partie d'éclaircissements sur les mots du corps de l'ouvrage, de rectifications qui ont paru indispensables, et surtout de renvois dont, pour la plupart, l'utilité ne s'est révélée que par une revue générale. Les finales des noms de lieux ont fourni, dans le Supplément, une autre série d'annotations. C'eût été empiéter sur le domaine archéologique que de poursuivre dans tous les noms de lieux les vestiges du celtique et du latin, genre d'anatomie qui exige une grande sagacité. Je me suis contenté de signaler les désinences principales et la prédilection que témoignent sous ce rapport certains cantons, au point que telle ou telle finale forme comme des traînées sur la carte géographique. Dans ce Supplément, les acquisitions nouvelles sont distinguées par l'astérisque, et, comme on a eu soin de prendre pour l'impression du livre un papier collé (ce détail matériel n'est pas indifférent), chaque lecteur pourra facilement tracer sur son exemplaire des notes manuscrites servant à relier le corps du Glossaire avec le Supplément, de manière à ne rien laisser échapper.

De cet ensemble ou pourrait facilement extraire, pour les grouper dans l'ordre de la grammaire, de nombreux exemples se rapportant aux dix sortes de mots qui composent le discours. En voici quelques-uns

1° Le substantif. — Il y aurait à considérer, entre autres particularités : —la permutation des genres, féminin chez nous, masculin en français actuel, ou vice versa : un souris, un vipère, une sarpente, etc. ; — le nombre, dans la forme plurielle substituée à celle du singulier, au pour al et vice versa dans un chevau, des chevals, un mau, des mals, un maréchau, des maréchals, comme dans ce mémoire adressé à Philippe le Bel en 1295 : « Je Benect Zacharie, amirau générau du trèsexcellentissime roy de France », à moins qu'avec quelques grammairiens, on ne préfère voir, dans au, moins une permutation qu'une prononciation alourdie de la voyelle a quand elle précède la consonne l; — les terminaisons ure dans regardure, parlure; et ance, dans coûtance, durance, demeuranre, vantance, remembrance; ce dernier resté littéralement en anglais, et qui a le charme du français souvenance, déclaré vieux par l'Académie; ange dans coûtange, doutange; — l'aphérèse dans fiance pour confiance; — l'apocope dans som pour sommeil, trompe pour tromperie, mente pour menterie, trouve pour trouvaille.

2° L'article. — Dans une foule de cas, l'article se soude en entier ou partiellement avec le substantif par une sorte de prosthèse. Le français l'a fait dans lierre pour le hierre (hedera) lendemain pour l’endemain et par redoublement le lendemain. Nous avons : l’achaux, l’alumelle, pour : la chaux, la lumelle; Lugen, Leme, prénoms pour : le Ugène (Eugène), le Edme.

3° L'adjectif.— Autre soudure, celle de l'adjectif numéral un avec le substantif haim (prononcez hain, hameçon), un haim, d'où le naim : peut-être y a-t-il ici une simple intercalation du n euphonique. — L'emploi des adjectifs indéfinis, aucun dans aucunes fois, pour Quelquefois; — tel, exprimant par ellipse sans doute moins une similitude, qu'un état stationnaire, le statu quo (une chose restée telle). — L'adjectif est employé adverbialement dans travailler dur, tuer bon (c'est-à-dire : de bonne viande), faire blanc, moudre de la farine blanche, à l'instar du français, dire vrai; chanter juste, chanter faux. — On verra plus bas les emprunts que l'adjectif a fait au participe.

4° Le pronom. —Personnel, première personne je habituellement pour vous, coutume qui fut celle des mieux parlants, au dire de Henri Estienne, mais qui a été retenue obstinément par les paysans dans tous les pays de la langue d'oil; à la seconde personne te pour tu; à la troisième eux pour leur, soi pour lui, elle, même en parlant des objets inanimés, et c'est à ces derniers exclusivement que s'applique notre zou si curieux, seul exemple pour nous du genre neutre inconnu au français, selon le Dictionnaire de l'Académie. — Pronoms démonstratifs, çti-ci, çti-là, français de Molière, et cez-là (ceux-là), ça' qui, call' qui, propres à notre idiome. — Pronom relatif qui, remplacé à la façon marseillaise par la conjonction que.

5° Le verbe.— Les changements de rôle sont fréquents entre l'actif et le neutre : jurer quelqu'un, taiser sa gueule, etc. ; entre le pronominal et l'actif, mais alors par l'intermédiaire d'une négation, pas gênant, pour Qui ne se gêne pas, qui en prend à son aise.

Conjugaison et asservissement à un joug sont des termes équivalents : la langue française se montre souvent rebelle à ce joug; notre idiome l'est encore davantage, tant il y a de variété dans ses temps en fait de construction et de désinence. Les anciens auteurs, dont nous avons eu grand soin d'invoquer le témoignage, arrivent à propos pour soutenir le verbe près de tomber, par la hardiesse de son mode ou de ses temps, dans un véritable patois. Toutefois, on se tromperait beaucoup si l'on ne voyait partout dans ces anomalies qu'un bouleversement capricieux des règles du français. Souvent la bizarrerie apparente ne sera qu'un retour à quelque ancienne régularité. C'est ainsi que dans l'imparfait (troisième personne du pluriel), aviômes, que les paysans de la Châtre possèdent en commun avec ceux de Molière, la lettre m qui y fait une apparition si inattendue n'est qu'une sorte de revenant latin de habebamus. Ainsi, coudre fait en français, au futur : je coudrai, et quitte sa lettre fondamentale d dans : nous cousons, je cousais, je cousis, cousu, par réminiscence du latin consuere, consutus; chez nous au contraire coudre reste fidèle au d dans tous ses temps et fait : coudons, coudais, coudis, coudu, comme les verbes français mordre, répondre, font mordu, répondu, construits en dépit du latin morsus, responsum. Sans sortir de la conjugaison en re, on voit moudre passer en français de la dentale d à la liquide l (du latin molere) dans nous moulons, je moulais, moulu : de deux substantifs dérivés, l'un, moulin, garde la liquide; l'autre, mouture, remplace la dentale primitive par une autre, le t. Au contraire, nous gardons le d dans nous moudons, je moudais, moudu, et dans le substantif moudure. Nous ne faussons compagnie au d qu'à l'instigation du français dans moulin. D'autre part, répondre subit chez nous un autre genre d'irrégularité par l'apocope de la lettre u, afférente à la conjugaison normale en re, et fait : j'ai répond, cela m'a été répond.

La désinence u des participes passés, propre aux conjugaisons normales en oir et re, apparaît presque dans tous les verbes en ir, sentir, sentu, sortir, sortu, et dans quelques verbes en er, siéter, siétu. Poner (du latin ponere), équivalent du français pondre, fait aussi ponu, par réminiscence sans doute de pondu. D'autre part, voir, boire, conformes en ce point a leur conjugaison normale, prennent par épenthèse un t au participe passé féminin, vute, bute, à l'instar du vieux français chut, participe passé du verbe cheoir, au féminin chute, devenu, selon la remarque de M. Littré, substantif dans chute et chape-chute. Le verbe irrégulier naître devient régulier dans son participe passé naissu. Notons en passant que counaître (connaître) fait counaissu dans les temps composés : « Je l'ai ben counaissu », et counu dans le participe passé pris adjectivement : « un houme ben counu », deux formes répondant à des emplois différents pour lesquels le français classique ne possède qu'un seul terme.

Tous les prétérits de la conjugaison en er substituent la lettre i à la lettre a : je mangis, tu allis, il tombit, témoin la chanson si connue de Guilleri. Cette prédilection pour i se propage dans le subjonctif, mais au pluriel seulement du présent et de l'imparfait : que nous mangins, que nous mangissins; de plus, on remarquera que dans ins et issins, il y a, relativement au français, élimination de la lettre o, ce qui, pour le subjonctif présent, aurait l'avantage de le distinguer de l'imparfait de l'indicatif, si à ce dernier temps nos paysans ne disaient pas indifféremment : nous mangins et nous mangions : il va sans dire que dans la troisième personne de ces pluriels, si elle s'écrivait, le s final serait, selon l'usage, remplacé par un t : ils mangint, ils mangiont. Mêmes formes pour les mêmes temps, nombres et personnes des conjugaisons en re : nous rendins, que nous rendissins, et en oir : nous recevins, que nous recevissins. Dans toutes les conjugaisons, le passé du subjonctif suit la règle française : que nous ayons mangé, ou se remplace par le subjonctif présent, que je mangions. Quant au plus-que-parfait du subjonctif, c'est un temps trop raffiné pour nos paysans.

La suppression assez rare de la lettre r dans la désinence de l'infinitif de la première conjugaison française, par exemple tumbe pour tumber (tomber) en bas Berry, et monte pour monter, je mons, tu mons, ne saurait autoriser l'établissement d'un ordre distinct de conjugaison.

Les verbes auxiliaires se prennent souvent l'un pour l'autre : je m'ai trompé, j'ai été la fièvre (en Morvan). Je suis été, redoublement italien du verbe être pour je suis allé, n'est pas beaucoup plus choquant que le français j’ai été.

En fait de syntaxe, j'avais mentionné dans la première édition la correspondance des futurs entre eux et des conditionnels entre eux [3], symétrie originairement empruntée au latin, aussi négligée de nos jours, selon la remarque de Génin, qu'elle était soigneusement observée au xviie siècle. Aujourd'hui je suis porté à croire que cette façon de parler n'existe plus guère chez nous qu'à l'état de recherche surannée chez quelques personnes des classes supérieures de la société.

6° Le participe, qui tient de la nature du verbe et de celle de l'adjectif, offre quelquefois chez nous cette singularité, qu'il passe franchement à l'adjectif par un simple changement de é, fermé en e muet : un habit use au lieu de usé, un ballon gonfle pour gonflé, un cheval dompte pour dompté.

7° L'adverbe.— Jûs, à bas, à terre; arrié, particule explétive du vieux français; primo d'abord, si tellement par rédondance; ben, employé adverbialement pour renforcer l'affirmation : oui ben ! Les locutions adverbiales D'ancienneté, anciennement ; d'arrachis par saccades. A la fin d'une phrase, Comben et très pour exprimer la qualité superlative. Exprès, dans le sens de Extrêmement. Mais, dans les diverses acceptions des autres adverbes : Déjà, Encore, Pourtant, Plus. L'adverbe tant dans le sens de Autant, aussi. Pas mis avec rien, condamné par les Femmes savantes, trouve sa justification dans l'étymologie latine (res, rem quelque chose) donnée par Ampère, dans plusieurs passages de Molière lui-même [4] et dans un vers des Plaideurs [5].

8° La préposition. — Même tendance que dans les adverbes à la substitution : à pour De, En; de pour A, En ; — en pour A; —pour à la place de Par. — Prépositions associées entre elles, par après, en pour (par échange); — avec des adverbes, par ainsi, par ailleurs, selon comme. Dedans, dessus, dessous, avec des compléments. —Préposition soudée avec le substantif : à-front, à-bout, Va-front, l'à-bout (la lisière d'un champ), à-coup (un à-coup), comme dans le français à-propos, peut-être dans avis (advisum). La locution française en nage s'écrirait plus correctement en âge (vieux français dérivé du latin aqua). — Interversion par vice de syntaxe : Avoir ses sabots dans ses pieds.

9° La conjonction. — Donc, par une autre anomalie de syntaxe, quittant sa place habituelle à la fin des phrases interrogatives, ce qui lui donne un relief particulier : Quelle donc dame? pour Quelle dame est-ce donc?

10°L'interjection.— Ah! lla, cri de détresse ou d'admiration, composé de ah! et de hélas! a pris, par le redoublement de la lettre l, une forme toute mahométane. Qui pourrait nous blâmer d'avoir enregistré chola! quand le Dictionnaire de l’Académie n'a pas dédaigné le dia ! et le hue! des charretiers?

On vient de le voir, notre idiome fournirait, tout comme un autre, matière à un ouvrage didactique; mais, quel que soit l'attrait d'un pareil sujet, comme on pourrait trop aisément s'y compromettre, la prudence engage le lexicographe à se contenter de son rôle secondaire; son labeur sera assez récompensé, si, au jugement de l'Académie française, il ne l'a pas trop imparfaitement rempli. Hâtons-nous de recueillir ces vestiges du temps passé, car ils tendent rapidement à s'effacer. Une puissance irrésistible, la centralisation avec ses lois uniformes, sa conscription, ses écoles, ses chemins de fer, nous étreint de toutes parts ; désormais quelques tours de roue seulement de la locomotive séparent de Paris, où tout converge, notre rive gauche de la Loire, dernier abri de la langue du xvie siècle, comme elle fut au xve, sous le roi de Bourges, le refuge de la nationalité française.


Notes

1. Voy. au Glossaire le mot Berbis et les observations, aux lettres B et V. Lire aussi dans l'Histoire du Berry, tome III, page 381. les adieux ironiques adressés en distiques latins par Alciat à la ville de Bourges, et la réponse qui lui fut faite sur le même ton par un Berrichon du temps.

2. Flore du centre de la France, par M. Boreau, directeur du Jardin des plantes à Angers.

3. Et je connoîtrai bien si vous l'aurez instruite. (Molière, Femmes savantes, act ii, sc 8) S'il falloit qu'il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirois hautement que tu en aurois menti. (Molière, le Festin de Pierre, act. &, sc 1.)

4. Voy. GENIN, Variations de la langue française, p. 500 et suivantes.

5. On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise. (RACINE, Plaideurs, act ii, sc. 6.)