« On appelle proprement Juifs, les personnes qui professent
la religion juive, judaïque ou mosaïque. A l’origine, ce terme (hébreu
Yehoudim, arabe Yahoûd, grec
Ainsi s’exprime d’emblée et sans ambages, en 1894, la notice ad hoc que l’on peut lire au vingt et unième tome de La Grande Encyclopédie, Inventaire raisonné des Sciences, des Lettres et des Arts, que dirigèrent Berthelot et Ladmirault, et à laquelle collabora particulièrement Hartwig Derenbourg, comme membre éminent de l’École Spéciale des Langues Orientales (p. 256 a). C’est aussi ainsi que s’expose au XIXe siècle, sous le couvert de la science historique, la version douce de la définition d’une désignation au contenu problématique, très souvent fort conflictuel en outre.
Le hasard de la visite récente du musée des traditions populaires de Marmoutier m’a donné l’occasion de toucher du doigt l’importance vivante jusqu’au milieu du XXe siècle des traditions de la judéité aux confins de la Lorraine vosgienne et de l’Alsace. La France d’aujourd’hui peut se le rappeler à travers de mauvais faits divers, comme celle d’hier n’ignorait pas que certains de ses plus grands noms du XIXe siècle, notamment, relevaient de cette confession : Ratisbonne, Franck, Lévy, Alkan, Halévy, Darmesteter, Bréal, entre autres, pour ceux qui intéressent plus particulièrement nos goûts. Parmi les anecdotes nombreuses racontées par notre guide, l’une a particulièrement retenu mon attention et pourrait presque servir d’égide au propos lexicologique, sémantique et métalexicographique suivant. La voici : lorsqu’au milieu des tensions politiques et civiles qui ont particulièrement frappé ces deux régions entre la fin du XVIIIe siècle et nos jours, on se rapproche des dits populaires on constate immédiatement une très curieuse dissymétrie de valeur entre le singulier et le pluriel du mot juif. Au singulier, dans le contexte de la vie quotidienne et des contraintes laborieuses auxquelles elle soumet, le juif est généralement considéré comme un compagnon d’infortune fiable, serviable, et apprécié pour ses qualités communautaires. Au pluriel, à l’inverse, changement de registre complet : les juifs sont l’objets d’opprobres et de sarcasmes pour représenter tout ce qu’un groupe religieux peut induire de malaise et de rivalité dans des groupes zélotes voulant assurer autour d’eux la domination de leur propre et unique foi, d’autant qu’en ce domaine les raisons préalables remontent quasiment aux origines des religions modernes. L’affaire Dreyfus, à cet égard, par les clivages politiques et idéologiques autant qu’affectifs qu’elle suscita en France, propose une illustration assez claire de l’ambivalence des contenus attachés à l’évocation des juifs.
L’histoire que relate la traversée de quelques-uns des plus célèbres dictionnaires de et en langue française entre la seconde moitié du XVIIIe et le début du XXe siècle donne assez curieusement à voir l’accréditation de ce stéréotype populaire. C’est ce que voudraient rappeler les quelques lignes suivantes autour d’un document extraordinaire de Berr-Isaac-Berr, en date du 30 mai 1806, aimablement communiqué par Roland Chollet, qui voudrait que l’on éradiquât de la langue ce mot, ce signe, cet objet que les dictionnaires — précisément ! — en tant que recueils de dictions, se sont ingéniés à conserver, à entretenir et à parer de développements plus ou moins révélateurs des idéologies ambiantes de leur auteur et de leurs publics cibles :
Lorsque la religion catholique était seule dominante en France, beaucoup d’enfants suçaient dans le sein de leur mère, pour ainsi dire, la haine contre tous ceux qui n’étaient pas de cette religion dominante, et principalement contre les Juifs. Il était à présumer que depuis la reconnaissance solennelle de la liberté des cultes par notre immortel empereur, il devait résulter que le gouvernement, accordant même degré de protection à chacune des religions positives connues dans le vaste empire français, les Juifs, comme les autres, jouiraient des bienfaits de cet amour fraternel établi entre les habitants d’une même terre. On pouvait penser alors que les enfants chrétiens ne seraient plus ni élevés ni instruits dans aucun de ces principes de prévention et d’intolérance dont j’ai parlé. Malheureusement les faits prouvent le contraire ; souvent le Juif continue à être méprisé et avili au milieu des deux branches du christianisme..
Il serait donc à désirer que sa majesté l’empereur et Roi, père de tous ses sujets, donnant suite à sa bonté, à sa sollicitude, manifestât par une déclaration claire et formelle à cet égard […]. Ce serait le seul moyen d’extirper par sa racine cette malheureuse haine, si contraire à l’esprit de l’évangile, et à préparer la réconciliation des deux filles avec leur mère. Il serait peut-être également à désirer, pour atteindre le but plus efficacement, de faire supprimer entièrement le mot Juif dans la langue française. La Bible ne les nomme qu’enfants d’Israël, leur langue est connue sous la dénomination de langue hébraïque ; ils ont long-temps été connus sous le seul nom d’Israélistes ; ne faudrait-il pas continuer de les nommer Israélites ou Hébreux ? Comme leur culte hébraïque ou judaïque, l’opinion dérisoire appliquée au nom de Juif s’éteindra par l’oubli de la pratique de ce mot dans le sens abusif. [1]
N’y a-t-il pas là, déjà, une remarquable prémonition du caractère nécessairement stigmatisant du signe linguistique lorsque la sémiose de celui-ci fait correspondre une représentation honnie à une dénomination largement répandue dans des contextes péjorants ou des situations dépréciatives ? Certains effets pragmatiques du langage se réalisent ainsi en discours grâce à la puissance performative — pour ainsi dire — attachée à la seule énonciation de ce signe. La force de l’injure et les maléfices de la rhétorique sont à ce prix !
Retracer les tribulations du mot Juif, et de ses dérivés, depuis l’origine requerrait un volume, au moins, et une bonne dose d’inconscience ou… de trop bonne conscience. On dispose toutefois pour cet improbable périple de multiples sources aux détails plus ou moins vérifiés mais toujours parlants [2]. Je me contenterai ici de faire référence aux premières occurrences de ce terme dans des textes réputés relevant de la tradition littéraire et culturelle française, telle que le XIXe siècle, à la recherche de ses souvenirs, l’a justement estampillée et normée. Nous aurons ainsi l’échantil de base sur lequel se seront ultérieurement greffées les interprétations sémantiques successives de l’item lexical qu’auront modalisées les diverses dictions, les divers discours retenus par les dictionnaires soit comme exemples d’usage, soit comme attestations extraites d’œuvres généralement littéraires. Puis, à partir des indications portées par les dictionnaires les plus représentatifs du genre — qu’ils soient de langue ou de chose — nous évaluerons les investissements idéologiques dont le terme a fait l’objet au cours de cette période de notre histoire, dont on sait, par ailleurs, qu’elle fut indubitablement marquée en son moyen terme d’une crise antisémite assez forte [3]. En témoignent bien des écrits d’alors : Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière, d’Alphonse Toussenel (1844), dont certains propos ne laissent aucun doute sur l’orientation générale de l’argumentation : Juif, usurier, trafiquant sont pour moi synonymes. (...) J’appelle de ce nom méprisé de Juif tout trafiquant d’espèces, tout parasite improductif, vivant de la substance et du travail d’autrui. Le XIXe siècle élabore ainsi, à cet égard, toute une documentation pro et contra qui ne manque pas d’intérêt, même encore pour nous, au début du XXIe siècle.
Ce sont, entre autres, les réédition, en 1820 et 1832, de l’Histoire ancienne de Basnage de Beauval (Amsterdam, 1707), et de la Bibliotheca hebræa de Wolf (Berlin, 1715-1733) ; l’Histoire des Israélites depuis l’époque de leur dispersion de Théodore Reinach (Paris, 1884), l’Histoire de la communauté de Paris rédigée par Léon Kahn en 1887, les Réflexions sur les Juifs d’Isaac Loeb, publiées en 1877, et divers autres ouvrages dans lesquels l’érudition et la science tentent de faire taire la haine ou le prosélytisme. C’est en 1883 qu’Ernest Renan prononce sa conférence « Le Judaïsme comme race et comme religion », recueillie ensuite dans le volume de ses Discours et conférences. Nous avons bien là un ensemble de documents qui font écho à ce que les ouvrages de lexicographie retiennent des pratiques du moment.
Le désignation du Juif commence à être attestée peu avant l’an mil et sa célèbre crise de conscience occidentale ; il est alors substantif masculin sous la forme Judeu, que l’on retrouve au milieu du XIIe siècle altérée en juef dans l’Épître de Saint-Étienne d’après Foerster-Koschwitz, ou en juiu dans le Purgatoire de Marie de France, et finalement juif dans les Miracles de Nostre Dame chez Gautier de Coincy. Il dénote alors un individu spécifié. Sous la forme d’un substantif féminin, juise, chez Adenet Le Roi, ou judeue chez Philippe de Thaon à la fin du XIIIe siècle, le terme dénote plutôt la gent juive, les descendants de la tribu de Juda, l’une des douze tribus d’Israël, en raison du fait que les Hébreux qui revinrent de la captivité de Babylone pour occuper le territoire de l’ancien royaume de Juda étaient effectivement issus de la tribu même de Juda. C’est sur la base féminine désignant cette gent, que le masculin proprement dit, juif, a été refait au milieu du XIVe siècle. Avec majuscule graphique, ce terme renvoie à l’appartenance à un groupe ethnique ; sans majuscule, il dénote l’appartenance à une communauté religieuse. En fonction des circonstances de l’histoire sociale, de l’histoire religieuse et des faits de nature individuelle, en raison aussi des particularités communautaires propres au respect des rites religieux et aux spécifications sociologiques qui en ont découlé à travers les siècles, juif s’est progressivement chargé de concrétions connotatives qui ont recouvert son noyaux sémantique originel et l’ont donné à voir sous les couleurs plus ou moins fortes de l’ironie, de la dérision, du mépris ou de la haine des singularités dérangeantes, que le terme s’applique à un individu ou à une collectivité.
En marge des usages et des emplois en discours, cette tradition — jusqu’au XIXe siècle — a été bien relayée par les dictionnairistes et les lexicographes, qui n’ont pas manqué de retenir tout ce qui fait de cette dénomination un instrument de représentation engagée, à mille lieues de l’objectivité que le signe linguistique est censé entretenir avec son référent en raison de l’arbitrarité de sa nature et de son fonctionnement sémiologique. Des usages du terme au XVIIe siècle Antoine Oudin, par exemple, ne consigne — dans ses Curiositez françoises, pour servir de supplément aux Dictionnaires, ou Recueil de plusieurs belles propriétés, avec une infinité de proverbes et quolibets pour l'explication de toute sorte de livres, de 1649 — essentiellement que des exemples dépréciatifs :
JUIF
Il est riche comme un juif, il est " fort riche. "
Cette piece a passé par la main des juifs, " elle a esté alterée ou
roignée. "
C'est un vray juif, " un avare. " Item : " meschant. "
Il est parmy ou entre les mains des juifs, il est " en un lieu dangereux ou entre des
personnes dangereuses. "
Juifveries, i. " actions de juif : tromperies ; usures. "
Sur la fin du XVIIe siècle, entre Richelet (1679-1680), qui rappelle que le terme renvoie à la naissance dans une confession,
Juif, s. m. Qui est ne Juif. [Un savant Juif.]
et Furetière (1690), plus enclin à détailler le processus, la différence tient seulement dans le traitement des exemples. Alors que le premier donne une illustration positive, tandis qu’il reverse toute la part de négativité sur Arabe [4], le second marque déjà la stéréotypie qui s’attache au mot Juif, et sa tendance obvie à devenir le lieu d’une consociation sémantique — au sens de Sperber [5] — souvent négative.
JUIF, IVE
. Qui est de la nation de Judée en Syrie, ou descendu de ses anciens habitans, ou qui suit l'ancienne Loy de Moyse & ses ceremonies. De ce mot sont venus plusieurs proverbes. J'aimerois autant estre entre les mains des Juifs, pour dire, entre les mains de gens cruels, barbares, & impitoyables. C'est un homme riche comme un Juif, pour dire, fort riche. On appelle aussi un usurier, un Marchand qui trompe, ou qui rançonne, un Juif, parce que les Juifs sont de grands usuriers, frippiers, & trompeurs. On appelle aussi le Juif errant, un phantosme qu'on croit avoir veu, d'un Juif qui court le monde sans se reposer, en punition de ce que l'on dit qu'il empêcha JESUS-CHRIST de se reposer, lors qu'il estoit fatigué de porter sa croix ; & par allusion on le dit des hommes qui sont toûjours par voye & par chemin, qu'on ne trouve jamais chez eux.Il ne nous appartient pas, dans le cadre de cet article, de nous étendre sur les raisons de cette déjà perceptible surdétermination du sens du mot Juif, d’autant que l’économie de l’imprimerie en ces années de l’âge renaissant et classique n’est pas sans liens avec le monde de la finance juive, ni avec celui des grands intellectuels juifs. Contentons-nous seulement de noter cette tendance, en remarquant que les auteurs de dictionnaires les plus fréquemment allégués comme autorités dignes de cautionner une valeur d’usage avérée de ce signe ne sont pas au-dessus de tout soupçon de parti pris en ce domaine, ne serait-ce qu’en raison de la prégnance du dire populaire, des centons et des proverbes, ces ancêtres des idées reçues, auxquels ils doivent notablement être attentifs. Ainsi en témoigne le Dictionnaire universel françois latin, vulgairement appellé Dictionnaire de Trévoux (1743) :
JUIF, ive
, s. & adj. On prononce l'f, dans le mot de Juif, autrefois on l'écrivoit dans le féminin Juifve, mais on ne doit point la faire sentir dans la prononciation. Une femme Juive, de la nation Juive. Nom propre d'un peuple descendu du Patriarche Jacob. Judaeus. Le peuple Juif porte aussi le nom de peuple de Dieu ; parce que pendant une longue suite de siècles, il a été le seul peuple, qui connût le vrai Dieu, & qui l'adorât purement. Les Juifs gémirent plus de deux cents ans sous l'esclavage des Égyptiens ; Moïse les en retira, & les conduisit pendant quarante ans, parmi les déserts de l'Arabie Petrée, où Dieu lui donna sa loi, & les nourrit d'une Manne, qu'il leur faisoit tomber du ciel tous les matins. Josué les mit en possession du pays de Chanaan, que Dieu avoit promis à leurs pères ; mais ayant souvent offensé Dieu par leurs idolatries, il permit que les Babyloniens détruisissent les Royaumes d'Israël & de Juda, & qu'ils transportassent dans les terres de leur Empire les Juifs & les Israëlites. Cependant, soixante & dix ans après, il leur procura, selon ses promesses, la liberté de retourner dans leur patrie. Il y en retourna en effet un grand nombre, sous la conduite de Zorobabel, de Néhémie & d'Esdras. Ils rebâtirent Jérusalem, leur ville capitale, & le fameux temple de Salomon ; ils rétablirent leur État, & ils se divisèrent au sujet de la Religion, en plusieurs sectes, dont les principales furent les Pharisiens, les Saducéens & les Esséniens. Ils attendoient tous le Messie, que Dieu leur avoit promis ; mais quand il parut ils le méconnurent, & le crucifièrent. Depuis ce temps-là ils ont toujours porté les marques de la malédiction divine. Les Romains, sous Vespasien, & Tite son fils, en firent périr un prodigieux nombre, & ruinèrent leur temple & leurs villes. Ils se soulevèrent ensuite contre les Romains par les inspirations de l'Imposteur Barchochébas, qui se disoit être leur Messie : mais l'Empereur Adrien en fit un horrible carnage ; & depuis ce temps-là ils sont dispersés en Europe, en Afrique, & principalement en Asie, méprisés & haïs par tout, & obstinés en leur haine contre Jésus-Christ. Ils sont divisés en deux principales sectes : les Karaïtes, qui ne reçoivent pour règle de leur Religion que la loi écrite de Moïse ; & les Rabbanistes, qui ajoutent à cette loi les traditions du Talmud.Conformément à sa tradition, laquelle définit non sans humour le dictionnaire comme « la plus belle partie de la littérature », le Dictionnaire de Trévoux accorde un paragraphe entier à la mention des proverbes dans lesquels figure le terme juif. Il y a là un souci d’illustrer les usages les plus communs qui met en avant tout ce que les dictionnaires de langue proprement dits ne peuvent pas nécessairement rapporter, sauf à devenir peu à peu ce qu’ils seront et feront au XIXe siècle, à savoir compiler les éléments rhapsodiques et les centons de représentations toute faites. Dans cette perspective, il est hors de doute que le dictionnaire originellement imprimé dans l’extériorité et la franchise de la principauté de Dombes ne marque ici sa spécificité et la prémonition des développements de son art dès lors que le dictionnaire se doit d’embrasser un dessein universel [6].
Ce n’est évidemment pas la perspective adoptée par les successeurs de Richelieu… Dans la tradition des trois premières éditions du dictionnaire de l’Académie française (1694, 1718, 1740), la définition de Juif se présente en effet comme l’illustration de la prééminence du discours d’autorité. Il s’agit moins de la nation que des individus considérés soit à titre personnel, soit à titre collectif. Au regard des nécessités d’un dictionnaire universel et des notices de ses trois premières éditions, la 4e édition du Dictionnaire de l’Académie françoise (1762), qui marque un infléchissement notable de sa formulation, s’avère tout aussi laconique, mais d’un laconisme qui est aussi l’expression d’une prise de position idéologique. On peut certes admettre qu’un dictionnaire de langue, comme se présente l’Académie, fasse l’économie de développements encyclopédiques, il reste cependant assez troublant que le seul usage de la langue retenu par les Académiciens soit celui dans lequel la part du stéréotype est la plus prégnante :
JUIF
. s. m. On ne met pas ici ce mot comme le nom d'une Nation, mais parce qu'il s'emploie figurément en quelques phrases de la Langue. Ainsi on appelle Juif, Un homme qui prête à usure, ou qui vend exorbitamment cher. C'est un Juif, il prête à quinze pour cent. Ce Marchand est un vrai Juif.Les deux ouvrages rédigés par l’Abbé Jean-François Féraud couvrent assez bien la période des quarante dernières années du XVIIIe siècle. Dans le Dictionnaire grammatical (éd. de 1788), l’éclairage est porté sur un fait de prononciation qui — dans certains types de discours — pourrait donner lieu à une insistance critique particulière du fait d’une improbable diérèse ; mais ce fait articulatoire est immédiatement suivi de considérations axiologiques liées à des emplois qualifiés de stéréotypes avant la lettre :
JUIF, Juive
. adj. Juiverie, s. f. Prononcez Juif, monosyllabe. Jui-ve, jui-veri-e ; 1ere. longue dans les deux derniers, pénultième longue dans le 3e. : autrefois on écrivoit Juifve, Juifverie.Dans le Dictionnaire critique (éd. de 1786), l’impression se renforce même :
JUIF
, s. m. Ce nom d'un peuple bien conu fournit à quelques expressions proverbiales. On apèle juif un homme, qui prête à usûre, ou qui vend exorbitamment cher. " C'est un juif. " Ce marchand est un vrai juif. -- Il est riche comme un juif. -- C'est le Juif errant, se dit d'un homme qui va sans cesse de côté et d'aûtre.Faudrait-il invoquer là les surdéterminations conjoncturelles du contexte social, politique et économique qui font qu’avec l’accroissement démographique progressif de la population juive en Europe et les premiers ferments de son émancipation ultérieure (1791) qu’elle instille ainsi dans les mentalités de l’aristocratie et de la bourgeoisie françaises ? Cet article n’est pas le lieu d’en débattre. Reste que la lexicographie la plus officielle tend à enregistrer ces trémulations épilinguistiques de la sensibilité des usagers de la langue. Ainsi, les 5e et 6e éditions du Dictionnaire de l’Académie française, en 1798 et 1835, portent-elles la trace de ces vibrations, soit en notant un détail de prononciation et en modifiant le contenu du paragraphe précisant le sens familier du terme, comme dans l’édition révolutionnaire. On y passe en effet d’un enfin à un aussi et à la caractérisation très nettement négative de la dénomination (injustes, sordides…) :
JUIF.
s. mas. (On prononce l'F.) On ne met pas ici ce mot comme le nom d'une Nation, mais parce qu'il s'emploie figurém. en quelques phrases de la Langue. Ainsi on appelle Juif, Un homme qui prête à usure, ou qui vend exorbitamment cher. C'est un Juif, il prête à quinze pour cent. Ce Marchand est un vrai Juif.Les métalexicographes diachroniciens connaissent l’existence d’une contrefaçon de cette 5e édition de l’Académie ; il s’agit de la version contestée à procès par les Académiciens qu’a donnée Jean-Charles Thiébault de Laveaux, en 1802, chez Moutardier et Le Clère. La consultation de cette édition fait observer que — curieusement — cette version, qui se vante pourtant d’être augmentée de vingt mille articles « où l’on trouve les mots et les locutions adoptées depuis la dernière édition de 1762 », ne fait que reprendre pour Juif la définition de la 4e édition de l’Académie, bornant sa seule transformation à celle typographique des esperluettes en coordination explicite « et »….
En 1835, l’édition dite romantique, prenant en compte pour sa part la décision de Napoléon d’instituer en 1807 un Sanhédrin rabbinique et de reconnaître la religion juive à condition que ses pratiquants acceptent de substituer le code civil au droit civil juif traditionnel, insère dans la définition une mention de la religion et reconnaît que la dénomination peut fonctionner soit comme adjectif de caractérisation, soit comme substantif de désignation :
JUIF, IVE
. adj. et s. Celui, celle qui professe la religion judaïque. Il est juif. Elle est juive. Un marchand juif. Les juifs de Pologne, d'Allemagne, de France. Une juive.La réorganisation de la définition permet de consacrer un ultime sous-ensemble à l’emploi figuré et familier qui synthétise les informations contenues sous ce chef dans les éditions antérieures. Globalement l’orientation se fait cependant assez ouvertement négative, et cette orientation sera conservée dans l’édition de 1878 par la reprise exacte du texte de définition publié en 1835. On trouvera une confirmation explicite de cette dépréciation d’ensemble en se reportant à l’article Judaïque, de la même édition, qui mentionne :
Il se dit quelquefois d’un attachement étroit et mal entendu à certaines prescriptions. Observances judaïques. Interprétation judaïque, Interprétation qui s’attache à la lettre d’un texte sans avoir égard à l’esprit.
Le Dictionnaire national de Bescherelle, en 1846, se présente comme ce dictionnaire universel de la langue française, lointain héritier du Trévoux évoqué plus haut. Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve dans les quatre colonnes de chacune de ses pages des informations linguistiques, d’une part, et des informations encyclopédiques, d’autre part. Je passerai ici sur ces dernières, même si c’est à leur propos que se définit la nature substantive de la dénomination [7] pour ne retenir que les premières, qui, assez, significativement se réduisent aux valeurs figurées et familières. Bescherelle reprend d’ailleurs sans sourciller la description de Académiciens, se contentant seulement de développer celle-ci par l’ajout de deux citations auxquelles les éditions du Dictionnaire de l’Académie ne pouvaient prétendre par la définition même de son organisation. Ce sont Le Sage et son emploi comparatif : « C’est l’usurier le plus juif », et d’Allainval avec son emploi absolu : « J’aimerais mieux cent fois avoir traité avec feu son mari, tout juif qu’il était : elle m’a vendu de l’argent au poids de l’or », qui sont ici invoqués comme témoins d’usages critiques du terme. Dans les années qui précèdent immédiatement l’affaire Dreyfus, les éditions de ce même dictionnaire (p. ex. 1887) se contentent de réaménager l’organisation structurelle de la notice mais ne procèdent à aucune transformation notable de son contenu… Ce sont encore les mêmes auteurs du XVIIIe siècle, y compris les exemples des éditions du Dictionnaire de l’Académie française, qui fournissent les citations d’emploi.
En 1860, le Nouveau Dictionnaire Universel de la Langue Française de M. P. Poitevin, qui ne modifie pas substantiellement l’idée reçue de la dénomination (« celui, celle qui professe la religion judaïque ») a l’avantage de proposer sous les rubriques — Fig. et fam. deux citations de Chateaubriand et Balzac. Il s’agit, pour le premier, d’illustrer le sens de la locution Juif errant : « se dit d’un homme qui change souvent de demeure, qui voyage sans cesse : Il est possible que mon itinéraire demeure comme un manuel à l’usage des Juifs errants de ma sorte »… Ce qui n’est évidemment pas sans auto-ironie dans le cadre de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811).
Pour le second, la citation fonctionne comme exemple de prétérition, ce qui dénote le caractère problématique de l’emploi que le lexicographe attache à l’exemple, lequel est ici totalement décontextualisé de son entourage dans le Cousin Pons (éd. Pléiade, tome 7, p. 576, ligne 41) : — Fig. et fam. « Celui qui prête à usure ou qui vend très-cher, et cherche à gagner de l’argent par des moyens injustes et sordides : C’est un Juif. Il prête à quinze pour cent. Vous êtes un Juif, un vrai Juif (Acad). Tous les Juifs ne sont pas en Israël. (H. de Balz.) ».
Trois années plus tard, le début de la publication du Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré est généralement considéré comme le début de la lexicographie moderne. Il est vrai que cet ouvrage fait fond sur deux particularités issues de la réflexion méthodologique d’un ex-médecin habitué aux classifications scientifiques et notamment à la taxonomie linnéenne, qui, pour ne plus être à cette date, une nouveauté n’en continue pas moins d’exercer son influence. D’une part, il recourt aux connaissances que la première philologie française — celle de Paulin Paris, Génin, Fallot — a permis à Littré d’accumuler dans ses fiches, et qu’il a d’ailleurs déjà utilisées dans son Histoire de la Langue française, Étude sur les Origines, l’Étymologie, la Grammaire, les Dialectes, la Versification et les Lettres au Moyen Âge (Paris, Didier, 2 vol., 1858). D’autre part, son ambition est de procéder à une présentation des données lexicologiques logiquement organisée et soutenue par les principes de l’historiographie du vocabulaire français, comme il est précisé dans la présentation de l’ouvrage :
[…] Ce dictionnaire est un enregistrement très étendu des usages de la langue, enregistrement qui, avec le présent, embrasse le passé, partout où le passé jette quelque lumière sur le présent quant aux mots, à leurs significations, à leur emploi. Je me suis arrêté à ces limites et n'ai point inscrit les mots de la vieille langue tombés en désuétude ; c'est l'objet d'un autre travail, tout différent du mien, et qu'il importe de recommander vivement à l'érudition. Mais, même en de telles limites, l'enregistrement n'est pas complet, car il faudrait avoir tout lu la plume à la main, et je n'ai pas tout lu ; il faudrait n'être pas le premier dans ce travail, et je suis le premier qui en ait réuni et rapproché les matériaux, et surtout qui ait tenté de les faire servir d'une façon systématique et générale à l'étude de la langue. […]
Mon dictionnaire à moi a pour éléments fondamentaux un choix d'exemples empruntés à l'âge classique et aux temps qui l'ont précédé, l'étymologie des mots et la classification rigoureuse des significations d'après le passage de l'acception primitive aux acceptions détournées et figurées. Si l'on considère l'ensemble et la connexion de ces éléments, on reconnaît qu'ils donnent précisément l'idée d'un dictionnaire qui, usant de la part d'histoire inhérente à toute langue, montre quels sont les fondements et les conditions de l'usage présent, et par là permet de le juger, de le rectifier, de l'assurer.
Certaines personnes seront peut-être disposées à penser qu'un dictionnaire où intervient l'histoire est principalement une œuvre destinée à l'érudition. Il n'en est rien. L'érudition est ici, non l'objet, mais l'instrument ; et ce qu'elle apporte d'historique est employé à compléter l'idée de l'usage, idée ordinairement trop restreinte. L'usage n'est vraiment pas le coin étroit soit de temps, soit de circonscriptions, où d'ordinaire on le confine ; à un tel usage, les démentis arrivent de tous côtés, car il lui manque d'avoir en soi sa raison. L'usage complet, au contraire, a justement sa raison en soi, et il la communique à tout le reste. C'est ainsi qu'un dictionnaire historique est le flambeau de l'usage, et ne passe par l'érudition que pour arriver au service de la langue.
Imposer à la langue des règles tirées de la raison générale et abstraite telle que chaque époque conçoit cette raison, conduit facilement à l'arbitraire. Un dictionnaire historique coupe court à cette disposition abusive. Comme il consigne les faits, il remplit, quant à la langue, le rôle que remplissent les observations positives et les expériences quant aux sciences naturelles. Ces faits ainsi donnés, l'analyse, j'allais dire la raison grammaticale, s'y subordonne, et, en s'y subordonnant, trouve les vraies lumières. Il faut en effet transporter le langage des sciences naturelles dans la science des mots, et dire que les matériaux qu'elle emploie sont les équivalents des faits expérimentaux, équivalents sans lesquels on ne peut procéder ni sûrement ni régulièrement. Puis intervient le rôle de la critique lexicographique et grammaticale, s'efforçant de tirer de ces faits toutes les informations qui y sont implicitement renfermées. De la sorte la raison générale se combine avec les faits particuliers, ce qui est le tout de la méthode scientifique.
Un dictionnaire ainsi fondé peut être défini un recueil d'observations positives et d'expériences disposé pour éclairer l'usage et la grammaire.
Telle est l'idée et le but de ce dictionnaire. Voici maintenant comment l'arrangement des différentes parties a été conçu. Cet arrangement n'est point indifférent, si l'on veut d'une part que le lecteur trouve la clarté par l'ordre, et d'autre part qu'il mette sans retard la main sur ce qu'il cherche. La disposition commune à tous les articles est la suivante : le mot ; la prononciation ; la conjugaison du verbe, si le verbe a quelque irrégularité ; la définition et les divers sens classés et appuyés, autant que faire se peut, d'exemples empruntés aux auteurs des dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles ; des remarques, quand il y a lieu, sur l'orthographe, sur la signification, sur la construction grammaticale, sur les fautes à éviter, etc. ; la discussion des synonymes en certains cas ; l'historique, c'est-à-dire la collection des exemples depuis les temps les plus anciens de la langue jusqu'au seizième siècle inclusivement, exemples non plus rangés suivant les sens, mais rangés suivant l'ordre chronologique ; enfin l'étymologie. Il ne sera pas inutile d'entrer en quelques détails sur chacune de ces subdivisions.
On voit par là se définir le terme d’un processus ancien, celui de la compilation strictement cumulative, que mettaient en œuvre les dictionnaristes, et s’instituer une nouvelle raison métalexicographique à l’origine de la dictionnairique moderne. Et c’est en cela que l’article Juif de Littré constitue simultanément une synthèse des travaux de ses prédécesseurs et une nouvelle manière d’envisager l’exposition de son contenu critique. On retiendra en particulier la nette organisation des cinq premiers éléments de la définition qui font passer de la dénotation la plus commune, le sens historique et géographique, et de ses extensions phraséologiques (Juif errant), à la dénotation restreinte que représente le sens religieux accompagné de la citation de Le Sage, déjà utilisée par les prédécesseurs. Ce dernier permet d’articuler les deux premières rubriques avec les emplois figurés et familiers du terme, lesquels mettent en évidence l’âpreté du trait de caractère ladre affecté aux individus de cette communauté. Les deux derniers alinéas permettent enfin de passer aux usages les plus éloignés avant que les sous-rubriques Historique et Étymologie rapportent les éléments de l’érudition dont le lexicographe doit faire preuve pour élever son discours au-dessus des passions et de la doxa :
JUIF, IVE (juif, jui-v'), s. m. et f.
1° Celui, celle qui appartient au peuple hébreu, au peuple qui habita jadis la Palestine.
Un Juif, une Juive (avec une majuscule). Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les
chrétiens et les païens : les païens ne connaissent point Dieu, et n'aiment que
la terre ; les Juifs connaissent le vrai Dieu, et n'aiment que la terre ; les chrétiens
connaissent le vrai Dieu, et n'aiment point la terre, PASC. Pensées, XV, 12,
édit. HAVET.
Le Juif errant, personnage imaginaire que l'on suppose condamné à errer
jusqu'à la fin du monde, pour avoir outragé Jésus portant sa croix, et qui
paraît être une représentation populaire de la dispersion du peuple juif.
N'êtes-vous point cet homme De qui l'on parle tant, Que l'Écriture nomme Isaac Juif
errant ? Complainte du Juif errant. Je gage que le Juif errant N'a pas fait un plus long
voyage [qu'Énée], SCARRON, Virg. I. Chrétien, au voyageur
souffrant Tends un verre d'eau sur ta porte ; Je suis, je suis le Juif errant, Qu'un tourbillon toujours
emporte, BÉRANG. Juif errant.
Fig. et familièrement. C'est un Juif errant, c'est un homme qui change souvent de
demeure, qui voyage sans cesse. C'est donc un voyageur ? - C'est un vrai Juif errant, COLLIN
D'HARLEV. Chât. en Esp. II, 1.
Juif errant, se dit aussi d'un homme qui est toujours par voie et par chemin, qu'on ne trouve jamais
chez lui.
2° Celui, celle qui professe la religion judaïque (avec un j minuscule). Un juif est
un Français, un Allemand, un Anglais, etc. professant la religion juive. Secondement, il doit
à Jérémie Aaron, Usurier de métier, juif de religion, REGNARD,
le Joueur, III, 4. Voici mon noble aïeul ; Il vécut soixante ans, gardant la foi
jurée, Même aux juifs ! V. HUGO, Hernani, III, 6.
Être riche comme un juif, être fort riche. Un marchand nouvellement arrivé
et plus riche qu'un juif, LE SAGE, Guzm. d'Alfar. I, 4.
3° Fig. et familièrement. Celui qui prête à usure ou qui vend exorbitamment
cher, et, en général, quiconque cherche à gagner de l'argent avec
âpreté. Il y a longtemps que je n'ai vu le jeune Sanche : c'est un jeune homme
affamé de gagner et bien juif, à mon gré, GUI PATIN, Lett. t. II,
p. 186. Comment diable ! quel juif, quel arabe est-ce là ? c'est plus qu'au denier quatre,
MOL. l'Avare, II, 1. Adieu juif, le plus juif qui soit dans tout Paris, REGNARD, le
Joueur, II, 14. Les arabes ! les juifs ! ouf ! ouf ! je n'en puis plus ; Ose-t-on égorger
les gens de cette sorte ? Pour enterrer ma femme exiger vingt écus ! J'aimerais presque
autant qu'elle ne fût pas morte, PONS (de Verdun).
4° Nom qu'on donne quelquefois au squale-marteau, poisson.
5° Adj. Juif, juive, qui appartient aux Juifs. Le peuple juif.
Année juive, année lunaire de 354 jours. L'année religieuse des Juifs
commençait à l'équinoxe du printemps.
À la juive, loc. adv. À la manière des Juifs, quant aux moeurs et
aux costumes.
HISTORIQUE.
XIIe s. Ensi firent Giwui quant il unt Deu jugié ; Vilment l'unt escrié, batu
e coleié, Th. le mart. 46.
XIIIe s. Si fu jadis par maint prophete Ceste incarnacion retraite, Et par Juïs et par paiens,
la Rose, 19365. Il me conta que il ot une grande desputaison [discussion] de Juis et de clers
au moustier de Clygni, JOINV. 198. En gage à juif, à lombard, ne à nule
autre maniere de gent, Liv. des mét. 100.
XVIe s. Juifs en pasques, Mores en nopces, chrestiens en plaidoyers Despendent leurs deniers,
LEROUX DE LINCY, Prov. t. I, p. 290.
ÉTYMOLOGIE.
Provenç. juzieu, jusieu ; catal. jueu ; espagn. judio ; portug.
judeo ; ital. giudeo ; du lat. judaeus; grec, ioudaios. Judaea,
la Judée, est le pays des enfants de Juda ; Juda est un des fils de Jacob, et son nom
vient d'une racine hébraïque signifiant célébrer, confesser.
On notera, toutefois, que malgré cet effort de la science, les exemples et citations allégués par le lexicographe ne peuvent taire la tradition dépréciative attachée aux sens connexes du mot Juif, substantif ou adjectif. Il serait probablement excessif de retrouver là cette sorte de condamnation déontologique dont la grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert portait déjà la trace au XVIIIe siècle :
Quand l'on pense aux horreurs que les Juifs ont éprouvé depuis J. C. au carnage qui s'en fit sous quelques empereurs romains, & à ceux qui ont été répétés tant de fois dans tous les états chrétiens, on conçoit avec étonnement que ce peuple subsiste encore ; cependant non seulement il subsiste, mais, selon les apparences, il n'est pas moins nombreux aujourd'hui qu'il l'étoit autrefois dans le pays de Canaan. On n'en doutera point, si après avoir calculé le nombre des Juifs qui sont répandus dans l'occident, on y joint les prodigieux essains de ceux qui pullulent en Orient, à la Chine, entre la plûpart des nations de l'Europe & l'Afrique, dans les Indes orientales & occidentales, & même dans les parties intérieures de l'Amérique.
Leur ferme attachement à la loi de Moïse n'est pas moins remarquable, sur-tout si l'on considere leurs fréquentes apostasies, lorsqu'ils vivoient sous le gouvernement de leurs rois, de leurs juges, & à l'aspect de leurs temples. Le Judaïsme est maintenant, de toutes les religions du monde, celle qui est le plus rarement abjurée ; & c'est en partie le fruit des persécutions qu'elle a souffertes. Ses sectateurs, martyrs perpétuels de leur croyance, se sont regardés de plus en plus comme la source de toute sainteté, & ne nous ont envisagés que comme des Juifs rebelles qui ont changé la loi de Dieu, en suppliciant ceux qui la tenoient de sa propre main. […]
Cette dispersion n'auroit pas manqué de ruiner le culte religieux de toute autre nation ; mais celui des Juifs s'est soutenu par la nature & la force de ses lois. Elles leur prescrivent de vivre ensemble autant qu'il est possible, dans un même corps, ou du moins dans une même enceinte, de ne point s'allier aux étrangers, de se marier entr'eux, de ne manger de la chair que des bêtes dont ils ont répandu le sang, ou préparées à leur maniere. Ces ordonnances, & autres semblables, les lient plus étroitement, les fortifient dans leur croyance, les séparent des autres hommes, & ne leur laissent, pour subsister, de ressources que le commerce, profession long-tems méprisée par la plûpart des peuples de l'Europe.
De-là vient qu'on la leur abandonna dans les siécles barbares ; & comme ils s'y enrichirent nécessairement, on les traita d'infames usuriers. Les rois ne pouvant fouiller dans la bourse de leurs sujets, mirent à la torture les Juifs, qu'ils ne regardoient pas comme des citoyens. Ce qui se passe en Angleterre à leur égard, peut donner une idée de ce qu'on exécuta contr'eux dans les autres pays. Le roi Jean ayant besoin d'argent, fit emprisonner les riches Juifs de son royaume pour en extorquer de leurs mains ; il y en eut peu qui échapperent aux poursuites de sa chambre de justice. Un d'eux, à qui on arracha sept dents l'une après l'autre pour avoir son bien, donna mille marcs d'argent à la huitieme. Henri III. tira d'Aaron, juif d'Iorck, quatorze mille marcs d'argent, & dix mille pour la reine. Il vendit les autres Juifs de son pays à Richard son frere pour un certain nombre d'années, ut quos rex excoriaverat, comes evisceraret, dit Matthieu Paris.
On n'oublia pas d'employer en France les mêmes traitemens contre les Juifs ; on les mettoit en prison, on les pilloit, on les vendoit, on les accusoit de magie, de sacrifier des enfans, d'empoisonner les fontaines ; on les chassoit du royaume, on les y laissoit rentrer pour de l'argent ; & dans le tems même qu'on les toléroit, on les distinguoit des autres habitans par des marques infamantes.
Il y a plus, la coutume s'introduisit dans ce royaume, de confisquer tous les biens des Juifs qui embrassoient le Christianisme. Cette coutume si bizarre, nous la savons par la loi qui l'abroge ; c'est l'édit du roi donné à Basville le 4 Avril 1392. La vraie raison de cette confiscation, que l'auteur de l'esprit des lois a si bien développée, étoit une espece de droit d'amortissement pour le prince, ou pour les seigneurs, des taxes qu'ils levoient sur les Juifs, comme serfs main-mortables, auxquels ils succédoient. Or ils étoient privés de ce bénéfice, lorsque ceux-ci embrassoient le Christianisme.
En un mot, on ne peut dire combien, en tout lieu, on s'est joué de cette nation d'un siecle à l'autre. On a confisqué leurs biens, lorsqu'ils recevoient le Christianisme ; & bien-tôt après on les a fait brûler, lorsqu'ils ne voulurent pas le recevoir.
Enfin, proscrits sans-cesse de chaque pays, ils trouverent ingénieusement le moyen de sauver leurs fortunes, & de rendre pour jamais leurs retraites assurées. Bannis de France sous Philippe le Long en 1318, ils se réfugierent en Lombardie, y donnerent aux négocians des lettres sur ceux à qui ils avoient confié leurs effets en partant, & ces lettres furent acquittées. L'invention admirable des lettres de change sortit du sein du desespoir ; & pour lors seulement le commerce put éluder la violence, & se maintenir par tout le monde.
Ce texte de nature encyclopédique — issu, en outre, d’une réflexion qui peut à juste titre se réclamer de l’esprit des Lumières — a le mérite d’éclairer substantiellement l’arrière-plan sur lequel les apparentes libéralités napoléoniennes et l’ensemble des conduites ou des pratiques du XIXe siècle bourgeois ont enté leur axiomatique, si l’on peut dire, et, par suite, leur axiologie. Il n’est guère étonnant dans ces conditions, pour achever le parcours que nous présentons ici, de constater que le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, qui présente la caractéristique d’adosser une description encyclopédique très circonstanciée au détail d’une analyse linguistique et « sémantique » aussi rigoureuse que le permettait l’épistémologie du temps. La place impartie ici à cet article m’interdit de citer in extenso l’abondante notice de Larousse, mais le rappel de l’architecture de sa partie encyclopédique expose assez clairement le souci du lexicographe. Après avoir procédé à une sorte d’histoire en cinq périodes [8] du peuple juif, non dénuée d’engagement en faveur de ce dernier, le lexicographe ouvre sa péroraison sur un plaidoyer philanthrope qui rédime certainement la cruauté plus ou moins explicite des notations contenues dans les définitions et commentaires des lexicographes antérieurs :
Telle est la douloureuse histoire du peuple juif. L'heure de son émancipation complète est enfin arrivée, et celle de sa fusion va certainement commencer. Les haines qui isolaient les Israélites les faisaient vivre comme nation au milieu des nations étrangères. Nul doute que les progrès de l'indifférence religieuse, déjà si grands chez les peuples chrétiens, déjà même sensibles chez le peuple juif depuis que la persécution a cessé, n'amènent dans un temps plus ou moins rapproché la disparition de cette race. Son énergie spéciale, le caractère pratique de son intelligence, sa ténacité en quelque sorte nationale ne se perdront pas avec elle et s'infuseront avec le sang, dans les veines des nations chrétiennes, comme les qualités des races exotiques que l'on emploie à l'amélioration des races indigènes. Les Juifs sont des purs sangs que la haine aveugle de ceux au milieu desquels ils ont vécu a préservés jusqu'ici de tout abâtardissement. Sans doute, ils .ont gardé quelques-uns des vices qui les distinguèrent sur les bords de la mer Morte et du lac de Génésareth; sans doute, le cours du temps n'a fait qu'exagérer leur âpreté pour le gain; mais avons-nous le droit de leur en faire un reproche, nous qui les avons sevrés systématiquement de tout rapport affectueux avec nous, et qui, jusqu'à ces derniers temps, n'avons daigné nous occuper d'eux que pour les haïr et les dépouiller?
Il peut ensuite exposer successivement l’état des connaissances concernant la langue hébraïque, sa littérature, les sciences développées chez les Hébreux, puis le commerce, les beaux-arts (architecture, sculpture), leur législation, et enfin leurs mœurs, qui amène à cette remarque ambiguë :
Après la dispersion, les Juifs ne purent conserver la plupart de leurs mœurs nationales; mais ils gardèrent intacts, avec ce type encore si frappant, et qui s'élève si souvent chez les femmes à la suprême beauté, les principaux traits de leur caractère. L'état d'isolement auquel ils furent si longtemps condamnés ajouta à leurs penchants originels quelques vices et quelques vertus. Ils devinrent rapaces, inquiets, défiants, mais en même temps il se développa en eux un admirable esprit de corps, poussé si loin chez le peuple maudit, que presque jamais un Juif ne connaît la misère. Les Juifs, haïs et méprisés, s'aiment comme s'aimaient les premiers chrétiens persécutés par la haine aveugle des empereurs romains. Plusieurs ont conservé l'espoir, abandonné par les plus intelligents, de voir la restauration des royaumes de Juda et d'Israël. Quelques dévots attendent encore le Messie ; mais l'incrédulité a fait chez eux aussi des progrès, d'autant plus rapides que l'incrédulité croissante des chrétiens a été pour les Israélites un des premiers éléments de leur réhabilitation. La haine contre les Juifs s'est éteinte le jour où, la foi en la divinité de Jésus s'étant affaiblie dans les cœurs, les chrétiens ne se sont point considérés comme chargés de venger la mort de leur Dieu.
Car on peut considérer la remarque exposée en clausule comme largement plus programmatique que réelle. C’est donc sous l’éclairage de cette rétrospection, et de cet irénique désir d’une dissolution des motifs de guerre religieuse, qu’il convient de retourner aux éléments proprement linguistiques de la définition de Larousse, laquelle ne s’écarte au fond de la formule standard présentée par les dictionnaires étudiés ci-dessus que par l’adjonction d’un sens ornithologique :
JUIF, JUIVE adj. (juiff, jui-ve - latin ju-dæus, grec ioudaios; de
Judæ, Judée, pays des enfants de Juda. Juda est un des fils de Jacob) et son nom vient
d'une racine hébraïque qui signifie célébrer, confesser). Qui est
originaire de la Judée, ou qui descend des habitants de ce pays : Chez le peuple JUIF, tout
le dogme était dans la Genèse. (Raspail.) ║ Qui appartient à la
Judée ou à ses habitants : Les mœurs JUIVES. La flagellation parait être
d'origine JUIVE. (Mme Monmarson»)
— Qui professe la religion judaïque : J.-J. Rousseau était chrétien a peu
près comme Jésus-Christ était JUIF. (Grimm.)
— Chronol. Année juive, Année lunaire de jours, composée de 12 mois,
alternativement caves et pleins, c'est-à-dire de 29 jours et de 30. Les 11 jours restants se
compensaient par un mois intercalaire de 30 jours nommé adar second, que l'on
ajoutait tous les trois ans, et quelquefois plus tôt.
— Substantiv. Habitant de la Judée ou descendant des habitants de ce pays : Un JUIF. Une
JUIVE. L'histoire des JUIFS. ║ Personne qui professe le culte judaïque : L'Eglise
n'a su convertir ni le musulman ni l'idolâtre, et elle a persécuté le JUIF avec
une implacable cruauté. (Guéroult.)
— Fam. Personne qui prête à usure, qui vend extrêmement cher ; personne qui
gagne de l'argent par des moyens injustes et sordides : Tous les banquiers ne sont pas des JUIFS.
Tous les JUIFS ne sont pas en Israël. (Balz.)
— Juif errant, Personnage légendaire, qui, selon une tradition populaire, aurait
été condamné à marcher sans s'arrêter jusqu'à la fin
du monde, pour avoir injurié Jésus portant sa croix :
Chrétien, au voyageur souffrant Tends un verre d'eau sur ta porte; Je suis, je suis le Juif errant, Qu'un tourbillon toujours emporte. |
Béranger. |
On sera particulièrement sensible dans ce cas à la reprise indéfinie des citations littéraires et des exemples que la tradition a portés jusqu’à Larousse. En tout lexicographe veille et subsiste un inlassable compilateur, ce dont on ne saurait lui faire reproche. Il suffit que le lecteur de ces notices sache garder l’accommodation de lecture nécessaire pour remettre les valeurs de sens en leur juste perspective.
Il aurait certainement été intéressant, à cet égard, de prendre quelques exemples lexicographiques au-delà de l’affaire Dreyfus. Le début du XXe siècle, sous cet aspect, n’est certes pas dénué d’intérêt, mais nous dépasserions alors les limites du projet de notre propos. Et force est de constater que la notice consacrée à cet item lexical par un ouvrage tel que le Dictionnaire Général (1890-1900) de Darmesteter, Hatzfeld et Thomas recherche avant tout à cet égard une neutralité que cautionnent désormais à part égale la philologie — on dispose désormais d’éditions de textes fiables — et la linguistique historique — notamment dans sa dimension sémantique :
JUIF, IVE [juif', juiv'] s. m. et f.
[Étym. Nom propre de peuple (V. § 36), correspondant au lat. Judæum, grec <
GREC = Ioudaion >, m. s. Judæum a donné en anc. franç. juieu, juiu (V.
§§ 411 et 332), d'où l'on a tiré {1360} le fém. juiue, juive, et sur juive on
a refait le masc. juif, § 583.]
|| Celui, celle qui professe la religion de Moïse. Le -- errant, que la légende
représente comme condamné par Jésus à errer jusqu'à la
fin du monde, pour l'avoir empêché de se reposer lorsqu'il portait sa croix. Fig.
Homme qui est toujours sur les chemins. || Famil. Riche comme un -- (les juifs, au moyen
âge, ayant eu spécialement le commerce de l'argent). P. ext. Fig. En mauvaise part.
Un --, un usurier, un homme âpre au gain. Comment diable ! quel --, quel arabe est-ce
là ? Mol. Av. II, 1.
Par delà les traumatismes de ce siècle meurtrier et souvent génocide, il n’est d’ailleurs pas absolument clair que les lexicographes soient les mieux ou les plus à même de cerner avec toute la précision nécessaire les complexités d’une dénomination qui a fait converger sur elle toute une série de valeurs associées le plus souvent péjoratives, plus rarement positives lorsque l’histoire en soutient l’exposition.
C’est pourquoi, en guise de mots de la fin, je laisserai volontiers la parole à George Perec, qui — certainement mieux que beaucoup — sut par origine culturelle témoigner de la complexité assez largement inexplicable du terme Juif au regard des pensers positifs, dans l’ambivalence constante de ses contenus explicites et implicites, de la rectitude et des associations de ses valeurs :
Je ne sais pas précisément ce que c'est qu'être juif, ce que ça me fait que d'être juif. C'est une évidence, si l'on veut, mais une évidence médiocre, une marque, mais une marque qui ne me rattache à rien de précis, à rien de concret: ce n'est pas un signe d'appartenance, ce n'est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à une culture, à un folklore, à une histoire, à un destin, à une langue. Ce serait plutôt une absence, une question, une mise en question, un flottement, une inquiétude : une certitude inquiète derrière laquelle se profile une autre certitude, abstraite, lourde, insupportable : celle d'avoir été désigné comme juif, et parce que juif victime, et de ne devoir la vie qu'au hasard et qu'à l'exil. Mes grands-parents ou mes parents auraient pu émigrer en Argentine, aux États-Unis, en Palestine, en Australie ; j'aurais pu naître, comme des cousins proches ou lointains, à Haïfa, à Baltimore, à Vancouver, mais dans l'éventail à peu près illimité de ces possibles, une seule chose m'était précisément interdite, celle de naître dans le pays de mes ancêtres, en Pologne, à Lubartow, à Pulawy ou à Varsovie, et d'y grandir dans la continuité d'une tradition, d'une langue, d'une appartenance.
Je suis né en France, je suis français, je porte un prénom français, Georges, un nom français, presque : Perec. La différence est minuscule: il n'y a pas d'accent aigu sur le premier e de mon nom, parce que Perec est la graphie polonaise de Peretz. Si j'étais né en Pologne, je me serais appelé, mettons, Mordechai Perec, et tout le monde aurait su que j'étais juif. Mais je ne suis pas né en Pologne, heureusement pour moi, et j'ai un nom presque breton , que tout le monde orthographie Pérec ou Perrec : mon nom ne s'écrit pas exactement comme il se prononce.
extrait de Récits d'Ellis Island
Il y a dans ces quelques lignes comme la condamnation du dictionnaire, de tous les dictionnaires et de tous leurs auteurs lorsque l’usage que l’on fait de ces ouvrages est simplement de chercher en eux une réponse toute faite à des questionnements qui — souvent — échappent aux simplifications, aux classifications, aux rigidifications de l’art lexicographique.
En effet, le sens du mot est d’être vivant, de ne jamais se soumettre aux cadres d’une pensée de la langue qui fait du signe un élément trop positivement concret et qui en oublie tout autant la nature négative que la fonction différentielle. Le mot définit d’une part l’emplacement d’une lacune puisqu’il n’est que ce que les autres ne sont pas, et circonscrit une valeur qui ne se définit que par opposition avec celles de tous les autres mots qui pourraient lui être substitués en lieu et place dans le discours. S’il est donc des usages du mot Juif dans les dictionnaires, notamment au début d’un XIXe siècle plutôt philosémite, avant que ne se mettent en place les diatribes et polémiques de l’antisémitisme [9], dont Darwin, Gobineau et quelques autres portent la responsabilité, il faut constater que ces emplois ne furent pas entièrement maîtrisés dans les colonnes des dictionnaires au motif de leur complexité. En guise de conseil ultime, Queneau écrivait très justement, dans La Chair chaude des mots :
Une niche de sons devenus inutiles
Abrite des rongeurs l’ordre académicien
Rustiques on les dit mais les mots sont fragiles
Et leur mort bien souvent de trop s’essouffler vient
Alors on les dispose en de grands cimetières
Que les esprits fripons nomment des dictionnaires
Et les penseurs chagrins des alphadécédets
Mais à quoi bon pleurer sur des faits si primaires
Si simples éloquents connus élémentaires
Prends ces mots dans tes mains et vois comme ils sont faits.
Et l’on conviendra qu’à l’heure de l’émancipation que va favoriser la première moitié du XIXe siècle français, nos lexicographes n’ont pas toujours su avec clairvoyance mettre en évidence deux caractéristiques fondamentales de l’évolution de la notion et de la nation juive, en relation avec les transformations de l’époque. Ils furent de fait très souvent indifférents à la nécessité — pourtant bien perceptible vécue par les juifs de l’époque — de s’inscrire dans la modernité d’un espace socio-culturel désormais officiellement ouvert et accessible. Tout comme ils ne surent généralement exposer l’altérité d’une identité juive originelle qu’en en caricaturant les traits les plus conjoncturels et les moins représentatifs d’une communauté respectueuse de sa propre histoire jusqu’au hiératisme. C’est probablement ainsi que les lieux communs deviennent des idées reçues.
Annexe
1. L’antisémitisme de gauche
Contrairement à l’idée reçue d’une gauche unanimement généreuse et irénique, soucieuse de droit et de justice, il apparaît qu’à toutes les générations, les tenants de la gauche ont souvent exprimé un antisémitisme violent.
Il faut relire, concernant les Juifs, les textes des plus grands intellectuels et des plus importants leaders de la gauche historique. On est étonné de trouver, à côté d’éructations haineuses, des argumentations édifiées à partir des thèmes mêmes de la gauche.
Le juif Iscariote arrive en France avec cent mille livres de capitaux qu’il a gagnés dans sa première banqueroute : il s’établit marchand dans une ville où il a pour rivales six maisons accréditées et considérées. Pour leur enlever la vogue, Iscariote débute par donner toutes ses denrées au prix coûtant ; c’est un moyen sûr d’attirer la foule (...). Vainement les anciens commerçants représentent-ils qu’Iscariote est un fripon déguisé, qui fera tôt ou tard banqueroute ; le public les accuse de jalousie et de calomnie, et court de plus en plus chez l’Israélite
.Charles FOURIER, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808)
Oeuvres, tome I, p. 233A ces vices récents, tous vices de circonstance, ajoutons le plus honteux, l’admission des Juifs au droit de cité.
Il ne suffisait donc pas des civilisés pour assurer le règne de la fourberie ; il faut appeler au secours les nations d’usuriers, les patriarches improductifs. La nation juive n’est pas civilisée, elle est patriarcale, n’ayant point de souverain et croyant toute fourberie louable, quand il s’agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas sa religion. Elle n’affiche pas ses principes, mais on les connaît assez.
Un tort plus grave chez cette nation, est de s’adonner exclusivement au trafic, à l’usure, et aux dépravations mercantiles.
Charles FOURIER, Le nouveau monde industriel et sociétaire (1829)
Oeuvres, tome VI, p. 421
Juif, usurier, trafiquant sont pour moi synonymes. (...) J’appelle de ce nom méprisé de Juif tout trafiquant d’espèces, tout parasite improductif, vivant de la substance et du travail d’autrui.
Alphonse TOUSSENEL, Les Juifs rois de l’époque (1844)
Ne cherchons pas le secret du Juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le Juif réel.
Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait d’elle-même.
(...) Nous reconnaissons donc dans le judaïsme un élément antisocial général et actuel qui, par le développement historique auquel les Juifs ont, sous ce rapport déplorable, activement participé, est arrivé à son point culminant à l’époque contemporaine (...).
Le Juif s’est émancipé déjà, mais d’une manière juive. Le Juif par exemple, qui est simplement toléré à Vienne, détermine, par sa puissance financière, le destin de tout l’empire. Le juif qui, dans les moindres petits états allemands, peut être sans droits, décide du destin de l’Europe.
(...) Le Juif s’est émancipé d’une manière juive, non seulement en se rendant maître du marché financier,mais parce que, grâce à lui et par lui, l’argent est devenu une puissance mondiale, et l’esprit pratique juif l’esprit pratique des peuples chrétiens.
(...) L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister.
Karl MARX, La Question juive (1844) (coll. 10/18, p. 49-52)
Le Juif est par tempérament antiproducteur, ni agriculteur, ni industriel, pas même vraiment commerçant. C’est un entremetteur, toujours frauduleux et parasite qui opère, en affaires comme en philosophie, par la fabrication, la contrefaçon, le maquignonnage. Il ne sait que la hausse et la baisse, les risques des transports, les incertitudes de la récolte, les hasards de l’offre et de la demande. Sa politique en économie est toute négative ; c’est le mauvais principe, Satan, Ahriman, incarné dans la race de Sem.
Joseph PROUDHON, Césarisme et christianisme (1860)
Ces quelques exemples montrent que ce qui se manifeste aujourd’hui à gauche n’est pas une nouveauté ni un accident. On ne va pas dire que l’antisémitisme serait général et permanent dans la gauche, mais qu’il s’y trouve très majoritairement affirmé.
Cela tient-il à l’antisémitisme chrétien qui pendant des siècles a imprégné la société européenne ? Pour une part, oui. Mais l’explication n’est pas suffisante. Les penseurs de gauche se sont situés en rupture avec le christianisme, assimilé aux valeurs de la droite, à l’ordre, à l’autorité, à la tradition.
Leur antisémitisme semble se nourrir des valeurs même de la gauche : le progrès, la justice, la liberté, la démocratie. Il y a là un paradoxe et comme une antinomie interne. Faut-il, pour en rendre compte, remonter à la source même de la pensée de gauche, à savoir la philosophie des Lumières ?
Y a-t-il un antisémitisme spécifique des penseurs du 18e siècle ?
2. L’antisémitisme des Lumières
L’histoire, la littérature et la philosophie ont longtemps brossé un tableau idyllique du siècle des Lumières. Les penseurs à l’origine des principes de 1789, de l’égalité des hommes, de la démocratie politique et de l’émancipation des minorités ne pouvaient être que généreux et dénués de passions.
La lecture des textes est cependant édifiante. Ils ne laissent pas de surprendre par la violence de leur antisémitisme. Tous les hommes sont dignes de respect et de liberté, tous sauf les Juifs. Les philosophes du 18e siècle français font preuve, à l’égard des Juifs et du judaïsme, d’une agressivité et d’une virulence extrêmes.
(Moïse) leur avait fortement recommandé de ne faire aucun quartier à leurs ennemis et d’être de grands usuriers, deux commissions dont ils s’acquittèrent à merveille.
DIDEROT, La Promenade du Sceptique (1747)
Ces rabbins toujours livrés à l’illusion, ne se servent de Bible sans voyelles pour instruire leur troupeau, que pour y trouver, à ce qu’ils disent, les sources du Saint Esprit plus riches et plus abondantes en instruction ; parce qu’il n’y a pas en effet un mot dans les Bibles de cette espèce, qui ne puisse avoir une infinité de valeurs pour une imagination échauffée, qui veut se repaître de chimère, et qui veut en entretenir les autres.
ENCYCLOPEDIE, Article «Hébraïque (langue)» (1765) Tome 8, p. 79
Les anciens Hébreux, stupides, superstitieux, séparés des autres peuples, ignorants dans l’étude de la physique, incapables de recourir aux causes naturelles, attribuaient toutes leurs maladies aux mauvais esprits, (...) ils s’adressaient aux devins, aux magiciens, aux enchanteurs, ou finalement aux prophètes.
JAUCOURT, Encyclopédie, Article «Médecine» (1766)
C’est le peuple le plus ignorant, le plus stupide, le plus abject (...). Les Juifs demeurent dispersés parce qu’ils sont insociables, intolérants, aveuglément attachés à leurs superstitions.
Nicolas BOULANGER, Le Christianisme dévoilé
Il est évident que tous les royaumes de l’Asie étaient très florissants avant que la horde vagabonde des Arabes appelés Juifs possédât un petit coin de terre en propre, avant qu’elle eût une ville, des lois et une religion fixe. Lors donc qu’on voit un rite, une ancienne opinion établie en Égypte ou en Asie, et chez les Juifs, il est bien naturel de penser que le petit peuple nouveau, ignorant, grossier, toujours privé des arts, a copié, comme il a pu, la nation antique, florissante et industrieuse.
VOLTAIRE, Dictionnaire Philosophique, Article «Abraham» (1769)
Pourquoi les Juifs n’auraient-ils pas été anthropophages ? C’eût été la seule chose qui eût manqué au peuple de Dieu pour être le plus abominable peuple de la terre.
ibid, Article «Anthropophages»
Leur profession fut le brigandage et le courtage ; ils ne furent écrivains que par hasard.
ibid, Article «Job»
Vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent. Il ne faut pourtant pas les brûler.
ibid, Article «Juifs»
Le peuple juif était, je l’avoue, un peuple bien barbare. Il égorgeait sans pitié tous les habitants d’un malheureux petit pays sur lequel il n’avait pas plus de droit qu’il n’en a sur Paris et sur Londres.
ibid, Article «Tolérance»
Victime en tous temps de son fanatisme, de sa religion insociable, de sa loi insensée, (le peuple juif) est maintenant dispersé dans toutes les nations, pour lesquelles il est un monument durable des effets terribles de l’aveuglement superstitieux (...).
Ose donc enfin, ô Europe, secouer le joug insupportable des préjugés qui t’affligent ! Laisse à des Hébreux stupides, à de frénétiques imbéciles, à des Asiatiques lâches et dégradés, ces superstitions aussi avilissantes qu’insensées.
Paul Thiry D’HOLBACH, L’esprit du judaïsme (1770)
On le voit : il s’agit là d’un antisémitisme assumé, argumenté et enseigné.
Cela ne diminue en rien la grandeur des philosophes des Lumières et leur apport à la culture universelle. Leur pensée reste libératrice et féconde, elle demeure une étape essentielle dans l’histoire de l’humanité, elle fonde la modernité dans ce qu’elle a de meilleur.
Il est d’ailleurs des exceptions notables, comme Pierre Bayle et Jean-Jacques Rousseau, qui n’ont jamais manifesté le moindre antisémitisme. Cela montre bien que la pensée des Lumières peut être dissociée de l’antisémitisme.
Reste à expliquer pourquoi, majoritairement, les penseurs du 18e siècle ont manifesté une telle virulence antisémite.
On dira : tout philosophes qu’ils fussent, si exercés à toutes les formes de critique, ils restaient imprégnés de l’ambiance antisémite d’une Europe encore massivement chrétienne. Il y a sûrement du vrai dans cette thèse, leur antisémitisme peut trouver une part de ses fantasmes dans l’antijudaïsme théologique.
Mais ceci doit être relativisé, puisque les philosophes des Lumières cherchaient précisément à ébranler le pouvoir clérical de l’Église et son emprise sur les consciences. Connaissant ce que le christianisme doit au judaïsme, en attaquant ce dernier, ils tentaient de saper les bases du christianisme que par prudence ils n’osaient attaquer de front. Ainsi peut s’expliquer leur effort pour disqualifier le peuple juif et le judaïsme.
Cependant ces deux explications sont insuffisantes à rendre compte de la charge de mépris et de haine que les philosophes des Lumières expriment à l’égard des Juifs. Il faut chercher ailleurs, du côté de leurs sources, de leurs modèles, de leurs références.
Or, à la suite des hommes de la Renaissance, les penseurs du 18e siècle se sont nourris de la littérature antique et ont cherché leur inspiration dans les grands textes des auteurs grecs et latins. Ils y étaient d’autant plus incités qu’à leurs yeux, les Grecs et les Romains n’étaient pas encore infectés par le virus du christianisme.
Y a-t-il donc un antisémitisme particulier chez les auteurs de l’Antiquité ?
3. L’antisémitisme de l’Antiquité
On n’y a pas assez prêté attention. Mais la lecture des grands écrivains de l’Antiquité distille une animosité et un mépris féroces à l’égard du peuple juif, qui a obstinément refusé de se plier aux lois de l’Empire, cas unique entre tous les peuples.
Les fondateurs de cités ont une mauvaise cote s’ils y ont rassemblé une population pernicieuse pour les autres, tel celui qui fut l’initiateur de la superstition juive.
QUINTILIEN, Institution Oratoire, Livre III, 7, 21 (- 80 environ)
Tu sais quelle force (les Juifs) représentent, combien ils sont unis et quel rôle ils jouent dans nos assemblées (...). S’opposer à cette superstition barbare est le fait d’une juste sévérité, et dédaigner pour le bien de l’Etat cette multitude de Juifs, parfois déchaînés dans nos assemblées, un acte de haute dignité.
CICERON, Discours pour Flaccus, 66 (-60 environ)
Quand Jérusalem était encore puissante et que les Juifs étaient en paix avec nous, l’exercice de leur religion n’en était pas moins incompatible avec l’éclat de notre empire, la majesté de notre nom, les institutions de nos ancêtres. A plus forte raison aujourd’hui, puisque cette nation a manifesté les armes à la main ses sentiments pour notre Empire.
Ibid. , 69
Aujourd’hui, c’est le trentième jour de la lune et sabbat ; veux-tu faire la nique aux Juifs circoncis ? - Je n’ai point, dis-je, de ces craintes superstitieuses.
HORACE, Satires, Livre I, 9, 69-70 (- 20 environ)
Moïse, voulant assurer pour l’avenir son autorité sur cette nation, institua des rites nouveaux et contraires à ceux des autres mortels. Là-bas est profane tout ce qui chez nous est sacré ; en revanche est permis chez eux ce qui est pour nous abominable.
TACITE, Histoires, Livre V, Chapitre 4 (+ 120 environ)
Ces rites (...) peuvent se justifier par leur antiquité ; mais les autres pratiques, sinistres, honteuses, ont prévalu en raison de leur immoralité. Car tous les scélérats qui reniaient le culte de leurs pères apportaient aux Juifs tributs et offrandes de monnaie, ce qui accroissait leur richesse, d’autant plus qu’entre eux règne une loyauté obstinée, une compassion toujours secourable, mais à l’égard de tous les autres, une hostilité haineuse.
ibid, Chapitre 5
Tant que les Assyriens, les Mèdes et les Perses furent les maîtres de l’Orient, les Juifs furent, parmi leurs esclaves, le peuple le plus méprisé ; lorsque la suprématie passa aux Macédoniens, le roi Antiochus s’efforça de les débarrasser de leurs superstitions et de leur faire adopter les moeurs grecques.
ibid, Chapitre 8
Néron envoya Vespasien qui ne mit que deux étés à s’assurer la possession de toutes les plaines et toutes les villes à l’exception de Jérusalem (...) Ce qui exacerbait la colère, c’est que seuls les Juifs n’avaient pas cédé
.ibid, Chapitre 11
Quelques-uns, ayant reçu du sort un père dont la superstition observe le sabbat, n’adorent rien que la puissance des nuages et du ciel, et la chair humaine n’est pas pour eux plus sacrée que celle du porc, dont leur père s’est abstenu. Bientôt même, ils retranchent leur prépuce ; et accoutumés à dédaigner les lois de Rome, ils n’étudient, ils n’observent, ils ne craignent que tout ce droit judaïque transmis par Moïse dans un livre mystérieux, se gardant de montrer le chemin à ceux qui ont un autre culte, ne guidant dans la recherche d’une source que les seuls circoncis.
JUVENAL, Satires, XIV, 96-106 (+ 120 environ)
(Tibère) interdit les religions étrangères, les cultes égyptien et juif. (...) La jeunesse juive fut répartie, sous prétexte de service militaire, dans des provinces malsaines, et les autres membres de cette nation ou gens de culte analogue furent chassés de Rome, sous peine de servitude perpétuelle en cas de désobéissance.
SUETONE, Vies des Douze Césars, Tibère, chapitre 36 (+ 125 environ)
Cet antijudaïsme des penseurs antiques ne devrait pas surprendre. Le choc entre le monde juif et le monde gréco-romain a été un affrontement essentiel.
La culture grecque, dominante depuis Alexandre, fascinait beaucoup de Juifs. Elle les fascinait au risque de leur faire perdre de vue les principes de la Torah. Les sages d’Israël mirent en garde les Juifs hellénisés contre le risque de relativiser l’Alliance et la Loi et de mettre en cause l’identité même du judaïsme.
L’affrontement changea de nature quand un pouvoir dominateur, celui des Séleucides d’abord, puis celui de Rome, voulut leur imposer cette culture. Devant les exigences de soumission non seulement politique mais aussi spirituelle, Israël se raidit pour défendre son existence et son identité. Ce fut la guerre. Une guerre inexpiable des deux côtés. Le conflit dura trois siècles, et à cinq reprises au moins s’exacerba dans une lutte à mort : en -167 / 165 avec Antiochos IV, en - 63 avec Pompée, en + 66 / 70 avec Titus, en + 116 / 117 avec Trajan et en + 132 / 135 avec Hadrien.
Les légions romaines payèrent un lourd tribut avant de pouvoir rétablir l’ordre et la paix dans l’empire, et le pouvoir romain ressentit cette résistance comme un défi et une humiliation insupportables. Quant au peuple juif, il fut anéanti à Jérusalem et sur la terre d’Israël, et ne subsista que dans les villes lointaines où il avait essaimé. Avant Hitler, c’est l’Empire romain qui fut le plus grand massacreur de Juifs.
Les auteurs grecs et latins furent témoins de cette obstination farouche des Juifs à refuser le culte de l’empereur, garant de l’unité de l’Empire identifié à la civilisation. Ils perçurent le peuple juif comme un adversaire irréductible et inassimilable, pour lequel il n’y avait d’autre solution que son écrasement. D’où leurs accents de haine et de mépris.
Conclusion
On voit l’importance, pour comprendre la pensée contemporaine, de cet antijudaïsme radical des Anciens.
Dans un premier temps, l’antisémitisme des Grecs et des Romains a été transmis aux philosophes des Lumières à la faveur de l’intérêt qu’ils portaient à la culture antique. Il est significatif qu’en 1769 J.B. de Mirabaud a publié un livre où il collectait les opinions antisémites des Grecs et des Romains.
Cet aspect des Lumières a été longtemps occulté pour deux raisons. D’abord, les Juifs français ont attribué leur émancipation politique de 1791 à l’influence des penseurs des Lumières, et il est vrai que ce sont les principes qu’ils développaient qui ont inspiré la politique d’émancipation. Ensuite, les Juifs allemands du début du 19e siècle ont été nombreux à participer à la Haskalah, mouvement proprement juif des Lumières, et ceci a incité à fermer les yeux sur les ombres qui avaient pu accompagner le mouvement.
Dans un deuxième temps, l’antisémitisme antique est passé des penseurs des Lumières aux tenants de la gauche politique, dans la mesure où ceux-ci s’en prétendaient les héritiers les plus directs. Ce qu’ont dit et écrit les philosophes du 18e siècle continue à alimenter et à structurer la pensée de leurs descendants, même quand ceux-ci ne les ont pas lus.
Il se peut que chez certains d’entre eux demeure quelque chose de l’ancien antisémitisme d’origine chrétienne. Mais ce qui domine en eux, c’est un autre antisémitisme, d’origine païenne, plus robuste et plus violent, qui a été inoculé à la gauche en même temps que ses principes fondateurs.
On comprend mieux ainsi la puissance de l’antisémitisme actuel, celui de la gauche et de l’extrême-gauche stigmatisant Israël. Il contient une violence et une radicalité qui s’enracinent dans l’antisémitisme antique, celui qui a conduit à l’écrasement du peuple juif.
Il faut rappeler que c’est ce même antisémitisme antique relayé par la philosophie des Lumières, qui fut suffisamment puissant pour produire, à côté de l’antisémitisme de gauche, un autre antisémitisme, à prétention scientifique, fondé sur la race : celui-là même qui devait servir de ressort à la «solution finale» des Nazis.
On dira : il est dangereux de faire connaître ces textes d’auteurs prestigieux, porteurs d’un antisémitisme venimeux. Il est dangereux de les divulguer, parce qu’ils ont la caution de grands noms dont chacun reconnaît l’importance et l’apport à la culture universelle : écrivains de l’Antiquité, philosophes des Lumières, maîtres à penser de la gauche. En les divulguant, vous faites le jeu de l’antisémitisme, vous lui fournissez des arguments et favorisez sa propagation.
Je n’en crois rien. Les sympathisants de la gauche, captifs de l’antisémitisme mais doués d’un minimum de sincérité, trouveront dans cette analyse la possibilité de comprendre d’où vient leur antisémitisme, et par conséquent de le mettre à distance pour en détacher leurs convictions les plus profondes.
Quant à ceux qui travaillent à lutter contre cet antisémitisme de gauche, ils trouveront dans ces documents des outils, qui leur permettront de démonter les ressorts et les arguments de leurs adversaires : on ne combat bien que ce que l’on connaît bien.
1. Réflexions sur la régénération complète des Juifs en France, par Berr-Isaac-Berr, Membre du conseil municipal de Nancy, Député de la Meurthe à l'Assemblé des Juifs, convoqués par décret impérial du 30 mai 1806, in La Révolution française et l'émancipation des Juifs, VIII, EDHIS, Éditions d'Histoire Sociale, Lettres, Mémoires et Publications diverses, 1787-1806, pp. 11-12.
2. Ainsi : Les 100 Portes du Proche-Orient, par Alain Gresh et Dominique Vidal, (éd. de l'Atelier).
3. Le travail proprement lexicologique de cet article n'aurait pas été possible sans le support des éditions électroniques de dictionnaires anciens réalisées par les éditions Redon, à Marsanne : Grand Atelier historique de la langue française (2001), Dictionnaire de l'Académie française (2000), Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (2002), avec la collaboration scientifique d'Isabelle Turcan, Gilles Pétrequin et moi-même.
4. Le chiasme sémantique est ici tout-à-fait surprenant et ne s'explique que par la permanence de la base sémite originelle qui réunit juifs et arabes dans le partage d'une même origine linguistique, ainsi que le marque d'ailleurs, bien plus tard, Littré : « Nom de peuples asiatiques ou africains qu'on rattache, d'après la Bible, à Sem, comme à leur auteur. Les Sémites comprennent les peuples qui parlèrent ou qui parlent babylonien, chaldéen, phénicien, hébreu, samaritain, syriaque, arabe et éthiopien ».
5. "Consociations" = champ sémantique dans lequel apparaît un mot en situation d'actualisation textuelle. Ce terme a été emprunté par Hans Sperber, linguiste suédois (1885-1960), à Adolf Noreen (1854-1925), et se rapproche de ce que Wundt appelait "condensations associatives de significations", ainsi que du phénomène de "contamination" identifié par Michel Bréal. L'exemple donné par Sperber est le passage en allemand - à moyenne époque - de " Haupt " [> Houbet] à " Kopf ". Sperber remarque en effet que l'impulsion justifiant le passage de la première à la seconde dénomination procède de ce que la première est naturellement associée à une attitude de soumission : on incline la tête pour la prière; alors que la seconde est plus généralement associée à la fierté des situations martiales : on lève la tête à la parade, le sabre tranche la tête de la victime ou du condamné; dans une société qui s'engage progressivement dans la voie d'interminables conflits militaires, le second terme ne pouvait - à terme - que supplanter le premier. Sperber n'a jamais pensé qu'il fût possible de découvrir d'authentiques lois sémantiques, analogues aux lois phonétiques; il a plaidé pour la reconnaissance de certaines régularités ["Gesetzmässigkeit"].
6. Or c'est là ce qu'expriment ces lignes de la Préface (éd. 1743) : « […] Dictionnaire Universel. Car quoiqu'on se soit attaché à exposer de la maniere la plus précise & la plus courte qu'on a pû, tout ce qui est renfermé sous ce titre, cependant il est certain qu'il embrasse universellement tout ce qui a quelque rapport à la Langue, & qu'il n'exclut que les faits purement historiques. Ainsi, quoiqu'on n'ait point fait une longue énumeration de toutes les Sciences & de tous les Arts, dont ce Dictionnaire explique les notions & les termes, on conçoit aisément qu'ils sont tous compris sous ce titre général de tout ce que renferment les Sciences & les Arts, soit libéraux, soit mécaniques ».
7. « - subst. Un Juif, une Juive. Les Juifs formaient autrefois un peuple célèbre de l'Asie. Ils portèrent d'abord le nom d'Hébreux, etc…. »