SYNONYMES

 

FRANÇAIS ,

 

PAR

 

 

BENJAMIN LAFAYE,

ANCIEN ÉLÈVE DE L’ÉCOLE NORMALE, DOCTEUR ÈS-LETTRES,

AGRÉGÉ ET PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

 

 

Prwton gar, wV jhsi Prodic oV ,
peri onomatwn orq othtoV maq ein dei.
Platon, Euthydème

Kai dh cai peri twn ou
smicron tugcavei on maqhma.
Id., Cratyle.

 

PARIS.

CHEZ L. HACHETTE,

LIBRAIRE DE L’UNIVERSITÉ ROYALE DE FRANCE.

RUE PIERRE-SARRAZIN, 12.

 

1841

 


 

TABLE MÉTHODIQUE DES MATIÈRES

 

 

 

AVERTISSEMENT VII

INTRODUCTION 1

 

TRAITÉ DES SYNONYMES GRAMMATICAUX OU À RADICAUX IDENTIQUES 91

 

LIVRE I. Synonymes à différences provenant de divers caractères grammaticaux.

SECTION I. Substantifs (chap. I. - VII) 93

SECTION II. Adjectifs (chap. I. - IV) 145

SECTION III. Verbes (chap. I. - XIV) 157

SECTION IV. Adverbes 240

SECTION V. Syntaxe 269

 

LIVRE II. Synonymes à différences provenant de la diversité des préfixes (chap. I. -XXVI) 280

 

LIVRE III. Synonymes à différences provenant de la diversité des terminaisons.

SECTION I. Substantifs (chap. I-XLI) 381

SECTION II. Adjectifs (chap. I-XL) 487

SECTION III. Verbes (chap. I-IX) 582

SECTION IV. Adverbes 595

 

Table alphabétique des synonymes grammaticaux ou à radicaux identiques 601


 

Abréviations des noms des auteurs cités dans l’ouvrage.

 

 

 

ACAD. Académie. Le Dictionnaire de l’Académie.

BARTH. Barthélemy.

BEAUZ. Beauzée.

BOIL. Boileau.

BOSS. Bossuet.

BUFF. Buffon.

COND. Condillac.

CORN. Corneille.

FÉN. ou FÉNEL. Fénelon.

FLÉCH. Fléchier.

GIR. Girard.

GUIZ. Guizot.

J.-J ou J.-J. ROUSS. J.-J. Rousseau.

LABR. La Bruyère.

LAF. La Fontaine.

LAROCH. La Rochefoucauld.

LAV. Laveaux.

MALL. Mallebranche.

MASS. Massillon.

MOL. Molière.

MONTAIG. Montaigne.

MONTESQ. Montesquieu.

PASC. Pascal.

P. R. Port Royal.

RAC. Racine.

RAYN. Raynal.

REG. ou REGN. Regnard.

ROUB. Roubeaud.

SÉV. Madame de Sévigné.

TRÉV. Trévoux. Dictionnaire de Trévoux.

VOLT. Voltaire.

 


 

AVERTISSEMENT

 

Il y a bientôt sept ans que je commençai à prendre pour objet de mes études la synonymie française, autant du moins que me le permettaient les devoirs de ma profession. J’enseignais alors la philosophie au collège royal d’Orléans. M. de Boisrenard, arrière-petit-neveu de Condillac, eut l’obligeance de me communiquer des manuscrits laissés par cet illustre écrivain. Il s’y trouvait un dictionnaire de français, encore présentement inédit, qui avait été composé pour le prince de Parme, et destiné sans doute à voir le jour avec les ouvrages compris dans le Cours d’études.

Quoi qu’il en soit des motifs qui en avaient empêché la publication, ce livre, d’un auteur si justement renommé parmi les grammairiens philosophes, excita d’abord ma curiosité, et, à la lecture, il me parut en effet très remarquable relativement aux définitions. Un esprit aussi droit n’avait pu ignorer combien sous ce rapport tous les dictionnaires sont défectueux et peu satisfaisants. Choqué de ce vice, il avait conçu comme Girard le moyen d’y porter remède, mais différemment la manière de l’appliquer. Suivant Girard, il doit exister dans chaque langue, indépendamment et séparément du vocabulaire, un livre des synonymes qui en soit le complément indispensable. D’après l’opinion de Condillac, il ne faut point isoler les distinctions synonymiques des définitions qu’elles ont pour but de corriger ou d’éclaircir : c’est naturellement dans le dictionnaire général, au commencement de chaque article, qu’il convient de comparer le mot, dont il est question, avec tous ceux qui lui ressemblent le plus pour le sens, ou de renvoyer à l’article où cette comparaison a lieu ; de telle sorte que la valeur du mot se montre immédiatement et tout d’un coup marquée par des traits caractéristiques.

Exécuté tout entier conformément à cette idée, le dictionnaire de Condillac, véritablement nouveau, mériterait par son originalité de fixer l’attention des lexicographes. Mais ce qui me frappa le plus en le lisant et ce qu’il s’agit surtout de constater ici, c’est qu’il contient une foule de synonymes, rangés en familles et expliqués avec netteté qui fait le charme et le prix de tous les écrits sortis de la même plume. Je songeai dès l’abord à donner au public ces richesses, enfouies jusque-là, en les joignant à celles que M. Guizot avait recueillies dans son Nouveau dictionnaire des synonymes. Mais je ne tardai guère à étendre mes vues plus loin. J’avais pris goût à ce genre de recherches ; je m’y adonnais avec ardeur ; je m’entourais de tous les livres qui traitent de la distinction des mots synonymes dans les langues modernes ou anciennes, et insensiblement je m’élevai dans ma pensée au-dessus du rôle de simple éditeur. A peine avais-je laissé naître en moi un premier mouvement d’ambition, que je découvris par hasard des synonymes français fort estimables, publiés en 1812, en 2 vol. in-8°, par M. Leroy de Flagis. Ce livre, dont la plupart des exemplaires sont restés en feuilles, n’avait eu aucun succès, parce que l’auteur l’ayant achevé avant de savoir ce qu’avaient fait dans le même genre Beauzée, Roubaud et M. Guizot, proposait des distinctions déjà connues, et avait à soutenir sur plusieurs points une comparaison pour lui peu avantageuse. D’ailleurs, l’étude attentive des traités de synonymie étrangère, qu’aucun philologue français n’avait pris la peine de consulter, me démontra bientôt qu’il était possible, avec des précautions; d’en tirer le plus grand parti. Les étrangers avaient commencé par tourner au profit de leurs langues les distinctions de Girard ; il devint évident pour moi que rien n’empêche qu’ils ne nous rendent à leur tour un service analogue, pourvu que nous sachions le leur demander.

Je conçus donc une vaste entreprise, ayant pour objet d’élever à la synonymie française un véritable monument, en utilisant et en fondant dans une oeuvre unique et bien ordonnée tous les travaux partiels antérieurs, tant ceux qu’avait rassemblés l’auteur du dernier recueil général, M. Guizot, que ceux qu’il n’avait pu connaître. C’était, dans la circonstance, pour le bien de la science et l’utilité des lecteurs, le seul parti convenable. Fallait-il aux anciennes distinctions continuer sans fin et sans fruit à en ajouter d’autres, ou identiques ou contradictoires, qui viendrait s’entasser pêle-mêle et comme par allusion dans une compilation indigeste ? Mais c’eût été augmenter de plus en plus le désordre, la confusion et l’incertitude, qui rendent si imparfaits et si peu profitables les dictionnaires, prétendus universels, de mes prédécesseurs immédiats.

Je ne me suis point dissimulé toute la longueur et toute la difficulté de la tâche. Mais peut-être m’est-il permis de l’envisager sans frayeur, maintenant que l’ayant embrassée dans toute son étendue, j’en ai accompli la partie la plus neuve, celle qui demandait le plus d’art et offrait le moins d’attrait. Du reste, c’est au public à juger par cet échantillon, s’il y a eu de ma part confiance légitime ou témérité. J’attendrai son arrêt pour faire paraître la suite de l’ouvrage déjà fort avancée [1], et sans rapport assez essentiel avec le présent livre pour en être inséparable.

Il y a plus de trente ans que M. Guizot, invitant les grammairiens de l’époque à suivre la route qu’il se bornait à indiquer, leur recommandait de ne point s’arrêter aux détails, aux recherches particulières, mais de s’élever aux généralités et aux vues d’ensemble, afin "de ne pas perdre le fruit des lumières acquises et des matériaux amassés. " Jusqu’ici personne encore n’avait répondu à son appel ; tant ces études abstraites et sévères étaient peu capables de tenter nos écrivains philosophes, au milieu d’un siècle entièrement absorbé par des occupations d’un intérêt plus pressant. Et d’ailleurs, après un nom si imposant, qui eût osé se promettre quelques succès dans la même carrière ? Il n’a fallu rien moins, pour me déterminer à y entrer, que les encouragements et les conseils de cet esprit supérieur à tous égards, dont les destinées ont si modestement commencé, et qui aujourd’hui placé au rang suprême parmi nos historiens, nos orateurs et nos hommes d’état, aime encore à se rappeler les humbles travaux auxquels fut consacrée une partie de sa jeunesse. Sans un tel guide, je n’eusse point renoncé à des études plus chères et seulement suspendues pour un temps, quoique m’étant pleinement convaincu par de longues réflexions et la possession de ressources dont personne n’avait disposé avant moi, de pouvoir dans peu présenter au public un ouvrage incomparablement plus utile, que tous les ouvrages précédents du même genre.

 


SYNONYMES

FRANÇAIS.

 

 

INTRODUCTION

 

I. Objet et nécessité des travaux de la lexicologie relativement aux synonymes.

 

Dès l’âge le plus tendre et avant toute réflexion, nous apprenons de nos parents à parler. Plus tard ce qui n’avait été qu’un jeu devient une étude : des maîtres nous enseignent à bien parler. Bien parler c’est, tout ensemble, parler purement, parler correctement et parler convenablement eu égard au sujet, à la situation, au temps, au lieu, aux personnes. La première condition regarde les mots pris en eux-mêmes ; comme ils sont les matériaux qui entrent dans la composition du discours, il faut avant tout connaître, en savoir la nature, la valeur, les diverses acceptions, de manière à ne les point confondre. On donne le nom de lexicologie à la science qui s’occupe de déterminer les significations des mots et celui de dictionnaire aux livres où ses décisions se trouvent consignées. Ensuite, les éléments que les dictionnaires donnent séparés doivent subir certaines modifications et certaines combinaisons d’après les règles prescrites et sanctionnées par l’usage : sur ce point, c’est la grammaire qu’il faut consulter. Elle est une espèce de code où sont recueillis les arrêts de l’usage concernant l’organisation matérielle ou le mécanisme du discours, le tour des phrases, les inflexions et la disposition des mots, suivant les rapports qu’on leur veut faire exprimer. Enfin les rhétoriques et les poétiques ont pour objet les convenances du style, les procédés et les artifices du langage nécessaires quand on veut traiter avec succès tel ou tel sujet, produire sûrement telle ou telle impression.

Entre ces trois parties de l’art de bien dire, qui se rapportent, la première à la justesse, la seconde à la correction et la troisième à l’expression, la dernière est d’une utilité moins générale. Le dictionnaire et la grammaire sont pour tous les hommes des manuels indispensables, parce que tous les hommes doivent employer les termes propres, et dans leur arrangement se conformer à la pratique commune ; mais la rhétorique et la poétique ne s’adressent qu’au petit nombre de ceux qui se proposent d’exercer par la parole une certaine influence sur l’esprit ou le cœur de leurs semblables. A cette première différence s’en joint une seconde tout aussi importante. La lexicologie et la grammaire commandent, imposent, des règles, la rhétorique donne des conseils. On ne saurait désobéir aux unes ou même en négliger l’étude, sans encourir le reproche d’ignorance ou de barbarie, sans aller contre le but du langage, qui est de se faire comprendre ; celui qui ne connaît ou ne suit pas les prescriptions de la rhétorique, ne s’expose pas par cela seul et nécessairement à manquer l’effet qu’il attend de ses paroles. C’est que la lexicologie et la grammaire promulguent au nom de l’usage des lois fixes et absolues ; tandis que la rhétorique indique des moyens dont le succès dépend en grande partie du génie de celui qui parle, du caractère de ceux à qui il parle et de plusieurs circonstances non moins variables au milieu desquelles il parle. Et pour ne tenir compte que du génie de celui qui parle, on peut dire que l’éloquence et la poésie sont plutôt des talents que des arts ; et que jamais la rhétorique n’allume le feu sacré dans l’âme de celui qui ne l’a point reçu du ciel.

Puisque les déterminations de la lexicologie et les règles de la grammaire intéressent tous les membres de la nation et sont indispensablement obligatoires ; puisque, d’autre part, les préceptes de la rhétorique, destinés à quelques-uns seulement, ont une efficacité fort incertaine, ne semble-t-il pas s’ensuivre que les études lexicologiques et grammaticales ont dû être de tous temps plus cultivées que la troisième partie de l’art de bien dire ? Ce serait une erreur de le penser. La grammaire, il est vrai, quoique la théorie et la rédaction en soient abandonnées à des savants modestes et peu estimés, n’a jamais cessé de jouir d’un assez grand crédit : elle est l’objet de nombreux traités, et il n’y en a pas qui soient recherchés par autant de lecteurs. Mais on ne saurait imaginer toute la négligence apportée dans les travaux de la lexicologie et combien peu de prix on attache en général à leur perfectionnement ; comme si la connaissance de la propriété des termes était chose trop facile ou trop indifférente pour mériter qu’on en fasse, ainsi que de la rhétorique, une partie essentielle de l’art de bien parler, et qu’on s’applique à l’acquérir.

Les dictionnaires ont pour tâche principale de définir les mots de telle sorte qu’ils ne soient pris ni à contre sens par celui qui parle ou écrit, non plus que par l’auditeur ou le lecteur, ni en sens divers par les uns et par les autres, ce qui occasionnerait inévitablement des méprises et des malentendus. Or, il s’en faut de beaucoup que les définitions qui s’y trouvent répondent à cette idée. A part un très petit nombre de termes significatifs d’idées simples et claires par elles-mêmes, tous les mots sont susceptibles de définition, parce que tous exprimant des collections d’idées élémentaires ou des nuances, se peuvent résoudre en termes qui représentent celles-ci d’une manière distincte et détaillée. C’est seulement à l’égard de ces mots complexes que nous prétendons critiquer le travail des dictionnaires ; il y aurait de l’injustice à exiger par rapport aux autres une rigueur reconnue impossible.

Que parmi les définitions des dictionnaires il y en ait de fausses, c’est un mal sans doute, mais un mal de peu de conséquence ; car il est présumable qu’elles choqueront à la longue le bon sens des vocabulistes, et qu’ils sauront bien les corriger. Mais on peut reprocher aux dictionnaires un vice tout autrement grave, parce qu’il réside dans la manière même de définir, et que leurs auteurs ne paraissent pas soupçonner combien elle est défectueuse. Ils se bornent pour l’ordinaire à traduire un mot par un autre ; ce qui est en même temps ne rien expliquer et faire naître dans l’esprit du lecteur une erreur manifeste. C’est ne rien expliquer, si le lecteur ne connaît pas le sens du mot par lequel on définit, ou si ce mot, comme il arrive presque toujours, se trouve défini à son tour par celui même à qui il sert de définition, de sorte qu’on soit renvoyé de l’un à l’autre sans rien apprendre de l’un ni de l’autre. Ensuite c’est induire en erreur en faisant croire à une identité absolue de signification entre le mot expliqué et le mot qui explique, identité qui a très rarement, ou plutôt qui n’a jamais lieu. Ainsi presque toutes les définitions des dictionnaires sont illusoires ; elles promènent le lecteur d’un volume ou d’un mot à un autre, sans repos et sans fruit, sans jamais lui rien enseigner d’essentiel qui le satisfasse et l’arrête définitivement. Dans nos collèges, la malice des écoliers a protesté plus d’une fois contre cette continuelle déception par une allusion ingénieuse. A la marge d’une page quelconque de leurs dictionnaires, ils écrivent une question telle que celle-ci : Voulez-vous savoir mon nom, mon âge, ou le prix de ce livre ? voyez à la page tant. La page indiquée vous renvoie à une autre, qui vous renvoie à une troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que vous soyez adressé à l’une des pages les premières signalées, et par conséquent obligé de parcourir le même chemin sans arriver jamais à la révélation promise. Vous roulez dans le même cercle, et c’est, comme le disent avec raison les logiciens, un cercle vicieux. D’autre part, à en juger par les dictionnaires, il faudrait tenir équivalents, c’est-à-dire pour synonymes, car tel est le nom donné aux mots prétendus égaux par le sens, non-seulement ceux qu’ils qualifient ainsi formellement, non-seulement ceux auxquels ils appliquent la même définition, soit sans détour, soit en ayant l’air de la varier en variant un peu les termes, mais encore tous ceux qu’ils font servir de définitions les uns aux autres, et le nombre en est fort considérable. Consultez le dictionnaire seul, vous vous imaginerez, par exemple, que la synonymie est parfaite, et qu’il n’y a jamais de choix à faire entre ressentiment et rancune, avare et avaricieux, intelligent et entendu, ladre et crasseux, aptitude et inclination ; et ainsi d’une foule d’autres.

Sous ce rapport, tous les dictionnaires pèchent également et à-peu-près au même degré. M. Villemain, dans l’éloquente et spirituelle préface qu’il a mise en tête de celui de l’Académie, n’a pu s’empêcher de signaler ce vice originel ; mais il le croit moindre dans le livre dont il fait l’éloge, ou plutôt il n’en paraît pas bien sûr ; car il dit que, quant aux définitions, il a se perfectionner depuis la première édition jusqu’à la sixième et dernière. Le fait est que le Dictionnaire de l’Académie, qui, toujours bien fait, reste toujours à faire, vaut les autres et ne vaut pas plus que les autres ; par la raison que les autres le copient généralement, sauf à commencer ou à finir par l’injurier. Aussi, tout ce que nous disons ou dirons des dictionnaires s’étend à tous, bien que s’appliquant particulièrement à celui de l’Académie. C’est donc celui-ci que nous emprunterons d’abord un exemple qui mette en évidence ce qu’il y a d’insuffisant dans ces ébauches de définitions. Qu’on tâche de concevoir, d’après l’Académie, le sens attaché aux dix verbes suivants : 1° blâmer ; improuver, reprendre, condamner. 2° improuver ; désapprouver, blâmer. 3° désapprouver ; blâmer, condamner, trouver mauvais. 4° reprendre ; blâmer, censurer, critiquer, trouver à redire. 5° condamner ; blâmer, désapprouver, rejeter. 6° censurer ; blâmer, critiquer, reprendre. 7° critiquer ; censurer, trouver à redire. 8° contrôler ; reprendre, critiquer, censurer. 9° fronder ; blâmer, condamner, critiquer. 10° épiloguer ; censurer, trouver à redire. Au lieu d’instruire le lecteur, ne semble-t-on pas se jouer de lui ? Et que sait-il de plus après qu’avant, sinon que tous ces verbes sont synonymes et qu’on peut indistinctement dans tous les cas employer celui-ci ou celui-là ? Du reste, ces définitions ne sont point rares dans les dictionnaires ; elles s’y rencontrent par centaines, par milliers.

En somme, les dictionnaires ne définissent point, ou ils définissent d’une manière incomplète, en même temps qu’ils accréditent une erreur. Ils désignent d’une manière générale et approchante l’ordre d’idées exprimé par le mot donné, sans insister sur la place qu’il y occupe, sur le caractère particulier qui le distingue comme espèce dans le genre. Ils mettent sans plus de rigueur chaque mot à côté d’un autre ou d’autres mots qui lui ressemblent à-peu-près. Indication insuffisante qui ne fait pas connaître, qui laisse flotter dans le vague la propriété des termes, qui n’apprend rien sur le choix qu’il convient d’en faire dans les diverses circonstances, et qui n’a d’autre résultat positif que de former une masse énorme de mots qui surchargent la langue en l’appauvrissant d’idées. Les Dictionnaires des synonymes ont pour but de remédier à cette double imperfection. Ce sont, en ce qui regarde les définitions, des compléments des dictionnaires ordinaires. Posant en principe qu’il ne saurait y avoir de synonymes parfaits, surtout dans la langue usuelle d’un peuple avancé en civilisation, ils réunissent en familles les mots qui expressément ou implicitement sont déclarés tels, et ils assignent à chacun une idée nette et qui lui convient exclusivement.

Synonyme vient de deux mots grecs s u n , avec, ensemble, et o n o m a , nom, pour marquer que les termes ainsi qualifiés nomment ou désignent ensemble, ou les uns comme les autres, les mêmes choses, les mêmes idées. Il y a effectivement des mots regardés comme tout-à-fait équivalents par les poètes, par les mauvais surtout, qui ne consultent en les employant que le besoin de la mesure et celui de la rime. Ce qui a fait dire à Port-Royal : " Combien la rime n’a-t-elle pas engagé de gens à mentir ? " Ainsi, dans nos collèges, les élèves, pour s’aider à versifier en latin, ont entre les mains un dictionnaire intitulé : Gradus ad Parnassum, et dans lequel à côté de chaque mot se trouve l’indication de ses synonymes. Parmi ces derniers, qu’il y en ait un qui consente à entrer dans le vers, il est immanquablement préféré, dût-il former un contre-sens ou faire dire un mensonge.

Cependant, il n’y a jamais identité de signification entre les mots réputés synonymes. Ils ont entre eux le même rapport que les variétés d’une même couleur principale. Au premier coup-d’œil et à distance, ils semblent tous se confondre, tant les nuances qui les séparent sont légères. Mais, en y regardant de plus près, on aperçoit ce qu’il y a de particulier dans chacune de ces nuances, ou, pour parler sans figure, on s’aperçoit que chaque mot est marqué de traits distinctifs qui le rendent seul propre à exprimer dans certaines circonstances l’idée générale qu’ils représentent tous.

Conformément à ces deux manières de voir, celle du vulgaire et des versificateurs, suggérée ou entretenue par les vocabulistes, et celle des grammairiens philosophes partagée par tous les bons écrivains, les synonymes sont devenus le sujet de deux sortes d’ouvrages également appelés Dictionnaires des synonymes. Dans les uns, comme dans le Gradus, n’ayant égard qu’à leur ressemblance et les prenant pour ce que les donnent les dictionnaires ordinaires, on les a rassemblés par groupes afin que le lecteur pût à son gré se servir de celui-ci ou de celui-là, mais sans lui indiquer de choix. Tels sont le Dictionnaire de Timothée de Livoy, augmenté par Beauzée, en français, et celui de Rabbi, en italien. Dans les autres, les mots synonymes, c’est-à-dire en partie synonymes, car on n’en reconnaît point qui le soient entièrement, se trouvent aussi rangés en familles en raison de leur ressemblance ; mais à chacun est assignée une nuance propre qui le caractérise et ne permet pas d’en employer un autre dans certaines occasions. Là, on dirait des livres d’histoire, de mathématiques, de morale, jetés pêle-mêle sur les rayons d’une bibliothèque ; ici, des échantillons de minéraux régulièrement classés dans un cabinet d’histoire naturelle. Nous entendons exclusivement par Dictionnaires des synonymes des ouvrages du second genre, quoique cette dénomination convienne mieux à ceux du premier, où l’on ne tient pas compte des différences, où l’on ne semble pas y croire.

Tel est le sens du mot synonyme, tel est celui de l’expression Dictionnaire des synonymes. Si l’usage n’avait consacré cette dernière, il faudrait la remplacer par celle de Dictionnaire anti-synonymique ; car l’espèce d’ouvrage qu’elle désigne est destinée à dissiper l’apparente synonymie à la faveur de laquelle les dictionnaires ordinaires, sans avoir l’air d’abandonner leur tâche, se dispensent réellement de définir les mots.

Un pareil ouvrage est une nécessité pour tout esprit droit et judicieux qui ayant à cœur la clarté et la précision du discours ne se contente pas d’une idée telle quelle des choses. Les dictionnaires ne donnent que sur les acceptions des mots que des à-peu-près. Mais leurs définitions ne seraient ni inexactes, ni incomplètes, ni évasives, qu’elle ne satisferaient point encore, parce qu’elles sont arbitraires et dogmatiquement imposées. Et fussent-elles justifiées, en même temps qu’elles marqueraient fidèlement tous les traits caractéristiques de l’idée dont le mot est le signe, elles ne peuvent obtenir assez de développement dans le dictionnaire général que pour être nettement et distinctement entendues. Voilà pourquoi un dictionnaire parfait sous ce rapport ne rendrait pas inutile l’usage du dictionnaire des synonymes. Il ne suffit pas de définitions irréprochables pour mettre en état de discerner toujours et à coup sûr la propriété des termes ; il faut de plus en rapprochant les définitions de ceux dont le sens se touche, faire ressortir leurs nuances distinctives, et pour cela ce n’est pas trop la plupart du temps d’une longue comparaison où on les oppose les uns aux autres sous toutes les faces, au moyen de phrases faites à dessein où d’exemples empruntés aux écrivains les plus considérables. Voilà pourquoi aussi les dictionnaires des synonymes, abrégés de Girard, que Boiste et Laveaux ont joints à leurs grands dictionnaires augmentent le volume de ceux-ci sans rien ajouter à leur valeur. Le fait est qu’une foule de distinctions ne s’y comprennent plus, faute d’explications et de détails. Voilà pourquoi enfin on ne saurait donner du travail d’un synonymiste une analyse fidèle et claire, surtout quand on s’attache, ainsi que l’a fait M. Guizot par rapport à Roubaud, non pas à résumer sa pensée, mais à transcrire quelques phrases avec les termes mêmes dont l’auteur s’est servi.

Les dictionnaires ordinaires ont pour inconvénients de laisser dans l’incertitude touchant la signification propre des mots, et, en ce qui concerne le choix de ceux-ci, de favoriser la paresse et l’indifférence, de fournir au verbiage un aliment et un encouragement. En combattant deux effets si déplorables, le dictionnaire des synonymes rend un double service. Il y a plus : sans les lumières qu’il prête, il arriverait souvent de ne pas saisir dans les auteurs classiques des finesses qui tiennent à des nuances de sens fort délicates. Par exemple, vous lisez dans Montaigne (I. III, ch. 5) que c’est trahison de se marier sans s’épouser ; (I. III, ch. 6) que, pour donner comme il faut, on doit épandre le grain, non pas le répandre ; et (I. III, ch. 9) qu’en faisant souvent le piteux on n’est pitoyable à personne. Bornez-vous à consulter le meilleur de nos dictionnaires, celui de l’Académie, vous ne parviendrez pas avec son aide seule à comprendre tout ce qu’il y a de spirituel et de juste dans ces trois phrases. Vous y trouverez la meilleur définition appliquée à se marier et à s’épouser, à épandre et à répandre, à piteux et à pitoyable. Ce serait bien pis si le dictionnaire s’avisait de mettre une différence entre les définitions des deux mots opposés par l’auteur ; car probablement, ou cette différence serait fausse, comme est celle que prétend établir l’Académie entre continuer à et continuer de, c’est à moi à et c’est à moi de, ou elle ne serait qu’apparente et en la pressant vous en feriez ressortir tout ce qu’elle contiendrait de vain et d’illusoire. A la fin du chapitre (50, I. 1) intitulé, De Democritus et Heraclitus, le même Montaigne écrit que, notre propre et péculière condition est autant ridicule que risible. Voulant m’expliquer ce qui distingue ces deux derniers adjectifs, j’ouvre le dictionnaire de l’Académie et j’y lis : ridicule, digne de risée, de moquerie ; risible, digne de moquerie. Définitions absolument équivalentes, ou bien la différence tient au mot risée, qui est dans la première et non dans la seconde. Mais en cherchant la définition de risée, je trouve moquerie. De sorte que finalement on se donne l’air de définir différemment des mots qu’on définit tout-à-fait de même, et si dans la phrase de Montaigne on substituait les définitions aux définis, on aurait pour résultat : Notre propre et péculière condition est d’autant digne de moquerie et de moquerie que de moquerie. Risum teneatis.

Du reste, sans cesser d’être ce qu’ils sont nécessairement quant aux définitions, c’est-à-dire, courts et peu détaillés, les dictionnaires ordinaires pourraient donner des explications plus satisfaisantes, s’ils savaient profiter des travaux des synonymistes. Mais c’est une chose étrange combien ils les ignorent ou les dédaignent. Il n’y a pas d’apparence que les derniers auteurs du dictionnaire de l’Académie se soient doutés qu’il existait des dictionnaires de synonymes français. Le croirait-on ? M. Villemain, un homme d’une si grande érudition littéraire, et le plus capable par son impartialité de sentir le prix de pareils essais, ne mentionne dans sa préface de la 6ème édition de Girard, ni Beauzée, ni Roubaud, ni aucun autre synonymiste, si ce n’est d’Alembert en compagnie de Dubos, quoiqu’il donne un liste à-peu-près complète des écrivains qui ont rendu quelques services à la langue. Autres temps, autres occupations. A l’origine les Académiciens étaient pour la plupart des grammairiens, ou, comme ils s’appelaient eux-mêmes, des ouvriers en paroles qui se piquaient avant tout de parler juste. Aujourd’hui ce sont des hommes d’état, des hommes de lois, des historiens, des savants, des dramaturges qui ne songent à rien de moins qu’à la conservation de la langue et à l’exacte détermination des sens attachés aux mots qu’on y emploie.

 

II. En combien de parties se divise cet objet et à combien d’ouvrages donne naissance l’étude des différences distinctives des synonymes ?

 

L’objet des recherches des synonymistes étant indiqué et leur nécessité démontrée, il s’agit de déterminer en combien de parties se divisent les matières sur lesquelles elles portent, et si, comme nous l’avons supposé et comme on l’a cru jusqu’à présent, ces travaux de la lexicologie ne doivent être représentés dans la littérature que par une seule sorte d’ouvrage, un dictionnaire des synonymes.

Les synonymes se divisent en trois classes, eu égard à la nature de leur différence, et à la source d’où elle se tire. Les uns n’ont pas le même radical, et leur différence s’obtient par la considération attentive de la signification primitivement inhérente au radical de chacun d’eux. Tels sont : abattre, renverser, détruire ; paresseux, fainéant, indolent, négligent ; amour, affection, tendresse. Les autres ont le même radical, mais différemment modifié parce qu’ils sont soumis à des influences grammaticales différentes ou parce qu’ils n’ont pas le même commencement ou la même terminaison, et l’on arrive à saisir leur différence en déterminant la valeur de ces diverses modifications. Exemples : détail, détails ; roc, roche ; creux, creusé ; commencer à, commencer de ; passer, dépasser, surpasser ; caquet, caquetage, caqueterie ; grogneur, grognon, grognard. Les derniers enfin, quoiqu’ils ressemblent aux premiers en ce que d’ordinaire ils ne contiennent pas la même racine, et aux seconds en ce qu’ils n’ont pas la même forme grammaticale, ne doivent leur différence principale d’acception ni à l’un ni à l’autre de ces deux caractères, mais bien à ce que tirant leur origine de langues qui jouissent dans la nôtre d’une plus ou moins haute estime, ils appartiennent à différentes sortes de langages, scientifique ou commun, poétique ou prosaïque, propre ou figuré. A cette classe se rapportent hypothèse et supposition, hyperbole et exagération, épithète et adjectif, sacerdoce et prêtrise, Euménides et Furies, phthisique, pulmonique et poitrinaire.

Les synonymes de la première classe ne sont soumis à aucun principe général de distinction. Comme les radicaux varient suivant les exemples particuliers, la différence trouvée entre tels synonymes ne donne aucune lumière sur celle qui doit exister entre tels autres. En ce qui les concerne le synonymiste doit procéder de manière à les prendre et à les traiter par groupes séparés, et donner le résultat de ses diverses recherches partielles dans un dictionnaire où, faute de mieux, sera suivi l’ordre alphabétique, comme on l’a pratiqué dans tous les travaux de ce genre publiés jusqu’ici. On peut bien, à l’imitation d’Eberhard et de M. Guizot, prescrire une méthode générale d’investigation pour tous les synonymes de cette espèce, les plus nombreux et les seuls dont les philologues se soient sérieusement occupés, mais non pas les réduire en catégories dans lesquelles chaque exemple comporte la même règle de distinction que le précédent et éclaire à son tour sur la différence qui se trouve dans le suivant.

Il n’en est pas de même pour des synonymes de la seconde classe. Ceux-ci ayant le même radical ne peuvent différer qu’en raison des modifications que ce radical éprouve dans l’un d’eux ou dans tous, soit en vertu de la diversité des circonstances grammaticales où ils sont placés, soit en vertu de la diversité de leurs préfixes ou de leurs terminaisons. De là la possibilité, la valeur de ces modifications assez peu nombreuses étant connue, de faire servir la différence trouvée dans un exemple particulier à la distinction de tous les autres qui présentent la même modification comme seul élément de différence. Ainsi, deux mots synonymes ayant le même radical, sont l’un masculin, l’autre du féminin, comme discord et discorde, roc et roche, ou l’un est au singulier, l’autre au pluriel, comme détail et détails, ruine et ruines, ou l’un adverbe et l’autre expression adverbiale, comme prudemment et avec prudence, littéralement et à la lettre, en réunissant beaucoup de synonymes qui extérieurement ne diffèrent que par cette même modification, du genre, du nombre, etc., on arrivera par leur comparaison à découvrir l’influence générale de cette modification sur le sens, et on induira une règle sure pour la distinction de tous les synonymes du même radical et dont la différence dépend de cette seule modification. De même, deux mots synonymes ayant le même radical se terminent, l’un en ment, l’autre en tion, renoncement et renonciation, par exemple : si je parviens à trouver leur différence, n’aurais-je pas un moyen de trouver celle de tous les synonymes qui matériellement différent de même, de dissentiment et dissension, de renouvellement et rénovation, etc. ? Ou plutôt rassemblant tous les substantifs synonymes qui, pris deux à deux, ont le même radical et se terminent, ceux-là en ment et ceux-ci en tion, ne pourra-t-on pas en approfondissant la valeur exacte de tous les premiers et en l’opposant à celle de tous les seconds, découvrir la modification de sens imprimée aux substantifs par la terminaison ment, d’un côté, et la terminaison tion, de l’autre, et de là tirer une règle générale pour la distinction de tous les synonymes semblables, de telle sorte que tous les exemples seraient pour chacun un moyen d’éclaircissement par rapport à la différence cherchée ? Lorsqu’on aura déterminé ainsi, c’est-à-dire par l’examen comparatif d’un grand nombre d’exemples, l’effet produit pour le sens sur des synonymes de même radical, non- seulement par toutes les différentes circonstances grammaticales où ils peuvent se trouver placés, non-seulement par toutes les différentes terminaisons qu’ils peuvent avoir, mais encore par toutes les différentes préfixes qui peuvent y précéder le radical, il en résultera pour tous les synonymes de la seconde classe des distinctions et des règles de distinction assurées. C’est la tâche que nous avons entreprise dans le présent volume, ouvrage spécial qui se comprend par lui-même et se suffit à lui-même. Nous le faisons paraître seul d’abord, parce qu’il ne dépend pas du dictionnaire dont il sera suivi prochainement, si le public nous juge digne de quelque bienveillance.

Quant aux synonymes de la troisième classe, ils ne sauraient, comme ceux de la seconde, fournir la matière d’un traité à part. Il n’y a pas de raison suffisante pour les détacher du dictionnaire. Les langues auxquelles la nôtre fait des emprunts sont en petit nombre, et les règles qui déterminent les rapports des mots qui en dérivent, peu nombreuses elles-mêmes sont claires, incontestables, et ne servent à distinguer qu’une petite quantité de synonymes. Ceux-ci, d’ailleurs, ayant presque toujours des radicaux divers, il arrive rarement que toute leur différence tienne au plus ou moins de noblesse de leur origine.

Il n’a donc en réalité que deux sortes principales de synonymes : les uns à radicaux identiques et à différences grammaticales, les autres à radicaux divers et à différences provenant de cette diversité même. Les premiers, doublement semblables, quant à la signification d’abord, puis quant à la forme jusqu’à un certain point [2], ne peuvent différer encore que par des nuances légères, par le mode et non par le fond ; ce qui fait que de deux mots synonymes à la manière de ceux-ci l’un s’emploie beaucoup plus ordinairement que l’autre et tend à le faire oublier ; les seconds n’ayant rien de commun que le sens dans lequel ils se rencontrent et doués de valeurs originelles spéciales peuvent différer essentiellement et appartenir à des ordres d’idées qui ne soient point du tout les mêmes. Ceux-là, que nous appellerons synonymes grammaticaux, sont sujets à des règles générales de distinction qui obligent à les ranger en classes suivant la sorte de modification grammaticale constituant leur différence extérieure et contenant à elle seule leur différence intrinsèque : ceux-ci, les synonymes étymologiques ou à radicaux divers, se distinguent chacun à sa manière en vertu du sens primitivement attaché à son radical, et, au lieu de pouvoir, comme les précédents, entrer dans un traité méthodique, ils n’ont place que dans un dictionnaire où ils se trouvent seulement rangés en familles en raison de leur signification commune.

Nous insistons sur cette opposition, parce qu’elle est fondamentale et qu’elle seule justifie l’un des principaux changements apportés par nous dans les travaux relatifs aux synonymes. Il consiste à avoir enlevé au dictionnaire tous les synonymes grammaticaux pour les soumettre à des règles générales de distinction qu’ils servent eux-mêmes à établir dans une science inductive, science nouvelle, quoique déjà pressentie et préparée par des essais partiels antérieurs, certaine dans ses résultats comme dans ses procédés, et voisine de la grammaire à laquelle elle renvoie encore plus de lumière qu’elle ne lui en emprunte.

 

III. Méthode à suivre pour rendre leur valeur propre aux mots prétendus synonymes.

 

Le caractère commun à tous les synonymes est contenu dans leur définition : ils semblent avoir absolument le même sens, les uns d’autant plus qu’ils n’ont qu’un seul et même radical, les autres quoiqu’ils aient des radicaux divers. Il y a encore ceci de commun à tous que les philologues qui s’appliquent à l’étude des uns ou des autres admettent également que cette identité n’est que partielle et relative : d’où il suit qu’elle a des degrés, et que plus elle approche ou paraît approcher de l’identité entière et absolue, plus les mots sont synonymes, plus par conséquent il devient nécessaire de mettre entre eux un certain intervalle.

Y a-t-il des mots tout-à-fait synonymes ou n’y en a-t-il pas ? Problème placé au point de départ de ces recherches et dont la solution intéresse leur existence même. Aussi Girard n’a pas manqué de se le proposer d’abord. Il ne pouvait hésiter à le résoudre dans le sens négatif. Son opinion à son égard a été partagée par Fénelon, Dumarsais, Blair, et par plusieurs philologues, notamment par la plupart de ceux qui sur ses traces ont parcouru la même carrière.

Toutefois la question a besoin d’un nouvel examen, car elle en contient trois particulières qui n’ont point été démêlées et qui doivent l’être, si l’on veut avoir sur ce point une doctrine précise

1° Une langue doit-elle avoir des mots absolument synonymes ? Personne n’oserait l’affirmer à moins qu’il ne confondit la superfluité avec l’abondance. En cela consisterait une véritable imperfection. De deux mots qu’on pourrait prendre indistinctement l’un pour l’autre en toute occasion l’un serait inutile. Or, en fait de langue ; la raison réprouve tout ce qui n’est qu’une surcharge pour elle : elle n’a point égard à l’harmonie ; elle ne souffre point les doubles emplois même en faveur de l’harmonie et du plaisir de l’oreille, choses trop vaines pour qu’elle en tienne aucun compte.

2° Y a-t-il des langues qui renferment des mots de tous points synonymes. On conviendra qu’il doit y en avoir, pour peu qu’on réfléchisse à la manière dont se sont formées les langues, du moins celles d’aujourd’hui. Elles ne résultent point d’une convention qui ait attaché, dès le principe, une valeur précise aux signes de la pensée. Elles sont la réunion des débris de plusieurs idiomes. Lorsque diverses peuplades viennent se fondre en un même corps de nation, chacun apporte son vocabulaire, et comme chacune continue pendant plus ou moins de temps à y puiser des mots pour désigner les objets à sa manière ; il s’ensuit coexistence de plusieurs langues en une seule, ou, si on l’aime mieux, un grand nombre de synonymes. Il doit s’en trouver surtout et long-temps parmi ceux qui signifient les objets sensibles, comme l’attestent les synonymes si nombreux de la botanique : ils sont à l’usage de la multitude, et c’est la multitude, comme on sait, qui quitte le plus lentement les mœurs de la nationalité primitive. A mesure que l’union devient plus intime entre les élémens de la nation, la même identification s’opère entre ceux de la langue. Tous les mots significatifs d’un même objet ou au moins quelques-uns sont destinés désormais à le représenter sous des faces ou avec des nuances diverses ; ou bien, ils tombent tous, hors un seul, qui prévaut. Chaque langue pourrait fournir des exemples de ce travail le plus souvent secret et indélibéré, par lequel elle s’élève peu-à-peu à l’idéal de la perfection, en se débarrassant des mots sans valeur propre, ou en leur en assignant une.

3° Telle langue, et, par exemple, la française, a-t-elle des mots véritablement synonymes ? Une langue en contiendra d’autant moins ou sera d’autant moins exposée à en contenir qu’elle sera plus une, que la centralisation intellectuelle sera plus grande chez la nation qui la parle. Sous ce rapport, la nôtre ne saurait avoir de rivale. Le français, tel que l’ont fait les écrivains des xviième et xviiième siècles, ne peut laisser beaucoup à désirer pour la précision des termes. Depuis eux, les idiotismes et les dialectes ont disparu dans l’unité d’une langue commune qui par eux s’est imposée à tous, pure de tous ces termes que leur égalité de sens rend plus propres à fatiguer la mémoire qu’à faciliter l’art de la parole. Non pas qu’il n’y ait encore des synonymes parfaits dans les langages particuliers des différentes sciences, dans ceux de la botanique et de la médecine, par exemple ; ils y fourmillent, au contraire, et ils y subsisteront tant qu’une nomenclature venant à l’emporter sur toutes les autres ne se fera point adopter universellement. Mais notre langue commune en est exempte ; sa grande perfection et son unité incomparable, auxquelles les étrangers mêmes rendent hommage, autorisent à le croire.

Le principe commun est posé. Qu’il s’agisse des synonymes grammaticaux ou des synonymes étymologiques, le philologue ne craindra pas, en cherchant à y découvrir des différences, de poursuivre des chimères. Mais, pour réussir, il faut qu’il connaisse et suive la méthode légitime.

La même méthode ne saurait convenir aux deux sortes de synonymes caractérisées plus haut ; c’est même là une des raisons principales qui doivent les faire nettement séparer. Il sera donc à propos de déterminer séparément la méthode applicable aux synonymes grammaticaux, puis celle dont les synonymes à radicaux divers exigent l’emploi. Nous commencerons par la première.

 

IV. Méthode à suivre dans le traité des synonymes grammaticaux.

 

Cette méthode a cela de commun avec toutes les autres que l’application en a précédé la théorie. De bonne heure les grammairiens avaient observé que de légères variations dans la forme matérielle des mots et des expressions en amenaient de correspondantes dans le sens, légères aussi et difficiles à apercevoir. Grammairien par état et synonymiste par occasion, Beauzée entreprit de tourner ces remarques au profit de l’art des synonymes, pensant avec raison que rien ne pouvait rester étranger à ce dernier de ce qui regarde la distinction des termes équivoques. Des synonymes qu’il a joints à ceux de Girard, une bonne partie sont grammaticaux. Il a même établi des règles relativement à la différence qu’il faut mettre entre les adverbes et les phrases adverbiales, entre un verbe employé neutralement, et ce même verbe devenu réfléchi, entre les expressions, Croyez-vous qu’il le fera ? Et, croyez-vous qu’il le fasse ? L’influence des préfixes sur la valeur des mots à radical commun paraît l’avoir peu frappé. Mais, à en juger par l’habitude où il est de prendre surtout des exemples parmi ceux où la différence à trouver réside tout entière dans la terminaison, on peut croire qu’il a soupçonné la nature particulière de ces synonymes et la méthode qui leur est propre. Une fois même, mais une seule fois, ce soupçon de vient manifeste, c’est quand au commencement de l’article Jour et Journée, l’auteur dit expressément : il me semble qu’il en est de la synonymie de ces deux termes comme de celle d’an et année, et en effet il établit entre eux une différence semblable.

Mais cette partie de la science doit beaucoup plus à Roubaud. Après tout, c’était peu d’avoir multiplié les synonymes grammaticaux, et d’en avoir distingué quelques-uns avec bonheur. Combien était-il plus important de déterminer par le rapprochement des exemples la valeur des préfixes, des terminaisons et des autres circonstances grammaticales ayant un peu d’influence sur le sens des mots pour tirer de là des règles générales de distinction qui se pussent appliquer à toute la série des synonymes entre lesquels ne se trouverait d’autre élément de différence ? C’est la méthode que suit Roubaud, mais sans la concevoir sous sa forme nette et générale, sans l’établir au point de départ comme un moyen d’appréciation spécial, sans en déduire toute une théorie sur les synonymes grammaticaux. Ce n’est point une conception préalable d’où il parte et qui préside à toutes ses recherches ; elle ne se présente à son esprit que chemin faisant, à mesure qu’il en a besoin ; il n’en parle qu’incidemment, par-ci par-là. Les procédés de cette méthode lui sont familiers ; il les emploie dans l’occasion avec rigueur ; mais ces rapprochements sont très incomplets, se réduisent à des conjectures, parce qu’ils n’ont lieu qu’à propos des exemples particuliers ; si bien que la règle se trouve appliquée avant d’être une fois pour toutes établie largement et sans préoccupation. Où l’auteur place-t-il ses observations touchant l’influence exercée sur le sens des mots par telle préfixe, telle terminaison ou telle modification grammaticale. Non pas en tête d’une classe distincte des synonymes, mais au milieu ou à la fin de quelque long article où elles frappent peu et semblent quelquefois paradoxales, faute de détails et d’exemples. Au surplus, il sent lui-même la nécessité d’un traité où toutes ces règles soient disposées avec ordre, et non pas noyées ou dispersées dans les articles d’un dictionnaire ; où chaque exemple vienne se ranger sous son chef à côté de ceux du même genre qu’il éclaire et dont il est éclairé. Mais il faut se rappeler ici ce qu’il dit dans sa préface : " Avec le temps j’ai entassé des matériaux ; et j’ai fait un livre sans en avoir formé le dessein. "

Quoiqu’il n’ait que traversé rapidement le champ de la synonymie, M. Guizot a vu et indiqué le point sur lequel à l’avenir devraient porter principalement les efforts des synonymistes. Il reconnaît aux observations de Roubaud sur les terminaisons un intérêt et un mérite très réels ; mais il sent bien que s’il y a là le germe d’une science où seraient établies des classifications distinctives, il n’y en a que le germe ; il trouve des explications de Roubaud hasardées, vagues, particulières, susceptibles d’exceptions nombreuses, et néanmoins elles constituent, à son avis, un travail utile qui fait honneur au synonymiste ; et, comme pour montrer que désormais dans le même travail il faudra plutôt se préoccuper de la théorie que de la pratique, de l’établissement des principes que de leur application à tels ou tels cas, il rassemble sous un même coup-d’œil toutes les idées éparses de Roubaud sur la valeur des terminaisons. Roubaud avait commencé l’œuvre un peu au hasard, sans vue générale, sans plan assuré ; nous l’avons reprise et continuée dans le présent volume conformément à la pensée de M. Guizot, en étendant toutefois ce qu’il ne dit que des terminaisons aux préfixes et aux autres circonstances grammaticales capables de produire des différences légères entre les termes prétendus synonymes. En même temps que nous recevions ses conseils de vive voix, nous nous pénétrions de ces derniers mots de son introduction : " En général, on cherche peu, en France, à donner aux études une direction philosophique : les théories générales nous sont peu familières ; elles seules cependant peuvent contenir de grandes vues et des règles positives. " Du reste, à l’œuvre on verra avec quelle circonspection nous arrivons à fonder les théories.

Dans l’intérêt de l’ordre et de la science, il faut d’abord, que les synonymes grammaticaux deviennent l’objet d’un livre indépendant du dictionnaire. Car ils donnent lieu à une suite de travaux analogues, ayant plus de rapport avec la grammaire qu’avec la lexicographie, s’éclairant mutuellement, et qui cadrent mal avec des article courts et incohérens, résultat de travaux également analogues entre eux, mais bien différens des premiers ; car autrement on ne saurait à propos de quel exemple déterminer la règle de distinction qui s’applique à toute une classe de synonymes semblables ; car enfin on serait exposé dans l’établissement de cette règle, ou à ne pas invoquer assez d’exemples de peur d’être long et e se répéter ultérieurement, ou à s’en laisser imposer par la différence particulière qui existe entre les deux ou trois mots pris pour exemple.

Cependant cette séparation semble entraîner deux inconvénients assez graves. Dans le dictionnaire il faut que les synonymes soient rangés en familles. Mais comme à ces familles appartiendront quelquefois des synonymes grammaticaux, se résoudra-t-on à les en retrancher, comme ayant déjà été examinés dans le premier volume ?Ce serait une extrémité fâcheuse à laquelle heureusement rien n’oblige. Il n’y aura qu’à répéter brièvement la distinction antérieurement établie, et, pour sa justification, à renvoyer au premier volume. Ainsi parmi les mots qui représentent l’âme comme affectée de déplaisir se trouvent attristé et contristé à côté d’affligé, de fâché et de mortifié. Et ce qui sépare les deux premiers ayant été indiqué ailleurs, il s’agira plus ici, après avoir montré ce qu’ils ont de spécial par rapport aux trois autres, que de rappeler sans aucuns détails la différence qui aura été mise entre l’un et l’autre. Ces répétitions ne sauraient pas moins inévitables si l’établissement de la règle avait eu lieu, non pas dans un livre à part, mais dans un des articles du dictionnaire ; car, ici comme là, tous les exemples ayant dû être invoqués pour que rien ne manquât à la solidité de cette règle, il faudrait également, quand une famille se rencontrerait, contenant deux ou plusieurs synonymes grammaticaux, répéter de ceux-ci ce qui en aurait été dit précédemment. Mais dans le traité des synonymes grammaticaux abandonnera-t-on sans peine l’ordre alphabétique ? Avec d’autant moins de peine qu’il est le plus déraisonnable, le plus illogique qu’on puisse imaginer, qu’il rapproche les mots les plus divers et éloigne les plus semblables pour le sens, et que, d’ailleurs, en ce qui concerne les dictionnaires de synonymes, il ne dispense pas d’y joindre une table à laquelle le lecteur doit nécessairement recourir.

Contre cette innovation s’élève encore une troisième difficulté que nous croyons avoir surmontée. On a déjà reproché à Roubaud d’être trop savant dans les matières et pour un public qui demandent beaucoup de simplicité. Qu’importent à un lecteur, comme le sont la plupart, toutes ces précautions, toutes ces garanties de certitude ? Ce qu’il veut en consultant de pareils livres, c’est que, sans le faire passer par des séries de raisonnements et d’inductions dont il n’a que faire, on lui fournisse des distinctions nettes. De savoir si elles sont légitimes, obtenues par des moyens que la raison avoue, c’est une question à régler entre synonymistes de profession. Point d’appareil scientifique ; en présentant votre travail, ayant soin de détruire l’échafaudage ; il ne fait qu’embarrasser la vue. Mais que sera-ce d’un livre qui commence par accuser Roubaud d’avoir trop généralisé, d’avoir subordonné la théorie à la pratique, de ne s’être point assez arrêter à fixer les principes de la méthode ? Voici notre réponse. Roubaud n’est pas trop savant, mais mal savant, savant avec diffusion et intempérance. C’est là, en effet, après l’extravagance de ses étymologie, ce qui a le plus nui au succès de son ouvrage, le meilleur sans contredit qui ait été composé sur ces matières dans aucune langue. A le bien prendre, ce n’est point un livre, mais un recueil de mémoires dont l’auteur se mettant à l’aise s’avance lentement vers la vérité en marquant tous ses pas, discute, combat ses devanciers, comme s’il parlait devant une assemblée d’érudits dont il brigue les suffrages. Cette science ne saurait convenir au public, surtout dans un genre didactique comme celui-ci : il la lui faut concise, dogmatique et impérieuse. Nous avons tâché de lui donner ces caractères dans le présent volume, sans préjudice de la vérité pourtant, et quoique nous y déduisons nos distinctions de principes plus généraux et plus catégoriquement établis. Mais lorsque la nature du sujet ne nous a permis d’arriver à ces principes qu’à force de longs raisonnements ou à l’aide d’un induction laborieuse, nous avons disposé notre travail de manière que le lecteur pût très bien en connaître le résultat sans prendre la peine de parcourir la voie qui nous y a conduit. Chaque exemple est traité séparément en termes courts, qui se comprennent indépendamment de tout le reste, quoique, envisagé dans le tout, il soit en même temps une application et une confirmation de la règle. Quelqu’un veut-il savoir la différence de stomatique et de stomacal, de secrètement et de en secret, par exemple, sans éprouver le besoin, faute d’instruction ou de loisir, de vérifier le principe qui a servi à la déterminer, il a trouvera exprimée nettement et brièvement dans un article particulier. Puissions-nous être parvenu de la sorte à satisfaire à la fois les esprits qui s’intéressent aux progrès de la science et les superficiels ou indifférents qui n’en goûtent que les résultats immédiatement applicables !

Nous avons déjà donné le nom d’inductive à la science qui s’occupe de la distinction des synonymes grammaticaux ou à radicaux identiques . C’est ici le lieu d’appliquer et de justifier cette qualification . On appelle inductive la méthode à l’aide de laquelle l’esprit s’élève de l’observation de certains faits particuliers à des conclusions générales sur tous les faits de la même espèce. Ainsi procèdent les savants dans l’étude de la nature extérieure et dans celle de notre nature intime ; ainsi procédera le philologue en recherchant les règles qui doivent guider dans la distinction des synonymes grammaticaux. D’abord, il en formera diverses classes d’après la légère modification de forme, seule capable d’apporter quelque différence de signification entre les deux mots synonymes de chaque exemple. Cette tâche préparatoire n’offre aucune difficulté ; elle ne demande qu’un peu d’ordre dans l’esprit et de patientes recherches. Une fois accomplie, un travail d’observation et de comparaison lui succède ayant pour objet la découverte de la règle de distinction applicable à tous les exemples. Dans chacun la différence doit être la même : en conséquence de ce principe admis par toutes les sciences inductives, que les mêmes causes produisent les mêmes effets, et que les mêmes effets sont produits par les mêmes causes, la même modification grammaticale doit, dans tous les cas, faire varier de même la signification. En quoi consiste cette variation, c’est précisément ce qu’il s’agit de trouver, et, pour le trouver, le philologue emploiera tous ses soins et toutes les ressources possibles. Il examinera chaque exemple en particulier pour en faire sortir la différence; puis il la comparera avec celle des autres exemples de manière à saisir entre toutes quelque chose de commun ou à les ramener les unes aux autres. Entre les exemples, il en remarquera de décisifs, soit que la différence s’y montre à découvert, soit que d’habiles synonymistes y aient déjà fait des distinctions d’une vérité frappante. Il ne négligera pas, au contraire il s’empressera de recueillir ceux où cette différence est tellement sensible qu’il ne reste plus entre les deux termes aucune synonymie. Lorsqu’on aura des lumières suffisantes sur l’effet causé dans le sens des mots par la modification grammaticale, qui seule peut révéler la différence des synonymes d’une classe entière, il sera facile d’en tirer une règle générale pour la distinction, non-seulement de ceux qu’on aura pris pour exemples, mais encore de tous ceux, appartenant à la même classe, qu’on pourrait avoir omis. La règle étant énoncée brièvement et dogmatiquement, à la suite viendront les exemples qui la présenteront appliquée pour les lecteurs, à qui son application seule importe, et justifiée, pour ceux qui tiennent à être assurés de sa rigueur.

Quelquefois, au lieu d’être puisée dans l’examen et la comparaison des synonymes mêmes de la classe, la connaissance de la valeur propre à la modification grammaticale qui les différencie résulte tout entière de la considération de mots étrangers à cette classe ou même à la langue française. C’est ce qui arrive surtout par rapport aux synonymes à préfixes ou à terminaisons différentes. Ainsi, avant d’arriver à connaître ce qui distingue les substantifs synonymes de même radical terminés, les uns en isme et les autres en erie, nous avons dû rechercher les nuances de signification attachées à ces deux désinences, en comparant séparément un grand nombre de mots en isme, puis un grand nombre d’autres en erie ; de sorte que, rapprochant les deux valeurs, nous avons pu établir d’une manière générale les rapports d’opposition nécessairement existants entre les synonymes de cette classe.

Au surplus, que ce soit aux expressions même à expliquer ou à d’autres qui ne sont point en question ou tout à- la- fois aux unes et aux autres qu’on s’adresse pour avoir le sens de la modification grammaticale, on parvient toujours à le déterminer au moyen de l’induction.

Telle est, rapidement esquissée, la méthode à suivre pour assigner aux synonymes grammaticaux leurs traits distinctifs. Sans descendre aux particularités de cette méthode dans ses diverses applications, sans anticiper sur les détails réservés au traité lui-même, nous pouvons au moins dès à présent ajouter à ce qui vient d’être dit quelques remarques générales importantes et qui ne demandent pas pour être comprises de longs développemens.

Outre l’avantage de rassembler, pour la distinction des deux mots synonymes dans chaque exemple, les lumières que fournit l’examen non-seulement de tous les autres exemples, mais encore de termes étrangers à la classe et affectés de la même modification grammaticale, cette méthode a encore celui de rendre, sinon tout-à-fait inutiles, au moins peu nécessaires, les citations de passages ayant pour but de constater l’usage par rapport à chaque couple de synonymes. Cet usage, elle le fait connaître à priori et comme d’emblée, en même temps qu’elle l’explique et en rend raison. Soient les deux synonymes défiance et méfiance. En procédant à la manière de Girard, on s’efforcera de découvrir leur différence par instinct, par la méditation et à l’aide d’une sagacité plus ou moins pénétrante. C’est ce qu’ont fait les auteurs des deux articles de l’Encyclopédie sur ce sujet. On pourrait aussi, comme pour les synonymes à radicaux divers, s’attacher à savoir la décision de l’usage touchant la valeur propre des deux mots, et à cette fin on recueillerait dans les auteurs classiques beaucoup de passages où cette valeur se trouve bien marquée. Mais ce moyen n’est ni le plus court, ni le plus sûr, ni le plus satisfaisant ; c’est seulement un moyen surérogatoire qu’on emploiera quelquefois par surcroît de précaution. Après que le sens précis de chacun des deux préfixes et aura été séparément déterminé par l’examen et la comparaison d’un grand nombre de termes français ou étrangers qu’elle commence, on rapprochera deux par deux les mots peu ou point synonymes qui ont même radical et pour préfixe, l’un , l’autre , et par exemple, dépriser et mépriser, décompte et mécompte, dédire et médire. On arrivera ainsi par analogie à connaître non-seulement ce que l’usage pense ou plutôt doit penser sur la différence de deux mots, mais encore pourquoi il le pense ou doit le penser. Sans doute les esprits méticuleusement positifs et empiriques jugeront qu’il vaudrait mieux constater l’usage que de décider au nom de la science ce qu’il doit être. Mais, outre que les citations ne le révèlent pas infailliblement, il est permis à la science de le guider, de le contrôler même quelquefois dans les cas particuliers, d’après des données fournies par l’usage lui-même. Nous avons donc dû citer rarement dans le présent traité. Toutefois nous ne nous en sommes abstenu que quand la différence obtenue scientifiquement était si évidemment confirmée par l’usage, que toute démonstration au moyen des faits devenait superflue.

En second lieu, il ne suffit pas de ranger en classes les synonymes grammaticaux, il faut savoir aussi distribuer les classes entre elles. Le sujet entier se divise, à notre avis, en trois parties principales sous les titres suivants : 1° Synonymes à caractères grammaticaux différens ; 2° Synonymes à préfixes différentes ; 3° Synonymes à terminaisons différentes [3]. Dans la première, les classes n’ayant entre elles aucun rapport nécessaire peuvent être disposées selon les parties du discours, substantifs, adjectifs, adverbes et verbes, et au dernier rang on mettra les expressions synonymes par syntaxe, c’est-à-dire celles qui ne diffèrent que l’ordre des mots : mal parler et parler mal, savant homme et homme savant . Pour les synonymes à préfixes différentes et pour ceux à terminaisons différentes, l’arrangement des classes offre plus de difficulté. Chacune devra présenter d’abord la détermination de la valeur propre à une préfixe ou à une désinence particulière ; puis des articles dans lesquels des termes ayant cette préfixe ou cette désinence seront comparés avec d’autres termes, leurs synonymes, dénués de préfixe et de désinence, qui seront par conséquent des radicaux purs ; enfin des articles dans lesquels des termes commençant par cette préfixe ou finissant par cette désinence seront comparés avec d’autres termes, leurs synonymes, ayant d’autres préfixes ou d’autres désinences. Or, la valeur de celles-ci aura dû être assignée dans des classes précédentes. En ordonnant les classes, il faudra donc prendre garde à deux choses :premièrement, faire en sorte que des mots ayant la préfixe ou la désinence dont il s’agit dans chaque classe, se trouvent avoir des synonymes parmi les mots à préfixes ou à désinences déjà examinées :secondement, avoir soin de disposer chaque classe de façon qu’il y ait des mots ayant la préfixe ou la désinence dont elle traite synonymes d’autres mots à préfixes ou à terminaisons qui seront considérées dans les classes les plus prochaines. Ainsi régnera entre les classes une correspondance essentielle :chacune contiendra des mots ayant la préfixe ou la désinence en question mis en présence d’autres mots à préfixes ou à désinences précédemment étudiées, et ensuite, en fixant la valeur de telle préfixe ou de telle désinence, elle préparera la distinction des mots qui en sont pourvus d’avec d’autres à préfixes ou à désinences dont l’exacte signification sera bientôt déterminée.

En troisième lieu, nous venons de dire, au sujet de synonymes à préfixes et à terminaisons différentes, que les mots ayant telle préfixe ou telle terminaison doivent être mis en rapport avec leurs synonymes sans préfixe et sans terminaison, mots simples qui entrent dans la composition des premiers. Or, le caractère propre de ces mots simples ne tenant ni à leur valeur primitive, puisqu'elle leur est commune avec leurs synonymes auxquels ils servent de radicaux, ni à leur préfixe, puisqu’il n’en ont pas, ni à leur terminaison, puisqu’ils n’en ont pas de significative, d’où se tire leur différence d’avec les composés dont ils sont à-la-fois synonymes et radicaux ? D’où se tire, par exemple, celle de râle et de râlement, de plaire et de complaire ? Elle ne dépend pas tout entière, comme on pourrait le croire, de la valeur propre de la préfixe ou de la terminaison dont est privé le simple et pourvu le composé. Abstraction faite de cette valeur, par cela seul que de deux mots synonymes l’un est le radical pur et nu qui entre comme élément principal ou comme base dans la composition de l’autre, il n’y a point entre eux identité ; car le premier a, lui aussi, des traits caractéristiques. Il exprime l’idée commune sans modification, d’une manière simple et absolue, c’est-à-dire, suivant les cas, d’une manière complète et non partielle, sous tous les points de vue et non sous tel ou tel ; ou bien objectivement, en soi, et non subjectivement, en rapport avec un agent, avec sa manière d’être, d’agir et de penser ; ou bien, si l’idée commune est une idée d’action, le simple la représente comme elle a lieu d’ordinaire, sans rien de remarquable dans son mode ou dans la manière dont l’agent se porte à la faire. Mais cette règle si générale ne pouvant pleinement ni se comprendre ni se justifier sans des détails et des exemples trop nombreux pour figurer ici, le lecteur voudra bien en voir les applications dans notre traité lui-même, au commencement de presque tous les chapitres du second et du troisième livres.

Une dernière observation regarde principalement les synonymes à terminaisons différentes. Deux mots composés peuvent avoir un seul et même radical, et pourtant différer par ce radical même. Il suffit pour cela que le radical commun ait, avant de devenir la base de ces mots, subi des influences grammaticales diverses en passant par diverses parties du discours. Ainsi l’identité de radical s’aperçoit d’abord dans les synonymes sac et saccagement, outrageux et outrageant, prudemment et avec prudence. Cependant sac n’est devenu saccagement qu’après avoir servi à former le verbe saccager avec lequel il a contracté une sorte d’affinité; outrageux vient immédiatement du substantif outrage, et outrageant du verbe outrager ; prudemment, et non pas prudence, a été formé de l’adjectif prudent. C’est une considération qu’il ne faut jamais négliger, car les mots différent quelquefois notablement par leur plus ou moins de rapport avec telle ou telle partie du discours à laquelle leur base a d’abord appartenu. La valeur de la base commune à deux mots synonymes, par cela même qu’elle leur est commune, ne pouvant fournir aucun indice touchant leur différence, il faut rechercher le caractère relatif de cette base, et pour ainsi dire, sa consanguinité. Suivant Platon et Aristote, qui avaient fait du langage une étude approfondie, il n’y a que deux mots essentiels, le substantif, relatif à l’espace et pour les choses permanentes, et le verbe relatif à la durée et pour les choses fluentes. A quoi il faut ajouter que l’adjectif ressemble plus au substantif qu’au verbe. Si donc deux mots synonymes révèlent par leur terminaison ou autrement qu’ils ont, l’un une base nominale ou adjective, l’autre une base verbale, quoique la même au fond, c’est-à-dire, l’un plus de rapport avec le substantif ou l’adjectif, l’autre avec le verbe, il s’ensuivra un puissant moyen de les distinguer ; on pourra mettre entre eux l’opposition de la permanence et de la contingence, de l’être et du phénomène, de la substance et de l’accident. C’est une règle que nous avons suivie constamment dans l’étude des synonymes à terminaisons différentes [4]. Et nous comptons bien encore y recourir même pour les synonymes à radicaux divers; car elle est d’une application universelle. Ainsi par exemple, une certaine différence entre plaie et blessure provient de la diversité même de leurs radicaux, mais une autre tient à ce que le second de ces mots, et non pas le premier, témoigne par sa terminaison d’un certain rapport avec un verbe, le verbe blesser.

 

V. Méthode à suivre dans la composition du dictionnaire des synonymes.

 

Maintenant examinons quelle doit être la méthode des synonymes étymologiques ou à radicaux divers. Les synonymes, avons-nous dit, se divisent en deux sortes principales, suivant la nature de leurs différences, les grammaticaux et les étymologiques. Les différences des premiers ont leur raison dans des modifications grammaticales, dont la valeur ne peut être sûrement déterminée que par la comparaison d’un grand nombre de synonymes où elles se trouvent. D’où la nécessité d’en former l’objet d’un traité spécial, où ils soient rangés par classes, qui admettent chacune sa règle de distinction. Ce traité produit trois résultats. Quantité de mots synonymes deux à deux, et qui ne sont liés à d’autres par aucun lien de synonymie, sont distingués sans retour et mis hors de cause. Ceux qui reparaîtront dans des familles dont l’idée commune leur convient, n’y reparaîtront que distincts entre eux et chacun avec sa physionomie propre. Enfin, les principes établis pour la distinction des synonymes grammaticaux purs, serviront aussi quelquefois à mettre des différences entre les synonymes à radicaux divers et, par exemple, entre plaie et blessure, comme il vient d’être dit, entre douleur et souffrance, temps et durée, heureux et fortuné, apte et capable, etc. les synonymes étymologiques ont pour circonstance différentielle leurs radicaux mêmes. Or, ne pourrait-on déterminer la valeur de ceux-ci par une méthode de classification, de rapprochement et de comparaison analogue à celle que l'on suit pour arriver à connaître la valeur de la circonstance différentielle des synonymes grammaticaux, c'est-à-dire, des modifications éprouvées par leur radical ? Ne pourrait-on rassembler beaucoup d’exemples, où ces radicaux fussent opposés deux à deux, de manière que par l’examen comparatif de ces exemples, on arrivât pour ces synonymes au triple résultat obtenu pour les précédents ; savoir, d’en renvoyer beaucoup parmi les mots précis qui ne feront jamais l’objet d’un nouvel examen ; de ne rendre ceux qui appartiennent à des familles qu’avec des nuances qui les différencient nettement entre eux, et de préparer la distinction de ceux qui tirent leurs différences à-la-fois de la diversité de leur forme grammaticale et de la diversité de leurs radicaux ? De cette façon, deux traités précèderaient le dictionnaire, l’un pour les synonymes grammaticaux, l’autre pour les synonymes étymologiques, et chacun d’eux atteindrait le même but :il distinguerait sûrement et à jamais les synonymes grammaticaux purs, ou les synonymes étymologiques purs, qui disparaîtraient du nombre des synonymes, s’ils n’appartenaient à aucune famille par leur affinité avec d’autres mots, ou qui, dans le cas contraire, ne figureraient dans ces familles qu’avec des caractères propres. Et il ne resterait plus au dictionnaire, pour donner à chaque membre des familles des traits distinctifs, qu’à recueillir les synonymes déjà examinés dans les deux traités, et à profiter des lumières fournies par ceux-ci pour assigner la valeur des synonymes qui participent des deux natures, qui diffèrent à-la-fois par la forme grammaticale et par les radicaux.

Mais cette entreprise est impossible. On ne saurait soumettre les synonymes étymologiques au même travail que les synonymes grammaticaux. Il n’en est pas de la circonstance différentielle des uns comme de celle des autres. Les radicaux sont extrêmement nombreux en comparaison des modifications grammaticales dont ils sont susceptibles. En récompense, on rencontre rarement deux couples de synonymes qui aient les mêmes radicaux, tels que abord et accès, abordables et accessible, tandis qu’on en rencontre en foule qui ont pour élément de différence les mêmes modifications grammaticales, comme les désinences tion et ment, ant et if, ou les préfixes e et de, mal et . Vouloir déterminer la valeur des radicaux comme celles des terminaisons ou des préfixes, en comparant des exemples de synonymes qui présentent ces radicaux opposés deux à deux, serait un projet chimérique, puisqu’on trouve rarement deux exemples semblables. On aurait donc autant de classes que de radicaux, c’est-à-dire qu’on n’en aurait pas, car il faut, pour former une classe, plusieurs choses de la même espèce. La valeur des radicaux, et par conséquent celles des synonymes qu’ils différencient, s’appréciera donc en quelques mots par l’étymologie, dans l’occasion, au moment même.

Le traité des synonymes grammaticaux sera donc suivi immédiatement du dictionnaire général des synonymes, auquel il prépare, en même temps qu’il le décharge d’une masse d’articles peu importants pour le fond.

L’objet du dictionnaire des synonymes est connu. C’est de suppléer au défaut ou à l’imperfection des définitions contenues dans les dictionnaires ordinaires, en assignant une valeur propre aux mots qui y sont donnés comme équivalents et qui passent communément pour tels. A son entée dans la carrière, le synonymiste doit recueillir tous les mots qui sont ainsi, ou qui courent danger d’être ainsi confondus. Mais il lui faut un moyen de les reconnaître. Quelles sont donc les conditions nécessaires, pour que des mots soient synonymes et méritent de trouver place dans le dictionnaire où l’on traite expressément de leur distinction ?

 

1° Savoir reconnaître et recueillir les mots qui ont droit d’être admis comme synonymes dans le dictionnaire.

 

Il n’y a pas de synonymie possible entre les noms d’individus, Paris, la Seine, les Alpes, César. Un individu, comme le mot seul l’indique, n’admet pas de division, se réduit à un point ; il n’a pas de parties dont l’une lui soit commune avec tel ou tel individu, et dont l’autre ou les autres lui appartiennent en propre. Pour que des mots soient synonymes, il faut qu’ils représentent des notions complexes ou générales, collections d’idées simples. Soient deux termes complexes, aversion et inimitié. Chacun d’eux ou l’idée de chacun d’eux se compose d’un certain nombre d’idées élémentaires, plus générales et plus simples, qui constitue son domaine, son étendue, ou comme on dit dans l’école, sa compréhension ; et celle-ci se met bien sous la forme d’un cercle (voyez fig. 1). Les mots aversion et inimitié expriment deux genres représentables par deux cercles (fig. 2) plus ou moins étendus, suivant le nombre plus ou moins grand des idées simples constitutives de chacun. Or, les genres, comme dit Platon dans le Sophiste, peuvent s’associer les uns aux autres, et c’est justement à cause de cela qu’il y a des mots synonymes. Parmi les idées simples constitutives des genres, il y en a qui entrent dans la composition de plusieurs, et c’est pourquoi ceux-ci tendent à se confondre. Une partie de leur domaine devient commune, ce qu’on peut figurer sous l’image de deux cercles conjoints (fig. 3). Ainsi, l’aversion et inimitié renfermant toutes deux l’idée simple ou élémentaire d’un mouvement de l’âme contre ce qui affecte désagréablement, en cela ces deux mots se touchent ou plutôt coïncident, c’est là l’idée générale qui les réunit et qui fait leur ressemblance ; par conséquent, leurs sphères d’acception devront avoir une partie commune (fig. 4). Mais comme ils désignent, le premier une désaffection pour les choses ou les personnes, qui reste dans l’âme et ne tend pas à repousser l’objet haï ; le second une désaffection pour les personnes seulement, et qui devient de sentiment passion, c’est en quoi ils s’éloignent, c’est ce qui constitue à chacun une partie de domaine distincte, contenant des idées simples ou élémentaires qui lui sont propres et le rendent espèce sous l’idée générale commune. Et ce que nous disons de l’aversion et de l’inimitié, s’applique aussi à trois, à quatre ou à plusieurs termes complexes ; c’est-à-dire, qu’ils sont susceptibles d’avoir en commun une même idée élémentaire, tout en conservant chacun une partie à soi, c’est-à-dire qu’ils peuvent être synonymes, ou en partie identiques et en partie différents (fig. 5 et 6 ).

D’un autre côté, comme plusieurs termes complexes, se trouvant avoir en commun la même idée élémentaire, semblent par cette raison synonymes entre eux, ou tout-à-fait équivalents, de même un terme complexe ayant une compréhension qui embrasse plusieurs idées élémentaires, est souvent en rapport de synonymie avec plusieurs autres termes qui les contiennent aussi. Le mot délicat, par exemple, a une sphère d’acception telle, qu’il entre en conjonction, pour ainsi dire, avec ceux de fin, de friand, de dangereux, et en parlant des personnes, avec ceux de faible, de difficile, de scrupuleux et de susceptible ; ce qu’on peut représenter de la sorte (fig. 7 ). Voilà pourquoi un même mot peut entrer à-la-fois dans plusieurs séries de synonymes. Il est alors comme la chauve-souris, oiseau d’une part, souris de l’autre.

Ainsi, les mots synonymes devront être des termes complexes, parce qu’ils doivent avoir une compréhension, et ils doivent avoir une compréhension pour être capables d’embrasser, outre l’idée d’un genre qui leur est commune, certaines idées accessoires qui, dans chacun, donnent à ce genre les caractères d’une espèce.

Maintenant, quand est-ce que la synonymie est très grande ou très petite entre les mots ? Elle est très grande quand le genre exprimé en commun est prochain, et près de s’étendre à toute la compréhension ; de telle sorte, qu’il faut une grande attention pour discerner dans chaque mot la partie de son domaine qui reste en dehors (fig. 8). Elle est très petite dans le cas contraire. Il y a une synonymie étroite entre l’antipathie et l’aversion, parce qu’elles impliquent un genre prochain qui les rapproche, ou plutôt fait presque coïncider leur compréhension :c’est l’idée d’une passion immanente, purement subjective, ou d’un sentiment de désaffection qui ne porte point l’âme au dehors, et qui a pour objet des personnes ou des choses. Le genre conjointement signifié par aversion et par inimitié, l’idée vague d’une désaffection, est moins prochain, et laisse lieu dans chacun des deux mots à plus de particularités ou à une particularité plus étendue, ce qui fait que les deux mots sont moins synonymes (fig. 4). Ou bien encore, comme la notion du genre commun, quelque simple qu’elle soit, ne l’est jamais tout-à-fait, les mots sont d’autant plus synonymes, que leur idée commune est moins simple, ou que leurs idées élémentaires communes sont plus nombreuses ou plus grandes, et leurs idées élémentaires distinctives plus rares ou plus petites, et par conséquent si difficiles à apercevoir, qu’elles ont peine à empêcher la coïncidence des cercles de compréhension.

D’après la théorie précédente, les termes synonymes représentent les diverses espèces d’un genre contenu dans tou. Mais il arrive quelquefois à un ou plusieurs termes, significatifs d’une ou de plusieurs espèces, d’être synonymes du terme exprimant le genre qu’ils impliquent. Ainsi, transfuge est synonyme de déserteur, à l’idée duquel il ajoute celle de passer au service des ennemis ; ce qu’on peut figurer de cette façon (fig. 9). Ainsi, rosse et coursier sont synonymes de cheval (fig. 10), qui désigne sans accessoire leur idée générale commune. Cependant, il y a peu de synonymes de cette sorte, et leur affinité n’est jamais bien grande. On en comprend la raison. Comme le mot, signe du genre, en rend l’idée simplement, on n’a rien à y démêler de particulier ; son synonyme demande seul qu’on s’applique à y découvrir une ou des nuances, qui ordinairement se montrent sans peine. Que si on a affaire à des mots, tous synonymes par participation à une même idée générale, il sera plus difficile d’apercevoir ce que le sens de chacun renferme de plus que cette idée, et en quoi diffère ce qu’il y ajoute de ce qu’y ajoutent les autres.

Mais il ne suffit pas de ces conditions pour rendre des mots synonymes. Il s’en faut bien qu’on doive prendre pour tels tous ceux qui enferment dans leur sphère d’acception l’idée d’un genre commun, dont chacun fait une espèce, en y joignant une certaine idée accessoire. Il y en a qui se rencontrent ainsi en une idée générale, même très prochaine, sans pourtant mériter la qualification de synonymes. C’est que, malgré toute l’étendue de leur ressemblance, leur différence saute aux yeux, leur partie non commune, si restreinte qu’elle soit, se montre d’elle-même. Or, il faut un moyen de juger que des mots, liés par la communauté d’une idée générale très prochaine, demandent ou ne demandent pas, pour que leur différence apparaisse, le secours de la science et de l’analyse. Sur ce point on devra consulter le dictionnaire ordinaire. Si les mots qui remplissent les conditions requises pour être synonymes le sont en effet, ou il les déclarera tels expressément, ou il les supposera tels, en les faisant servir de définitions les uns aux autres. Puisque c’est à son insuffisance qu’on prétend remédier par ces travaux, il faut d’abord savoir où le besoin de remède se fait sentir. Obligation d’autant plus étroite, quand le dictionnaire qu’on a en vue jouit, comme celui de l’Académie en France et celui de la Crusca en Italie, d’une grande autorité. C’est la considération qui a déterminé Romani à ne traiter comme synonymes que les mots donnés pour tels par le dictionnaire de la Crusca.

Au moyen du dictionnaire ordinaire, on peut s’assurer que des mots impliquant une idée générale très prochaine sont synonymes, non-seulement s’il les déclare ou les suppose tels dans ses définitions, mais s’il leur fait jouer évidemment le même rôle dans les phrases usuelles où il les place. On accordera donc ce titre, par exemple, à passer et à dépasser, d’une part, à courir et à parcourir de l’autre, parce que l’on dit également, selon l’Académie, passer et dépasser le but, les bornes, les ordres ; courir et parcourir une carrière. Il convient aussi de constater, si les termes significatifs d’une idée générale prochaine sont tous opposés à un même terme, soit par le dictionnaire, soit par les bons écrivains, auquel cas on peut les tenir pour synonymes. Ainsi, imaginaire et chimérique passeront à bon droit pour tels, parce que, signifiant tous deux, qui n’a point d’être hors de l’entendement, qui n’a qu’une existence de raison, ils se trouvent opposés à réel dans les deux exemples suivants, l’un de Montesquieu, l’autre de Massillon : " Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels pour des besoins de l’état imaginaires. " " Exempts de maux réels, ils s’en forment même de chimériques. "

Quant aux termes qui ne doivent point entrer dans les cadres de la science du synonymiste, malgré leur participation à une même idée générale prochaine, il ne faut pas seulement qu’ils soient bien définis dans le dictionnaire ordinaire ; car même alors il se pourrait que leurs différences échappassent, faute de rapprochement et de détails ; il faut de plus qu’ils aient certains caractères, par lesquels ils se rapportent à quelqu’une des classes suivantes.

1° On n’admettra pas au nombre des synonymes les mots dont la composition indique au premier coup-d’œil ce qu’ils ont de semblable et de différent pour le sens. C’est pourquoi nous croyons tout-à-fait inutile de reproduire dans notre dictionnaire des synonymes, les articles de Girard intitulés :Appeler, évoquer, invoquer ; Porter, apporter, transporter, emporter ; autrement, il faudrait aussi donner place à celui-ci, de Ménage, de l’Encyclopédie et de Condillac : Mener, remener, amener, ramener, emmener, remmener, et à plusieurs autres du même genre. La nuance que donne à chacun de ces mots la préposition qui le commence, se trouve nettement marquée dans le dictionnaire ordinaire, et ensuite elle apparaît trop clairement, à la moindre tentative d’analyse, pour qu’il soit besoin d’une détermination expresse. On en peut dire autant des mots, Aubade et sérénade ; Compilateur, copiste, et plagiaire :quoiqu’ils figurent dans la liste des synonymes dressée par Girard et dans les ouvrages de Laveaux et de Leroy, ce ne sont pas de véritables synonymes :la moindre connaissance de l’usage, le moindre sentiment de la valeur radicale des mots suffit pour faire apercevoir ce qui distingue ceux dont il s’agit ici ; il n’y a qu’à les rapprocher pour en voir reluire les différences.

2° On exclura pareillement les mots significatifs d’objets individuels, qui ont des propriétés caractéristiques perceptibles aux sens et impossibles à confondre avec d’autres, ou bien une destination fixe qu’il suffit d’énoncer pour la faire comprendre. Girard a donc eu tort d’indiquer, et Leroy de traiter comme synonymes Dais et poêle ; Table, comptoir et bureau ; Armoire, buffet et garde-robe ; Câble, corde et ficelle, quoique chacun de ces groupes de mots corresponde à une même idée générale assez prochaine. Autant vaudrait s’arrêter à distinguer Banc, chaise, fauteuil et tabouret ; Tonneau, bouteille et verre. C’est au dictionnaire ordinaire à marquer en quelques mots leurs traits distinctifs, car tout le monde les reconnaîtra à l’instant. Les termes ne réclament les secours du synonymiste que quand ils expriment des notions abstraites, des complications d’idées difficiles à démêler, perceptibles à l’esprit seulement et entre lesquelles on ne peut faire saisir telle ou telle nuance qu’à l’aide d’une fine analyse. Cela est si vrai qu’aussitôt que des termes destinés à l’indication d’objets réels distincts passent du propre au figuré et à l’abstrait, ils deviennent susceptibles de synonymie :c’est ce qui arrive à Feu et à flamme ; désignant la passion de l’amour ; à Bouclier et à rempart, quand ils se disent en général pour ce qui sert de défense ; à Épée et à glaive, pris pour signes de la puissance des armes. Le synonymiste pourra encore soumettre à son examen les mots représentatifs d’objets individuellement perceptibles, quand ils feront considérer un même objet sous divers points de vue. Tels sont Noisetier, coudrier et coudre. Ils servent tous trois à désigner l’arbrisseau qui porte des noisettes, mais le premier en rappelant spécialement l’idée de ce fruit et les deux autres sans la rappeler ; puis le second diffère du troisième, en ce qu’il fait penser à l’arbrisseau comme plante, à toutes les particularités de sa croissance et de sa culture, tandis que le troisième ne le fait concevoir que comme une sorte de bois, ayant certaines propriétés et susceptible d’être travaillé de telle ou telle façon.

3° Non-seulement la différence peut se lire d’elle-même dans les mots, ou consister en quelque chose de fixe et d’arrêté dont la simple indication suffise, mais encore elle peut se trouver assignée avec précision dans une science quelconque ; auquel cas le synonymiste doit encore s’abstenir. Il ne s’occupera point des termes techniques, parce qu’ils n’ont cours que dans les sciences où ils reçoivent des explications qui ne laissent rien à désirer. Les savants, qu’ils intéressent seuls, ne sauraient les confondre, et souvent ceux qui ne le sont pas ne sauraient en comprendre les différences, s'ils n'apprennent la science elle-même. Toutefois il faut faire ici une réserve semblable à la précédente :c’est que des mots appartenant à une science où ils sont bien distingués, peuvent tomber dans le domaine des synonymes, en devenant d’un usage commun. Ainsi, en termes d’art militaire, la distance est assurément très grande entre Capitaine et général ; mais dans le langage ordinaire, nous disons à-peu-près indifféremment d’un guerrier recommandable par sa valeur ou son habileté que c’est un grand capitaine ou un grand général.

 

2° Former de ces mots de familles. Importance et nécessité de cette condition démontrées par le raisonnement, l’histoire de la synonymie française, et par les défauts des compilations où les synonymes ne sont point ainsi rangés.

 

A ces signes et par ces moyens se reconnaîtront les mots à la distinction desquels le dictionnaire des synonymes doit être exclusivement consacré. Une fois recueillis, il faudra prendre soin de les distribuer en familles. Tous ceux qui se ressemblent par la communauté d’une même idée générale seront réunis en un même groupe, et l’on mettra la plus grande attention à n’en laisser échapper aucun. Car que deviendraient ceux qu’on aurait omis ? Ou on les négligerait totalement, ils ne se trouveraient point dans le dictionnaire, ou on les traiterait deux à deux, trois à trois, dans des articles séparés. Mais, d’une part, déterminer les valeurs respectives de certains mots d’une famille sans tenir compte des autres, c’est se condamner, non pas seulement à faire un travail incomplet, qu’il faudra recommencer tôt ou tard, mais encore à établir entre les seuls mots considérés des différences hasardées. En effet, il se peut qu’on attribue à ces derniers des caractères qui appartiennent visiblement aux autres, et que, faute d’avoir ceux-ci en même temps que ceux-là sous les yeux, on ne s’aperçoive point de la méprise ; il se peut aussi qu’un des mots négligés, marqué d’une certaine nuance, eût éveillé l’idée d’une autre nuance analogue ou opposée dans l’un des mots examinés, où elle n’apparaît point à cause de l’absence du premier. Inconvénient non moins inévitable, si, voulant être complet, on se décide à comparer tous les mots d’une famille, mais deux à deux, trois à trois séparément. Dans les deux cas, on se prive volontairement de la lumière que ces mots se renvoient les uns aux autres et on tient éloignés des éléments dont l’esprit ne saisit bien les rapports qu’autant qu’il les voit ensemble.

De là le devoir du synonymiste à l’égard des travaux de ses prédécesseurs. S’il veut les mettre tous à profit, et qu’ils soient nombreux, partiels, divers, ceux-ci relatifs à certains mots d’une famille, ceux-là à d’autres ; ceux-ci d’un philologue, ceux-là d’un autre, qui n’a point connu les premiers, qui n’y a point eu égard ou même s’est proposé de les contredire, il ne lui reste à prendre qu’un seul parti, c’est de rassembler tous ces fragments, pour en former un tout, après les avoir soumis à un remaniement général sous la direction d’une pensée unique qui les concilie et les coordonne. Sans doute, il serait plus commode et moins hasardeux pour le succès d’entasser pêle-mêle dans une compilation tous ces essais disparates, et de s’en faire l’éditeur irresponsable ; mais que gagnerait le public à cet assemblage, si ce n’est de trouver l’incohérence, la confusion et le désordre au lieu de l’ordre, de la distinction et de la clarté qu’il est en droit d’attendre ? Pour nous, nous avons mieux aimé travailler à une œuvre de synthèse et d’organisation, en disposant par familles les mots synonymes, à l’exemple de Condillac, et en utilisant d’une manière indépendante toutes les observations éparses de nos devanciers. Que cette classification par familles fût pour le dictionnaire, tout comme celle des synonymes grammaticaux pour le livre qui en traite, une nécessité ; que les travaux antérieurs dussent aboutir à l’une et à l’autre innovations ; que cette double innovation, en donnant à la science une face toute autre, assure à sa méthode plus de certitude, à ses résultats plus de vérité et d’utilité, c’est ce dont pourra convaincre un simple historique des travaux de la synonymie française.

Ce genre d’étude n’a point commencé dans les temps modernes : l’antiquité l’a connu et cultivé de bonne heure. Le premier qui s’en soit occupé chez les Grecs, à notre connaissance, du moins, est le sophiste Prodicus. Il attachait un grand prix à la science de la propriété des mots ; il donnait même sur ce sujet des leçons qu’il faisait payer cinquante drachmes par tête ; et Platon, à qui nous devons ces détails, rapporte quelques-unes de ses distinctions dont il se moque à cause de leur subtilité ou peut-être simplement par esprit d’hostilité contre les sophistes en général. On voit aussi dans Athénée que Chrysippe avait composé un livre de synonymes. Toutefois, il n'est parvenu jusqu'à nous de traité des synonymes grecs que celui du grammairien Ammonius qui vivait au commencement du second siècle ou vers la fin du quatrième après J-C. Il a été traduit en français et augmenté d’un grand nombre d’articles tirés de divers autres grammairiens grecs par M. Al. Pillon, un vol. in-8°, 1824, Paris. Les latins ne nous ont laissé aucun ouvrage semblable. Ce n’est pas que leurs plus illustres écrivains, grammairiens et rhéteurs aient ignoré la nature de ces mots et dédaigné leur examen : Cicéron, Quintilien, Sénèque, Varron et autres contiennent nombre de passages, la plupart recueillis par Beauzée, dans lesquels les synonymes sont clairement définis, et beaucoup de distinctions synonymiques expressément établies.

Cependant, ce n’est point, on peut le croire, à l’imitation des anciens que les modernes en sont venus à se livrer aux mêmes recherches. En cela les modernes ont suivi l’exemple des Français, et ces derniers n’ont point eu de maîtres. D’abord des philologues, parmi lesquels Ménage, le P. Bouhours et Andry de Boisregard, avaient sans conséquence indiqué ou même caractérisé certains mots synonymes. Mais, à force d’en voir augmenter le nombre, Girard conçut l’idée d’en faire l’objet d’un traité spécial ; et, qu’il ait ou non connu les quelques mots échappés en passant aux grammairiens de son époque et les observations plus étendues des auteurs latins, ou même, si l’on veut, le traité d’Ammonius, c’est à bon droit qu’il passe pour le créateur de cette branche de la philologie dans les temps modernes. Il expose et soutient par des raisons solides l’opinion qui sert de principe à cette étude, savoir qu’une langue cultivée, comme est la nôtre depuis le siècle de Louis XIV, ne renferme point de mots parfaitement synonymes ; il donne dans sa théorie l’idée la plus juste de ce qui fait la richesse d’une langue ; sa manière est à lui ; ses explications sont originales ; il répand sur toutes les matières qu’il touche un charme et un intérêt extrêmes ; et, ce qui n’est pas moins décisif, il a donné le ton, au moins pendant long-temps, à tous les essais postérieurs du même genre, soit en France, soit à l’étranger.

Mais naturellement le premier qui entra dans la carrière n’en mesura point toute l’étendue. Il recueillit comme des singularités dignes de remarque, comme des difficultés à résoudre, tous les synonymes qui se présentèrent à son esprit, ne se doutant pas qu’ils fussent si nombreux. Dans sa première édition, Girard dit naïvement que peut-être il en a oublié quelques-uns. De plus, son livre manque de plan. C’est un composé de pièces détachées entre lesquelles l’auteur ne soupçonne aucun enchaînement possible, ni pour la forme, ni pour le fond, ni pour la méthode, ni pour les idées. " On n’a, dit-il, qu’à ouvrir mon ouvrage au hasard, on tombera toujours sur quelque chose d’entier. " Ses articles, en effet, forment des tous isolés ; mais, quoi qu’il en dise, ils ne sont déjà pas à tel point indépendants que Beauzée n’ait pu, dans les éditions suivantes, les ranger d’après l’analogie des objets ou des idées dont ils traitent. Avant qu’on pût et pour qu’on pût envisager le sujet d’une manière large, en concevoir la méthode et l’unité et y opérer des divisions régulières en rapprochant les articles liés par la communauté de leur idée générale, il fallait qu’on connût et qu’on eût déjà distingué une grande quantité de synonymes. Par sa position seule, Girard dut être exclusivement occupé de détails ; il ne faut pas s’attendre à trouver au point de départ des sciences, ni de vastes théories, ni des conceptions encyclopédiques.

L’abbé Girard avait dédié son livre à une dame, la duchesse de Berry. Il n’aspirait, disait-il, qu’à l’avantage de lui plaire, se félicitant d’être à son service et de pouvoir se produire dans le public sous une telle protection. En tête de l’ouvrage se trouvait représenté le Saint-Esprit avec cette épigraphe, Spirat Spiritus ubi vult, l’esprit se fait sentir où il veut : emblème parfaitement approprié au sujet ; car l’auteur a su rendre généralement intéressantes, par l’esprit qu’il y a mis, des recherches, de leur nature abstraites et peu propres à séduire le commun des lecteurs. Aussi le goût s’en répandit promptement et les femmes surtout s’y adonnèrent avec passion. Mais ce n’était pas une tâche à laquelle on travaillât de concert, mesurant ce qui restait à faire par ce qui avait été fait ; c’était une sorte d’escrime dans laquelle chacun voulait s’essayer, un exercice au moyen duquel on cherchait à développer et à faire briller le tact et la finesse dont on était doué. On se proposait des synonymes à distinguer comme des énigmes à résoudre :c’était moins une occupation laborieuse devant produire des résultats utiles et durables qu'un amusement de société qui parfois dégénérait en jeux de mots. Dans les brillantes réunions du XVIIIe siècle, ce siècle de l’analyse et de l’esprit philosophique, où les femmes les plus célèbres dans l’art de la conversation attiraient autour d’elles l’élite des gens de lettres, les synonymes étaient tout à-la-fois un sujet d’étude, comme condition de succès, et un sujet d’entretien, comme matière où l’on pouvait le mieux faire preuve et montre de sagacité. Mais il paraît que le lieu où on s’en occupa avec le plus de sérieux et de suite fut le salon de mademoiselle de l’Espinasse, rendez-vous ordinaire de tout le parti philosophique. Cette femme, qui exerça une si merveilleuse influence sur tout son entourage et sur d’Alembert particulièrement, se faisait remarquer entre tous par le don précieux du mot propre, et le seul écrit de nature à être publié qu’elle ait produit était un traité des synonymes. Il a été égaré comme tant d’autres opuscules du même genre et de la même époque. Le regret de cette perte est adouci par la persuasion où nous sommes qu’en ajoutant ce que contient de synonymes le dictionnaire de Condillac à ceux que d’Alembert et Diderot ont insérés dans l’Encyclopédie, nous aurons réuni tout ce qui a été pensé et dit de plus notable sur cette matière dans la société de mademoiselle de l’Espinasse et même pendant tout le XVIIIe siècle jusqu’à Roubaud.

On y avait employé beaucoup d’activité d’esprit ; le public s’était familiarisé avec ces recherches ; le nombre des synonymes s’était considérablement accru : les dernières éditions de Girard en refermaient plus que les premières, et à la mort de cet habile maître on trouva parmi ses papiers une liste d’articles à traiter, restes de la tâche qu’il s’était imposée. Cependant tous ces efforts n’amenèrent pas de grands résultats, non-seulement parce qu’ils étaient partiels et manquaient d’ensemble, mais encore parce que toutes les distinctions synonymiques, celles de Girard y comprises, étaient autant de décisions arbitraires, sans contrôle, sans preuve, et par conséquent sans autre garantie de certitude qu’une autorité toujours exposée à être combattue et renversée par une autre de valeur égale ou supérieure. Double vice qui demandait une double réforme. Beauzée et Roubaud en accomplirent une partie chacune.

Beauzée était un érudit. Outre qu’il rechercha curieusement et signala ce que les auteurs latins avaient dit de plus important sur la synonymie des mots, il connut et mit la même attention à recueillir tous les synonymes français expliqués jusqu’à lui par d’autres écrivains que Girard, notamment ceux qui se trouvaient disséminés dans l’Encyclopédie ; et y mêlant quelques articles de sa composition, il forma du tout un volume qu’il joignit à celui de Girard, lui-même considérablement augmenté par ses soins. Qu’il ait pour sa part rendu des services à la synonymie française, qu’il se soit acquis des droits à la reconnaissance nationale en rassemblant des travaux auparavant perdus pour le public, ce n’est point en cela que consiste, à notre avis, son principal mérite. En même temps qu’érudit, Beauzée était logicien. Girard avait prétendu perfectionner dans le langage l’instrument de la conversation ; pour Beauzée, le langage est surtout le moyen de communiquer la vérité. Le livre des synonymes, aux yeux de ce dernier, ne doit plus être une œuvre de goût, passagère comme lui et composée de morceaux sans liaison où l’on se propose de plaire par leur variété même ; ce doit être une œuvre de science qui laisse des résultats durables, une œuvre de logique où l’on détermine à jamais les rapports des idées par ceux des mots, et dont les parties doivent être disposées selon l’analogie essentielle des idées. Les synonymistes ne cultivent pas un champ pour recommencer sans cesse ; ils concourent à élever un édifice qu’on verra s’achever tôt ou tard ; ou, pour parler sans figure, en employant les termes mêmes de Beauzée, de tous ces essais partiels " résultera quelque jour un excellent dictionnaire, qui nous manque jusqu’à présent. " Cette idée est tout-à-fait étrangère à Girard : en traitant de la synonymie des mots, il déclare étudier cette partie de l’art de bien dire, qui regarde la beauté de l’expression, qui fait parler en homme d’esprit, et dont le bon goût décide ; tandis qu’il se défend d’avoir rien à démêler avec la grammaire qui s’occupe de la pureté du langage et à qui l’usage dicte des règles. Girard donnait donc des conseils relativement au choix qu’il faut faire des mots, dans l’occasion, pour parler avec esprit : Beauzée plus positif, se souciant moins de la parole que de la pensée, ayant appris par la comparaison d’un grand nombre de synonymes quelle en est la nature commune et quelle peut en être l’utilité, comprit qu’il s’agissait là d’une science lexicologique, relevant de l’usage comme la grammaire, et comme elles prescrivant des règles absolues . Et pendant qu’il invitait les gens de lettres à se mettre à l’œuvre, à préparer des matériaux, Condillac réalisait déjà l’idéal et construisait l’édifice en composant pour le prince de Parme son dictionnaire des synonymes. Rien de plus naturel. C’était à des philosophes, à des philosophes aussi pratiques, aussi versés dans la théorie du langage, à considérer la synonymie en grand, à en déterminer le plan et le but.

Roubaud, de son côté, n’est ni philosophe, ni logicien, ni classificateur ; c’est un pur philologue uniquement préoccupé des détails et accoutumé à prendre tout par le menu. Chose étrange ! Autant Beauzée a peu soupçonné la méthode toute scientifique qu’allait appliquer Roubaud à la distinction des synonymes, autant Roubaud est peu entré dans les vues d’ensemble de Beauzée. Dans l’esprit de Roubaud, la question de la certitude prime toutes les autres, même celle de l’utilité. Comment songerait-il à rapporter les travaux antérieurs et a y joindre les siens en les coordonnant tous pour le plus grand avantage du public ? A ses yeux les premiers sont à refaire parce qu’ils manquent d’autorité, parce qu’ils sont entachés d’un vice provenant de la méthode. Quand il les cite, c’est pour les réfuter. Publiciste plein d’une ardente philanthropie, et, comme Court de Gébelin, comme Doederlein, passionné pour l’art étymologique, il n’entrevoit au bout de toutes ces recherches qu’une démonstration de la fraternité des langues et une espèce de dictionnaire polyglotte contenant des racines et des éléments communs à toutes les langues de l’Europe dont il serait propre à faciliter l’étude. Quant à un dictionnaire national des synonymes, on ne trouve en lui non plus qu’en Girard ni l’expression ni l’idée de la chose. Loin d’avoir en vue un but d’utilité aussi générale, il ne se proposait pas même de composer un livre de ses synonymes. Il y travaillait à bâtons rompus, suivant son propre témoignage, par manière de distraction et sans une assiduité incompatible avec les maux auxquels il était en proie. " Avec le temps, ajoute-t-il, j’ai entassé des matériaux ; et j’ai fait un livre sans en avoir formé le dessein. "

Ces matériaux entassés dans quatre gros volumes in-8°, fruits des loisirs d’un malade, était pourtant, à part leur diffusion, des modèles à suivre désormais. Si Girard avait créé l’étude des synonymes, Beauzée et Roubaud en firent une science en y introduisant, le premier l’ordre dans les résultats, le second la méthode dans les recherches. celui-là en assignant un but commun à des efforts auparavant isolés, celui-ci en fixant à jamais manière de procéder pour l’atteindre. Le progrès s’opérait dans cet humble district du savoir humain comme dans ses régions les élevées. En synonymie comme en physique, comme en philosophie, on avait commencé par étudier au hasard, individuellement et sans concert ; puis, dogmatisant sans instruire, on imposait d’autorité des solutions conjecturales, perpétuellement sujettes à contradiction, faute d’être justifiées. Et précisément à l’époque où, pour terminer le règne de l’arbitraire, les physiciens créaient la méthode à l’étude des faits de notre nature, Roubaud la mettait en pratique dans ses recherches sur la synonymie. Au lieu de deviner et de rendre des oracles, comme ses devanciers, il voulut découvrir et ne rien avancer sans mettre ses lecteurs en mesure de critiquer son opinion. Ce n’est plus le goût qu’il prit pour guide, le goût variable et individuel de sa nature, mais l’étymologie, qui est pour les mots ce qui la chimie est pour le corps. En décomposant les synonymes dans leurs éléments, en déterminant la valeur de leurs radicaux, de leurs terminaisons et de leurs préfixes, il arrive à connaître leur sens propre et absolu ; d’où il déduit aisément par une simple comparaison leurs acceptions relatives et distinctives. Ensuite, comme on n’est guère positif sur un point sans l’être sur tous, au lieu de se borner, ainsi qu’on le faisait jusqu’à lui, à composer des phrases afin d’éclaircir les différences énoncées d’abord, il en emprunte à nos meilleurs écrivains qui prouvent que ces différences ont été senties et observées par eux.

Après Roubaud que restait-il à faire ? A remplir le cadre tracé par Beauzée, à construire l’édifice Mais auparavant il fallait soumettre les matériaux à une préparation ; il fallait examiner de nouveau toutes les distinctions établies avant Roubaud, parce qu’elles avaient été obtenues sans l’aide de la méthode légitime ; il fallait les vérifier par l’étymologie et des passages extraits des chefs-d’œuvre de notre littérature. A une époque où l’on ne soupçonnait pas combien l’art étymologique pouvait prêter de secours à la synonyme, il avait été permis à Beauzée de joindre aux articles de Girard, en forme de variantes ou d’additions, les siens propres avec ceux de l’Encyclopédie, sans modifier les uns ni les autres : il y avait entre eux conformité et l’on, n’aurait su encore leur donner le caractère scientifique. Mais à présent que Roubaud avait révélé la vraie méthode, se contenter de mettre ses propres travaux dans un même livre avec ceux de ses prédécesseurs sans rien changer à ceux-ci, c’eût été mêler le certain à l’incertain et priver le public d’une garantie précieuse. De plus, comme les travaux connus ou publiés des synonymistes étaient encore peu nombreux, comme il se trouvait encore peu d’articles sur les mêmes sujets, Beauzée avait pu jusqu’à un certain point les donner séparément et sous leur forme originelle, sauf à renvoyer continuellement des uns aux autres. Maintenant il fallait les rapprocher et les coordonner en raison de leur idée générale, en former des familles ; ce qui obligeait de les juger, de les concilier ou de garder les uns et de rejeter les autre.

Au lieu de cela que fit-on ? Fontanes, grand-maître de l’Université, depuis sa réorganisation, en 1808, jusqu’à la fin de l’Empire, lui- même habile écrivain appartenant à l’école des grands modèles, Boileau, Racine et Fénelon, adopta pour les classes et permit de réimprimer sous ses auspices un Dictionnaire des Synonymes. Aucun livre encore n’avait paru avec ce titre. Ainsi, par son chef suprême, l’Université, en leur donnant protection, témoignait pour ces sortes d’études une disposition bienveillante. Le goût n’en était point encore éteint au commencement de ce siècle où la licence dans l’emploi des mots devait être poussée jusqu’au dévergondage. Mais l’académie, après avoir couronné l’ouvrage de l’abbé Roubaud en 1786, avait désormais en trop haute estime la poésie et l’éloquence pompeuses, elle avait pris en trop grand dédain les idées et la littérature philosophiques pour descendre elle-même à ces misères, et pour voir autrement qu’avec indifférence les esprits subalternes s’y appliquer. Cependant elles occupèrent un esprit du premier ordre. M. Guizot, à peine âgé de 22 ans, débuta dans le monde où son nom devait jeter tant d’éclat en publiant en 1809 un Dictionnaire des synonymes français Jules César, sans craindre de s’abaisser, n’avait-il pas aussi écrit un ouvrage sur l’analogie des mots ?

Ces deux recueils rivaux, celui de Fontanes et celui du jeune étudiant en droit de 1809 sont, en fait de synonymes, les deux dernières productions connues du public. Celui de Laveaux mérite à peine une mention, bien qu’il contienne quelques bonnes observations de détail. Quant aux synonymes ajoutés par lui aux articles de son grand dictionnaire, ils sont comme ceux qui se trouvent à la fin du dictionnaire de Boiste, de simples extraits de Girard, de Beauzée et de Roubaud.

Fontanes et M. Guizot avaient-ils donc réalisé l’excellent dictionnaire annoncé par Beauzée ? Il s’en faut bien. A part une introduction où la fermeté du style le dispute à l’intelligence des choses, et où le traité des synonymes grammaticaux est pour ainsi dire esquissé ; à part plus de cent cinquante articles nouveaux fournis par l’éditeur et que Roubaud n’aurait point désavoués, pour la plupart au moins, le dictionnaire de M. Guizot ressemble tout à fait à celui de Fontanes il va même jusqu’à en reproduire les fautes d’impression parmi lesquelles il s’en trouve d’énormes [5]. Si aux différences précédentes on ajoute plus de discernement et un choix plus éclairé dans les emprunts faits à Roubaud, on aura tout ce qui distingue le nouveau du premier dictionnaire des synonymes. Là où le jeune philologue a mis la main se reconnaît le sceau de son génie ; et s’il l’eût mise partout, s’il s’était fait l’auteur du dictionnaire entier, et non le simple éditeur de la plus grande partie, nous n’aurions certainement pas à diriger contre son livre et contre celui de son prédécesseur une critique commune .

Ils se réduisent l’un et l’autre au recueil de Beauzée, rendu à l’ordre alphabétique pur et augmenté d’analyses de Roubaud. Au lieu de considérer les premiers synonymes comme des ébauches imparfaites, comme des matériaux qui ont besoin d’être remis à l’œuvre, et de ressentir l’effet du progrès de la science pour entrer en harmonie avec les autres, les éditeurs juxtaposent des résultats disparates, ceux de Girard acceptés sur parole avec ceux de Roubaud obtenus et vérifiés par l’étymologie. A la de vérité qui peut être dans ceux-là comme n’y être pas, et qui se sent, pourquoi n’avoir pas ajouté l’autorité incontestable et manifeste de la méthode ? Encore si on chercher à mettre quelque liaison entre ces éléments d’origine diverse, à en marquer les rapports. Mais point : deux ou plusieurs articles ont beau traiter des sujets qui soient les mêmes ou au moins semblables, on n’en tient nul compte, on ne les réunit pas sous un même chef, on ne les rapproche pas, on ne renvoie seulement pas des uns aux autres. Au contraire, les éditeurs semblent s’attacher à l’ordre alphabétique uniquement parce qu’il leur donne moyen de placer à de grandes distances les articles où les mêmes synonymes sont distingués . En appelant dictionnaire l’ouvrage dans lequel tous les travaux des synonymistes, viendraient, non pas s’accumuler, mais se ranger et s’ordonner de manière à composer comme un édifice, Beauzée n’avait point entendu qu’on y laisserait régner une pareille incohérence ; la preuve en est dans la manière dont il en use lui-même relativement aux synonymes de Girard : il les dispose, autant qu’il le peut, d’après l’analogie des matières, ayant soin, outre cela, de marquer par de renvois les rapports qu’ils ont entre eux ou avec les articles nouveaux contenus dans le second volume. Au fait, si, malgré cette indication, on se borne à entasser confusément les articles, pourquoi donner le nom de dictionnaires à de tels ouvrages ? Girard et Roubaud ont intitulé les leurs simplement, Synonymes Français, bien qu’ils y observent aussi l’ordre alphabétique.

Non-seulement le désordre est le caractère de ces compilations indigestes, mais encore les doubles emplois et les contradictions y abondent ; ce qui était inévitable dans des livres composés de pièces de rapport auxquelles on se fait scrupule de toucher. Ainsi on y rencontre souvent des articles portant le même titre. Or, s’ils contiennent une seule et même distinction, l’un des deux est inutile, il fallait le retrancher ; et, dans le cas contraire, dans le cas où ils sont en désaccord, il fallait prendre partie, admettre l’un et rejeter l’autre. Mais à l’égard de ces imperfections, les éditeur ne se permettent qu’un chose, c’est de les dissimuler en éloignant, autant que possible, à la faveur de l’ordre alphabétique, les articles qui en sont entachés. . Par exemple, à la lettre F se trouve de Girard l’article Facile, aisé, et à la lettre A le même article répété et suivi d’un autre de Roubaud qui réfute le premier. Il en est de même pour Charge, fardeau et faix ; Lâche et poltron, Étonnement et Surprise ; Change, échange, troc et permutation ; Excepté, hors et hormis ; Contentement et satisfaction, et pour une foule d’autre. Ce qui importe dans ces sortes de travaux, ce n’est pas, comme on semble le croire, la multiplicité des articles, et le plus ou moins d’esprit, de finesse et de sagacité développé par les auteurs, mais la vérité sur le fond des choses ; et, la vérité sur étant une, les mêmes synonymes ne peuvent pas être traités de vingt manières également vraies. Loin de diminuer la confusion, il arrive parfois à M. Guizot de l’augmenter. Girard avait fait un article, Projet, dessein ; et Roubaud un article, Très, fort, bien. A une grande distance de ces articles, l’éditeur en fournit deux autres de sa composition, Dessein, projet, entreprise, et, Fort, très, sans chercher à les concilier avec les précédents. Le nombre des articles synonymiques ne constitue pas plus une richesse que celui des mots synonymes, si on n’en marque nettement les rapports.

De là vient à ces recueils leur peu d’utilité. Ils sont plus propres à jeter le trouble dans l’esprit qu’à fixer les idées. Le lecteur ordinaire y va chercher, comme en des dictionnaires et en des manuels, non pas une diversité d’opinions qu’il n’a pas le temps ou le talent de discuter, qui ne lui laisse qu’incertitude et scepticisme, non pas des éléments de solution, mais des décisions bien arrêtées, des solutions toutes faites, et c’est aux éditeurs à les lui fournir en s’aidant des travaux des synonymistes comme de simples mémoires. Or, à chaque instant il se voit déçu. Veut-il connaître, par exemple, en quoi diffèrent la méfiance et la défiance ? Il trouve sur ce sujet et l’un à la suite de l’autre deux articles qui enseignent précisément le contraire : qu’aura-t-il gagné à cette lecture ? Mais son embarras augmente lorsque les mots dont les différences l’intéressent font partie de nombreux articles. Pour apprendre, par exemple, les caractères opposés de l’épouvante et de l’effroi, il devra consulter quatre articles empruntés à différents synonymistes où les rapports des deux mots à distinguer sont obscurcis par leur union avec d’autres mots. S’appliquera-t-il à les dégager et à les comparer et saura-t-il tirer de cette comparaison un résultat qui le satisfasse ? N’était-ce pas un devoir de lui épargner ce travail long et difficile ? Difficile, disons-nous, et c’est sans doute à cause de cette difficulté même que l’éditeur trop modeste ou trop pressé a mieux aimé donner le tout que de choisir le meilleur. Mais il n’y a pas de milieu entre rapporter fidèlement tous les essais des synonymes, mais presque sans avantage pour le public, et se les approprier de manière à s’en servir comme de matériaux pour composer un livre utile où il y ait unité de plan, ensemble et accord, dût l’éditeur ne pas toujours faire entre ces essais le choix le plus raisonnable. Que si on se borne à recueillir ces travaux de toutes mains, on n’en formera qu’un pêle-mêle, un chaos au milieu desquels il ne sera pas possible de s’orienter. Pour les rendre profitables, il fait qu’un même esprit ait le courage et la patience de les soumettre à un remaniement général. N’est-ce pas ainsi qu’en usent les auteurs de traités scientifiques à l’égard des mémoires présentés à l’Institut ? Ils n’en donnent pas la collection ; ils les consultent. Assimilation d’une entière justesse, car un livre de synonymes n’est point une œuvre littéraire où le fond soit inséparable de la forme, mais plutôt un traité dont on peut présenter en d’autres ou en de moindres termes, une idée très exacte.

Ce travail de conciliation et de fusion, par lequel on réduirait en une seule famille divers article impliquant évidemment la même idée commune, produirait pour la science elle-même un grand avantage : en rapprochant des mots synonymes auparavant isolés, il aurait pour effet d’en opérer la distinction et de rendre inutiles à leur égard des recherches ultérieures. Dans le dictionnaire de M. Guizot, le mot malheur fait partie de deux articles : on le trouve ici à côté d’accident et de désastre, là avec calamité et infortune. La lecture de ces deux articles apprend bien la différence qu’il y a entre malheur, accident et désastre, d’une part ; entre malheur, calamité et infortune, de l’autre ; mais non pas celle qui existe entre accident et désastre, d’une part, calamité et infortune, de l’autre, ;et c’est ce que l’on connaîtrait, si des deux articles on n’en eût fait qu’un où les cinq mots, malheur, accident, désastre, calamité et infortune eussent été traités ensemble et caractérisés chacun par rapport à tous les autres [6]. A cet égard il faut suivre un procédé tout contraire à celui de Laveaux, c’est-à-dire tendre à la synthèse et non pousser à l’analyse. Ayant à distinguer les huit mots synonymes, alarme, terreur, effroi, frayeur, épouvante, crainte, peur, appréhension, Laveaux compare successivement chacun d’eux avec tous les autres, ce qui lui fournit matière à soixante-quatre articles différents. C’est une méthode on ne peut plus mauvaise qui oblige à de perpétuelles redites et qui trouble l’esprit en dissipant sans fruit son attention. Si on avait à distinguer huit soldats de différentes armes, qui s’amusent à comparer chacun d’eux à tous les autres, aurait sans doute bien du temps à perdre.

Quelle peut donc être dans nos éditeurs la raison de ce respect superstitieux pour des œuvres si diverses, où nécessairement le faux se trouve parfois à côté du vrai ? Ne serait-ce pas que, les considérant comme des modèles d’un genre littéraire, modèles consacrés par une longue approbation, on se croirait coupable et comme sacrilège d’y changer quoi que ce fût ? Mais qu’on ne s’y trompe point : nos éditeurs se permettent cette irrévérence : ils ne se réduisent point au rôle pur et simple de rapporteurs ; ils font souvent acte d’indépendance bon gré malgré ; tant ils se sentent à l’étroit dans les limites d’une tâche si infructueusement servile. Ainsi, parmi les synonymes répandus dans l’Encyclopédie, ils recueillent les uns et négligent les autres, apparemment parce qu’ils jugent ceux-là bons et ceux-ci mauvais. Et ce qu’ils jugent mauvais, un autre le trouverait peut-être bon ; un autre accorderait peut-être une place à ce qu’ils ont exclus, et par exemple, aux synonymes, embrassement et embrassade, fleuve et rivière, soupir, sanglot, gémissement, etc. ils retranchent deux articles contenus dans Beauzée ; ils en donnent de l’Encyclopédie que Beauzée avait omis. Quelquefois deux synonymistes étant arrivés sur un même article, enchaînement et enchaînure, par exemple, au même résultat, ils suppriment le travail de l’un des deux. M. Guizot, en particulier, substitue un article, Logique, dialectique, de sa façon à celui de Roubaud qu’il juge sans doute indigne d’être rapporté. N’est ce pas, d’ailleurs, s’attribuer sur ses auteurs le droit le plus étendu que de les faire connaître seulement par extraits, comme on le pratique constamment à l’égard de Roubaud ? N’est ce pas les mutiler ? N’est- ce pas pécher contre la fidélité historique à laquelle on paraît tenir si fort ? Donc, puisqu’il faut toujours en revenir à soumettre à sa propre appréciation les écrits anciens qu’on entreprend de renouveler, à s’établir juge de leur valeur, autant vaut le faire d’une manière ouverte et indépendante : on ne donne rien de plus à l’arbitraire et le public y gagne beaucoup.

Avec ce respect pour les noms et pour les admirations du passé on se condamne à n’estimer que la forme et la lettre dans des matières où le fond et l’esprit méritent seuls attention. D’où il s’ensuit une conséquence funeste relativement aux travaux dont l’éditeur dispose, c’est qu’il ne lui est pas permis d’en tirer tout le parti possible. Nos synonymistes, même les meilleurs, ne rencontrent pas toujours juste : parmi leurs distinctions, il s’en trouve d’évidemment mauvaises ou faibles ; néanmoins on les reproduira par égard pour des écrivains si considérés. Pareillement, si deux synonymistes traitant un même sujet ont obtenu pour résultat la même différence, on devra préférer le travail du plus célèbre, bien que celui de son rival lui soit peut-être supérieur sous plus d’un rapport. Ainsi des synonymes de Girard plusieurs ont été refaits avantageusement, et pourtant sans changement fondamental, par l’Encyclopédie : les idées y sont exprimées d’une manière plus philosophique ou plus appropriée à notre temps, les exemples mieux choisis ; n’importe, on privera le public de ces perfectionnement, on donnera la préférence à la forme ancienne sur la forme nouvelle uniquement pour rendre hommage à la gloire de Girard Que si ce maître habile, mais non pas infaillible, se trouve sur un point combattu quelque part, dans Roubaud, par exemple, soit directement, soit par occasion, on rapportera peut-être la réfutation, mais quelque concluante qu’elle soit, elle n’empêchera pas de rapporter aussi l’article convaincu de fausseté. A plus forte raison ne daignera-t-on point prendre conseil des synonymistes étrangers. Que de lumières cependant on pourrait leur emprunter !Tous ont commencé par imiter Girard en distinguant les synonymes de leur langue correspondant à ceux de la nôtre que Girard avait distingués ; mais ils l’ont seulement imité, et parfois à ses observations ils en ajoutent dont l’examen doit faire revenir sur les premières. L’avantage est bien plus évident quand il s’agit de synonymes qui n’ont point encore été traités chez nous. Contre cette réciprocité de services entre les langues on objectera, nous le savons, la différence de leur génie particulier Mais cette différence n’est pas si grande que les synonymistes de deux nations ne puissent au moins se donner des avis. S’il faut user de ce moyen avec précaution, ce n’est pas une raison pour se l’interdire. Les mots main et écriture sont synonymes dans le sens où l’on dit d’un homme qui écrit bien, qu’il a une belle main ou une belle écriture. Nos synonymistes ne les ayant point encore examinés, celui qui voudra le faire trouvera dans l’article d’Eberhard intitulé Hand, Schrift, d’utiles indications ;car pour qui sait un peu d’allemand, il est évident qu’il y a entre les deux mots des deux langues une correspondance parfaite. On ne consultera pas sans fruit le même écrivain relativement aux différences à établir entre être et se trouver, assister et être présent, et une foule d’autres synonymes pour nous encore indistincts.

Voilà donc ce qui devient le riche héritage de synonymes transmis par le XVIIIe siècle au XIXe . Au point où en était cette étude, il eût fallu les fondre dans un dictionnaire, tel que l’entendait Beauzée, c’est-à-dire, dans un livre bien ordonné, où ils fussent tous rangés en familles en raison de leur idée générale. On ne le fit pas. On se contenta d’en donner la collection sans utilité pour le public, déguisant sous l’ordre alphabétique le plus complet désordre. Mais l’œuvre d’organisation, qui doit mettre en valeur tous ces travaux partiels et divers, ne saurait être plus longtemps ajournée. Le besoin s’en fait d’autant plus sentir, que le nombre des synonymes expliqués augmentant, il se trouve aussi plus d’articles qui se rencontrent, qui se contredisent ou font double emploi. Nous n’avons pu manquer d’éprouver ce besoin, nous surtout qui, outre les essais déjà connus et ce qu’y ont ajouté M. Guizot et Laveaux, avons eu à notre disposition les synonymes de Condillac et ceux de Leroy, sans compter les synonymes latins de Doederlein, les italiens de Romani et les allemands d’Eberhard, dont on peut souvent faire et dont on n’a jamais tenté de faire à notre langue une heureuse application. En conséquence, nous avons pensé que, mettant à profit tout ce qui avait été produit en ce genre, en France principalement, nous devions substituer enfin à une compilation informe, composée de pièces de rapports et contenant des articles disparates, contradictoires, dont les auteurs suivent, les uns une pratique, les autres une autre, un livre fait sur un même plan et d’une seule main, lequel se distinguât surtout par l’ordre et par la distribution régulière des mots.

L’importance et la nécessité de cette amélioration ne sauraient être contestées. Tout concourt à les démonter, le raisonnement, l’histoire des travaux qui ont eu pour objet la synonymie française, et les défauts des compilations confuse qui, dans ces derniers temps, ont usurpé le titre de dictionnaires des synonymes Placé dans les condition où nous sommes, le synonymiste qui voudra fonder un véritable dictionnaire et reproduire utilement pour le public tout ce que contiennent de vrai les ouvrages de ses devanciers, en y ajoutant lui-même, devra donc s’appliquer non-seulement à ne porter son attention que sur des mots vraiment synonymes, mais encore à ne les distinguer qu’après les avoir disposés par familles, suivant leurs ressemblances et leurs différences génériques.

 

3° Définir chaque famille.

 

Nous avons donné des règles pour aider à reconnaître les mots vraiment synonymes. Nous avons insisté sur l’obligation de coordonner ceux-ci, d’en former autant de familles qu’il y a d’idées générales où ils se rencontrent. Il est ensuite un troisième point, qui mérite d’être signalé avec un égal soin et à l’égard duquel le synonymiste ne saurait se permettre la moindre négligence : c’est que chaque famille doit être définie d’abord par l’indication de l’idée générale, commune à tous les mots qui en font partie.

Sans cette précaution, c’est-à-dire, si on ne commence par indiquer la ressemblance des mots, par s’en pénétrer, on s’expose à s’égarer dans leur distinction, à perdre de vue la vraie difficulté, à oublier le rapport sous lequel les mots donnés se rapprochent et demandent à être distingués, et insensiblement on en vient à les considérer sous un rapport, sous lequel ils ne se ressemblent point du tout, et sous lequel il n’est pas à craindre que personne les confonde. On dit également d’un homme borné, que ce n’est point un génie et que ce n’est point un aigle. Si, pour déterminer la différence des deux locutions, vous vous contentiez de remarquer qu’un génie est une sorte d’esprit ou de demi-dieu, tandis qu’un aigle est un oiseau, vous vous méprendriez étrangement sur la tâche du synonymiste, et il en résulterait pour le lecteur une mystification des plus désagréables. Avec la belette, ennemie des souris, la chauve-souris soutient qu’elle n’est point souris, et elle prétend n’être point oiseau devant la belette irritée contre les oiseaux. C’est une rusée. Le synonymiste ne doit point l’imiter, s’il veut être de bonne foi avec lui-même et avec le lecteur. Qu’il fasse voir que la chauve-souris, étant souris, se distingue néanmoins des animaux de la même famille, et qu’étant oiseau, elle a parmi les oiseaux des caractères particuliers. Deux mots synonymes étant donnés, se trouvent entre eux dans le rapport de deux cercles conjoints (fig. 3). Gardez vous de supposer dans votre explication, que leur rapport est celui de deux cercles séparés (fig. 2), car personne n’aurait besoin de votre distinction, vous vous donneriez une peine inutile.

C’est faute d’indiquer expressément l’idée commune aux mots synonymes, que nos philologues les plus éminents en cette matière n’ont pas su éviter le danger dont il est question. Moyennant cette précaution, Girard se serait aperçu qu’il n’est aucunement besoin de faire voir ce qui sépare les mots ménage et ménagement, car ils sont trop différents pour que personne courre risque de les employer l’un pour l’autre, le ménage consistant à ménager ses richesses, ses revenus, et le ménagement consistant à ménager les hommes, à les traiter avec égard et sans brusquerie. Ailleurs, ayant à distinguer les verbes appeler et nommer, au lieu de les considérer dans le sens où ils sons synonymes, c’est-à-dire, où tous deux s’emploient pour, dire ou donner un nom, il se borne à marquer ce qui les caractérise quand ils ne sont point synonymes, quand l’un signifie, dire le nom pour faire venir à soi, ou même inviter à venir à soi sans dire le nom, tandis que l’autre s’entend de l’action d’imposer un nom, de désigner par le nom. Ce n’est pas là instruire le lecteur ;c’est lui donner le change ; ce n’est point résoudre la question, mais l’étudier, parce qu’on n’a pas pris soin de la poser d’abord. Le même synonymiste commet la même faute aux articles affecter et se piquer, décider et juger, décision et résolution, lourd et pesant

En négligeant de déterminer les traits de ressemblance des mots synonymes, on tombe aussi d’ordinaire dans un inconvénient qui n’est guère moins fâcheux et qui consiste à mettre dans les explications quelque chose de louche et de vague. Les explications sont trop étendues, elles embrassent toute la compréhension des mots donnés, au lieu d’arrêter l’esprit sur le seul point de vue où ils semblent se confondre. Il en résulte pour le lecteur une idée confuse, plus confuse quelquefois qu’avant la distinction ; ne sachant pas dans quel sens les mots sont synonymes, peut-il comprendre nettement comment ils diffèrent néanmoins dans le sens même où ils sont synonymes ? Et pour emprunter un exemple à l’homme le plus illustre qui se soit occupé de ces recherches, c’est la cause pour laquelle l’article Illusion et chimère de M. Guizot laisse à désirer sous le rapport de la clarté.

Parmi les synonymistes français, Girard, Roubaud et Condillac signalent rarement l’idée commune aux termes à comparer. Loin de se soumettre pour sa part à cette exigence, il arrive souvent à M. Guizot de retrancher, comme inutiles sans doute, les définitions de Beauzée. Beauzée, esprit logicien et pratique avant tout, mettant au-dessus de tout l’ordre et l’utilité, est le seul avec Leroy qui ait senti combien il importe de fixer tout d’abord l’état de la question en déterminant précisément en quoi et sous quel rapport se ressemblent et vont être considérés les mots qu’on entreprend de distinguer : tous les articles signés de lui commencent par une définition. De même le dictionnaire allemand d’Eberhard ne contient pas un seul groupe de termes synonymes qui ne porte en tête et ne présente d’abord au lecteur leur titre commun de parenté.

 

4° Ordre des familles.

 

Les familles une fois formées et définies, il s’agit de savoir dans quel ordre il faudra les ranger. La perfection consisterait à les disposer de manière que chacune se trouvât entre les deux avec lesquelles elle aurait le plus d’analogie, c’est-à-dire, dont les termes ressembleraient assez aux siens quant au sens pour qu’on fût tenté de les regarder comme synonymes. L’affinité qui lie ainsi essentiellement les familles les unes aux autres s’apercevrait sans peine, grâce à leur rapprochement ; et il suffirait, pour en saisir les différences, de jeter un coup-d’œil sur les définitions placées à leur tête. Ici encore c’est Beauzée qui a donné l’exemple en essayant de classer les articles de Girard d’après leur analogie ou leur opposition, double point de vue qui peut servir, dit-il, à jeter quelque lumière sur les objets qu’on traite. Mais, tout bien considérer, cet ordre ne saurait être suivi à la rigueur : on n’arriverait en s’y conformant qu’à un enchaînement plus ou moins factice et systématique. D’abord par quelle famille commencerait-on ? Aucune raison bien décisive ne pourrait déterminer en faveur de celle-ci ou de celle-là. Ensuite, après avoir ordonné de la sorte trois ou quatre familles de synonymes analogues, on n’en trouverait souvent plus qui eussent avec elles de rapport un peu prochain ; le fil se romprait alors nécessairement : de fréquentes solutions de continuité seraient inévitables. Beauzée a senti, mais non pas résolu la difficulté. De tous les articles de Girard celui qu’il place le premier est celui qui vient le premier dans l’ordre alphabétique, et c’est aussi à l’ordre alphabétique qu’il a recours quand il éprouve l’embarras de n’avoir plus de familles un peu semblables aux précédentes : il ne cherche point à dissimuler la lacune en établissant des rapports forcés ; il commence une toute autre série de synonymes. Or, puisqu’il faut toujours en revenir à l’arbitraire et à l’accidentel, et que l’appréciation des rapports entre les familles dépendant de la manière de voir de chacun doit être diverse et incertaine, autant vaut s’en tenir invariablement, pour le classement des familles, à l’ordre alphabétique. Quand on a eu soin d’énoncer d’abord l’idée générale caractéristique de chaque famille, il y a peu d’inconvénient à tenir séparées celles qui ont entre elles la plus grande analogie ; car, s’il arrivait à quelqu’un de confondre les termes appartenant aux unes et aux autres, il n’aurait, pour se détromper, qu’à consulter les définitions initiales des unes et des autres, ce qui est toujours facile, quelque distance qu’on ait mise entre elles.

 

5° Ordre des mots dans chaque famille

 

Maintenant, comme parmi les mots dont se compose chaque famille, il yen a toujours qui commencent par des lettres différentes, dépendra-t-il entièrement du synonymiste, en faisant passer au premier rang celui-ci ou celui-là, de placer la famille entière à telle ou telle lettre ? En théorie et à la rigueur ce serait lui accorder une trop grande liberté. Tout mot n’est pas également propre à figurer à la tête d’une famille ; ce doit être le privilège exclusif de ceux qu’on emploie le plus communément et qui expriment le genre dont leurs synonymes désignent les espèces ou les variétés :ainsi tous les termes significatifs de l’erreur doivent former une famille, qui aura pour chef le mot Erreur, et mot méprise, ou bévue, ou malentendu, ou préjugé, etc. Toutefois, cette règle est assez peu importante, et, pour notre part, nous ne l’observerons pas toujours. Il faut ajouter aussi qu’on aurait souvent bien de la peine à décider lequel de deux ou de plusieurs mots synonymes est le plus dépourvu de nuance spéciale, et le plus courant ou le plus fréquemment utilisé.

 

6° Méthode de distinction des synonymes grammaticaux simples ou composés, des synonymes étymologiques, des synonymes mixtes, et de ceux qui différent surtout parce qu’ils tirent leur origine de langues différentes.

 

Mais c’est assez parler de méthode par rapport à l’ensemble, il faut maintenant en traiter par rapport aux détails. Après avoir réglé le travail préparatoire et d’organisation qui constitue la première partie de la tâche imposée au synonymiste, il faut aussi prescrire la manière dont il doit procéder pour opérer entre les synonymes de chaque famille des distinctions toujours vraies.

Or, les synonymes dont se compose chaque famille peuvent être de trois sortes, eu égard à la nature de leurs différences : ou grammaticaux, comme variation et variété, imposition et impôt, improuver et reprouver ; ou . étymologiques, comme bête et sot, esprit et génie, ou tout ensemble grammaticaux et étymologiques, comme douleur et souffrance, heureux et fortuné, révéler et proclamer.

Les synonymes grammaticaux se divisent à leur tour en deux espèces, les uns simples, les autres composés, suivant qu’ils diffèrent par une seule circonstance grammaticale, le commencement, la terminaison, le nombre, l’article, etc. ou bien par plusieurs de ces circonstances à-la-fois. Les synonymes grammaticaux simples font la matière du présent traité. Nous avons ci-dessus indiqué la méthode à suivre pour en découvrir sûrement les différences, et ces différences étant lui-même, le dictionnaire ne fera que les rappeler, au besoin, se bornant à renvoyer pour les détails à l’endroit du traité où elles se trouvent. Que si dans le premier volume avaient été omis quelques synonymes grammaticaux simples, les règles de distinction qui y sont établies fourniraient toujours le moyen d’en saisir promptement les traits caractéristiques. Il suffit également de consulter ces mêmes règles pour trouver en quoi diffèrent quant à la signification les synonymes grammaticaux composés. Veut-on savoir, par exemple, les nuances distinctives d’abaissement et de bassesse, d’assujettissement et de sujétion, on y parviendra sans peine par la connaissance des valeurs assignées dans le traité à la préfixe a ou ad et aux désinences ment et esse, d’une part, ment et ion, de l’autre. Sur quoi il est à propos de remarquer que les synonymes de cette sorte, du reste peu nombreux, tirent leur principale et souvent leur unique différence d’une seule des circonstances grammaticales qui les caractérisent extérieurement, l’autre ou les autres n’exerçant sur leur acception aucune influence notable C’est pourquoi plusieurs, tels que quitté et acquitté, insigne et signalé, sanglant et ensanglanté,. où la valeur de la préfixe a été négligée, ont pu être admis dans le livre consacré aux synonymes grammaticaux simples.

Passons enfin à la méthode de distinction applicable aux synonymes étymologiques ou à radicaux divers. Et d’abord, la divisant en deux parties, l’une d’investigation, l’autre d’exposition, suivant qu’elle apprend à trouver les différences ou à les faire connaître et comprendre, commençons par la considérer sous le premier point de vue.

Si le dictionnaire ordinaire définissait convenablement les mots, il serait facile de les distinguer, même alors qu’ils se rencontrent en une idée commune. Comme les définitions contiendraient la valeur essentielle, en comparant, en développant et en pressant les définitions de deux ou plusieurs mots synonymes, à quelque degré qu’ils fussent, on parviendrait toujours à reconnaître en chacun une spécialité de signification. Car ce qui convient au tout convient nécessairement à la partie, ou, autrement dit, on peut juger d’une acceptation particulière d’un mot par son sens général. Deux termes synonymes sont entre eux comme les cercles A et I (fig. 4) : ils ont une partie commune C ; mais malgré cette rencontre de leur compréhension, la partie commune se ressent des caractères particuliers à chacun des deux termes en vertu de sa valeur naturelle ; elle a un tour, un air, an aspect différent suivant qu’on l’exprime par l’un ou par l’autre. Le sens, tel qu’il résulterait d’une bonne définition, par cela même qu’il serait essentiel, devrait se réfléchir et se retrouver dans toutes les acceptations du mot.

Mais à cet égard, loin que le synonymiste puisse compter sur les dictionnaires ordinaires, son travail doit avoir, entre autres effets, celui de suppléer à leur insuffisance et à leur inexactitude. Puisque les dictionnaires font défaut en ce qui concerne les valeurs propres et naturelles, c’est au synonymiste à y pourvoir, et c’est à quoi il doit travailler avant tout, puisque c’est de là seulement que peut jaillir la lumière. Donc il examinera chaque mot en lui-même, isolément, s’efforçant d’en découvrir la signification essentielle, et le moyen qu’il emploiera d’ordinaire sera l’étymologie. L’étymologie, en effet, donnant le sens primitif et radical, lequel est presque toujours identique au sens propre ou essentiel, conduit à de bonnes définitions, point de départ nécessaire de toutes les recherches qui ont pour objet les synonymes de ce genre. Telle est la méthode de Roubaud : elle consiste, comme il le dit lui-même, « à tirer les différences qui distinguent les termes synonymes de leur sens propre et naturel par le moyen de l’étymologie). »

Il y a deux sortes d’étymologie qu’il ne faut pas confondre : l’une, positive et réservée, se tient, autant que possible dans les limites des la langue à laquelle appartient le mot donné ; l’autre, aventureuse et conjecturale, lui cherche des analogues dans les langues étrangères, d’où elle tire des inductions presque toujours fantastiques. La première a été pratiquée par Doederlein, la seconde par Roubaud ; et ce qui prouve déjà combien la première est préférable à la seconde, c’est le succès inégal de ces deux philologues pour ce qui regarde la partie étymologique de leurs ouvrages. Au reste, on s’explique aisément pourquoi leur valeur n’est pas la même. Toutes choses égales d’ailleurs, l’opinion qui rapporte un mot à un autre mot de la même langue, est toujours plus probable que celle qui le tire d’un mot d’une autre langue, surtout si cette dernière est très ancienne, comme le sanscrit ou le celtique ; car rien de plus concevable et de mieux attesté historiquement que la transformation et le développement des mots de chaque langue en particulier, tandis que souvent les rapports de parenté sont obscurs et douteux entre telle langue moderne et telle langue ancienne dont on la rapproche. Ensuite, les deux dérivations fussent-elles vraisemblables au même degré, la première fournirait une instruction plus sûre, on pourrait plus hardiment conclure du sens originel ou primitif au sens essentiel ou propre. En effet, les mots éprouvent souvent de graves changements en passant d’une langue à une autre. Ainsi, nos mots humanité et industrie n’ont plus le sens des mots latins humanitas et industria, d’où ils tirent leur origine.

Ce n’est pas à dire cependant que les mots conservent une signification invariable tout le temps qu’ils sont employés dans la même langue : ils s’altèrent moins fréquemment, moins profondément, mais ils s’altèrent ; ce qu’ils représentent à une certaine époque n’est plus exactement ce qu’ils représentaient à une époque précédente : autre temps, autres mœurs et autres usages ;autres mœurs et autres usages, autres acceptions attachées aux mots qui s’y rapportent. Nos expressions, bel esprit, honnêtes gens, brave homme, gentil, prude, libertin, pédant et pédagogue n’ont pas toujours eu leur signification d’à présent. C’est pourquoi, lorsque le synonymiste est arrivé à une étymologie certaine, soit en recourant à une langue étrangère, soit en restant dans les limites de la même langue, il doit faire la valeur primitive à déterminer la valeur propre qu’après avoir vérifié la première par l’histoire du mot, par la connaissance des modifications qu’il peut avoir subies à différentes époques.

Il y a plus : il n’est pas besoin, pour avoir le sens d’un mot dans une certaine application, de l’examiner dans toutes les autres, afin d’apercevoir ce qui s’y trouve de commun et d’en former l’idée ou le type dont le mot est le signe ; il suffit parfois d’en constater la valeur précise dans une seule de ses autres applications, et alors, au lieu d’éclairer la partie par le tout, une acception particulière par la signification générale, on éclaire une partie par une autre, on interprète une acception singulière par une autre, se fondant sur les rapports communs que les acceptions d’un même mot ont nécessairement ensemble. C’est ainsi qu’à chaque instant on puise dans la considération du sens propre et physique des indications relativement au sens figuré et moral ; d’autres fois même le contraire a lieu, c’est le figure et le moral qui révèlent les caractères distinctifs du propre et du physique.

Enfin, un dernier moyen d’instruction consiste dans la connaissance des onomatopées, c’est-à-dire des mots qui rappellent, par leur son, les objets ou les actions qu’ils désignent. Mais, outre qu’il est rarement praticable, on ne doit s’en servir qu’avec une précaution, car il n’en est pas qui prête davantage à l’arbitraire et aux conjectures forcées.

Ce travail préparatoire achevé, chacun des mots synonymes pris séparément ayant été ramené à se valeur propre, ou tout au moins éclairé par l’une de ses acceptations, la distinction doit s’opérer avec une grande facilité. Un simple rapprochement fera ressortir les influences diverses exercées sur l’idée commune par des termes dont les propriétés seront désormais évidentes : il ne restera plus qu’à justifier et à corroborer par l’usage les différences ainsi obtenus

L’usage parlé ne saurait faire autorité : ou il est insaisissable, ou rien ne prouve que celui que chacun est à portée de recueillir soit le plus général et qu’il ait des chances de durée ; d’ailleurs, au point de vue où nous nous sommes placé, nous ne pouvons faire cas que de l’usage écrit. Nous travaillons pour l’instruction des contemporains, en puisant nos leçons dans les monuments d’une langue fixe, soit qu’elle doive longtemps encore continuer à être en vigueur, ou bien se défigurer promptement au point de devenir simplement . classique et de n’être plus étudiée qu’a titre de la langue morte. Tous les écrivains que nous consultons ont vécu avant le XIXe siècle ; en deçà du XVIIIe; nous ne reconnaissons point de guide, si ce n’est le dictionnaire de l’Académie, pour ce qui regarde les phrases usuelles qui ont cours depuis longtemps. Du reste, avec cette manière toute positive et tout empirique de concevoir la tâche des synonymistes, l’emploie des citations acquiert une importance qu’il ne pouvait avoir jusque-là. Il ne s’agit plus, comme au temps de Girard, de deviner par goût, et à force de sagacité, l’usage actuel, mais de constater par la pratique des grands maîtres, et les pièces en main, l’usage ancien, qu’il soit ou non passé présentement ; il s’agit de faire pour la langue française ce que Doederlein vient d’exécuter avec tant de bonheur pour la langue latine. En assurant à cette étude le caractère et l’avenir d’une science, Roubaud et M. Guizot ont vu combien elle devait s’appuyer sur des exemples tirés des écrivains classiques ; mais à cet égard, le dernier n’a donné que le précepte, et si le premier y a joint l’application, ce n’a jamais été d’une manière large et générale ; il était trop préoccupé des détails de l’étymologie et de sa polémique avec les précédents synonymistes, pour produire autre chose que des échantillons en tout genre.

L’usage peut être ou commun ou particulier, ou renfermé dans des phrases et des locutions partout reçues et employées, ou emprunté de tels ou tels auteurs célèbres. Comme il rend au philologue un service inégal sous ces deux formes, il convient d’en traiter séparément.

L’usage commun fournit une instruction plus décisive ; il ne vient pas seulement à l’appui des différences trouvées, il peut aussi en faire découvrir qui jusque là demeuraient cachées. Lorsqu’on connaît la différence générale de deux termes synonymes, on sait dans quels cas on doit employer l’un et l’autre exclusivement. Mais réciproquement, si on parvient à constater des cas où l’un soit de rigueur et l’autre impossible, avec un peu de réflexion on apercevra l’idée accessoire qui rend le premier seul capable de figurer dans ces cas, et partant, sa valeur propre en général C’est pourquoi il faut rechercher avec soin les idiotismes, les phrases faites et les locutions proverbiales dans lesquelles entre un mot donné : comme il ne peut y être remplacé par aucun synonyme, le sens entier de la phrase en révélera la raison, et cette raison révélera le caractère propre du mot. Ainsi, on dit communément : qui aime bien châtie bien, et l’usage ne souffre pas que dans cette locution on substitue punir à châtier : d’où il est permis de conclure que la raison de ce privilège attribué à châtier se trouve dans son vrai sens, qui est apparemment infliger une peine pour rendre meilleur et empêcher de retomber en faute. On dit, des tours d’adresse et non de tours de capacité ou d’habileté : donc l’adresse signifie un trait, quelque acte particulier, tandis que la capacité et l’habilité ont rapport à de longues séries d’actes, à la conduite de toute une affaire compliquée ou de tout un ordre d’affaires. On dit point, agir indolemment, paresseusement, comme en dit, agir nonchalamment et négligemment : c’est une preuve que l’indolence et la paresse font qu’on n’agit pas, tandis que la nonchalance et la négligence font qu’on n’agit pas convenablement. On est indifférent ou insensible à quelque chose ; on ne dit pas de même, apathique ou indolent à quelque chose : donc l’indifférence et l’insensibilité ont quelque chose de plus déterminé, de plus accidentel, de plus relatif, et l’apathie et l’indolence sont plus générales et absolues ; ce sont plutôt des défauts du caractère, des qualités permanentes, considérées en elles-mêmes et indépendamment de toute application. On a de l’antipathie, on prend en aversion : par conséquent, l’une a son principe dans le tempérament même, et l’autre tient à des habitudes contractées, à des associations d’idées ; on s’en rend compte, on voit quand et pourquoi elle a commencé.

En consultant l’usage particulier, on veut seulement s’assurer et faire voir que les bons écrivains ont employé les termes avec les différences qu’on vient de leur assigner; moyen de vérification dont il faut bien peser la valeur . Si un auteur estimé place une expression de manière à lui donner visiblement la nuance proposée, il en résulte, en faveur de la réalité de celle-ci une forte présomption, étant probable que l’auteur a fait un choix, a agi de dessein formé. Néanmoins, comme cela n’est que probable, comme peut-être, dans les mêmes circonstances, le même auteur ou un autre, au su ou à l’insu à du synonymiste, s’est servi plusieurs fois d’une autre expression, ce que le lecteur peut toujours soupçonner, les citations ne sont tout-à-fait concluantes que quand les termes synonymes s’y trouvent ensemble avec les rapports d’opposition qui viennent d’être mis entre eux . On distingue ; je suppose, l’antipathie et l’aversion de la haine, en disant que les deux premiers mots expriment des sentiments, des mouvements de l’âme intransitifs, et le troisième une passion ou un mouvement de l’âme irritée, qui sort d’elle même et se porte contre la personne de l’objet. Deux passages d’écrivain considérables confirment pleinement cette opinion. Les Femmes savantes de Molière déclarent que, "par une antipathie ou juste naturelle, elles ont pris une haine mortelle contre certains mots"; "ce qui transforme l’aversion en haine, dit de son côté J.-J. Rousseau, c’est l’intention manifestée de nous nuire". Voilà les exemples auxquels il faut s’attacher par préférence: eux seuls ne laissent aucun doute sur le sentiment de l’auteur dont le témoignage est invoqué.

A la vérité, l’usage commun l’emporte toujours sur l’usage particulier, par la raison que, en matière de langage, l’autorité vaut toujours mieux que l’autorité d’un seul ou de quelques-uns . Toutefois lorsque l’usage particulier est aussi formel que nous venons de le faire voir, il mérite qu’on en tienne grand compte, et alors il peut aussi passer non seulement pour un contrôle, mais encore pour un moyen de découverte qu’il faut employer concurremment avec les premiers, l’étymologie et la considération d’une, de plusieurs ou de toutes les applications du mot, autre que celle qui est en question. Beauzée a donc tord, à notre avis, de partager la tâche qui a pour objet la formation d’un bon dictionnaire des synonymes entre deux classes de savants, les uns assignant avec précision, comme Girard, les caractères distinctifs des synonymes, les autres recueillant les preuves de fait, que leurs lectures pourrons leur présenter de nos meilleurs écrivains, de la différence qu’il y a entre plusieurs synonymes de notre langue. Ce sont là deux opérations très souvent nécessaires l’une à l’autre, qui doivent être faites simultanément et par les mêmes hommes.

Mais il a raison d’ajouter qu’il faut s’attacher surtout aux phrases où les auteurs n’ont pensé qu’à s’exprimer avec justesse, et qu’il faut spécialement compter sur les auteurs les plus philosophes, et préférer ceux de leurs ouvrages qui sont les plus philosophiques. D’où il suit que les poètes doivent avoir, sous ce rapport, un crédit assez médiocre: la plupart, comme on le sait, regardent moins souvent, dans le choix des mots, à leur justesse, qu’à l’harmonie, à la mesure et à la rime.

Une fois que les différences sont trouvées et justifiées, il s’agit de les présenter de manière à porter dans les esprits la lumière et la conviction; dernière partie de la tâche, qui a aussi son importance et ses difficultés. Deux méthodes y peuvent être suivies: l’une, dogmatique et succincte, cherche à frapper d’abord par une formule nette, tranchante, catégorique, où les mots sont mis dans une opposition aussi grande que possible, sauf à y ajouter des développements et des preuves; l’autre, analytique et descriptive, ne donne le résultat qu’en forme de conclusion, et après avoir reproduit tout au long le travail qu’il a fallu pour y arriver. La première dont Girard offre le modèle, est plus commode, plus satisfaisante pour le lecteur et plus propre à l’éclairer; mais elle donne lieu à de perpétuelles antithèses, qui peuvent dégénérer en jeux de mots. La seconde, qui est celle de Roubaud, a moins de charmes; mais elle inspire plus de confiance, en faisant participer le lecteur à toutes les recherches, en ne l’amenant que pas à pas à admettre l’opinion de son guide. Cependant, tout bien considéré, cette dernière nous paraît inférieure parce qu’elle a pour écueil ordinaire, presque inévitable, la diffusion, et que la diffusion engendre trop souvent la confusion, défaut capital dans de pareils ouvrages. Au surplus, la réserve qu’elle affecte n’est qu’apparente, l’auteur ayant son idée toute faite dès l’abord; et la plupart des lecteurs ne se soucies guère de suivre lentement le synonymiste dans tous ses tâtonnements, dans toutes les voies qu’il est obligé d’essayer.

Mais la simple énonciation des différences, quelque précise et significative qu’elle soit, sera parfois insuffisante à rendre avec exactitude des nuances nécessairement délicates. Il faudra donc insister; il faudra citer des phrases où chacun des termes synonymes figure avec le caractère qui lui est assigné, et où l’on sente bien qu’il convient seul. Tous les synonymistes le pratiquent ainsi. Mais, comme ils composent eux-mêmes ces phrases, on a toujours lieu de craindre qu’il ne soient pas les interprètes fidèles de l’usage, qu’ils ne fassent violence au génie de la langue en l’a contraignant de se plier à des distinctions préétablies. Si de cette façon ils réussissent à expliquer leur pensée, il n’en montrent point la justesse. Il faudrait donc ici s’en tenir exclusivement à des exemples empruntés aux auteurs classiques: on n’a pas le droit de faire parler l’usage, mais seulement d’en recueillir les décisions;

On peut avoir recours à un moyen pour mettre en évidence les nuances propres des synonymes: il consiste à marquer à chacun d’eux son contraire. On distinguera, par exemple, la hardiesse du courage en disant que la première de ses qualités est opposée à la timidité, et la seconde à la crainte, de même affronter est plus opposé à fuir, et braver à trembler, à montrer de la frayeur. On lit à la fin d’un article de Roubaud : la bévue est en opposition à la prudence, la méprise l’est au choix, et l’erreur à la vérité; et dans Girard: la bêtise est l’opposé de l’esprit, la folie l’est de la raison, la sottise l’est du bon sens, l’étourderie l’est du jugement, l’imbécillité l’est de l’entendement, la stupidité l’est de la conception, l’incapacité l’est de l’intelligence, et l’ineptie l’est du génie. Mais il faut bien prendre garde que les contraires ne soient synonymes entre eux, car alors on reculerait simplement la difficulté, ou même on l’augmenterait, au lieu de l’a résoudre. Quelquefois on atteindra le même but en indiquant avec quels autres mots ceux qu’on imagine ont plus de rapports, ainsi, pour rendre saillante la différence d’imaginaire et de chimérique, on fera remarquer la ressemblance, de l’un avec faux, feint, controuvé, et celle de l’autre avec vain, sans solidité, sur quoi il ne faut faire aucun fond; ce qu’attestent les locutions, crime, péril imaginaires, et, projet, désirs, secours chimériques. Mais ces oppositions et ces rapprochements ne sauraient avoir une grande valeur qu’autant qu’ils se fondent sur des témoignages de bons auteurs.

Que si, même en commençant, alors qu’il s’agit principalement de donner l’intelligence de ses distinctions, le synonymiste doit rechercher des éclaircissements qui soient en même temps des preuves, à plus forte raison s’appliquera-t-il ensuite à justifier le résultat de son travail. Il fera connaître le sens propre de chaque mot, soit qu’il le dérive de son étymologie, soit qu’il le forme en considérant ses autres applications; enfin il citera brièvement les exemples les plus essentiels de l’usage commun ou particulier qui impliquent ou lui semblent impliquer les différences par lui signalées.

Telle est la méthode des synonymes étymologiques. Quant aux synonymes mixtes, c’est-à-dire ceux qui, outre des radicaux divers, ont pour fondement de différence des préfixes ou des terminaisons ou quelques caractères grammaticaux particuliers, leur distinction s’opère et par les moyens propres aux synonymes étymologiques et à l’aide des règles applicables aux synonymes grammaticaux . Il n’y a donc ici rien à dire qui les concerne spécialement . Nous ferons seulement à leur sujet deux courtes remarques. D’abord, il ne faut pas attacher le même prix aux différences provenants des modifications grammaticales, dont les termes synonymes sont affectés, et à celles qui à la diversité des radicaux: les premières sont en général plus légères et moins essentielles, et n’ont de grande valeur qu’au défaut des autres. Ce pendant, on aurait tort de les dédaigner dans aucun cas, a moins qu’elles ne soient manifestement futiles et superflues après d’amples instructions fournies par l’examen comparatif des radicaux. D’un autre côté, en considérant les synonymes mixtes sous le point de vue grammatical on devra s’assurer avant tout s’il n’y en a pas qui soient des radicaux purs, les autres ayant ou des préfixes ou des terminaisons significatives, et si les uns sont à bases nominales et les autres à bases verbales . Ces deux circonstances importent plus à savoir que la valeur particulière de telle préfixe ou de telle terminaison, parce qu’elles influent davantage sur le sens (voy. p. 27 et 28)

Mais il reste toute une classe de synonymes dont les principes de distinction n’ont point encore été signalés: ce sont ceux dont la principale ou l’unique différence dépend de ce qu’ils tirent de leur origine de diverses langues anciennes qui ont concouru à la formation de la nôtre . Considération qui peut être d’un puissant secours et dont les synonymistes, à l’exception de Roubaud , ont rarement tenu compte.

Trois langues ont fourni des éléments à la nôtre, savoir la langue vulgaire parlée dans les Gaules même encore sous la domination romaine, la langue latine et la langue grecque. Le gaulois ou le celtique forme comme le fond du français, le latin et le grec y ont ajouté des accompagnements et des accessoires en plus ou moins grand nombre, à des époques diverses et pour exprimer différents ordres d’idées. La part du latin surpasse de beaucoup celle du grec. Notre vocabulaire en fait foi et l’histoire en donne raison. Si on remonte jusqu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne, on trouve que les habitants des Gaules avaient conservé l’idiome national pendant que les maîtres du pays, ceux du moins qui étaient en possession de rendre la justice et d’administrer l’église, parlaient langue latine. Mais la civilisation romaine était trop supérieure pour ne pas envahir la société tout entière, et les idées religieuses et morales ne pouvaient pénétrer dans les esprits, sans que les mots, qui étaient des signes, fussent admis en même temps dans la langue . Aussi quand les débris de ces deux idiomes, d’abord séparés et coexistant l’un à côté de l’autre; se forma une langue commune destinée à devenir notre français, les éléments latins y entrèrent en foule, et leur nombre s’augmenta toujours à mesure que les lumières et l’instruction se répandirent. Mais le grec n’a exercé sur notre langue qu’une influence tardive et bornée. Jamais il n’a été parlé dans notre pays par une toute classe d’hommes, et, avant la renaissance, il était à-peu-près complètement ignoré savants mêmes malgré l’importance de Marseille, l’un des berceaux de la langue romane, et nos rapports avec la Grèce au temps des croisades . Lorsque, après la prise de Constantinople, ou un peu auparavant, la connaissance de la littérature grecque devint un peu générale en Europe, le français était en grande partie constitué, si non par la forme, du moins pour le fond. Si pourtant notre vocabulaire s’enrichit alors de termes grecs, il n’appartient point à la langue commune, et ils furent empruntés pour le service des sciences, la rhétorique, la poétique, la mythologie et la médecine, dont la naissance, la rénovation ou le progrès, datent de cette époque.

Il suit de là relativement à la synonymie française des conséquences importantes. Et d’abord, des mots latins ou grecs auront dû s’introduire à telles ou telles époques pour la désignation des choses ou d’idées déjà pourvues dans la langue vulgaire d’expressions dont l’usage sera maintenu . Or, puisque le latin et le grec sont, comme on dit fort bien, des langues savantes, c’est un principe, en cas de synonymie entre un mot d’origine celtique, gauloise, germanique ou franque, et un mot latin ou grec, que celui-ci l’emporte avec noblesse, et d’un rang plus élevé, et que souvent c’est un terme consacré ou technique. Mais la règle est un peu différente selon que le terme savant vient du latin ou du grec. Dans le premier cas, il est plus noble que le mot barbare, en ce sens qu’il se dit plutôt au moral et au figuré, et en parlant de choses grandes, considérables; ou bien c’est un terme de jurisprudence ou de liturgie, il n’a cours que dans le langage du barreau ou de l’écriture. On s’assurera de ce caractère en comparant, par exemple, inclination et inclinaison, dénigrer et noircir, imprimer et empreindre, instrument et outil, succès et réussite, inscription et écriteau, pasteur et pâtre, oblation et offrande, colombe et pigeon, porc et cochon, cheval et rosse, nativité et naissance, reliques et restes, inhumer et enterrer, suspicion et soupçon, indélébile et ineffaçable On peut voir aussi dans notre traité des synonymes grammaticaux ce que nous disons à la fin du chap. 2, liv. 3, section 1, sur certains termes de même radical, et terminés, les uns en ment, les autres en ion . Nous y supposons comme ici que de deux mots également latins celui-là l’est davantage qui reproduit plus fidèlement la forme du primitif. Le même rapport a lieu entre un mot venant de l’ancienne langue latine et un autre qui ne se trouve que dans la basse latinité, entre sacerdoce et prêtrise, par exemple. Que si deux mots synonymes sont, l’un d’origine grecque, l’autre d’origine barbare ou latine, le premier sera dit plutôt, en matière de spéculation, de littérature ou de science, le second sera plutôt du langage commun et se dira par rapport à la pratique et à la réalité. Nous devons nous borner à citer ici quelques exemples, afin de nous faire comprendre: hypothèse et supposition, hyperbole et exagération, épithète et adjectif, antithèse et opposition, antidote et contrepoison, antiphrase et contre-vérité, périphrase et circonlocution, problématique et douteux, problème et question, métamorphoser et transformer, sympathie et compassion. Ou bien, l’on se rappellera une certaine chose chez les Grecs, et l’autre cette même chose chez les Romains, comme Euménide et Furies, hymne et cantique, monologue ou dialogue et soliloque ou colloque...

Ces différences, à vrai dire, se montrent sous un jour particulier suivant les exemples, et ne sont pas les seules possibles; mais elles sont les plus considérables et les autres s’y ramènent pour la plupart. Nous ne saurions rien ajouter à ce qui vient d’être dit sur ce sujet, à moins d’entrer dans des détails qui seraient ici déplacés. Nous avons dû nous en tenir à ces généralités, ne désespérant pas d’être complet, malgré la concision nécessaire dans une pareille théorie

 

VI. Utilité de l’étude comparative des mots synonymes.

 

Quoique nous ayons commencé par établir la nécessité de ces recherches en indiquant leur objet, elles sont aujourd’hui si peu estimées ou si peu connues que c’est pour nous un devoir d’en établir les avantages particuliers .

Le premier consiste à diminuer le nombre des synonymes, en augmentant celui des termes spéciaux. Les synonymes abondent dans les langues anciennes: dans les langues modernes ils deviennent de plus en plus rares. Le domaine des expressions vagues et indéterminées, sur l’emploi desquelles il semble qu’il ne faille interroger que l’oreille, se restreint et celui des termes à signification fixe, à caractères tranchés, et qu’il y aurait de la honte à confondre avec d’autres, s’étend à proportion. En sorte que, sous le rapport synonymique comme tous les autres, les langues subissent un continuel perfectionnement en vue duquel le besoin de l’harmonie et de la variété des formes se trouve sacrifié à celui de la netteté et de la rigueur. Or, dans ce travail du temps, elles en assurent du moins les résultats en les constatant.

Toutefois, il reste et restera toujours dans chaque langue quantité de mots synonymes, c’est-à-dire de ces mots à contours indécis que les dictionnaires ne définissent pas ou qu’ils définissent les uns par les autres, parce qu’ils n’ont entre eux que des différences légères et difficiles à apercevoir. Ils composent proprement le domaine du synonymiste, et à leur égard ses ouvrages peuvent seuls être consultés avec fruit.

D’abord, en nous apprenant les nuances distinctives de ces mots sans caractères apparents, le synonymiste nous révèle, pour exprimer nos pensées, des moyens dont jusque-là nous ignorions la valeur. Ce sont des biens dont il nous enrichit, puisque, les ayant, nous ne savions pas en user, et qu’il nous enseigne à en jouir. Nous sommes loin de faire de notre langue tout l’usage que nous pourrions et que nous devrions en faire. Parmi les mots qui signifient un même ordre d’idées sous des aspects divers, nous employons ordinairement un seul dans toutes les occasions; nous négligeons de rendre la variété des nuances ; nous nous réduisons à une pauvreté volontaire ; nous finissons par ignorer nos ressources . On dirait un ouvrier, qui de plusieurs instruments propres pour un certain genre de travail prendrait toujours le même, et ne se donnerait pas la peine de choisir le meilleur et le plus commode dans les différents cas, revenant machinalement à celui dont il a l’habitude et laissant se rouiller tous les autres. Voyez le langage du peuple: les mêmes, et ce sont les plus communs, s’y reproduisent sans cesse: tels sont parmi les verbes, faire et dire. Et ce qui, sous ce rapport arrive au peuple par ignorance, arrive également aux gens instruits par négligence d’abord et ensuite parce qu’il en coûterait beaucoup de se soustraire à la routine. De là dans tous les écrits sur des sujets ordinaires un style commun, uniforme, plat, sans caractères, sans précision, sans justesse. C’est à peine si nos écrivains et nos orateurs éminents, au risque de paraître étranges et recherchés dans leur langage, s’appliquent à remplacer l’expression générale et courante par l’expression spéciale et propre. Qu’il s’agisse, dans le discours, de quelque chose de fâcheux à quoi nous sommes en proie, la plupart se contenterons et tous nous nous contentons pour l’ordinaire du mot général, malheur. Mais celui qui tient à bien dire voudra savoir s’il doit préférer adversité, infortune, misère, détresse, accident, calamité, catastrophe, désastre, revers, disgrâce, échec, traverse, mésaventure, malencontre, ou déconvenue Qu’un homme aime trop l’argent, y tienne trop, nous nous bornons tous et presque toujours à le traiter d’avare ; nous prenons sans choix l’expression la première venue, c’est-à-dire la plus commune, et nous n’examinons pas si, par rapport à l’homme en question, il ne vaudrait pas mieux nous servir des mots, avaricieux, attaché, intéressé, tenace, ladre, vilain, crasseux, sordide, chiche, mesquin, taquin. Avons nous à désigner l’action d’induire en erreur, le verbe tromper nous suffit, nous descendons rarement jusqu’aux spécialités marquées par abuser, enjôler, décevoir, surprendre, leurrer, duper, attraper, craquer, hâbler, piper, embabouiner, mystifier, berner, faire croire, faire accroire, imposer, blouser, donner le change, éblouir, fasciner. Et pourtant, suivant la remarque judicieuse de La Bruyère: «Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne; tout ce qui ne l’est point est faible et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre. »Comme il se trouve des hommes qui ne connaissent et n’acceptent volontiers de monnaies que celle de cuivre, de même il en est à qui l’instruction n’a point appris les acceptions précises des mots qui signifient une même idée chacun avec une nuance distincte: permis à ceux-là de ne faire usage que des expressions communes et courantes. Mais les expressions spéciales, caractéristiques, chargées d’accessoires particuliers, doivent-elles rester renfermées dans les trésors de notre littérature classique comme des capitaux qui n’ont plus cours? Et qui devra savoir nettement les valeurs de ces monnaies d’argent, d’or et de papiers, et les remettre en circulation, si ce n’est l’homme instruit qui pense le plus et qui prétend le plus à rendre ses pensées avec une parfaite exactitude?

Cette ignorance volontaire de tout ce que notre langue pour satisfaire aux besoins de la pensée produit les extravagances du néologisme. Au lieu de n’accuser que soi de cette pénurie réelle, on s’en prend à la langue elle-même, et au lieu d’y remédier en supprimant la cause, c’est-à-dire en se mettant à étudier et à recueillir toutes les richesses du vocabulaire, on aime mieux y suppléer par créations arbitraires ou des emprunts à l’étranger. Assurément, ceux qui se croient obligés, pour rendre leurs idées, d’avoir recours à ce fatal expédient, ne soupçonnent même pas toutes les nuances, toutes les délicatesses, toutes les variétés de signification d’une langue qui ne leur fournit pas des moyens suffisants d’expression uniquement parce qu’ils ne prennent pas la peine de les lui demander. Novateur par défaut de savoir, assez semblables à des femmes coquettes qui, possédant un assortiment d’habits de toutes formes, pour toutes les saisons et toutes les circonstances, ne laisseraient pas d’en acheter de temps en temps les nouveaux, moins bien faits peut-être et moins commodes, simplement, pour s’éviter la peine de visiter en détail toute leur garde-robe et d’en tenir un compte exact. S’ils connaissent bien la valeur des verbes fonder et protéger ou garantir, par exemple, songeraient-ils à y substituer des barbarismes tels que ceux de baser et de sauvegarder ? Et que de mots semblables sont chaque jour mis en vogue à la place des mots anciens d’une signification tout-à-fait égale, sans devoir qu’à leur nouveauté le crédit passager dont ils jouissent! Avec la cause du mal se trouve indiquer le moyen d’en arrêter le cours. C’est au synonymiste à le faire connaître et valoir. Ses travaux, en effet, tendent à rendre l’innovation désormais inutile, en montrant que la langue, sinon par l’abondance des termes, au moins par celle des acceptions qui y sont attachées, n’est impuissante à exprimer aucune des conceptions de l’esprit, si nombreuses et si fines qu’elles soient.

Ceux qui enseignent à bien dire se bornent ordinairement à donner des règles sur l’ordonnance et la composition du discours, prenant volontiers en pitié les modestes recherches de la philologie. Préoccupation et injustice d’autant plus funeste qu’elles sont générales. Sans la connaissance de l’exacte valeur des mots, on n’est point en état de les approprier aux idées, les paroles manquent nécessairement de netteté et de rigueur. Comment construire un édifice parfait, si on ignore la qualité des matériaux et qu’on apporte aucun soin à les bien choisir ? D’autre part, sans cette même connaissance on ne pénètre dans la pensée des autres que d’une manière incomplète: on ne parvient à sentir la portée et la force du discours résultant de l’assemblage des termes qu’autant qu’on a commencé par bien sentir celle des termes mêmes. C’est donc ici une condition sans laquelle on ne saurait donner ni avoir l’intelligence des idées de l’esprit, pas plus qu’on ne peut communiquer les mouvements de l’âme ou en ressentir l’effet. D’ailleurs à quoi bon se le dissimuler nous vivons à une époque où le besoin de la justesse dans les oeuvres littéraires nous a fait disparaître, ou peu s’en faut, celui de l’harmonie. Autant le fond l’emporte sur la forme, autant l’exactitude de l’expression nous semble-t-elle l’emporter sur son éclat. Nous avons promptement pris en aversion cette école formaliste, pompeuse et déclamatoire qui sous l’empire avait usurpé la faveur publique. Le dispositif a envahi jusqu’à notre littérature; elle emporte tout le reste un cachet populaire. Les esprits, la plupart occupés d’affaires, d’industrie, de commerce, d’administration, de politique, deviennent peu-à-peu insensibles à tout genre de beauté qui résulte d’une convenance parfaite entre l’idée et son expression. Jouissant plus par l’entendement que par le goût, ce qui nous plaît dans les oeuvres de l’esprit ce n’est point la splendeur des figures, la rondeur et la cadence des périodes mais plutôt l’intervention de la raison de la raison jusque dans les plus petites choses, et l’attention à ne s’abandonner jamais à l’aveugle hasard pour ce qui regarde l’emploi des mots. C’est une littérature pratique et d’hommes d’affaires qu’il nous faut. Gens calculateurs et logiciens avant tout, nous mettons au dessus de tout le plaisir de l’intelligence, celui qu’elle éprouve lorsqu’elle est satisfaite d’avoir trouvé la vérité, l’ordre, la rectitude. De sorte qu’on peut dire en général que pour nous l’art de bien parler, de parler comme il faut, se réduit à l’art de parler juste.

Mais il n’est pas besoin, pour donner du prix à l’oeuvre des synonymistes, de se prévaloir du goût général des contemporains. On risquerait ainsi de présenter comme avantage de circonstance un avantage essentiel. Tout style, pour être bon, doit réunir deux qualités principales, la clarté, et les ornements. La clarté est la qualité fondamentale, celle dont aucun discours ne peut absolument se passer, celle qui ne saurait être remplacée par aucune autre et sans laquelle toutes les autres restent sans valeur. Or, les mots ne peuvent être clair, s’ils ne sont propres et précis et ils ne seront ni propre ni précis, si on emploie inconsidérément et indistinctement ceux qui semblent synonymes. A moins de connaître leurs différences et la signification particulière de chacun, on ne saura point se servir d’expressions qui répondent bien aux pensées, on se contentera d’images vagues et d’à-peu-près, on ne dira point ce qu’il faut, on ne le dira pas comme il faut, ou on ne dira pas ce qu’il faut; par conséquent on ne sera point clair, on ne donnera de son idée qu’une copie approchante et non pas exacte, on ne la présentera pas fidèlement et complètement, ou bien qu’on y ajoutera quelque accessoire étranger qui l’obscurcira. Nous sommes heureux ici de pouvoir confirmer les assurances des synonymistes eux-mêmes par l’opinion du docteur Blair dont le cours de rhétorique (3ème partie lect. x) contient sur cette matière un long et excellent chapitre : «La plupart des auteurs, y est il dit, confondent les termes synonymes et ne sont déterminés dans l’emploi qu’il en font que par le désir de bien remplir une période ou de donner au langage plus d’harmonie ou de variétés, comme si leurs significations étaient absolument les mêmes, tandis que effectivement elles diffèrent beaucoup. Un style obscur et lâche est le résultat inévitable d’un tel abus. »Obscur, on a vu pourquoi et comment ; lâche, parce que, faute de connaître les termes propres, on est forcé de recourir à des circonlocutions qui ont au moins l’inconvénient de faire traîner et languir le discours.

Les travaux de la philologie concernant les mots réputés synonymes ont auprès du public de nos jours un autre titre de recommandation; c’est qu’ils sont destinés à composer une science tout-à-fait semblable pour la méthode aux sciences aujourd’hui les plus estimées. es sciences dites rétrospectives s’appliquent aux faits passés, comme leur nom l’indique, afin d’en tire les règles de prévoyance et de conduite pour l’avenir, ou bien aux produits instinctifs de la pensée pour en connaître les procédés et rendre désormais la pratique de ceux-ci plus éclairée et plus sûre. Par ces études si dignes d’être remises en honneur, comme par l’histoire et la psychologie, l’humanité, s’élevant à la conscience d’elle même et de ses opérations, se prépare à faire sciemment et avec pleine connaissance de cause ce qu’elle a fait jusque-là sous l’impulsion de la nature et sans direction raisonnée. Supposé que chacun de nos auteurs classiques ait toujours saisi par lui même, et dans le temps qu’il s’en doutait le moins, la valeur propre de chaque terme, de manière à l’employer à propos, il ne s’ensuivrait pas que nous eussions au même degré le sens droit qui leur servait de guide. Déjà M. Villemain a cru pouvoir dire, dans son Cours de Littérature : "On s’écarte aujourd’hui du caractère de notre langue par recherche et par ignorance. L’acception primitive des mots, leur sens natif, et partant leur vérité, leur grâce, s’est altérée, s’est effacée." Mais quand même nous n’aurions point dégénéré sous ce rapport, il ne s’en suivrait pas que le synonymiste recueillît vainement les fruits de leur sagacité pour aider les écrivains contemporains et futurs dans la même appréciation. Avant l’établissement de l’usage, pour qu’il s’établît, il a fallut qu’on eût le sentiment spontané et obscur des différences qui existent entre les mots synonymes; mais ce serait folie de nous en tenir à ce moyen peu sûr de les découvrir, maintenant que l’usage se trouve fondé. C’est de lui qu’il faut emprunter toutes faites des distinctions auxquelles on n’arriverait par soit même qu’en tâtonnant et à l’aide d’une pénétration de plus en plus rare. Ce qui a été et dû être affaire de sentiments pour nos maître dans l’art de la parole doit être pour nous affaire de réflexion. Mais ce qu’il n’a été donné qu’à l’élite d’entre eux d’apercevoir d’abord sans règles, sans études, et comme par divination, sera désormais aperçu par les esprits les plus vulgaires avec une clarté et une certitude toute scientifique, pourvu que les synonymistes ne restent pas trop au dessous de leur tâche.

Par ses distinctions, le synonymiste contribue à diminuer les disputes qui s’opposent au progrès de nos connaissances et apportent le trouble dans la société. Les mots les plus vagues, les plus susceptibles d’être regardés comme équivalant sont ceux qui représentent les idées abstraites et morales, parce qu’à celles-ci ne correspondent point d’objets dont la seule inspection puisse prévenir ou dissiper l’équivoque; ce sont précisément aussi ceux dont nous nous servons le plus souvent dans nos discours ordinaires, où ils produisent ou entretiennent des contestations sans fin. Comme ils manquent de précision et de netteté, ils sont pris en sens divers, de sorte que, plus on parle, moins on est d’accord. Parmi les philosophes, Locke est celui qui a le mieux senti ce vice et s’est le plus attaché à en combattre la cause; c’est le but principal qu’il se propose dans son Essai sur l’entendement humain, dont le troisième livre entier roule sur les mots. Mais le remède qu’il indique étant présenté dans une théorie toute métaphysique, et mêlé à des considérations générales qui l’enveloppent, n’est pas assez prochain, assez direct pour pouvoir s’appliquer aisément à chaque occasion. Il n’y a que les livres des synonymistes qui déterminent en particulier la valeur propre de tels termes, spécialement employés dans telle science ou dans telle conversation, de manière à la dégager de toute méprise provenant de ce que ces termes y auraient une valeur incertaine ou mal entendue. Sous ce rapport, ils rendent un grand service, eu égard à la gravité de la fréquence du mal. Il importe à la vérité comme à la paix du monde, que les hommes finissent par s’accorder sur les problèmes qu’ils discutent, ou sur des questions d’intérêts qui les divisent; et ce les empêche pour l’ordinaire, c’est l’ignorance où ils sont de la propriété du langage. La plus grande partie des disputes sont purement verbales et tomberaient d’elles-mêmes si, en ayant soin de définir les termes et de les réduire aux collections déterminées des idées simples qu’ils signifient, on s’accoutumait à en faire toujours un usage juste et convenable.

Comme exercice intellectuel, ces mêmes études n’ont pas une moindre importance. Outre qu’elles nous rendent attentifs sur le choix des mots et sévères avec nous mêmes, elles augmentent au plus haut point notre sagacité naturelle. L’esprit, suivant Montesquieu, consiste à connaître la ressemblance des choses diverses et la différence des choses semblables. Celui-là donc ne peut manquer d’acquérir de l’esprit, qui a l’habitude de chercher les différences fines et cachées entre les mots les plus semblables, jusqu’à paraître équivalents; il devient de plus en plus à pénétrer dans le fond des choses et à les discerner les unes d’avec les autres. Bacon (nov. org. 1, 55 ) définit aussi l’esprit philosophique et scientifique, une facilité à apercevoir les ressemblances et les différences des choses; seulement, parmi ceux qui en sont doués, les uns planant et voltigeant au-dessus des jets, en remarquant davantage les ressemblances, tandis que les autres, plus opiniâtre et fin, plus capables de méditation, s’arrêtent et s’attachent davantage à en découvrir les différences même les plus subtiles. Il n’importe guère, du reste, à quoi nos facultés se doivent adonner pour acquérir cette aptitude qui, une fois acquise, devient générale et applicable à tout et partout; témoin l’usage où nous sommes encore de développer les dispositions de nos enfants en leur faisant apprendre des langues qui ne se parlent point, et dont ils n’éprouverons peut-être jamais, hors de l’école, le besoin ni l’envie de revoir les monuments littéraires

Mais non seulement, par cette occupation plus que par tout autre, l’esprit s’aiguise, se fortifie, gagne en intensité, mais encore il en résulte pour ses connaissances un effet non moins heureux. Le synonymiste n’est point, comme on se l’imaginerait volontiers, un éplucheur de mots dont les recherches n’ont aucun rapport à la pensée. Il n’étudie pas le discours, ainsi que le grammairien, quant à sa forme, mais quant à sa matière: c’est plutôt un logicien obligé par le but même qu’il se propose à ne voir les mots que relativement aux idées dont ils sont les types. Il ne dit rien des uns qui soit sans conséquences sur les autres, et il ne saurait donner de la précision aux premières qu’il n’en donne en même temps aux dernières. Loin de rester sans profil pour l’entendement, le travail entrepris pour éclairer les termes et en marquer en quelque sorte les contours y répand nécessairement la clarté, tant le rapport est étroit entre le signe et l’idée signifiée. De là vient que les progrès intellectuels de l’enfant sont généralement en proportion de la connaissance qu’il acquiert de la valeur des mots. Veut-on par exemple, expliquer précisément la force de signification inhérente à chacun des mots, honnêteté, civilité politesse, courtoisie; ou, équité, et justice; ou, antipathie, aversion répugnance, haine inimitié, animosité, on aura moins à déterminer le sens littéral de chacun d’eux qu’à développer les caractères distinctifs de chaque qualité correspondante, d’après la propriété naturelle des termes: d’où l’on voit que le travail du synonymiste sur une famille de mots semblable revient, à vrai dire, à un court traité ayant pour objet celui qui est indiqué par l’idée commune, et que la théorie contenue dans ce traité s’obtient en interrogeant, sur la valeur particulière des mots, l’usage, l’analyse, l’étymologie, ou quelque autre circonstance purement philologique. C’est pourquoi ces sortes d’études peuvent prêter un grand secours aux sciences morales et psychologiques particulièrement.

Les mots révèlent à qui sait en pénétrer le sens la philosophie du sens commun. Sous le rapport intellectuel et moral, s’y trouve déposée la sagesse des nations. Les actes et les capacités de l’esprit, les passions les penchants, les qualités du caractère, font le sujet de presque toutes les pensées depuis que l’homme réfléchit, à cause du besoin continuel qu’on a de les connaître pour se bien conduire: aussi sont-ils désignés dans le langage ordinaire par des noms qui en expriment, avec une finesse prodigieuse, tous les degrés et les variétés. De telle sorte que l’examen attentif de la valeur assignée à ces noms par l’usage donne précisément la théorie du sens commun sur les faits de la nature et de la moralité humaines dont il sont les signes, au moins en ce qui concerne le nombre de ces faits, leurs espèces, leurs traits distinctifs et leurs nuances les plus délicates. C’est pour le psychologue un puissant moyen d’investigation; s’il le néglige, il s’expose à n’arriver par la voie de la conscience qu’à des résultats incomplets ou systématiques. «je suis persuadé, dit Locke à ce sujet, que les langues sont le meilleur miroir de l’esprit humain, et qu’une analyse exacte de la signification des mots ferait mieux connaître que toute autre chose les opérations de l’entendement. »

Tels sont les avantages principaux attachés dans chaque langue à la comparaison des mots communément réputés synonymes. A quoi peut-on ajouter encore : par rapport aux étrangers, qu’elle leur facilite la connaissance d’une langue qu’ils doivent apprendre par principes; par rapport aux étrangers, qu’elle leur facilite la connaissance d’une langue qu’ils doivent apprendre par principes; par rapport à la postérité, qu’elle lui assure l’intelligence, dans les écrivains classiques, d’une foule de beautés, qui sans cela vraisemblablement fussent demeurées inaperçues; et par rapport aux contemporains qui parlent cette langue, qu’elle en éclaire à leur yeux tout le système par les observations qu’elle est obligées de faire sur la valeur logique d’un grand nombre de modifications grammaticales, ainsi que sur celle des préfixes et des terminaisons. Mais ces recherches ont pour le français un intérêt particulier. Ce qui le distingue, c’est sa clarté. C’est à cette qualité qu’il doit d’avoir en quelque sorte ravi au latin son universalité dans la plus grande partie de l’Europe; il y forme généralement le complément d’une éducation soignée; il y est devenu l’organe des sciences et de la philosophie, après avoir été celui de la galanterie et de la conversation; et, depuis les conférences de Nimègue, il y a été choisi pour être la langue des traités et de la diplomatie. Or, comme l’étude de la synonymie des mots a pour effet de les dépouiller de toutes obscurité, de toute équivoque, la langue française ne saurait la négliger, à moins de renoncer à sa glorieuse prérogative. De plus notre langue se fait remarquer entre toutes par un caractère bien spécial qui la dispose plus que toute autre en faveur des travaux dont il est ici question. Nulle ne peut se vanter d’être plus constante, plus fixe, plus une. Dans aucune, les diverses parties de la littérature n’ont été de bonne assujetties à des règles plus invariables. Depuis le grand siècle, grâce à l’académie française, grâce à Malherbe, Vaugelas, à Boileau et à leurs pareils, presque rien n’a été laissé à l’arbitraire de l’écrivain. Qu’on se rappelle la critique du Cid par l’Académie. Aussi, pendant que les Allemands n’entendent plus Klopstock, ni les Italiens Dante, ni les anglais Shakspeare qu’au moyen de longs commentaires, tous nos auteurs classiques, même ceux des époques les plus reculées, nous sont d’une intelligence facile. La législation des synonymistes devait naturellement trouver place à côté de celle des grammairiens et des littérateurs. C’est en France qu’on a dû s’aviser d’abord de séparer, par des bornes inébranlables, les domaines des mots quasi-équivalents. La France a effectivement donné l’exemple, et le traité de Girard, accueilli dès l’abord avec une grande faveur, est devenu le modèle de tous les ouvrages semblables qui ont paru depuis l’étranger. L’académie ne fit que confirmer le jugement du public en admettant dans son sein cet illustre philologue, le premier qui se soit occupé de la synonymie des mots d’une manière spéciale, et dont le livre a obtenu cet éloge de Voltaire: «il subsistera autant que la langue et servira même à la faire subsister. «Ces études n’ont rien perdu de leur attrait; elles ne demandent qu’à être ranimées. L’académie qui, outre Girard, a compté parmi ses membres d’Alembert, Condillac et M. Guizot, qui a couronné l’ouvrage de l’abbé Roubaud, sans pouvoir à cause des événements, lui accorder, comme à Girard, les honneurs suprêmes de la littérature, ne saurait y rester plus longtemps indifférente. L’esprit philosophique est maintenue trop répandu pour ne pas s’y appliquer bientôt. Exécutée sur un plan tout autrement vaste, qui permettra d’embrasser et d’utiliser tous les travaux partiels déjà connus, la même entreprise devra changer de point de vue et de méthode. Girard travaillait pour l’avancement d’une langue imparfaite en consultant ses propres réflexions. Il s’agit désormais, pour le synonymiste, de fixer la valeur des mots d’une langue parvenue à son point de maturité, en suivant les principes de distinctions non plus instinctifs et partant arbitraires, mais scientifiques et par conséquent légitimes et sûrs, en constatant l’usage des auteurs classiques et en élevant la synonymique à la hauteur d’une science rétrospective. Telle est du moins l’idée que nous nous sommes faite de notre tâche d’après nos maîtres, Condillac, Roubaud et M. Guizot, et telle est, pour la remplir, la marche que nous avons suivie et que nous continuerons de suivre .

Que les différences cachées sous l’apparente identité des termes synonymes soient rarement senties, et qu’il importe néanmoins beaucoup et sous divers rapports qu’elles le soient, c’est ce qui résulte de tout ce qui précède. Nous sommes donc dispensés de répondre à l’objection suivante, elle se trouve déjà résolue: ou ces différences s’aperçoivent d’elles mêmes et dans ce cas il n’est pas besoin de livre ni de science qui enseigne expressément à les trouver; ou elles échappent au commun des penseurs, et alors ce sont des subtilités dignes tout au plus d’attirer, l’attention des grammairiens et qu’on peut négliger impunément.

Mais il s’élève contre la doctrine des synonymistes d’autres difficultés qui demandent un examen à part, parce qu’elles provoquent des restrictions ou des explications qui n’ont pu encore trouver place ici.

La première qui se pressente nécessairement à la pensée, dans un temps comme le nôtre, où les écrivains se glorifient d’avoir secoué toute espèce de joug, c’est que l’esprit, préoccupé du soin de peser les mots, doit être dans la recherche scrupuleuses de pareilles minuties une grande partie de sa vigueur, de son feu, et devenir capable d’efforts, de mouvement et d’élévation. Mais l’étude des synonymes ne nuit réellement au génie, en ralentissant son activité et en arrêtant son essor, que quand elle n’est pas faite à propos. Ce n’est pas pendant, mais bien avant le moment où s’opère le travail de la conception, qu’il convient de s’y livrer. Il faudrait de bonne heure s’être tellement familiarisé avec les distinctions établies entre ces sortes de mots, que les meilleurs et les plus justes vinssent comme d’eux-mêmes s’adapter aux idées, sans qu’on eût plus besoin d’y songer, qu’aux règles de la grammaire, lorsqu’on est à méditer un sujet. Par cette raison comme par plusieurs autres, ces travaux devraient occuper l’enfance en même temps que ceux de la grammaire. Ils obtiendraient une grande place dans un système d’instruction vraiment national et bien entendu. Aussi est-ce aux écoles particulièrement que nous destinons ce livre, espérant que notre Université ne le jugera pas inutile pour le but qu’elle se propose dès à présent d’atteindre, en admettant pour une plus large part dans les cours du collège la connaissance de notre littérature classique.

Cependant, les prétentions des synonymistes ne sont-elles point exagérées? Ne couvrent-elles pas, de la part de la logique et des sciences, une tentative d’usurpation sur les lettres ? Exiger du poète et du philosophe, par exemple, la même attention dans le choix des mots sous le rapport de la justesse, n’est-ce pas méconnaître la diversité des buts auxquels ils tendent l’un et l’autre ? Et n’y a-t-il pas une foule de cas, dans lesquels il est permis à l’écrivain artiste de prendre parmi plusieurs termes synonymes celui-là, sans égard à la nuance d’idée qui le distingue des autres ? Cette observation est juste; il s’agit seulement d’en fixer la portée.

Girard convient lui-même qu’il y a des occasions où logiquement le choix entre plusieurs synonymes est assez indifférent. Il n’est pas toujours nécessaire ni même utile de présenter comme modifiée de telle manière l’idée principale signifiée par tous: c’est alors qu’on peut, à son gré, employer l’un ou l’autre, et qu’en affectant une grande sévérité on donnerait au style une raideur, une monotonie et une régularité fastidieuses. Ainsi le pratiquent nos meilleurs écrivains: ils ne sont quelques fois déterminés à préférer telle expression synonyme de telle autre, dont ils viennent de se servir, que par le besoin d’éviter une répétition; et c’est pourquoi de ce que deux ou plusieurs mots ayant une signification semblable se trouvent dans une même phrase ou dans un même passage, il ne faut pas conclure aussitôt que l’auteur ait eu l’intension de les opposer en attribuant à chacun une nuance particulière, comme penche naturellement à le croire un synonymiste désireux de confirmer ses distinctions par des exemples décisifs. Ce qui prouve encore que l’observation des différences spécifiques des synonymes n’est pas toujours obligatoire, c’est que d’un grand nombre de termes analogues pour le sens deux ou trois seulement se rencontrent quelque fois dans tout un livre, dont l’auteur a eu besoin d’exprimer à chaque instant l’idée qui leur est commune à tous. Dans chaque famille de synonymes, tout écrivain a ses termes de prédilection, et, pour ainsi dire, ses habitués, auxquels il ne renonce que pour rendre une nuance d’idée bien spéciale et saillante.

Cette concession faite, Girard ajoute, et nous nous hâtons d’ajouter avec lui, qu’il y a encore plus d’occasions, où les synonymistes ne doivent ni ne peuvent figurer l’un pour l’autre. Reste à déterminer dans quel genre de discours ou d’écrits ces occasions sont plus fréquentes ou plus rares.

Le langage didactique, celui qui sert à l’enseignement des sciences et des arts, demande une précision continue. Comme en l’employant on se propose uniquement d’instruire, la règle à son égard est inflexible: tout ce qui n’est pas clair lui répugne; il faut en bannir toute expression louche ou indécise capable de jeter dans l’esprit de l’obscurité ou de la confusion; là point de synonymes, de termes libres, qu’on puisse, suivant son caprice ou des exigences étrangères à l’idée, agréer ou rejeter; chaque mot doit y avoir une valeur propre et distinctive qui seule lui mérite d’être préféré aux autres. Du reste, il n’y a pas ici de difficulté. Il suffirait d’ouvrir des livres de logique, de métaphysique, de jurisprudence, de théologie, pour juger, par le soin que mettent leurs auteurs à déterminer exactement la signification des termes, combien il leur paraît essentiel de s’y conformer en écrivant. Un autre fait non moins significatif, c’est que parmi les synonymistes on voit surtout les philosophes, le sophiste Prodicus, Eberhard, Condillac, Beauzée, et même des mathématiciens, comme Romani et d’Alembert.

Mais il y aurait en effet de l’injustice à vouloir imposer la même obligation au langage oratoire et poétique. Le but de celui qui le parle n’étant pas seulement celui de se faire comprendre, mais aussi et surtout de plaire et de toucher, de quel droit l’empêcherait-on d’user des mots en conséquence ? Une plus grande latitude lui serait donc laissée: il pourra considérer et traiter comme équivalentes pour le sens des expressions qui différent pourtant aux yeux du philosophe. Encore faut-il s’entendre sur ce privilège. Il n’emporte pas que l’orateur et le poète ferons des mots en usage tout-à-fait arbitraire; et, par rapport à l’usage qu’il leur sera donné d’en faire, les instructions des synonymistes ne cesseront point de leur être utiles. Toujours ils devrons, parmi ces termes égaux pour le sens, savoir distinguer et choisir les plus forts, les plus expressifs et les plus nobles; or, ils les trouverons aussi caractérisés sous toutes ces faces dans les dictionnaires des synonymes. Ainsi, qu’un orateur, quand il veut insister pour frapper davantage, accumule les expressions communément tenues pour synonymes, la raison la plus sévère ne saurait le trouver mauvais. Mais de le faire à l’aventure, de manière, par exemple, à placer après un mot un mot synonyme qui ait moins de force ou de clarté, c’est ce qui n’est permis qu’aux improvisateurs, comme condition nécessaire au succès de leurs tours de force. Tout genre de littérature sérieux exige que rien n’y soit donné au hasard de ce qui peut se faire par réflexion et industrie. La seule différence qu’il y ait, sous ce rapport, entre les sciences et les arts oratoires et poétiques, c’est que les mots se choisissent dans les unes toujours suivant leur conformité logique avec les idées, et dans les autres suivant aussi leur conformité avec les impressions qu’on a en vue de produire. Et, pour être capable d’apprécier l’une et l’autre conformité, il faut avoir une connaissance presque égale des traités des synonymistes; car ils déterminent non seulement les nuances de signification des mots, mais encore leur degré de force, de clarté, et de noblesse, aussi bien que les différents styles où il convient de s’en servir.

Le langage commun tient le milieu entre le langage didactique, d’une part, et le langage de l’éloquence et de la poésie, de l’autre. Il demande moins de rigueur que le premier, et souffre moins de liberté que le second. Par le langage commun, il faut entendre celui dont il est fait usage dans les relations politiques, administratives et commerciales, et en même temps celui de l’histoire, des romans, des nouvelles des mémoires, des lettres et de la conversation. Mais, quoiqu’il n’y ait pas toujours stricte obligation, il y a toujours mérite et avantage à ne s’en servir qu’en tenant compte de l’exacte valeur des termes. « L’esprit de justesse et de distinction, dit Girard, est le trait qui distingue l’homme délicat de l’homme vulgaire. » Il est si rare, d’ailleurs, qu’on puisse se négliger sous ce rapport, sans nuire à la clarté et à la vérité du discours !

 

FIN DE L’INTRODUCTION.

 


1. J'en ai publié dans divers recueils quelques morceaux détachés. Si dès à présent on veut connaître, à l'ouvre même, ma manière de traiter les synonymes qui feront l'objet des volumes suivants, on peut consulter, dans le Dictionnaire de la Conversation, les mots hypothèse, logique, malheur, maxime, mélancolie, et dans l'Encyclopédie des gens du monde, mes articles erreur, haine, honnêteté, habilité, indépendance, entendement, indifférence, instruction, fermeté, genre, hardiesse, fadeur, formalisme, essence, être, inclination, etc.

2. Le traité des synonymes grecs d'Ammonius ne contient guère que des synonymes grammaticaux ; tant est réelle l'analogie qui les réunit en un groupe sépare. On pourrait les appeler synonymes et homonymes, tout ensemble : synonymes, à cause de la ressemblance de signification ; et homonymes, à cause de la ressemblance de forme. Aussi M. Pillon a intitule le livre d'Ammonius, traité des synonymes et homonymes grecs.

3. Pour différencier les mots synonymes à radical commun, la langue grecque a plusieurs moyens dont manque la nôtre. Ainsi elle a beaucoup de synonymes grammaticaux, qui tirent toute leur différence de la place de l'accent, comme et , et , et , et , et , et , et , et  ; d'autres qui ne diffèrent que par la longueur ou la brièveté d'une syllabe, comme , avec la première syllabe longue, et , avec la première syllabe brève ; d'autres qui n'ont pas le même sens pour n'avoir pas le même esprit, comme sont et  ; d'autres enfin, parmi les verbes, dont la différence provient de ce qu'ils n'appartiennent pas au même mode de conjugaison, à la même voix ; tels sont : et , et , et , et .

4. Voyez dans le troisième livre, au commencement de chaque chapitre, les substantifs purs, sans terminaisons significatives, comparés avec les substantifs verbaux en ment, ion, ure, age, etc. On peut encore consulter spécialement les substantifs synonymes terminés en té et en ion, les adjectifs en eux et en ant, le chapitre de l'adverbe et de la phrase adverbiale, et le 4ième du livre 1, sect. II, où il s'agit d'adjectifs verbaux synonymes d'adjectifs nominaux de même radical, etc.

5. Nous citerons pour exemples quelques-unes de celles qui nous ont frappé. Nous les prenons dans la 3e édition du livre de M. Guizot ; édition soi-disant revue et corrigée avec soin, mais, à vrai dire, semblable ou même inférieure à la seconde, qui probablement à son tour, est toute calquée sur la première. . Dans le premier volume on lit : p. 13, concilier les autres, pour concilier les auteurs ; p. 22, qu'un négociant, pour un négociateur, soit adroit, p. 38, danger pressant, pour danger présent ; p. 37, le bonheur pris indécisivement ; pour, indéfiniment ; p. 170, être considéré solidairement, pour solitairement ; p. 177, le dictionnaire a défini ces mots l'un pour l'autre, au lieu de l'un par l'autre ; p. 243( article, Dam, Dommage, Perte), le premier de ces deux mots ou, pour le premier de ces mots, ou, de ces trois mots ; p. 274, la loi dérogeante en (de la loi ancienne) confirme l'expérience, pour, l'existence ; p. 137, étant considéré dans un sens, pour, dans ce sens ; p. 341., 19e lig., choses immatérielles, pour, matérielles ; p. 370, cette idée première, pour particulière. . Et dans le second volume : p. 45, faire abstraction des points élevés, pour, des points élémentaires ; p. 49, ce qui est juste de fait, pour, se fait en vertu d'un droit parfait ; p. 212 ; Prédication, prophétie, pour Prédication, Prophétie (faute qui n'est point dans la 2e édition) ; p. 275, moyen de ménager tout- à-fait pour, tout à-la-fois, sa bourse et sa santé ; même page, le moyen efficace, pour, le plus efficace d'assurer son bonheur ; p. 312, ce mot n'est d'usage que dans le genre domestique, pour, dogmatique ! p. 320, se soutenir dans des lois éclairées, pour, dans des choix éclairés ; p. 337, propositions ; pour, prépositions ; p. 386, Stoïcien va promptement, pour proprement à l'esprit et à la doctrine ; p. 425, langue orientale pour langue originale p. 445, Vallée, prix, pour Valeur, prix (faute qui n'est pas dans la 2e édition). Outre cela, nous avons compté 55 articles qui manquent de signature ou sont attribués à des auteurs auxquels ils n'appartiennent pas ou auxquels ils n'appartiennent qu'en partie. Autre singularité. Dans l'article, Tout, tout le, tous les, lequel est dans Beauzée précédé de l'article, Le, les, cet écrivain rappelle l'article, Le, les, en disant comme on vient de le dire dans l'article précédent. L'article, Tout, tout le, tous les de M Guizot contient la même phrase. Mais malheureusement cet article prétendu précédent, Le les, qu'il invoque, au lieu de précéder immédiatement comme dans Beauzée, celui dont il s'agit, le précède de près de 400 pages. De même, au commencement de l'article qui suit dans les deux ouvrages celui dont il s'agit, c'est à dire, Tout, tout le, tous les, on lit également : Le et tout, comme on vient de les deux articles précédents Malheureusement encore de ces deux articles précédents le premier, dans M. Guizot, est à près 400 pages de là. Tout cela se trouve pourtant dans une édition revue et corrigée avec soin. Voilà ce qu'on gagne à vouloir faire un seul livre de plusieurs, sans les rendre siens, sans prendre la peine de les concilier et de donner à l'ensemble de l'unité et de l'harmonie. Enfin, on se demande quel rapport il peut y avoir entre un nom, un verbe et des adjectifs qui ait pu engager M. Guizot à insérer dans son dictionnaire un article extrait de l'Encyclopédie et intitulé : Modification, modifier, modificatif, modifiable. Où est le danger qu'en ne confonde des termes grammaticalement si divers ? Et pourquoi n'avoir pas admis aussi de l'Encyclopédie beaucoup d'autres articles semblables, comme, Illustre, illustration, illustrer. ; Incongru et incongruité ; Infecte et infecter ; Offense, Offenser, offenseur et offensé ; Tendre, tendrement, tendresse ; Vacillant, vacillation, vaciller, etc. ?

6. Voyez notre art. MALHEUR dans le Dictionnaire de la conversation