La complexité de la lecture des poèmes de Laforgue tient essentiellement au caractère composite de sa langue, et aux diverses facettes linguistiques de son écriture. Le terme général de " fantaisie " est généralement retenu par les commentateurs littéraires et les annotateurs grammairiens pour exprimer ce polymorphisme qui affecte autant la forme que le contenu de l'expression du poète. Ce dernier n'écrivait-il pas à sa sœur : " Je possède ma langue d'une façon plus minutieuse, plus clownesque, j'écris de petits poèmes de fantaisie, n'ayant qu'un but : faire de l'original à tout prix. J'ai la ferme intention de publier un tout petit volume (jolie édition), luxe typographique, écrin digne de mes bijoux littéraires ! Titre : quelques complaintes de la vie… J'ai déjà une vingtaine de ces complaintes. Encore une douzaine et je porte mon manuscrit je ne sais où… " (1). Variations indéfinies autour de cette topique de la fantaisie, pour nombre de ses contemporains, tel l'imprimeur Léo Trézenik, alias Léon-Pierre-Marie Épinette, qui reçut néanmoins le manuscrit de ces poèmes, et qui déclara l'ensemble " très curieux " et, pour certain de ses constituants, totalement indéchiffrable…. Variations d'autant plus inattendues que l'auteur est passé à la postérité comme un poète philosophe, profondément inspiré du pessimisme de Schopenhauer.
Dans les pages développées ci-dessous, après avoir remis en place le contexte historique dans lequel ont paru les Complaintes, tant du point de vue de l'esthétique générale que du point de vue de l'esthétique langagière, je voudrais ainsi élucider quelques-unes des difficultés les plus évidentes de ces textes, sous l'angle grammatical et lexicologique, dont, à première lecture, il est assez aisé de dresser la liste. Mais, en cette matière générale, comme en celle plus particulière de néologismes lexicaux (2), il n'est pas suffisant de relever les faits, éventuellement de les classer et de les justifier ponctuellement par rapport à nos modes linguistiques d'explication pour en saisir la valeur stylo-sémiotique (3), encore faut-il pouvoir référer ces objets à une pensée du langage qui restitue à ce dernier son caractère total, sa fonction holistique. Surtout lorsqu'on pense au fait que les Complaintes constitue une sorte d'entrée dans la vie littéraire du jeune poète ; que ce recueil n'est nécessairement pas le plus abouti, et que des imperfections, des redites et certaines crispations de la langue et de l'esthétique n'en sont pas absentes, qui rendent d'autant plus complexe le travail d'interprétation de la valeur de ces textes. C'est pourquoi ces préliminaires requièrent un certain développement. Les éléments de grammaire et les extraits de dictionnaires accessibles sur Internet à partir du présent site offrent des possibilités d'élargissement des requêtes que le lecteur contemporain peut formuler pour éclairer le texte des Complaintes d'un point de vue linguistique et stylistique.
I° : REPÈRES HISTORIQUES, NOTIONNELS ET BIBLIOGRAPHIQUES :
Les éléments de complexité retenus dans l'œuvre de Laforgue choquent les habitudes ordinaires du lecteur d'hier comme d'aujourd'hui en suggérant immédiatement un écart perceptible entre la norme d'usage du discours poétique contemporain et l'idiolecte propre à Laforgue. Quoique, dans l'un et l'autre cas, pour des raisons différentes et avec des effets distincts. C'est ainsi qu'on a pu accuser Laforgue à son époque d'imiter le poète de Morlaix, Tristan Corbière, en plus fumiste et plus désinvolte … Aujourd'hui, ce reproche se convertit plutôt en indice positif en raison de notre connaissance rétrospective de l'intertextualité poétique de cette période, qui permet de mieux saisir les rapports d'influence, de parodie, de contre-façon, grâce auxquels le texte des Complaintes de Laforgue se trouve être peu ou prou la réécriture de certains autres modèles de textes : chansons populaires, autres poèmes, etc. Reste, en arrière-plan, l'aporie de l'écart…
Ce sont alors ces éléments épars et distincts de relâchement apparent de l'écriture de Laforgue, points souvent obscurs d'une esthétique, d'une éthique et d'une érotique qui nous échappent en partie, qui requièrent d'un candidat au concours la capacité précise de fournir une élucidation de lecture. Un commentaire linguistique et/ou stylistique sera donc donné ci-dessous de ces différentes indurations équivoques, impénétrables, indéchiffrables, mystérieuses ou louches de l'écriture, en relation, d'une part, avec -- notion plus que problématique à définir -- l'état de la langue littéraire de la seconde moitié du XIXe siècle, et, d'autre part, avec les instruments techniques d'époque [grammaires, dictionnaires, poétiques] dont nous disposons aujourd'hui pour évaluer rétrospectivement ce travail de l'écriture.
On rappellera ensuite que tout cet arsenal de moyens et de procédés sert à déployer une nouvelle poétique, fondée directement sur la conscience de ce que le langage -- loin de recomposer l'unité subjective de son énonciateur -- est essentiellement dislocation de l'être par tous les accidents qui affectent sa nature sémiologique ; l'éthos et le pathos deviennent ainsi des objectifs obligés de l'écriture poétique, et relèguent en conséquence au magasin des accessoires inutiles les techniques rhétoriques classiques de l'ornementation du discours. " Ravaudant " ses " Complaintes ", Laforgue n'écrivait-il pas : " avant d'être dilettante et pierrot, j'ai séjourné dans le Cosmique "…. Et l'on peut alors comprendre qu'entre éthos et pathos, l'esthétique et le style de Laforgue conjoignent si étroitement et douloureusement Eros et Thanatos derrière le masque le masque de la fantaisie :
Mon Cœur est un lexique où cent
littératures
Se lardent sans répit de divines ratures.
Il apparaît dès lors difficile de lire Laforgue tel qu'en lui-même sans avoir recours à un minimum de documents techniques sur la langue et le langage, tant à son époque qu'à la nôtre. Pour mieux situer les enjeux du présent travail, il importe par conséquent de définir les repères bibliographiques par rapport auxquels la présente démarche d'analyse trouve sa légitimité. Les titres énumérés ci-dessous rappellent ainsi, tant du point de vue méthodologique que critique, les ouvrages susceptibles d'être mis à l'épreuve dans notre perspective d'interprétation du texte des Complaintes ; le lecteur choisira en fonction des disponibilités locales qui lui sont accessibles :
1° Sources bibliographiques et études particulières :
ADAM (J.-M.): Le Style dans la langue, Genève, Delachaux et Niestlé, 1997, 152 p.
ANTOINE (G.): "La stylistique française, sa définition, ses buts, ses méthodes", Revue de l'Enseignement Supérieur, 1959, n° l.
BOUVEROT, D.: "La stylistique restreinte". Au bonheur des mots; Mélanges en l'honneur de Gérald Antoine, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1985, pp. 463-470.
Id. : "De la rhétorique aux arts: le mot style entre 1750 et 1850", Rhétoriques et Discours critiques, Paris, P.E.N.S, 1989, pp. 161-174
Id. : " La base Frantext au service de la stylistique ", L'Information Grammaticale, n° 70, juin 1996, pp. 38-42
BUUREN, Maarten van (Ed.), Actualité de la stylistique, Amsterdam/Atlanta, GA, 1997.
CHISS (J.-L.) & PUECH (Chr.): "La stylistique comme discipline et comme enjeu", Langages, n° 118, Les enjeux de la stylistique, numéro coordonné par D. Delas, Larousse, 1995, pp. 97-108.
COMBE (D.): La Pensée et le Style, Paris, Éditions Universitaires, 1991.
CRESSOT (M.): Le style et ses techniques, Paris, P.U.F, 1947.
Encyclopædia Universalis : Le grand Atlas des Littératures, Paris, 1990.
HENRY (A.): "La stylistique littéraire", Le Français Moderne, 40, 1972, pp. 1-15.
JENNY (L.) : " Sur le style littéraire ", Littérature, 108/1997, pp. 92-101.
KARABÉTIAN (S.) : Histoire des stylistiques, Paris, Armand Colin, 2000.
Langages, 1995, n° 118, " Les enjeux de la stylistique ", Larousse.
Langue française, 1969, n°3, " Stylistique ", Larousse.
L'Information Grammaticale, octobre 1984, n° 23, Société pour l'Information Grammaticale.
L'Information Grammaticale, juin 1996, n° 70, Société pour l'Information Grammaticale.
MARQUÈZE-POUEY (L.) : Le vocabulaire de Jules Laforgue, Thèse principale de Doctorat d'État ès-Lettres, Toulouse, 1960.
MITTERAND (H.): "A la Recherche du Style... Réponse à Gérard Genette", Poétique 90, 1992, pp. 243-252.
MOLINO (J.): "Pour une théorie sémiologique du style", G. Molinié et P. Cahné: Qu'est-ce que le Style, Paris, P.U.F, 1994, pp. 213-262.
SAINT-GÉRAND (J.-Ph.) : Morales du Style, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, Collection Cribles, 1993.
VOUILLOUX (B.): " Pour une théorie descriptiviste du style. Note sur deux propositions de Nelson Goodman ", Poétique, 114, Avril 1998, pp. 233-250.
2° Linguistique, histoire, épistémologie de la langue et du langage:
AUROUX (S.), KOULOUGHLI (D.): Philosophie du langage, Paris, P.U.F., 1995, Coll. "1er Cycle" [notamment pp. 125-251 et 325-358]
DELESALLE (S.) / CHEVALIER (J.-Cl.): La linguistique, la grammaire et l'école, 1750-1914, Paris, Armand Colin, 1986.
GLATIGNY (M.) : Les Marques d'usage dans les dictionnaires français monolingues du XIXe siècle, Tübingen, Niemeyer, 1998.
JACOB (A.): Genèse de la pensée linguistique, Paris, Armand Colin, 1973.
MOUNIN (G.): Histoire de la linguistique des origines au XXe siècle, Paris, P.U.F, 1967.
RASTIER (F.) : Sémantique interprétative, Paris, P.U.F., 1987.
3° Linguistique et sémiologie:
BENVENISTE (É.): Problèmes de Linguistique Générale, I et II, Paris, Gallimard, 1966 et 1974.
BERRENDONNER (A.): Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Éditions de Minuit, 1981.
DANON-BOILEAU (L.): Produire le fictif, Paris, Klincksieck, 1982.
LERAT (P.): Sémantique descriptive, Paris, Hachette, 1983.
RASTIER (F.) : Sens et textualité, Paris Hachette, 1989.
4° Expressivité de la langue française:
ALBALAT (A.): Le travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains, Paris, A. Colin, 1903, rééd. 1953, 1991.
id.: L'Art d'écrire [1899], Paris, rééd. A. Colin, 1992
id.: La Formation du style par l'assimilation des auteurs, 1901, Paris, rééd. A. Colin, 1991
id. Comment il ne faut pas écrire. Les ravages du style contemporain, Paris, Armand Colin, 1921.
BALLY (Ch.): Traité de stylistique française, 2 vol., Paris, réed. Klincksieck, 1951 .
GOURMONT (R. de): Esthétique de la langue française, Paris, Mercure de France, 1955.
HENRY (A.): Etudes de syntaxe expressive, Bruxelles, P.U.B., 1963.
HERMANT (A.): Remarques de M. Lancelot pour la défense de la langue française, Paris, Flammarion, 1929.
JORAN (Th.): Le Péril de la syntaxe et la crise de l'orthographe, Paris, Savaète, 1916.
PETIT (A.): La Grammaire de l'art d'écrire, Paris, Hetzel, 1888.
ROCHE (A.): Du style et de la composition littéraire, Paris, Delagrave, 1924.
VINCENT (Abbé Cl.): Le péril de la langue française, Paris, de Gigord, 1910.
5° Images littéraires:
ANTOINE (G.): "Pour une méthode d'analyse stylistique des images", Langue et littérature, Paris, Belles-Lettres, 1961.
BONHOMME (M.): Linguistique de la métonymie, Berne - New York, Peter Lang, 1987.
Id. : "Un trope temporel méconnu: la métalepse", Le Français moderne, 1987, n°1/2, pp. 84-104.
BOUVEROT (D.): "La métaphore vue comme marginalité par les écrivains de Frantext", in Grammaire des fautes et français non conventionnels, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure, 1992, pp. 305-314.
DUBUCS (M.) / MEYER (B.): "La notion de trope considérée à partir de Dumarsais et de Fontanier", Le Français moderne, 1987, n°1/2, pp. 54-83.
EIGELDINGER (M.): L'évolution dynamique de l'image dans la poésie française, du romantisme à nos jours, Neuchâtel, 1954, thèse.
Le Français moderne, 1983, n°4 "Problèmes de la synecdoque", d'Artrey.
GOUVARD (J.-M.): "Les énoncés métaphoriques", Critique, 574, Revue Générale des Publications Françaises et Étrangères, Mars 1995, pp. 181-202.
JAUBERT, (A.): "Rhétorique et pragmatique littéraire", Verbum, 1-2-3-, 1993, Rhétorique et Sciences du langage, Presses Universitaires de Nancy, pp.211-218
LANDHEER (R.): Aspects linguistiques et pragmatico-rhétoriques de l'Ambiguïté, La Haye, Leiden University Press, 1984.
6° Poésie et versification:
BOBILLOT (J.-P.) : " Référence à la chanson et innovations prosodiques dans certains vers de Jules Laforgue ", Cahiers du Centre d'Études Métriques, Université de Nantes, 1992, n° 1, pp. 33-40.
CORNULIER (B. de -): Théorie du vers, Paris, Le Seuil, 1982.
Id.: Art Poëtique. Notions et problèmes de métrique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, Collection IUFM, 1995, 298 p.
DELAS (D.): Guide méthodique pour la poésie, Paris, Nathan, 1992.
DELBOUILLE (P.): Poésie et Sonorités, Paris, Les Belles Lettres, 1961.
Poésie et Sonorités II. Les nouvelles recherches, Paris, Les Belles Lettres, 1984.
DESSONS (G.): Introduction à l'analyse du Poème, Paris, Bordas, 1990.
DESSONS (G.), MESCHONNIC (H.) : Traité du rythme. Des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998.
DOMINICY (M.) & NASTA (M.): "Métrique accentuelle et métrique quantitative", Langue Française 99, septembre 1993, Métrique française et métrique accentuelle, pp. 75-96.
Le Français moderne, Octobre 1985, n°3/4, "Analyse de textes poétiques", d'Artrey.
GOUVARD (J.-M.): " Le vers français: de la syllabe à l'accent ", Poétique, Le Seuil, 106, avril 1996, pp. 223-247.
Id. : " Les mètres de Jules Laforgue : pour une analyse distributionnelle du vers de 12 syllabes ", Cahiers du Centre d'Études Métriques, Université de Nantes, 1992, n° 1, pp. 41-49.
GROJNOWSKI, (D.) : " Poétique des Complaintes ", Revue des Sciences humaines, n° 178, 1980, pp. 15-37.
Langue française, "Métrique française et métrique accentuelle", p.p. D. Billy, B. de Cornulier, J.-M. Gouvard, Larousse, n° 99, septembre 1993.
LE HIR (Y.): Esthétique et structure du vers français, d'après les théoriciens, du XVIe siècle à nos jours, Paris, P.U.F. 1965.
MOLINO (J.) / TAMINE (J.): Introduction à l'analyse linguistique de la poésie, t. I: mètres et rythmes, P.U.F, 1982; t. II: strophes, etc, Paris, P.U.F, 1988.
MORIER (H.): Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, 2e éd. P.U.F, 1973.
7° Choix de dictionnaires et ouvrages linguistiques du xixe siècle (4) :
AYER (C.), Grammaire comparée de la langue française, Bâle, Genève & Lyon, H. Georg, Libraire éditeur, Paris, Borrani, Fischbacher, 4e édition, 1885.
BESCHERELLE (L.-N. dit l'aîné), Dictionnaire National ou Dictionnaire Universel de la langue française. Paris, Garnier frères, 2 Vol. Grand 4°, 1845-46.
BLONDIN (J.), Manuel de la pureté du langage ou recueil alphabétique des corrigés des barbarismes, des néologismes, des locutions vicieuses, Paris, édité par l'auteur, in 8°, 1823.
BOINVILLIERS (J.), Nouveau dictionnaire de rimes ou recueil des désinences françaises. Paris, Delalain, 16°, 1828.
BOINVILLIERS, Cacographie ou leçons d'orthographe, Paris, in-12°, 1809.
BOUTMY (É.), Dictionnaire de l'argot des typographes, Paris, 1883.
BRACHET (A.), Dictionnaire des doublets ou doubles formes de la langue française. Paris, A. Franck, in-8°, 1868.
BRACHET (A.), Grammaire historique de la langue française, Paris, Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie, 4e édition, 1880.
BRÉAL (M.), Essai de Sémantique ; Science des significations, Paris, Hachette, 1897.
CARPENTIER (L), Le Gradus français ou dictionnaire de la langue poétique, dictionnaire de rimes. Paris, in-12°, 1821.
D'HAUTEL, Dictionnaire du bas langage, Paris, d'Hautel, 2 vol. in-8°, 1808.
DARMESTETER (A.), De la Création actuelle des mots nouveaux dans la langue française, Paris, Vieweg, 1877.
Id., La Vie des mots étudiée dans leurs significations, Londres, C. Kegan Paul, Trench and Cie, 1886.
DELVAU (A.), Dictionnaire de la langue verte, argots parisiens comparés, Paris, E. Dentu, 1866.
DESGRANGES (J.-C.-L.-P. Jeune), Petit dictionnaire du peuple à l'usage des quatre-cinquième de la France, Paris, Chamerot, in-12°, 1821.
Dictionnaire de l'Académie française, 6e éd., Paris, Firmin-Didot, 1835.
Dictionnaire de l'Académie française, 7e édition, Paris, Firmin-Didot, 1877-78.
ÉLIÇAGARAY (É.), Le mauvais langage rectifié. Paris, in-12°, 1849.
FAVRE (L.), Dictionnaire de la prononciation française, Paris, in-12°, 1899.
France (H.), Dictionnaire de la langue verte. Archaïsmes, néologismes, locutions étrangères, patois. Paris, Librairie du Progrès, 1907.
Grande Encyclopédie, Inventaire raisonné des Sciences, des Lettres, et des Arts, par une société de Savants et de Gens de Lettres, Paris, Société Anonyme de la Grande Encyclopédie, 1888-1897, sous la direction de MM. Berthelot, Derenbourg, Ladmirault, 31 volumes, grand in 8°
HATZFELD (A.) et DARMESTETER (A), Dictionnaire général de la langue française du commencement du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, précédé d'un traité de la formation de la langue, grand in-8° Paris, Delagrave, 1890-1900.
JULLIEN (B.), Le langage vicieux corrigé, Liste alphabétique des fautes les plus ordinaires dans la prononciation, l'écriture et la construction des phrases. Paris, Hachette, in-12°, 1852.
JULLIEN (B.), Principes étymologiques de la langue française, précédé d'un petit traité de la dérivation et de la composition des mots. Paris, in-12°, 1862.
LANDAIS (N.) Dictionnaire général grammatical des dictionnaires français. Paris, Didier, 2 vol, in-4°, 1834,
LARCHEY (L.), Les Excentricités de la langue française, Paris, 1859.
Id., Dictionnaire historique d'argot, 8e édition des Excentricités du langage augmentée d'un supplément, Paris, E. Dentu, 1880.
LAROUSSE (P.), Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 15 volumes, 1865-1875 ; 2 Suppléments, 1876 et 1890.
LEAUTAUD (A.), Dictionnaire de tons les mots irréguliers de la langue française, Paris, in-8°, 1877.
LEGOARANT (B.), Nouveau dictionnaire critique de la langue française ou examen raisonné de la 6° édition du Dictionnaire de l'Académie. Paris, in-4°, 1841.
LEGOARANT (B.), Nouvelle orthologie française. Paris, 2 vol. in-8°, 1832.
LEMARE (Le P.), Cours théorique et pratique de la langue française. Paris, 2 vol, in-8°, 1819.
LITTRÉ (E.), Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette. 4 vol, Grand in-4°, 1863.
LITTRÉ (E.), Supplément au dictionnaire de la langue française, in-4°, Paris, Hachette, 1877.
MACROBE (A.) pseudonyme de Laporte (Antoine), La Flore pornographique. Glossaire de l'École naturaliste extrait des œuvres de M. Émile Zola, Paris, Doublelzevir, 1883.
MICHAELIS (H.) et PASSY (P.), Dictionnaire phonétique de la langue française, in-8°, 1897.
MICHEL (J.-F.), Dictionnaire des expressions vicieuses, Nancy, in-12°, 1807
NISARD (Ch.), Étude sur le langage populaire ou patois de Paris et de sa banlieue, Paris, Vieweg, 1872.
PEIGNOT (G.) Petit Dictionnaire des locutions vicieuses, Paris, in-12°, 1807
PESSONNEAUX (R.) et GAUTIER (C.), Lexicologie française, Origine, formation, signification des mots, Paris, Nathan, 1888.
PETIT DE JULLEVILLE (L.) [éd.], Histoire de la Langue et de la Littérature françaises, des origines à 1900, Armand Colin, 1896-1900, 8 vol. in-8°, notamment t. VIII, pp. 799-967.
PLOWERT (J.), Petit glossaire pour servir à l'intelligence des auteurs décadents et symbolistes, Paris, 1888. Rééd. Slatkine, Genève, 1968.
POITEVIN (P.), Dictionnaire de la langue française, glossaire raisonné de la langue écrite et parlée, 2nde édition, Paris, Chamerot-Lecoffe-Didot, grand in-8°, 1851.
POUDRA (Ch.), Dictionnaire complet des locutions vicieuses, Paris, in-12°, 1840.
PUJOL (A.), Dictionnaire des rimes de la langue française. Bruxelles, in-8°, 1858.
QUITARD (P.), Dictionnaire étymologique, historique et anecdotiques des proverbes, Paris, in-8°, 1842.
RAYMOND (F.), Supplément au Dictionnaire de l'Académie ainsi qu'à la plupart des autres lexiques français, contenant les termes appropriés aux Arts et aux Sciences et les mots nouveaux consacrés par l'usage, 3e édition, Paris, L. Dureuil, petit in-4°, 1829.
ROLLAND (J.-F.), Dictionnaire du mauvais langage, Lyon, 1813.
SAINÉAN (L.) Le langage parisien au XIXe siècle. Facteurs sociaux, contingents linguistiques, faits sémantiques, influences littéraires, Paris, de Boccard, 1920.
TOUBIN (Ch.), Dictionnaire étymologique et explicatif de la langue française et spécialement du langage populaire, Paris, Techener, 1886.
VARINOT, Dictionnaire des métaphores françaises, Paris, in-8°, 1819.
VIRMAITRE (Ch.), Dictionnaire d'argot fin de siècle, Paris, Charles, in-8°, et Supplément au dictionnaire d'argot fin de siècle, 1894.
II° : LAFORGUE ET SES CONTEMPORAINS : langue française, français ET langue littéraire À LA FIN DU XIXe SIÈCLE :
La notion de Langue littéraire est elle-même une notion typique de la réflexion sur le langage développée dans la seconde moitié du XIXe siècle, où elle entre en concurrence avec celle de "style" (5), au moment même où Laforgue fourbit ses premières armes littéraires. Avant que Gustave Lanson ne donne à cette dénomination tout son lustre, il est alors nécessaire de faire intervenir autour du nom bien connu du poète toute une théorie de noms bien moins reconnus, pour certains même ignorés aujourd'hui des spécialistes de la littérature, pour d'autres encore presque oubliés par les grammairiens et les linguisticiens qui, pourtant, d'une manière ou d'une autre, en sont les héritiers plus ou moins conscients et involontaires. Pour saisir le point d'insertion de Laforgue et des valeurs de son temps dans cette histoire, il est nécessaire de remonter jusqu'aux débuts même du romantisme littéraire français, qui, pour la première fois, voit s'afficher nettement dans les variations de l'esthétique les implications réciproques de la littérature, de la langue et du politique. Depuis ces premiers instants, tout l'édifice socio-culturel français n'a jamais cessé de se transformer et d'être bouleversé dans ses formes, ses normes et ses valeurs. Les Complaintes de Laforgue [1885] paraissent ainsi en pleine période de révision des modes d'être de la langue et des objectifs de la littérature ; l'année de la mort de Victor Hugo et des profanations sacrilèges de Paul Lafargue, autre grand oublié, qui n'hésite pas à écrire :
" La phraséologie fulgurante du Hugo des trente-cinq dernières années donne la chair de poule aux trembleurs qu'épouvantent les mots ; aux Prudhommes, pour qui tout saltimbanque, jonglant avec les vocables Liberté, Égalité, Fraternité, Humanité, Cosmopolitisme, Etats-Unis d'Europe, Révolution et autres balançoires du libéralisme, est un révolutionnaire, un socialiste bon à coffrer, sinon à fusiller. Mais Hugo -- et c'est là son plus sérieux titre à la gloire -- sut mettre en contradiction si flagrante ses actes et ses paroles, qu'il ne s'est pas encore rencontré en Europe et en Amérique un politicien pour démontrer d'une manière plus éclatante la parfaite innocuité des truculentes expressions du libéralisme. " (6)
La poétique de Laforgue, dans ses fredons, ses refrains et ses couplets, est certes toute à l'opposé de ces fracas et de ces creuses fanfares. Elle s'insère dans la période qui voit le mieux la contestation et la dévalorisation de ces procédés que ne sauvait qu'une stérile recherche de la forme, par ce que cette période est également celle qui voit se renouveler en France la pensée scientifique et esthétique du langage.
Une telle concomitance des productions poétiques de Laforgue et des transformations de l'épistémologie du langage mérite explication. En effet, cette période voit s'opérer une translation des valeurs attachées à la notion et à la pratique de la langue, et, autour de cette dernière, aux effets qui en découlent dans l'ordre de l'esthétique. Sous-tendue par des impératifs de nature morale dans la première moitié du siècle, à partir de 1850, la langue devient de plus en plus consciente de son caractère fondamentalement politique. Non qu'il s'agisse à proprement parler d'une politique de la langue, mais bien plutôt du caractère politique renfermé de manière inhérente dans la langue par le biais des discours qui ne peuvent s'énoncer sans, aussitôt, se situer par rapport à des enjeux idéologiques, sociaux, esthétiques. Il était temps d'affirmer entre 1830 et 1840 :
"Savoir sa langue et la bien parler devient une obligation impérieuse en France; aux riches, pour consolider la prépondérance que leur donne leur position sociale; aux classes moyennes, pour soutenir leurs droits et leur influence; aux artisans, pour mériter la considération et répandre un certain lustre sur les professions industrielles; à tout le monde, parce que parler est une nécessité de tous les instants, et que bien parler peut devenir une habitude sans déplacer les sources de la puissance, sans confondre les conditions" (7)
parce que la possession de la langue permettait de définir les conditions de stabilisation d'une société en quête de ses origines et de son histoire. Mais, autour de 1880, les regards et les jugements portés sur les pratiques de la langue ont profondément varié, et l'on est alors passé à des revendications qui, au-delà de toute esthétique normée, font alternativement de la langue le ferment d'une nationalité culturelle ou l'expression de singularités anarchiques revendiquant des valeurs rejetées hors de toute norme sociale. On ne passe pas librement ou impunément d'une notion telle que celle de Style à celle de Langue littéraire.
Tout l'effort de la première moitié du XIXe siècle concernant la notion de Style a principalement consisté dans la justification d'une captation singulière puis du détournement de l'aphorisme de Buffon. Or, les raisons alléguées alors ne pouvaient être que de circonstance et purement conjoncturelles. Le Siècle des Lumières avait indéniablement une conception rigoureuse, et peut-être même une théorie rationnelle du Style, en relation avec la langue et le langage. Il n'en va certainement pas de même avec le XIXe siècle, qui substitue l'empirie des techniques, et la multiplicité des pratiques discursives, aux diverses formes de conceptualisation du langage autorisées par la métaphysique. Chaque fois, donc, qu'il y est alors question de Style, Style d'auteur, Style individuel, nous butons aujourd'hui sur la difficulté de restituer à ces termes leur pleine fonction d'interrogation des valeurs d'un passé récent que la modernité a répudié en principe, mais dont elle se nourrit en réalité sans jamais cesser. Laforgue, parmi d'autres, illustre parfaitement ce complexe de postulations contradictoires. Lorsque Chateaubriand -- dans les Mémoires d'Outre-Tombe -- évoque Rousseau, il note bien " le charme du Style de l'auteur des Confessions ", mais il ajoute sans transition qu'à travers ce prédicat qui pourrait nous sembler élogieux " perce quelque chose de vulgaire, de cynique, de mauvais ton, de mauvais goût ".... Ce qui est pour le moins une surprenante succession pour un lecteur du XXe siècle habitué aux effets de valorisation subjective induits par la notion. Laforgue, pour sa part, note :
Ah ! qu'est-ce que je fais ici, dans cette
chambre !
Des vers. Et puis, après ? ô sordide limace !
Et il faut donc retrouver la capacité de discerner dans les emplois du terme Style tout ce qui relève d'une esthétique classique artificiellement et arbitrairement plaqué sur une éthique " romantique ". Une forme rhétorique d'expression à l'instant même où cette dernière, comme institution périclite, et comme pratique s'émousse...
Émile Deschamps, grand critique de la période romantique, est un parfait témoin à cet égard. S'il plaide pour la reconnaissance de l'objet et pour une diversité des Style correspondant aux différences observables réellement entre individus dans une société, il ne va pas jusqu'à requérir l'individualité du Style, au sens où cette dernière constituerait une sorte de marque extrême, et peut-être même excessive de l'écriture. Car il y a une nécessité absolue à ce que l'inscription de ces marques de la différence se réalise dans les moules de la langue. En cette première moitié du siècle, la notion même d'individualité est encore négativement marquée comme un défaut, comme l'expression de la volonté d'échapper aux formes convenues de la socialité. Quelle marge de manœuvre peut-elle donc être laissée dans ce cas à l'affirmation du Je de l'auteur? Comment l'individuation linguistique si contraignante pourrait-elle donner lieu à une véritable individualisation dans et par le Style? Deschamps cite très précisément ici ce terme sulfureux d'" individualité " :
" Il est temps de dire un mot du style, cette qualité sans laquelle les ouvrages sont comme s'ils n'étaient pas. On se figure généralement parmi les gens du monde, qu'écrire sa langue avec correction et avoir du style, sont une seule et même chose. Non : l'absence des fautes ne constitue pas plus le style que l'absence des vices fait la vertu. C'est l'ordre des idées, la grâce ou la sublimité des expressions, l'originalité des tours, le mouvement et la couleur, l'individualité du langage, qui composent le style. [...] Ainsi, on n'a point de style pour écrire correctement des choses communes, et on peut avoir un style, et un très beau style, tout en donnant prise à la critique par quelques endroits. Une autre erreur, à laquelle sont même sujets certains hommes de lettres, c'est de croire qu'il n'y a qu'une seule manière de bien écrire, qu'un vrai type de style. Comme Racine et Massillon passent avec raison pour les écrivains les plus irréprochables, ces messieurs voudraient, par exemple, que Racine eût écrit les tragédies de Corneille, et Massillon les oraisons funèbres de Bossuet, parce que de cette manière la perfection du langage se trouverait, suivant eux, réunie à la supériorité des conceptions et des pensées. Comme si on pouvait séparer l'idée de l'expression dans un écrivain; comme si la manière de concevoir n'était pas étroitement liée à la manière de rendre; comme si le langage, enfin, n'était qu'une traduction de la pensée, faite à froid et après-coup! Ces prétendues combinaisons ne produiraient que des choses monstrueuses ou insipides. On corrige quelques détails dans son style; on ne le change pas. Autant de talents, autant de styles! " (8).
On ne peut qu'être sensible ici à l'apparente modernité du discours de Deschamps qui donne l'impression d'anticiper sur nos conceptions modernes d'une infrangible solidarité des fonctifs de l'expression, le signifié et le signifiant, quand il ne fait que reprendre en réalité une topique classique du Style comme vêtement dont on peut encore suivre le développement jusqu'au début du XXe siècle (9). Mais, plus encore, convient-il d'être attentif à la difficulté que trahit cet extrait : celle que rencontre à cette époque une théorie de la littérature désireuse de statuer sur la place et la fonction de la personne de l'auteur. Comme dans les ouvrages sur le langage et la langue précédemment examinés, la notion de Style fait ici problème. Et il faut reconnaître que toutes les solutions proposées par le XIXe siècle pour l'intégrer à des développements cohérents relevant soit de ce que nous appelons aujourd'hui sémiologie du langage, soit de ce que nous nommons de nos jours sociologie de la littérature, toutes ces tentatives guidées par l'obscure perception du caractère fondateur de cet objet ont finalement échoué. A l'autre extrémité du siècle, Laforgue hérite cette situation théorique et épistémologique rendue à la fois complexe et explosive par ses contradictions internes et l'évolution des tendances de la société bourgeoise.
Dans l'intervalle séparant Émile Deschamps de Jules Laforgue, pour aussi différentes que soient ces deux personnalités, un grammairien tel que Bernard Jullien, auteur en 1849 d'un Cours Supérieur de Grammaire publié par L. Hachette, ne pouvait d'ailleurs rendre compte de cet objet stylistique qu'en scindant son travail en deux volumes. Le premier, sobrement intitulé " Grammaire proprement dite ", laissant entendre qu'il existe[rait] aussi une grammaire improprement dite, et traitant classiquement de l'histoire de la grammaire, de la prononciation, de l'orthographe, de l'étymologie, de la syntaxe et de la construction. Le second, à l'intitulé beaucoup plus révélateur, " Haute Grammaire ", choisissant de traiter uniquement des faits de rhétorique, de poétique et de Style … On a connu -- plus proches de nous -- des ouvrages qui procédaient à une identique répartition, et notamment l'un d'entre eux qui réservait à son second tome l'étude des Procédés annexes d'expression… Le discours de Jullien est à ce sujet fort éclairant. Après avoir donné une approximation de définition en compréhension de la notion de Style, il procède à un classement des formes susceptibles de créer dans le discours les conditions d'une expressivité accrue :
" Les hommes, quand ils parlent ou écrivent, ne le font pas tous de la même façon. Chez les uns la pensée revêt une forme richement colorée, attrayante, émouvante, tandis que chez d'autres elle est froide ou inanimée : ici la phrase brille par la vivacité ou l'harmonie, tandis que là elle ne se distingue que par sa limpidité ou sa douceur, et qu'ailleurs elle n'a ni grâce, ni légèreté.
A quoi tiennent ces différences ? Dans leur principe, elles viennent assurément des dispositions particulières et de l'exercice antérieur de l'écrivain ; mais pour qui étudie de près et avec détail les ouvrages où nous les trouvons, elles se manifestent par certains choix d'expressions, certains arrangements de mots, certaine division des phrases qui contribuent à la cadence, à la variété, à l'animation du discours, comme au plaisir que nous fait la lecture d'un beau passage.
Ces dispositions particulières des mots ont été nommées d'un nom général, les formes du Style. Elles sont de deux espèces. Les une augmentent l'harmonie du langage : ce sont les périodes, les vers, les stances ; on pourrait les réunir sous le nom de formes harmoniques. Les autres, je veux dire les figures de mots, de construction, de pensée, les tropes et ornements de toutes sortes, ne concernent pas la parole en tant qu'elle est un son et doit frapper l'oreille, mais quant à la manière dont elle excite notre esprit et lui présente son idée. Elles jettent donc dans le discours plus d'éclat ou de mouvement, et l'on pourrait les nommer les formes brillantes, si le nom de figures ne leur était depuis longtemps assigné et ne les désignait suffisamment.
Il est facile de reconnaître que le choix des mots et le mélange en diverse proportion des deux éléments que nous venons d'établir déterminent les diverses qualités du Style; et que le goût nous indique ensuite celle qui convient en un sujet donné. Ainsi l'étude et la connaissance des divers Style suppose l'étude préalable de ces formes harmoniques ou brillantes : elle suit la même marche, fait les mêmes progrès, et comprend des détails de plus en plus nombreux à mesure que les éléments ont été réunis en plus grande quantité, mieux définis, mieux classés " (10)
De telles analyses montrent clairement les tenants et aboutissants, ainsi que les attendus et les circonstances de l'émergence d'une conception nouvelle de l'écriture littéraire. Et ce que l'on pourrait appeler la politisation du medium…
Pourquoi et comment au milieu du XIXe siècle, sous-tendue par les revendications de l'individualité sociale et les contraintes de l'individuation historique, une discipline se déclare apte à prendre en charge l'élucidation des mystères de l'individualisation des discours, quoiqu'elle soit par ailleurs très partagée sur le général de la langue et le singulier de la littérature ?
Pourquoi et comment cette discipline, par ailleurs largement fondée sur le socle unificateur de la rhétoricité du langage, peut éventuellement même prétendre à se constituer comme une des sciences du langage alors en gestation ?
Pourquoi et comment, enfin, cette discipline affiche pour cela un programme, des méthodes et des instruments auxquels la grammaire puis la linguistique apporteront la caution de leur légitimité institutionnelle dans l'édifice du savoir ?
L'acte de baptême officiel en français de cet objet est double : " stylistique " paraît tout d'abord sous la forme extrinsèque de l'adjectif [ca 1872], puis sous celle intrinsèque d'un substantif [1905]. L'adjectif sert à caractériser des faits et des effets, voire des traits jugés caractéristiques. Le substantif donne une réalité substantielle à cette caractérisation et tente d'homogénéiser la variété des procédures à l'œuvre pour relever, classer et décrire les faits jugés pertinents. Mais, dans les deux cas, la suffixation de Style suffit à montrer que l'on est définitivement entré dans une ère qui se veut scientifique au sens positiviste du terme, classificatrice, répartitrice, nominalisatrice… Une dérivation suffixale conforme aux modèles de la langue servirait-elle de caution à la légitimation d'une pratique sans épistémologie véritable ni déontologie ? Ce sera -- dans la dernière décennie du XIXe siècle et au tout début du XXe -- l'heure de gloire d'Albalat… Mais Albalat ne saurait recommander comme modèle le travail d'écriture de Laforgue. Dès 1885, était de notoriété courante que " bon nombre de complaintes sont totalement indéchiffrables " et que nombre de leurs vers sont " très obscurs "… C'est qu'à côté de la notion intemporelle, universelle et intangible de Style s'est alors mise en place une autre conception de la langue et singulièrement de la langue littéraire, qui tourne autour de l'appréhension de la distinction séparant les deux termes de langue française et de français. On ne saurait être bon Français, si l'on ne pratique une bonne langue française, c'est-à-dire une langue française conforme aux modèles culturels et politiques de l'époque, lesquels ont évidemment bien changé depuis l'époque de Louis-Philippe. Laforgue, à l'évidence, ne prétend pas soutenir l'exigence d'une semblable conformité !
Sous le Roi-citoyen, il convenait de faire reconnaître au peuple la valeur d'une langue de référence qui soudait les constituants de la nation ; Bescherelle et bien d'autres s'y employèrent. Après les désordres de la Commune et les soubresauts consécutifs à l'établissement de la IIIe République, il convient de faire admettre la variabilité et les variétés possibles de cette langue nationale, en n'omettant pas de valoriser son fondement populaire. Michel Bréal, dans ses Quelques mots sur l'Instruction publique en France (11), rappelle l'importance de cet ancrage populaire du quotidien de la langue.
La période qui s'étend des années 1880 à 1900 voit en effet s'effectuer un changement radical des mentalités qui mérite explication et commentaire. Par le travail philosophique, philologique et politique dont le langage, la langue, les dialectes et les patois sont l'objet, le dernier quart du XIXe siècle met en évidence la nécessité de distinguer entre la langue française comme système de formes sémiologiques strictement normées par son emploi en tant que langue de référence, et le français, système de forces idéologiques de contraintes politiques, esthétiques, pratiques, dont l'école assure la promotion comme valeur de la République, à travers les grandes figures de son historiographie et les grands textes de sa littérature. Lorsque Laforgue se saisit de la langue pour en faire la matière de sa création poétique, il se trouve ainsi écartelé entre un ensemble de prescriptions linguistiques à observer strictement et un dispositif de pression idéologique assurant sa reconnaissance individuelle au sein de la collectivité nationale de son époque. Auguste Longnon [1844-1911], par l'ensemble de ses publications et son enseignement au Collège de France sur la constitution d'une identité culturelle française à travers l'histoire, ne cessera de répéter cette distinction qui, avant l'opposition interne de la langue et de la parole mise en évidence par Saussure, détaille les enjeux de la double différenciation langue /vs/ dialecte, d'une part, et langue /vs/ famille de langues, d'autre part, dont historiens et linguistes ne cesseront de faire le lit de leurs débats jusqu'au premier tiers du XXe siècle (12).
Pour mieux comprendre les effets de cette nouvelle mise en perspective, et saisir l'impact qu'une telle problématique a pu avoir sur l'esthétique de Laforgue, il faut donc aussi revenir à quelques travaux scientifiques contemporains du poète, quelque éloignés qu'ils puissent paraître de ses propres objectifs littéraires et existentiels.
Autour de la question des variations de la langue, et des conditions sociales, géographiques, idéologiques ou politiques de sa variabilité, je rappellerai seulement ici les noms et les recherches contemporaines de Louis Petit de Julleville, de Gaston Paris, Paul Meyer, Michel Bréal et Antoine Thomas, qui n'ont guère cessé de travailler à divers titres le sens de cette distinction.
Ainsi, dans l'article qui présentait le programme de travail de la toute neuve revue Romania, en 1872, Gaston Paris donnait de l'espace géo-linguistique de la romanité l'image d'un creuset de peuples ayant acquis leur identité en renonçant à leurs vernaculaires spécifiques, et n'ayant dû ultérieurement se différencier qu'en raison des contingences de l'histoire. L'histoire d'une langue, en l'occurrence de la langue française, avait pour conséquence de neutraliser toutes les différences propres aux pratiques individuelles et régionales de la parole. Cette position autorisait donc Gaston Paris à concevoir les spécificités de langage propre à la France sous deux aspects différents mais en quelque sorte déjà complémentaires. Sous l'aspect hyponymique, la langue française se rattache indubitablement pour lui au groupe linguistique roman, dont elle est un rameau. Sous l'aspect hyperonymique, le français se distingue des différents autres parlers romans de France, dont il rassemble l'hétérogénéité linguistique et les diversités culturelles en une langue officielle de référence. Une telle position se comprend encore aujourd'hui, après la défaite de 1870 devant Bismarck, et l'amputation de l'Alsace et de la Lorraine. Même si les instruments scientifiques d'analyse du matériau linguistique avaient été forgés et continuaient de se développer dans une Allemagne où la plupart des philologues et linguistes de la seconde génération française étaient allés se former, il était difficile d'admettre que l'espace historique et identitaire français, en tant que fragment de la Romania, puisse se soumettre à une puissance qui retaillait à sa volonté les pratiques linguistiques développées sur le territoire qu'elle venait récemment de vaincre. La langue française comme symbole assurait cette force de résistance. Et, incidemment, si ce n'est à mots couverts, Petit de Julleville, en 1883, ne manquait pas de rappeler l'existence des " Barbares germains qui envahirent la Gaule romaine " (13) et influèrent à leur manière sur le développement d'une langue française alors en gestation. Anticipation inattendue mais prémonitoire des conditions présentes. Que la langue française pratiquée par Laforgue, dans sa dimension littéraire, ne soit plus exactement cette langue officielle et normée, parée de tous les atours institutionnels académiques et escortée de tous les génies littéraires des siècles passés, donne déjà à penser qu'existe en l'esprit du poète un ferment de contestation ou de dissolution ayant plus ou moins directement son incidence politique à l'époque de ce que l'on appelle l'Ordre moral…
En mai 1888, à l'occasion d'une conférence inaugurale faite devant la Société des Parlers de France, qui devait assurer la fonction d'une " charte de fondation ", quoiqu'elle dût attendre près de cinq ans encore pour être publiée, Gaston Paris revient sur le même sujet du français et de la langue française, mais dans une perspective quelque peur différente. Il n'y est plus question alors que des pratiques linguistiques réunies sous le nom de français. Et l'on se rappelle certainement cette longue mise en perspective des variations de l'usage qui aboutit à la métaphore des nuances " d'une vaste tapisserie " que serait la carte des parlers pratiqués sur l'étendue du territoire français. Dès lors, histoire, géographie, anthropologie culturelle et linguistique s'unissent dans un discours désireux de promouvoir la nouvelle valeur du français de référence qu'est le français de la République : celui en lequel, au-delà de toutes les variétés géographiques et par-delà toutes les diversités sociales, se reconnaissent les Français. On retrouve dans ces lignes de Gaston Paris cette même distinction de la langue populaire et de la langue littéraire que Julleville, comme on l'a vu, mettait en œuvre au premier chapitre et en conclusion de ses Notions (14)… Et cette discrimination va permettre de différencier, bien avant la formalisation théorique qu'en donnera Saussure, une approche historique et une approche synchronique du matériau de la langue. Mais surtout, le plaidoyer s'appuie désormais sur la revendication de la nationalité de la langue et des individus, qui ne saurait être mieux exprimée que sous le terme unique de " français " ; l'artifice graphique de la majuscule initiale servant seulement à distinguer l'homme de la langue : " La France a depuis longtemps une seule langue officielle, langue littéraire aussi, malgré quelques tentatives locales intéressantes, langue qui représente notre nationalité en face des nationalités étrangères, et qu'on appelle à bon droit " le français ". Parlé aujourd'hui à peu près exclusivement par les gens cultivés dans toute l'étendue du territoire, parlé au moins concurremment avec le patois par la plupart des illettrés, le français est essentiellement le dialecte […] de Paris et de l'Ile de France, imposé peu à peu à tout le royaume par une propagation lente et une assimilation presque toujours volontaire. Dans les provinces voisines du centre politique et intellectuel de notre vie nationale, les nuances qui anciennement séparaient du français propre le parler naturel se sont peu à peu effacées, et, sauf un vocabulaire moins riche et des tournures plus archaïques ou plus négligées, le paysan parle comme le Parisien " (15). On voit ainsi se mettre en place une distinction progressive entre une certaine représentation unitaire de la langue française -- héritière de la tradition prolongée du génie de la langue -- et l'observation de la diversité de ses pratiques. Laforgue ne manque pas de noter : " Et l'histoire va toujours dressant, raturant ses Tables criblées de piteux idem… ". La question est donc de savoir si -- d'un certain point de vue -- Laforgue, composant ses Complaintes, est poète en français ou poète en langue française, ou plus simplement poète français, avec toutes les connotations impliquées dans ce dernier adjectif.
Cette nouvelle manière politique de considérer les faits de langue ne pouvait manquer d'avoir d'immédiates conséquences sur les modes scientifiques et techniques d'appréhension des produits de la parole. Et, à l'heure même où Laforgue revient inlassablement sur le texte de ses Complaintes, pour en accroître l'infini diversité de niveaux et de tonalités linguistiques, Gaston Paris appuie alors son analyse sur les travaux de Paul Meyer, orientés de manière jacobine, centralisatrice et unificatrice, de telle sorte qu'ils pussent faire pièce à l'époque aux tentations séparatistes et centrifuges du mouvement " félibrenque " de Mistral et ses félibres affidés, comme le disaient leurs détracteurs :
" En faisant autour d'un point central une vaste chaîne de gens dont chacun comprendrait son voisin de droite et son voisin de gauche, on arriverait à couvrir toute la France d'une étoile dont on pourrait de même relier les rayons par des chaînes transversales continues. Cette observation bien simple, que chacun peut vérifier, est d'une importance capitale ; elle a permis à mon savant confrère et ami, M. Paul Meyer, de formuler une loi qui, toute négative qu'elle soit en apparence, est singulièrement féconde, et doit renouveler toutes les méthodes dialectologiques : cette loi, c'est que, dans une masse linguistique de même origine comme la nôtre, il n'y a réellement pas de dialectes ; il n'y a que des traits linguistiques qui entrent respectivement dans des combinaisons diverses, de telle sorte que le parler d'un endroit contiendra un certain nombre de traits qui lui seront communs, par exemple, avec le parler de chacun des quatre endroits les plus voisins, et un certain nombre de traits qui différeront du parler de chacun d'eux. Chaque trait linguistique occupe d'ailleurs une certaine étendue de terrain dont on peut reconnaître les limites, mais ces limites ne coïncident que très rarement avec celles d'un autre trait ou de plusieurs autres traits ; elles ne coïncident pas surtout, comme on se l'imagine souvent encore, avec des limites politiques anciennes ou modernes (il en est parfois autrement, au moins dans une certaine mesure, pour les limites naturelles, telles que montagnes, grands fleuves, espaces inhabités). Il suit de là que tout le travail qu'on a dépensé à constituer, dans l'ensemble des parlers de la France, des dialectes et ce qu'on a appelé des " sous-dialectes " est un travail à peu près complètement perdu. Il ne faut même pas excepter de ce jugement la division fondamentale qu'on a cru, dès le moyen âge, reconnaître entre le " français " et le " provençal ", ou la langue d'oui et la langue d'oc. [….] Cette muraille imaginaire, la science, aujourd'hui mieux armée, la renverse et nous apprend qu'il n'y a pas deux Frances, qu'aucune limite réelle ne sépare les Français du Nord de ceux du Midi, et que d'un bout à l'autre du sol national nos parlers populaires étendent une vaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les points en nuances insensiblement dégradées. " (16)
La superposition en ces lignes finales des métaphores guerrière et tapissière souligne désormais l'intrication dans le langage d'intérêts idéologiques d'ordre distincts : la langue -- en l'occurrence le français -- s'impose dès lors comme le lieu par excellence d'investissements politiques et esthétiques susceptibles de susciter d'innombrables divergences, des contestations sans fin, des polémiques stériles, voire le refus même des mots symboliques et des motifs de la République.
Ainsi, l'Ordre moral bourgeois, caractéristique de cette époque, réussit-il à anesthésier à travers l'histoire et au présent même les forces vives et émancipatrices de la parole individuelle. L'œuvre de Laforgue est toute contemporaine de ces débats, qui oscille entre la fantaisie et le sens de l'histoire inscrit dans les usages et mésusages concertés de la langue, par lesquels le poète entend autant exprimer sa sensibilité individuelle irrédentiste que choquer l'entendement et les goûts de ses lecteurs. Dans la même conférence, Gaston Paris associe d'ailleurs spontanément en un même syntagme : " l'histoire de la langue, des idées, des mœurs et des croyances "… Sans commentaire ! On peut comprendre par là que les archaïsmes de la littérature, à l'époque de Laforgue comme aux époques antérieures ou ultérieures portent atteinte à certaine représentation des valeurs morales de la société, et qu'il revienne dès lors à la linguistique historique et à elle seule de retracer scientifiquement l'évolution des matériaux de la langue identifiée comme étant le français. En d'autres termes : à l'histoire de la langue est dévolu le statut de description engagée des options idéologiques liées à une certaine conception de la langue française et de son génie universel et intemporel ; et, d'autre part, à la linguistique historique est alors conféré le statut d'analyse scientifique des transformations substantielles et formelles de ce même matériau. Par cette double spécialisation des domaines et répartition des compétences s'élabore une conception objective de la langue, qui vise à mettre l'individu à distance, si ce n'est à l'écart, de celle-ci, et à lui permettre de l'observer de manière quasi phénoménologique. Les impassibles Parnassiens, tel Hérédia ou d'autres de ses contemporains, ont pu céder aux mirages de cette représentation du pouvoir du sujet sur la parole. Pour Laforgue, et ses contemporains décadents, l'affaire est évidemment moins claire, et l'on conçoit aisément que sa pensée du langage rejette entièrement l'idée d'une telle maîtrise de l'homme sur ses discours :
Inconscient, descendez en nous par
réflexes ;
Brouillez les cartes, les dictionnaires, les sexes.
Le même Gaston Paris qui écrivait en 1888 que les mots de " français " et de " provençal ", de " langue d'oui " et de " langue d'oc " n'avaient " de sens qu'appliqués à la production littéraire ", pouvait donc clore en 1896 sa préface à l'Histoire de la Langue et de la Littérature françaises de Petit de Julleville sur les mots suivants :
" C'est ainsi que nos deux grandes périodes littéraires, celle du moyen âge et celle des temps modernes, se ressemblent par leur histoire extérieure autant que par beaucoup de leurs caractères intimes, et, quelque séparation qu'ait mise entre elles la rupture de la tradition immédiate, ne doivent pas être séparées par ceux qui veulent surtout étudier dans une littérature la manifestation du génie national. Et c'est pour cela que le directeur et les collaborateurs de l'œuvre à laquelle ces pages servent de préface ont eu en l'entreprenant une conception digne de tout éloge et auront bien mérité non seulement de la science, mais de la patrie. Car le sentiment national a besoin aujourd'hui, comme tous les autres, de se renouveler et de s'élargir en s'appuyant sur la recherche scientifique, et la meilleure manière qu'il y ait de lui donner une conscience de lui-même de plus en plus pleine et féconde, c'est de lui montrer sa pérennité à travers les âges et sa persistance essentielle dans toutes les phases de son développement " [pp. iv-v].
Par où l'on voit nettement pourquoi et comment la linguistique historique se spécialise de plus en plus et se limite à un travail technique, qui assure la stabilité et l'identité de la notion de langue française au regard des autres langues de l'antique Romania ; tandis que l'histoire de la langue affirme la valeur du français comme principe unificateur républicain au regard des autres vernaculaires dialectales pratiquées sur l'étendue du territoire national. A ce titre, étant en outre documentée, exemplifiée, modélisée et valorisée par les textes de la littérature, elle devient une composante nécessaire des programmes d'enseignement eux-mêmes déterminés par des besoins idéologiques et orientés selon certains choix ou certaines options politiques et culturelles. En écho à Gaston Paris, Julleville, s'étant réservé la conclusion de son Histoire de la Langue et de la littérature françaises, écrit d'ailleurs que son souci a été de " raconter l'histoire littéraire d'une langue au cours de neuf cents années " [t. viii, p. 885], et remercie in fine ses collaborateurs d'avoir su " mettre en commun leur sincère amour de la France, de sa langue et de sa littérature " [id, p. 907]. On ne saurait alors ni plus, ni mieux dire… Que la littérature de l'époque, à travers sa langue, ait besoin de se réfléchir dans l'histoire et de s'évaluer par rapport aux transformations idéologiques, politiques, culturelles et sociales de cette dernière est assez révélateur. Les pages consacrées par Ferdinand Brunot à l'époque toute contemporaine de Laforgue sont d'ailleurs assez claires à cet égard :
" […] partout, à Paris, à la Bourse, et à la Bourse de commerce, quand les fonds sont lourds ou que les sucres ont fléchi, dans les rédactions de journaux, dans les cafés littéraires, les " brasseries d'art ", c'est une mêlée confuse de français et de jargons, qu'on a plaisamment essayé de classer.
Comment s'étonner dès lors que le parler spécial du peuple entre dans la conversation de ceux que leurs propres habitudes, leurs origines, leurs fréquentations mettent à même de le connaître, et qui n'étant plus arrêtés par la règle inflexible de s'en tenir au français propre, seraient bien empêchés d'exclure telle ou telle catégorie de mots, s'ils le voulaient, car ils ignorent le caractère et la provenance de la plupart d'entre eux.
Cet état de la langue parlée devait avoir sa répercussion sur la langue écrite, et elle l'a eue. Avec les doctrines littéraires qui prévalaient, on devait même aller jusqu'au bout, on y est allé. […]
Désormais l'argot a droit de cité dans le roman et au théâtre, dans les scènes dialoguées et les journaux, les monologues et la poésie, dans les études et dans les fantaisies. On en débite en prose ou en rime, ceux qui sont académiciens comme Lavedan et Lemaître, et ceux qui ont perdu à célébrer les gueux leurs droits civiques comme Richepin, ceux qui " fumistent " à Montmartre et celles qui fréquentent à l'Elysée, en rentrant de " faire leur persil ".
Et en vain prétendrait-on que l'argot pour s'introduire ainsi a dû s'épurer. Sans doute la littérature française n'a pas adopté le langage de la maison centrale, mais il ne faut pas fermer les yeux sur ce qu'est le genre " rosse ", la chanson de Bruant ou d'Eugénie Buffet, ni oublier le bruit qu'ont fait dans les journaux les gigolos et les gigolettes, il n'y a pas si longtemps, avec les beaux mots de marmite et de miché. Collage, retape, surin s'entendent, casserole se dit à la Haute-Cour, et cela c'est la langue de la place Maubert, ou des boulevards extérieurs " (17)
Cette reconnaissance, à l'époque même des Complaintes, des effets de l'apport du français populaire sur le canon littéraire, suscite chez Ferdinand Brunot un double constat. Celui, tout d'abord, de ce que la valeur a priori négative de la décadence peut trouver à se justifier et à s'inverser positivement, même si l'avenir de la langue ne laisse guère présager des développements heureux :
" Il paraît incontestable que, à se débarrasser de contraintes injustes qui interdisaient des tours et des mots parfaitement légitimes, ou à en créer de nouveaux, la langue a acquis une immense richesse et une incomparable variété. Il serait même plus juste de dire qu'elle a gagné une qualité que personne ne lui soupçonnait et qu'elle n'avait en effet qu'en puissance. De terne elle est devenue colorée, de raide souple, d'abstraite plastique, et ce n'est pas là une de ses moindres métamorphoses. Quand les modernes disent qu'ils ont reculé les limites du verbe, ils sont presque en deçà de la vérité, ils les ont détruites. S'appropriant un vieux cliché sur impossible, ils ont voulu que indicible ne fût plus français, ils y sont parvenus.
Ce n'est pas évidemment sans quelques sacrifices, qui inspirent à plusieurs de nos contemporains de vifs regrets. Le grand mérite qu'il a fallu perdre, c'est l'ordre, avec les qualités qu'il rendait possibles : l'extrême clarté et l'absolue précision. Ce serait là une perte que rien ne compenserait, en effet, si elle devait être définitive. Mais il s'agit de savoir si le trouble actuel n'est point ce trouble passager des périodes révolutionnaires, qui ne peut s'éviter, mais qui se calme quand la période de création fait place à la période de classement et d'analyse. L'instinct et le désir de clarté, l'esprit de justesse qui avaient fait de notre langue ce qu'elle était il y a un siècle sont-ils éteints ? S'ils vivent, seront-ils dominés par d'autres et impuissants, ou prévaudront-ils ? C'est le problème de l'avenir. Il est à espérer que l'équilibre s'établira, plus juste que par le passé.
Ce qui semble donner raison aux prophètes de la décadence c'est que les forces qui par nature ou par institution étaient destinées à retenir la langue sur la pente du changement ou bien sont aujourd'hui paralysées, ou, comme il arrive souvent dans les périodes de crise, agissent en sens opposé." (18)
Et ensuite celui de ce que cette décadence, trouvant son origine dans une dualité sociale, non seulement est force irrépressible mais agit également comme principe de reformulation de nouvelles valeurs morales, grâce auxquelles éthique et esthétique se voient différemment réassociées dans le caractère contestataire ou révolutionnaire de cette nouvelle langue littéraire si étrangement bigarrée :
" Avec l'émancipation de la langue écrite, le résultat principal que la littérature d'une part, les mœurs de l'autre semblent avoir réussi à produire est un commencement de fusion entre la langue écrite et la langue parlée. Nous avons vu ce que les diverses écoles, ce que la politique aussi ont fait consciemment ou inconsciemment pour cela, je n'y reviens pas. C'est le résultat seul qui m'occupe ici. Il est, je crois, très appréciable. Les deux langues se sont profondément pénétrées. D'abord la langue de la conversation, même dans la société polie, s'est chargée d'éléments populaires.
[…] Mais la question est de savoir si dès maintenant la barrière est supprimée vraiment. Évidemment non. Il serait peut-être impossible d'établir quelque part la démarcation, et si l'on choisissait dix personnes pour faire le départ des mots populaires et des autres, l'entente ne durerait vraisemblablement pas jusqu'au vingtième.
[…] Cette séparation entre les deux langues ne semble pas près de disparaître. A moins d'un bouleversement total, qui détruirait tout ce qui dans la nation représente la culture, la langue écrite ne me paraît pas devoir prendre la grammaire de la langue populaire ; on ne peut guère prévoir non plus que le développement de l'instruction amène l'ensemble de la population à suivre d'instinct les règles, même rajeunies et simplifiées, de la langue écrite. Cette dualité est un danger assez semblable à celui qui a occasionné la mort du latin littéraire. Cette considération suffit en tout cas à excuser ceux qui, en sacrifiant un peu de la pureté, de la chasteté même de la langue écrite, ont cherché un rapprochement, fût-il impossible. Mais les mœurs sont plus puissantes que les efforts isolés et le but ne pouvait pas être atteint du premier coup. Il n'est pas plus facile de fondre les parlers des diverses classes que les classes mêmes que les siècles ont faites parmi les hommes. " (19)
On conçoit assez facilement, dans ces conditions, que l'appréciation des qualités de l'écriture poétique de Laforgue et des spécificités de son style devienne difficile. D'une part en raison du caractère relatif des critères de l'esthétique de la langue française proprement dite, comme le rappellera peu après Remy de Gourmont ; et, d'autre part, en raison du caractère évolutif et labile des critères éthiques associés à ces pratiques du français. A l'heure de la publication des Complaintes, on note d'ailleurs fréquemment des jugements du genre de :
" Si M. Laforgue a voulu faire un tour de force amusant dans le genre de la muse à bibi et plus précieusement excessif, plus moderne modernisant, il a peut-être réussi ; s'il a cru produire quelque chose d'autre, il s'est trompé. Et malheureusement, presque dans chaque pièce, il point une prétention non justifiée au sérieux, à travers le tohu-bohu d'une foire de mots, d'images et de coq à l'âne tout à fait réjouissante " (20)
ou encore :
" S'exprimer dans la langue la plus parlée, voilà en partie l'objet de la recherche de ces étranges derniers poètes tels que Tristan Corbière, Paul Verlaine et enfin M. Jules Laforgue. La langue parlée avec ses ellipses, ses raccourcis et même ses mollesses de tons et ses insuffisances, l'à-peu près du verbe populaire et très primitif, leur paraissant plus éloquents pour l'expression des sentiments que la phrase composée avec un soin de formule. " (21)
Cette langue littéraire de la fin du siècle ne cesse d'osciller entre les formes et les forces parfois contraires du français de la République et de la langue française des irréductibles nostalgiques du passé de la littérature. Et, pour l'appréhender, il ne faut donc rien moins alors que cette nouvelle discipline qui donne aux jugements évaluatifs de conformité et d'intégrité des formes littéraires toute l'assise et la légitime puissance de critères scientifiques, historiques, lexicologiques ou grammaticaux, et qui a nom stylistique.
Dans cet abandon délibéré du complexe esthétique -- et éthique, au sens du XIXe siècle -- qui fonde la littérature comme valeur sociale intégrative, se marque une dernière fois ici l'ambition de faire de la stylistique une pratique positivement scientifique, mais très à l'écart de ce que l'on avait l'habitude de nommer style d'auteur... Et peut-être dans cet écart même. Plus rien dès lors de l'énergie dialectique, et du syncrétisme qui -- au-dessus des clivages de l'individu et de la société, du particulier et du général, du singulier et du pluriel -- faisaient du style en ses débuts romantiques une force sympoétique puissamment organisatrice. A l'époque de Laforgue, la conception du style comme écart ne tient plus en rien aux caractères originels spécifiques de l'objet, mais résulte seulement et a posteriori des conditions sous lesquelles cet objet a été observé par la cohorte des analystes qui se voulaient juges non impavides de l'évolution de la société, des mœurs et de la langue. Désireux de rendre compte du singulier, peut-être plus que de le comprendre, ces observateurs durent fixer leurs remarques à des faits, qui ne pouvaient être mieux définis et plus illustratifs qu'en termes de différence et d'écart par rapport à une manière générale et commune de s'exprimer. Comme s'il était possible de définir objectivement cette manière collective… Comme s'il était légitime d'inférer du style l'existence de faits de style rapidement convertis en procédés de style, susceptibles d'être indéfiniment répétés et toujours réversibles… puisque rapportables à des mécanismes de langue. On voit par là combien cette notion peut paraître obsolète au regard des exigences politiques contemporaines des Complaintes, et pourquoi il convient bien de lui substituer celle de langue littéraire, qui permet de creuser le même écart entre le bon et le mauvais usage de la langue quoiqu'elle n'insiste plus sur la subjectivité irréductible du style, et mette a contrario l'accent sur la socialité et le pouvoir communicatif d'une écriture qui se doit d'être soucieuse de ses attributs esthétiques tout en n'hypothéquant pas son individualité spécifique. Dans cette différence du style et de la langue littéraire pourrait être résumée la complexité esthétique de l'œuvre de Laforgue, dont certains contemporains disaient déjà : " Des critiques obligeants font circuler le boniment, parmi les strophes, livrent l'esthétique du poète, exposent son vocabulaire, lancent les phrases " qu'on lui doit ", soulignent " les gracieux verbes qu'elles sertissent "… " (22)
Laforgue ne plagie pas Verlaine, Richepin, Cros ou Corbière, parce que sa manière n'est pas de reprendre les procédés formels d'autrui. Laforgue n'a pas de style au sens où ce dernier serait une forme reproductible indéfiniment réitérable. Laforgue n'a pas plus l'usage de la langue littéraire contemporaine, parce que cette dernière -- figée dans les conventions académiques de l'époque -- lui répugne et lui échappe. Mais Laforgue a une écriture personnelle, dense et complexe derrière le caractère gracile des mètres de la versification, derrière les refrains ou les couplets de ses Complaintes inlassablement développées autour de son malaise d'être lui-même, sujet, individu, au cœur d'une société qui l'ignore et le rejette. Et c'est cette pratique même d'une irréductible subjectivité de l'énonciation qui est censurée par la critique traditionnelle soucieuse de dénoncer dans cette écriture une décadence, une déliquescence des fortes vertus de la littérature. A proportion où cette dernière doit constamment proposer des modèles de goût, de courage, de vertu.
III° : FORMES DE LANGUE ET SINGULARITÉS D'ÉCRITURE
Les " audaces " et les " fantaisies " linguistiques de Laforgue ne se comprennent donc jamais mieux que replacées dans leur contexte originel, grâce auquel elles peuvent prétendre à retrouver leur force de déstabilisation du système des valeurs esthétiques et culturelles de la France bourgeoise et républicaine ; la France de la réélection de Jules Grévy et de l'épisode du général Boulanger. Et c'est ainsi que nous exposerons ci-dessous quelques éléments de choix extraits du vaste ensemble des libertés scripturales hétérodoxes de Laforgue. Je rappellerai auparavant comment les adversaires de cette nouvelle esthétique de la langue et de la littérature caractérisent la langue littéraire des poètes décadents :
" Telle expression artistement habillée revêt entre leurs mains inhabiles des retroussis insensés, des tournures abracadabrantes qui la déforment, qui la dépriment, la rendent infirme, horrible, méconnaissable " (23)
Il s'agit bien là de dénoncer un " charlatanisme tout pur " !…
1° Morphologie lexicale :
L'ère de Darmesteter est marquée par le renouveau des études de morphologie que favorisent les recherches de linguistique historique et comparée. Le Traité de la formation de la langue française, qui figure en tête du Dictionnaire général est un bon exemple de ce travail, qui, sur bien des points, développe les idées métaphoriques de Darmesteter lui-même sur la vie des mots, assez largement contestées au reste, en son temps, par l'un des collaborateurs même du dit ouvrage, Antoine Thomas. Par l'examen minutieux de toutes les formes possibles de combinaison des suffixes, des préfixes et des bases lexicales, les auteurs dégageaient les lois d'une mécanique combinatoire, aussi régulière et prévisible que celles que les phonétiste, à la même époque, mettaient en lumière. Il suffit pour s'en convaincre de se reporter à ces pages d'une intransigeante rigueur : " Le premier fonds du lexique s'enrichit par un double procédé appartenant à la formation populaire : le procédé de la dérivation et le procédé de la composition. Par la dérivation, on crée des mots nouveaux soit en changeant la fonction de mots déjà existants, soit en dépouillant leur radical de sa flexion et en y ajoutant certaines lettres qui modifient la signification. Parla composition, on crée des mots nouveaux en réunissant plusieurs mots pour leur faire exprimer une seule idée " [§ 33]. Laforgue, pour sa part, n'hésite pas à se saisir de l'esprit de la démarche pour en détourner l'application hors du champ de la langue et l'appliquer à l'expression seule d'une subjectivité tour à tour ludique ou tragique, selon les modalités propres de l'énonciation spécifique à chaque contexte. Je ne prétends pas épuiser dans les notes ci-dessous l'ensemble des cas offerts par le recueil. Mais on pourra au moins trouver dans les Complaintes des formes aussi diverses que :
" Aubadent " :
Dérivation suffixale permettant la création d'un verbe du premier groupe à
partir du
substantif aubade, signifiant contextuellement donner l'aubade. On
trouve le même effet
dans la forme " angéluse ", du verbe
angéluser, lui-même dérivé du substantif
angélus, au
sens de sonner l'angélus.
" Bizarrants " :
L'adjectif bizarre est ici assorti d'une désinence en - ant, qui ne
peut que l'apparier à un
pseudo adjectif verbal dérivé de l'impossible verbe bizarrer, au sens
de rendre bizarre.
Cocasserie de la fausse dérivation, mais aussi justification interne du syntagme
immédiatement suivant : " mots à
vertiges ! "
" Crépusculâtre " :
La dérivation suffixale en -âtre, du très fécond diminutif
latin populaire aster, indique une
ressemblance incomplète avec l'idée du radical, d'où, peu à peu,
l'idée d'une péjoration, qui
joue ici en opposition absolue avec l'adjectif classique crépusculaire. La
valeur péjorative est
au reste redoublée par l'association à la rime avec marâtre.
" Crucifige " :
Même remarque à propos du mot-valise. L'étymon permet
crucifier ; l'adjonction du verbe
figer évoque cruellement, en une sorte de plan subitement fixe, la coagulation
du sang mort
interdisant les mouvements de l'être crucifié. A moins que la désinence en
-ige n'évoque
allusivement la dénonciation des valeurs de cette crucifixion que l'on
fustige.
" Délévrant " :
Croisement dans un identique mot-valise du substantif lèvre et du verbe
délivrer, qui
marque l'expression d'un arrêt brusque de la succion, d'un détachement brutal qui
suspend
l'extase.
" Elixirer " :
La dérivation suffixale, non a priori impossible, mais inattendue, donne ici
naissance à un
pseudo-déverbal qui accentue d'autant le caractère artificiel du processus
dénoté par le verbe,
que le substantif de base élixir se situe dans le champ de ces sublimations et
des ces
cohobations de matière subtile dont le symbolisme et le décadentisme ont le
secret.
" Engrappés " :
Le substantif grappe est un de ceux auxquels Laforgue assigne une grande force de
représentation imaginaire. De ce substantif, il obtient le néologisme verbal
mettre en grappes
par le biais d'une dérivation parasynthétique ayant recours au préfixe
en-, et au suffixe de
l'infinitif des verbes du premier groupe -er.
" Errabundes " :
Francisation extrême de la forme latine " errabunda ", au sens de
vagabondes, qui rappelle
certainement le poème lxii des Fleurs du mal de Baudelaire :
Moesta et errabunda… Triste et
vagabonde…. La confusion orthographique et phonique permet en outre -- suprême
habileté
du poète -- la réalisation de la rime avec
" réponde ".
" Eternullité " :
Forme pour laquelle Laforgue requiert de son éditeur, fin janvier 1885, une correction
d'épreuve en place du fautif " Éternité " (24). Le procédé de composition est ici du type courant
chez Laforgue du " mot-valise " : un signifié inédit se trouve
enfermé à l'intérieur de la
décomposition-recomposition d'un signe qu'autorise la fusion de deux racines lexicales dont
l'une joue le rôle de pseudo-suffixe : éternité +
nullité = éternullité. La zone de recouvrement
graphique et phonétique : " nité
/n[ull]ité " autorise une sorte de métaphorisation du sens
d'où
ressort l'idée du néant sémantique de la notion
d'éternité.
" Exilescent " :
L'écriture artiste et les tendances esthétiques du décadentisme poussent
à employer
fréquemment une suffixation en -escent / -escence, :
acescence, concrescence, déhiscence,
déliquescence, délitescence, érubescence, évanescence, flavescence,
indéhiscence,
intumescence, obsolescence, sénescence, etc. D'origine latine
[-escentia] cette suffixation
donne naissance à des adjectifs verbaux et à des noms d'action aux allures savantes
et le plus
souvent à valeur inchoative lorsqu'ils sont accolés à des radicaux latins.
Outre la valeur forte
du substantif exil dans le lexique de Laforgue, qui se trouve ici impliquée par
la graphie et la
prononciation, l'adjectif dénote le fait que les cloches font entendre par leur battement le
signal du Dies irae.
" Félinant " le satin :
L'adjectif félin/e est admis par la 7e édition du Dictionnaire de
l'Académie française, en
1878, en parallèle au substantif félin ; Laforgue use ici de la
dérivation suffixale qui lui
permet d'obtenir un verbe à partir de ce dernier substantif, ce qui est une manière
de
compléter en quelque sorte la famille morphologique du mot. Faire de cet adjectif un verbe
transitif rend plus énigmatique encore le contenu de son objet.
" Feux-d'artificieront " :
Exemple d'une dérivation suffixale classique permettant d'obtenir un verbe à partir
d'un
substantif [verbe dénominal] ; mais, si je puis dire, l'artifice est ici d'autant plus
signifiant
que le terme de départ est lui-même un nom composé ; et qu'il en
résulte ainsi une sorte de
méta-composition exposant en simultané la forme d'origine et les conditions de sa
métamorphose à proximité paronomastique et réduplicative de
sens et encensoirs.
" Hallalisé " :
Du substantif onomatopéique hallali, prenant prétexte de la finale
vocalique, Laforgue tire
par suffixation en -iser, un verbe hallaliser signifiant donner
l'hallali…
" Hosannahlles " :
Dérivation suffixale inattendue, à partir d'une base latine, elle même
d'hébraïque origine,
en raison, d'une part, de ce que le substantif de base est lui-même un xénisme, et,
d'autre
part, de ce que la suffixation en -al [du latin -alis] est plutôt peu
productive en français. Le
Dictionnaire Général note seulement que cette dérivation a
été d'une " fécondité
extraordinaire dans le latin ecclésiastique du moyen âge " [p. 54]. On
peut toutefois
rapprocher du même procédé les formes : pompes voluptiales,
futaies seigneuriales, pompes
argutiales.
" Hymniclames " :
Par un procédé de composition, Laforgue associe la base substantive
hymne, poème
religieux en l'honneur des dieux, à une variante vieillie de l'adjectif clameux,
dénotant
l'expression de cris bruyants, parfaitement en accord avec le fracas et le retentissement des
cloches en Brabant.
" Inextirpable " :
Le vieux Vocabulaire des nouveaux privatifs françois, de Pougens [1793], ne
fait pas
mention de ce terme, que ne relèvent ni L.-S. Mercier, dans sa
Néologie [1801], ni aucun
autre dictionnaire du XIXe siècle. Il s'agit donc là d'un exemple de création
lexicale de
Laforgue, peut-être d'origine orale ; en tout cas de type parasynthétique, avec
emploi du
préfixe négatif in- appliqué à une base
extirp-, du verbe extirper, d'où serait tiré un
pseudo-adjectif par adjonction suffixale de -able. Le terme créé se
recommande par la rudesse de son
articulation.
" Mon rêvoir " :
Lexicalisation par suffixation inattendue en -oir ; le suffixe, utilisé
dans : alésoir,
assommoir, couloir, encensoir, ostensoir, promenoir, et
appliqué ici à rêve, figure parmi les
formes préférentielles du sens phonique de la rime chez Laforgue :
ciboires, déboires,
offertoire, mémoire, histoire, transitoire, vomitoire, foire, évocatoire,
remontoirs, etc.
" Omniversel " :
Le jeu de la préfixation double ici un effet de paronomase évoquant en
arrière-plan
phonétique et graphique universel. On retrouve dans ce jeu l'obsession de
Laforgue pour le
grand Tout organisateur du monde
" Pourchas " :
Substantif verbal, tiré de pourchasser, et exprimant une valeur vieillie
d'acharnement du
monde à tourner perpétuellement sur lui-même et à traquer son
propre mouvement.
" Rinfiltrent " :
Le préfixe " re- " à valeur itérative est ici
agglutiné au verbe infiltrer dans une démarche
de stylisation écrite de l'oral, à laquelle Laforgue a fréquemment recours
sous l'effet du
regain d'intérêt accordé à son époque aux pratiques populaires
de la langue parlée. On
rapprochera de cette forme des occurrences d'items tels que :
" r'intoxiquer " ; " revannés ",
" rerâlent " ; " renoient " ;
" rhabillent ", " rebrodent ", etc.
" S'engrandeuille "
De l'expression figée en grand deuil, qui implique faste, pompe et
décorum funèbres,
Laforgue compose un verbe pronominal réfléchi s'engrandeuiller par
agglutination des divers
composants et adjonction du suffixe verbal de premier groupe -er, auquel il est
ensuite aisé de
concéder ses différentes formes flexionnelles.
" S'in-Pan-filtre " :
Rare exemple d'une création néologique française permettant de mettre en
évidence un
pseudo procédé d'infixation par l'intermédiaire de la forme
Pan. Cette dernière, désignant le
grand Tout, qui fonctionnait déjà dans le nom propre de
Panurge ou dans la caractérisation du
Dictionnaire Universel de Boiste [1800] revu en 1834 par Charles Nodier :
Pan-Lexique,
renvoie ainsi formellement à l'expression d'une dislocation de la cohérence du
monde global.
" Sangsuelles " :
La dysorthographie fait ici paraître une double lecture de l'adjectif sensuelles,
grâce à
laquelle devient évidente la charge sémantique perverses de la topique
" sensualité " dans
l'esthétique et l'érotique de Laforgue. Le croisement avec l'animalité avide
de la sangsue
réduplique dans ce jeu verbal le caractère souvent corrompu du sémantisme
du verbe suçer.
" Sexciproques " :
La composition morphologique se fait ici plaisante par recherche volontaire
d'ambiguïté.
On connaît en effet la forme latine sex-, signifiant six dans des
termes tels que sextile,
sextuple, etc. On connaît par ailleurs le substantif sexe, et toutes
les connotations qui peuvent
lui être attribuées, en raison notamment de son caractère encore tabou dans
la littérature de la
seconde moitié du XIXe siècle. On a déjà noté ci-dessus
la liaison qui s'installe dans l'œuvre
de Laforgue entre l'éthique, l'esthétique et l'érotique du langage. A
l'époque de Laforgue, il
n'est au reste pas impossible de trouver dans la presse des néologismes comparables. Ainsi,
dans La Citoyenne, qui militait pour l'obtention du droit de vote aux femmes,
pouvait-on lire
le 13 juin 1887 : " L'unisexcification des vêtements "… Le
lecteur voit donc son
interprétation orientée par le contexte de " vendanges "
dans lequel, par sève et grappes
interposées se multiplient les associations de nature érotique, et il pencherait
volontiers pour
l'expression d'une sexualité d'échanges réciproques, qui renverrait la
création une nouvelle
fois vers le type du mot-valise ; mais il ne lui est pas interdit de penser toujours à
la valeur
numérale qui évoquerait plutôt alors le caractère itératif de
cette cueillette de fruits interdits,
voire les " moissons mutuelles " promises comme récompenses
de bien singulières caresses…
" Spleenuosités " :
Du substantif anglais Spleen, mis à la mode lexicale par les romantiques
français de 1830
et emblématisé par Baudelaire, Laforgue tire une dérivation suffixale en
-ose [du latin -osus]
lui permettant ensuite une seconde dérivation suffixale en -ité, sur le
modèle des
innombrables formations en -itatem du latin de la décadence et du latin
scolastique. Les
termes de ce type expriment l'attirance du français pour l'abstraction. La fait que le
substantif
ainsi obtenu soit employé au pluriel par Laforgue, conformément à une
tendance marquée de
l'écriture artiste, marque la translation vers le comptable d'une notion massive, dont le
caractère substantiellement insaisissable est d'autant mieux en valeur. Cf.
monstruosités.
" Suresthétiques " :
Dérivation suffixale en sur-, qui ajoute à la base adjectivale une notion
de supplément,
presque d'excès.
" T'ubiquitait " :
Le substantif ubiquité, de latine ascendance, donne ici naissance à un
verbe ubiquiter
dénotant la capacité d'être simultanément présent en
différents lieux d'un Idéal en lui-même
rendu utopique en contexte [sans bride, vide]. Cette dissémination de
l'être dans l'espace
confine alors au néant.
" Un Moi-le-Magnifique " :
Substantivation métalinguistique de la forme tonique du pronom personnel objet,
caractérisée au moyen d'une apposition. Lexicalisation, par syntagmation graphique
arbitraire
des traits d'union, d'une notion qui se veut simultanément philosophique et
évaluative. On se
reportera plus loin à l'explication que requiert le pronom personnel
" me " en emploi sous les
espèces phatiques datif éthique.
" Ventriloquons " :
Le substantif ventriloque, que Victor Hugo, dans l'Homme qui
rit, paraphrasait déjà sous la
forme engastrimythe, résulte d'un composition latine
ventriloquus, proprement qui parle du
ventre. De la valeur de sens, il n'était guère difficile pour Laforgue
d'extraire une forme
verbale : ventriloquer, en accord avec l'acception générale
induite du contexte.
" Vidasse " :
On hésitera ici entre une suffixation péjorative forte de l'adjectif vide,
et l'improbable
énonciation d'une forme de première personne du singulier de l'imparfait du
subjonctif du
verbe " vider ", ou d'une seconde personne de l'impératif. La
proximité du substantif cœur
laisse à penser que l'énonciateur, sous les espèces métaphoriques
d'une " rosse ", s'adresse à
lui-même cette objurgation dérisoire.
" Violuptés " :
Croisement dans un mot-valise des substantifs volupté et viol,
qui réitère l'effet constant de
perversion qui s'attache à l'érotique de Laforgue. Cet effet se voit accentué
dans l'élocution
par la diérèse même de l'articulation qui mime une crispation antinomique
de l'extase
désormais impossible.
" Vivisectant " :
Le substantif vivisection, composé du latin vivus et de
section, est un néologisme savant
admis par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie
française, en 1878, et immédiatement
enregistré par Darmesteter et Hatzfeld dans le Dictionnaire
général. Le substantif est
cependant déjà présent dans le Dictionnaire général
des dictionnaires français de Napoléon
Landais [1836], dans le Dictionnaire national de Bescherelle [1846], et dans les
ouvrages
similaires de Littré [1863], Larousse [1867] et Lachâtre [1881], au sens
d'opération pratiquée
à titre d'expérience physiologique sur des êtres vivants. Seuls Littré
et Larousse admettent
vivisecteur, celui qui prépépare des vivisections. On admettra en
conséquence que Laforgue a
imaginé par le biais de la dérivation suffixale en -er un verbe du
premier groupe : vivisecter,
réalisant activement le sens scientifique du substantif.
" Voluptantes "
A partir du substantif volupté, dont on a déjà noté
l'importance dans l'univers érotique de
Laforgue, et qui siège en langue aux côtés des formes
voluptuaire, voluptueux,
voluptueusement, le poète invente un infinitif voluptuer, dont
la mécanique dérivationnelle
extrait une forme de participe présent substantivé :
voluptuant(e)(s)… La fantaisie verbale
néologique joue une nouvelle fois ici du caractère phonétiquement
mimologique de la diérèse.
2° Recours à des mots ou a des enonces étrangers :
L'écriture de Laforgue fait largement usage de termes ou de séquences de termes d'origine étrangère ; l'interpolation de tels matériaux verbaux produit un double effet de discordance graphique et de dissonance phonique, accompagné du cortège des connotations diverses d'emploi attachées à ces éléments. On ne retient pas ici les termes qui -- tels Alléluias, ou Misérérés -- sont pourvu par Laforgue d'accents et de marques graphiques de pluriel assurant leur intégration au système de la langue française. En revanche, appartiennent à la catégorie générale des xénismes les items suivants, classés par origine linguistique :
a) Termes latins :
Cumulus : au sens d'amas, d'amoncellement.
Decrescendo, statu quo, crescendo ? : L'accumulation joue ici de l'effet homéotéleutique martellato.
Dies iraemissibles : Rare exemple de dérivation adjectivale sur une forme latine.
Et nunc et semper, Amen. : Latin d'église marquant la permanence du temps.
Exeunt : Figure dans une sorte de didascalie, marquant la sortie de scène et la disparition des étoiles.
Ex-voto (suscepto) : Le terme est toutefois enregistré dès la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française, 1762.
Idem : Peut aussi être interprété comme une forme d'abréviation des répétitions litaniques.
Illico : L'effet de latinité savante est ici subverti par la valeur populaire du terme, déjà attestée à l'époque de Laforgue, au sens de : immédiatement.
In articulo mortis : Lointaine évocation de quelque tardif Vexilla regis prodeunt….
Introïbo : La forme de la première personne du singulier, en place de la formule traditionnelle Introït souligne l'importance de la prise en charge énonciative.
Labarum : Au sens d'étendard formé d'une longue pique que traverse un bâton soutenant une banderole de pourpre surmontée de l'aigle romaine, sur laquelle figurent depuis Constantin la croix et le monogramme du Christ, [Dictionnaire général, d'après Littré] ce terme est entré dans la langue française depuis le XVIe siècle. Pierre Larousse, dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : t. 10, p. 4 d - 5 a. rapporte, d'après l'Ornithologie passionnelle de Toussenel (1850), le caractère miraculeux de l'apparition de cet objet : Tu seras victorieux par ce signe. Le lexicographe rappelle également l'étymologie indo-européenne de ce terme, proposée par Pictet : en sanscrit lamb, tomber, ava-lamb, pendre, être suspendu, d'où lamba, qui pend, lambana, suspension et collier, et le latin limbus, bordure, marges. Mais, par delà ces valeurs d'origine associées, le terme est probablement employé par Laforgue pour faire sonner en quelque sorte l'or de ses cuivres phoniques.
Lucus : Probablement faut-il lire ici la forme latine lacus, au sens de mare, lagune ; l'assimilation vocalique régressive ayant pour effet de renforcer la valeur diérétique de la voyelle /u/ dans huis-clos.
Nihil : Au sens de la philosophie nihiliste de négativité totale, et de l'influence de Schopenhauer..
Nox irae : par opposition à Dies irae…. Renvoyant jour et nuit en des positions symétriques d'insignifiance.
Ut : La note Do, la plus basse de la gamme ; répétée -- " bébé bercé " au vers suivant -- allusivement : dodo… De même " ut d'hostie ultime " renvoie aussi allusivement et phonétiquement à dodo, le dernier sommeil.
Vermis sum, pulvis es ! : Rappel du néant de l'être, sous toutes ses formes, sujet ou objet de la parole.
Vortex : au sens de Tourbillon, mot très en vogue à l'époque décadente..
Ces termes renvoient ordinairement au latin ecclésiastique ou scientifique, et doivent être pris non seulement pour leur contenu, accessible en traduction, mais aussi pour les connotations d'usage attachées à leur forme.
b) Termes anglais :
Spleen : Terme déjà attesté chez Voltaire, Diderot et Volney, enregistré dans la 5e édition du Dictionnaire de l'Académie française, mais qui manque dans les dictionnaires de Féraud et l'édition de 1797 de Gattel.
Sandwiche : La graphie avec e terminal donne à penser que le terme a été francisé par Laforgue. Le Dictionnaire général de Darmesteter et Hatzfeld conserve Sandwich.
Cant : Expression de l'impossibilité, je ne saurais….
Steamers : Vocabulaire de la marine de transport.
Non seulement la mode est-elle à l'anglais pour faire snob, mais Laforgue a pris lui-même des leçons d'anglais auprès de sa future épouse. Les termes cités -- parcimonieusement employés -- font résonner dans les Complaintes la nostalgie d'une élégance aristocratique désormais en contradiction absolue avec le parler populaire et les modes ordinaires de l'existence quotidienne.
c) Termes grecs :
Corybante : Ce terme, qui désigne les prêtres de la mère des dieux, Cybèle, ordinairement représentés comme dansant, armés, au son des flûtes, des tambours, des trompes et de boucliers frappés par les lances, évoque la frénésie, et une agitation bruyante orientée par un souci liturgique que Laforgue prend bien soin de rendre totalement profane. Hésitant entre le genre masculin et le genre féminin, ce vocable redevenu à la mode à l'époque romantique [Nerval] était pourtant en usage depuis le XVIe siècle [Ph. De Marnix, J. Lemaire de Belges] ; il n'a cependant guère été enregistré par les dictionnaires qu'au XVIIIe siècle [4e édition du Dictionnaire de l'Académie française, 1762]. Laforgue passe, aux yeux du Trésor de la Langue Française [t. VI, s. v.], qui s'appuie sur l'édition des Complaintes de Laforgue, publiée en 1922 par le Mercure de France, pour avoir osé la douteuse graphie Corybanthe.
Pathos : Au sens de pathétique affecté, emphatique.
Lemnos : Ou Stalimène, île de la Turquie d'Europe, célèbre dans l'antiquité pour avoir été le théâtre de l'abandon de Philoctète par les Grecs allant au siège de Troie ; souvent caractérisée par Aethalia, brûlante, en raison d'un volcan qui passe pour avoir été la première demeure de Vulcain.
Lexicon : On se rappellera à ce sujet l'importance accordée par Laforgue aux dictionnaires : Mon cœur est un lexique...
Tanagra : Ou Scamino, ancienne ville de Béotie, sur l'Asopus ; célèbre par le tombeau de Corinne, les combats de coqs qui s'y déroulaient, et la défaite subie par les Athéniens devant les Spartiates et les Béotiens, en 475, à la suite de quoi, deux ans après, les Athéniens reprirent la ville et la rasèrent.
Nous avons là encore, minéraux lexicaux sertis dans la trame des textes poétiques, quelques termes choisis qui introduisent une discordance de niveau importante avec les formes circumvoisines de stylisation de l'oral.
d) Terme italien :
Concetti : Réminiscence d'une préciosité amoureuse désormais sans objet, qui ne peut se dispenser de pointes et de recherches élocutoires en complète opposition avec le caractère pseudo-populaire de l'énonciation des Complaintes.
e) Termes orientaux [Judée et Indes]
Çakya : Pour apocope de Çakyamouni.
Maïa : Évocation de la femme à travers les filtres réminiscents d'une vague religion hindouiste.
Mounis :Pour aphérèse de Çakyamouni.
Nirvâna : Lieu mythique où divinité et néant se confondent.
Lamasabaktani : Paroles prononcées en araméen par le Christ lors de la Passion : Pourquoi, m'as-tu abandonné ? L'évangile de Saint Matthieu donne la forme Lema Sabachtani, et celui de Saint Marc : Lama Sabacthani. Laforgue s'amuse ici à phonétiser l'expression, conformément à l'une des tendances orthographiques de l'époque ; il en résulte une graphie aux connotations vaguement hindouistes, qui présente par sa constitution même une sorte de syncrétisme religieux d'inspiration ludique. Sous cette forme dérisoire, Laforgue exprime une nouvelle fois le sens de son abandon ontologique et existentiel.
Ces termes font ainsi globalement référence à l'univers religieux, dans une opposition tranchée entre ceux qui proviennent de l'univers du bouddhisme, enseigné dès 1845 par Burnouf, puis vulgarisé à partir de 1860 par Barthélémy Saint-Hilaire [Le Bouddah et sa religion], et celui originaire de la tradition biblique. Les premiers renvoient allusivement à l'énigme de la destinée humaine et de la nature de Dieu, qui se résout dans le silence de Çakyamouni ; tandis que le dernier fait référence à l'univers de certitudes, de clameurs, de douleurs et de guerres dont la Bible retrace les différents épisodes. Le partage de Çakyamouni en ses constituants mime en quelque sorte le partage de la conscience sur le statut existentiel de cette entité mythique.
3° Lexique et sémantique :
En dehors des faits formels plus particuliers précédemment exposés, l'écriture des Complaintes de Laforgue se caractérise par l'emploi d'un lexique diversifié, dont les éléments relèvent de niveaux de langue fort différents. Certaines fois, une connaissance encyclopédique se révèle même nécessaire, raison pour laquelle j'ai mentionné dans la bibliographie des dictionnaires des ouvrages de ce type ; comment détecter sinon que le Régent, dont il est question dans la Complainte de Lord Pierrot, est " le plus précieux des diamants de la couronne de France, et le plus estimé de tous les diamants connus. Son poids est considérable, 136 carats ¼. Brut, il pesait 410 carats ; l'opération de la taille a duré deux ans. […] Il provient des mines de Purteal, entre Hayderabad et Masulipatam. Thomas Pitt étant à Madras l'acheta à Golconde au plus fort marchand de l'Inde, Jamchund, et le revendit au commencement du XVIIIe siècle pour plus de deux millions cinq cent mille livres au duc d'Orléans, alors régent " [La Grande Encyclopédie, t. XIV, p. 433 a - b]…. Ces détails peuvent paraître triviaux pour l'interprétation du texte de Laforgue, mais ils permettent de mieux saisir en quoi le langage poétique cristallise dans un mot unique, pour ainsi dire, tout un afflux d'informations hétérogènes dont le contenu travaille tacitement l'interprétation des sens et de la valeur des mots.
Il n'est donc pas question, dans les listes suivantes, de relever exhaustivement tous les cas d'espèce, d'autant que -- comme nous le verrons plus loin -- la contextualisation syntagmatique et énonciative contribue fortement à la production des effets de sens propre à chacune des unités lexicales ci-dessous isolées, et regroupées seulement par niveau d'usage :
a) Emplois recherchés :
Albe :
Du latin alba, blanc. Terme remis à la mode en littérature depuis le
milieu du XIXe siècle.
Bâillie :
Du bas latin *bataculare, de *batare, être béant.
Compulser :
Du latin compulsare, au sens de demander copie d'un acte authentique, puis de
prendre
communication d'actes juridiques officiels, et enfin de remuer, feuilleter de vieux papiers
pour y trouver ce qu'on cherche.
Ésotérique :
Du grec , au sens de intérieur, enregistré en 1755 dans
l'Encyclopédie, et en
1878 par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie française.
Qui est l'objet d'un
enseignement particulier, de nature complexe et personnelle.
Fustiger :
Du bas latin fustigare, au sens propre de châtier à coup de bâtons
(latin fûstem), puis de
fouet. Attesté depuis le XVe siècle et enregistré couramment depuis
Montesquieu au XVIIIe
siècle.
Géhenne :
Du latin gehenna, lui-même emprunté à l'hébreu
ghêhinnom par l'intermédiaire du grec
, désignant un vallon près de Jérusalem où les Juifs
idolâtres faisaient passer leurs
enfants par le feu en l'honneur de Molok. Dans la Bible, le terme prit le sens et la valeur
d'enfer.
Gésine(s) :
Dérivé de gésir, et attesté dès le XIIe
siècle. Signifie au sens vieilli les couches d'une
femme.
Hallucinée :
Du latin hallucinatus, participe de hallucinari, au sens d'être en
état d'hallucination, c'est-à-dire en proie à une sorte d'aliénation
passagère dans laquelle on perçoit une sensation alors
qu'il n'y a là aucun objet extérieur susceptible de la produire ou de l'induire.
Hécatombes :
Du latin hecatombe, lui-même tiré du grec , au sens de
sacrifice de cent
victimes, puis de massacre en nombre.
Hypertrophique :
Dérivé adjectival de hypertrophie, composé avec le grec ,
au-dessus, et ,
nutrition ; accroissement excessif d'un organe ou d'une partie d'organe, sans
altération.
Désigne chez Laforgue le dévéloppement extrême de la
subjectivité du Moi.
Pourchas :
Substantif déverbal de pourchasser, au sens de : action de poursuivre
avec ardeur.
Se mourir :
Forme intensive du verbe mourir, qui implique l'imminence du terme du processus
et,
simultanément, un engagement du sujet à la réalisation même de ce
procès. Connotations
archaïques.
Vagabonde :
Du latin vagabundus, substantif puis adjectif, au sens de : qui mène une
vie errante. A
rapprocher chez Laforgue de la forme d'hapax errabundes [voir plus haut].
Vaguer :
Du latin vagari, employé dès le XIVe siècle, au sens
de : errer à l'aventure, sans
destination ni but affichés. S'applique au figuré au développement non
contrôlé de la pensée
et à l'engendrement des rêveries ou des songes.
b) Emplois techniques :
Albumine :
Du latin albumen, albuminis, terme de physique employé
dès le XVIIIe siècle par Quesnay
[1736] et dans l'Encyclopédie méthodique [1792] pour
désigner le blanc d'œuf, puis la
substance que l'on trouve dans le sérum du sang et qui se coagule par la chaleur.
Aptère :
Emprunté du grec , dépourvu d'ailes, et introduit par Geoffroy, en
1764, dans
son Histoire des insectes.
Aquarium :
Du latin, au sens de réservoir, forme savante du mot
évier, néologisme admis seulement
-- semble-t-il -- par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie
française.
Armistice :
Mot composé, du latin arma, armes, et de statio, reposer, sur le
modèle de solstice.
Enregistré par Furetière au sens de : suspension provisoire de l'état
de guerre
Axiomes :
Terme emprunté au latin axioma, du grec , au sens de :
vérité générale,
indémontrable, qui s'impose à l'esprit comme évidente par
elle-même.
Bières :
Mot emprunté au germanique bera, allemand moderne bahre,
ce qui sert à porter. Introduit
en français dès la fin du moyen âge au sens de : caisse de bois de
forme oblongue, où l'on
enferme un corps mort pour le mettre en terre.
Blasphème :
Du latin blasphemia, dans lequel on reconnaît la racine de parole ;
emprunté lui-même au
grec , au sens de : imprécations, jurements, paroles qui offensent la
divinité.
Buanderie :
Terme dérivé de buandier, lui-même dérivé du
poitevin buer, faire la lessive, opérer le
premier blanchiment des toiles neuves. Le substantif buanderie désigne ainsi
le lieu dans
lequel on fait la lessive.
Cabestan :
Du provençal cabestan, pour cabestran, d'après
l'espagnol cabestrante ; se rattache à
cabestre, chevêtre, corde de poulie, et désigne finalement depuis le
XVIe siècle, dans le
vocabulaire de la marine, le treuil vertical autour duquel s'enroule un câble.
Cannelures :
Dérivé de canneler, au XVIe siècle, qui désigne un
sillon longitudinal demi-cylindrique
alternant avec une baguette ou une arête parallèle ; le terme s'applique
à une colonne, à un
vase, à une carabine pour désigner des rayures en forme d'hélice. Dans une
étoffe à côtes, les
cannelures sont les parties qui alternent avec les côtes.
Carder :
Terme dérivé de carde vers 1540, ce dernier, du provençal
carda, latin populaire cardua
pour carduus, désignant entre autres la tête épineuse du chardon
à foulons, dont on se servait
pour démêler la laine et peigner le drap.
Chlorose :
Dérivé du latin médical chlorosis, grec ,
attesté chez Thomas Corneille dès 1694,
pour désigner le teint de pâleur verdâtre qui dénote l'étiolement
des jeunes filles chez
lesquelles le développement de la puberté est irrégulier. Terme à
la mode au temps du
romantisme, et au succès prolongé jusqu'à l'époque du
décadentisme.
Chrysalide :
Du latin chrysallis, -idis, lui-même du grec , nymphe
de lépidoptère avec son
enveloppe, puis l'enveloppe elle-même, close, fragile et soumise à
métamorphose. Terme
admis chez Furetière, puis dans la 4e édition [1762] du Dictionnaire de
l'Académie française.
Cloaques :
Du latin cloaca, au sens de : lieu destiné à recevoir des
immondices, égout, puis, par
extension, tout ce qui est sale, infect.
Corybanthe :
Du latin corybas, corybantis, lui-même emprunté au grec
, admis par la 4e
édition [1762] du Dictionnaire de l'Académie française, au sens
de prêtre du culte de Cybèle.
Cosmogonie :
Emprunté, au XVIIIe siècle du grec , engendrement du monde,
désigne
depuis la première moitié de ce siècle le système de formation de
l'univers, valeur enregistrée
par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française
[1762].
Escarpins :
De l'italien scarpino, diminutif de scarpa, chaussure. Terme
attesté en français dès le
début du XVIe siècle, qui se spécialise pour désigner une chaussure
de cuir, légère et élégante.
Eunuque :
Terme emprunté au XIVe siècle au latin eunuchus, du grec
, désignant l'homme
soumis à la castration, chargé, en Orient, de la garde des femmes dans les harems,
et par
extension un homme rendu impuissant.
Geysers :
Terme emprunté au début du XIXe siècle à l'islandais geyser,
signifiant proprement
furieux. Terme admis par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie
française [1878], pour
désigner en géologie une source d'eau bouillante et jaillissant à une grande
hauteur. Par
analogie antiphrastique évoque chez Laforgue l'éjaculation sexuelle.
Héron :
Du bas latin *hagironem, forme dérivée de l'ancien haut allemand
heigir ; en ancien
français : haigron, aigron. Désigne un grand oiseau
de l'ordre des Echassiers, au bec très
long, et aux jambes maigres et hautes, se nourrissant principalement de poissons.
Élément
intéressant du bestiaire ordinaire des oiseaux de Laforgue.
Hoche-queue :
Mot composé de hocher et de queue. Attesté dès
le XVIe siècle, ce terme dialectal désigne
la bergeronnette, oiseau qui remue la queue en marchant ; autre exemple du bestiaire
ordinaire des oiseaux de Laforgue.
Holocaustes vivipares :
Du latin holocaustum, lui-même tiré du grec . Les deux
termes désignent le
sacrifice de la vie par le feu, dans une sorte d'offrande complète de soi-même.
Hosties :
Du latin hostia, depuis le XIVe siècle, victime offerte en sacrifice à
Dieu, puis, dans la
liturgie chrétienne, le morceau de pain azyme destiné au sacrifice de la messe.
Hygiène :
Emprunté du grec , au XVIe siècle, et enregistré par la 4e
édition du Dictionnaire
de l'Académie française en 1762, pour désigner la partie de la
médecine qui traite du régime à
suivre pour la préservation de la santé. Le mot suivant illustre encore le secteur
médical du
lexique de Laforgue.
Hypocondre :
Adjectif tiré de hypocondriaque, attesté au XVIIe siècle et
admis par la 3e édition du
Dictionnaire de l'Académie française [1718], pour désigner une
personne atteinte
d'hypochondrie, et, par extension ,devenue déraisonnable.
Hysope :
Terme de botanique, emprunté du latin hyssopus, du grec ,
lui-même de
l'hébreu izob, plante inconnue à l'époque de la Bible, qui la
signale seulement comme très
petite. Classée aujourd'hui dans la famille des Labiées, plantes parfumées.
Laps :
Du latin lapsus, écoulement. Mot emprunté au XVe siècle, qui
s'est spécialisé dans son
application au temps, au sens de : espace de temps écoulé.
Lavabo :
Du futur latin, première personne du singulier, je laverai ; terme admis
par Richelet, puis
enregistré par la 6e édition du Dictionnaire de l'Académie
française [1835]. Désigne dans la
liturgie la partie de la messe qui suit l'offertoire, au cours de laquelle le prêtre lave ses mains
en chantant les paroles d'un psaume : Lavabo inter innocentes manus
meas ; puis, par
extension, le canon, placé du côté droit de l'autel, qui contient ces versets,
et enfin le linge
avec lequel le prêtre essuie ses mains.
Dans l'acception profane, le terme désigne le meuble de toilette garni des ustensiles nécessaires pour se laver.
Madrépore :
De l'italien madrepora, attesté en français chez Jussieu en 1740, et
admis par la 4e édition
du Dictionnaire de l'Académie française en 1762. Désigne un
genre de polypes agrégés, ou
un assemblage de cellules calcaires qui communiquent entre elles et s'accroissent jusqu'à
former des bancs, des récifs, des îles. A mettre en relation chez Laforgue avec la
prolifération
des polypes et autres formes de croissances dégénérescentes.
Mancenilier :
Terme de botanique, dérivé de mancenille, emprunté de
l'espagnol manzanilla, diminutif
de manzana, pomme. Le mancenillier est un arbre des Antilles, de la
famille des
Euphorbiacées, dont la tige et le fruit contiennent un suc vénéneux. L'objet,
prétexte à divers
types de représentation exotique au XIXe siècle, fut représenté en
peinture par le douanier
Rousseau, et en musique par le compositeur virtuose Louis Moreau Gottschalk
[Sérénade, op.
11, 1848-49].
Mascarons :
Terme des beaux arts, emprunté de l'italien mascarone ou
mascherone, au sens de : grand
masque. Admis par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie
française en 1762, pour
désigner plus particulièrement en architecture une figure de fantaisie, en
ronde-bosse ou en
bas-relief, dont on orne des entablements, de clefs.
Métempsyc(h)ose :
Terme religieux emprunté au latin metempsychosis, du grec ,
acclimaté
en français dès le XVIe siècle, au sens de : doctrine admettant des
existences successives, où
l'âme passe du corps qu'elle animait dans celui d'un autre être. Cette philosophie
religieuse,
mise en œuvre par les doctrines orientales qui ont fasciné Laforgue, étaient alors
très à la
mode.
Ombelliforme :
Terme de botanique. Mot composé avec le latin umbella, au sens de :
ombelle. Plante qui a
la forme de l'ombelle. La morphologie est en accord avec le sens suggéré par
delà la structure
savante.
Pâque :
Le mot employé par Laforgue est intéressant car il se présente sous la forme
du singulier.
Du latin pascha, lui-même du grec , transcription approximative
de l'hébreu
pasch'ah, signifiant le passage. Au singulier, ce terme renvoie à la liturgie
juive qui célèbre
par une fête solennelle la sortie d'Égypte. Par extension désigne l'agneau que
la loi de Moïse
a décrété d'immoler en souvenir de cet événement. Au
pluriel, le terme renvoie à la liturgie
chrétienne, et à la fête au cours de laquelle est
célébrée la résurrection du Christ.
Plasma :
En relation avec albumine, précédemment évoqué, ce
terme du lexique médical, emprunté
au grec , désigne la partie liquide du sang, dans laquelle nagent les globules
sanguins.
Polypes :
Terme de biologie animale, emprunté du latin polypus, lui-même du
grec , au
sens de : ayant des pieds nombreux. Ce mot désigne depuis le XIIIe siècle
le poulpe, puis un
zoophyte à tête entourée de tentacules, et enfin une excroissance qui se
développe dans les
cavités revêtues d'une membrane muqueuse. Il est à mettre en relation avec
le mot de cancer,
également employé par Laforgue, pour évoquer les pathologies de son
âme.
Prurit :
Du latin médical pruritus, attesté chez Ambroise Paré au XVIe
siècle, et admis dans la
première édition du Dictionnaire de l'Académie
française en 1694. Dénote une démangeaison
irritante.
Quadrige :
Terme emprunté au latin quadriga, admis dès le XVIIe siècle
mais enregistré seulement
par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française en
1762, pour désigner un char
rapide attelé par quatre chevaux de front.
Ramiers :
Terme adapté du latin populaire *ramarium, dérivé de
ramus, rameau, dès le XIIe siècle.
Désigne un pigeon sauvage qui niche sur les arbres.
Ritournelles :
Mot emprunté de l'italien ritornello, et désignant depuis le XVIIe
siècle [Richelet] la
courte phrase musicale dont on fait précéder et suivre chaque couplet dans
l'accompagnement
d'un chant. Le terme entre chez Laforgue en concurrence avec les refrains, etc.
Ruolz :
Terme de bijouterie et d'orfèvrerie, du nom du chimiste français Ruolz
qui, en 1841,
inventa le procédé grâce auquel est réalisé, par galvanoplastie,
un alliage à base de cuivre,
argenté ou doré, dont la matière sert à fondre les couverts et autres
ustensiles de table de la
bourgeoisie.
Scaphandre :
Mot composé avec le grec , barque, et , homme.
Enregistré dans le
dictionnaire de Mozin en 1812 et admis par la 6e édition du Dictionnaire de
l'Académie
française en 1835. Terme technique désignant l'appareil qui enferme un
plongeur et lui
permet de travailler sous l'eau, en respirant l'air que lui envoie une pompe placée hors de
l'eau.
Scapulaires :
Terme emprunté au latin médiéval scapulare, de
scapulae, épaules. Apparu en français au
XIIIe siècle, le terme a été enregistré au milieu du XVIIIe
siècle, et désigne la partie du
vêtement de certains religieux qui tombe par dessus la robe, devant et derrière. Par
analogie,
désigne la réunion de deux morceaux de drap bénit sur lesquels est
brodée l'image de la sainte
vierge; puis, médicalement, une bande de toile passée sur les épaules pour
empêcher de
glisser un bandage fixé autour du corps.
Spectroscopes :
Terme désignant un appareil scientifique servant à disperser par réfraction
les rayons
lumineux afin de permettre d'observer un spectre. Ce terme, dérivé de
spectre, et de scopie,
désigne un objet inventé et présenté en 1862 à
l'Académie des Sciences, dont la dénomination
n'a été enregistrée que par la 9e édition du Dictionnaire de
l'Académie française en 1932, soit
près de cinquante ans après la mort de Laforgue…
Syncope :
Mot emprunté du latin syncopa, lui-même issu du grec ,
coupure. Entré en usage
à la fin du XVe siècle, et enregistré dès Nicot. Désigne, en
médecine, une suspension subite et
momentanée des mouvements du cœur, entraînant une défaillance
complète. Terme de
grammaire qui marque le retranchement d'une lettre ou d'une syllabe dans le corps d'un mot.
Et, en musique, une note articulée sur un temps faible et prolongée sur un temps
fort.
Stylite :
Terme rare, prêtant à confusion par référence au sens moderne de
style, et relevant du
domaine de l'histoire religieuse. Ce mot est à mettre ici en relation avec toutes les
évocations
liturgiques ou religieuses auxquelles procède Laforgue. Emprunté au grec
, il désigne
un ermite des premiers temps du christianisme, qui plaçait sa cellule au sommet d'un arbre,
d'une colonne, d'un portique ou d'une tour, afin de s'y livrer à la méditation
solitaire au-dessus des agitations et de la turpitude du monde. Par extension a peu à peu
désigné
quelqu'un qui s'abstrait de ses semblables par un effort d'élévation d'esprit.
Attesté dans des
textes religieux depuis le début du XVIIe siècle, ce vocable a été
enregistré dans le
Dictionnaire de Furetière [1690] ; mais celui de
l'Académie française ne l'insère que dans
son édition de 1835 [6e édition], à la suite de la récente
intégration du mot dans la troisième
édition du Supplément au Dictionnaire de l'Académie,
publié par Raymond en 1829 [p. 504
b.].
Tabernacle :
Terme de la liturgie, emprunté au latin tabernaculum, au sens de : tente.
Désigne, dans
l'antiquité juive, une sorte de pavillon ou de tente où était enfermée
l'arche d'alliance,
jusqu'à la fin de la construction du temple. Dans la liturgie catholique, désigne le
réceptacle
où est enfermé le saint ciboire, au-dessus de la table de l'autel. Le terme entre chez
Laforgue
dans la série associative : ciboires, ostensoir, etc.
Tocsins :
Mot emprunté du provençal toca senh, de
tocar, frapper, et senh, cloche. Entré en usage
vers 1380, et enregistré dans les principaux dictionnaires du XVIIe siècle.
Désigne le
tintement pressé et redoublé de la grosse cloche d'une église ou d'un
beffroi, destiné à donner
l'alarme. Entre, chez Laforgue, dans le paradigme des termes renvoyant à
l'évocation des
réalités campanaires.
Topaze :
Mot emprunté au latin topazion, lui-même du grec , du
nom d'une île de la mer
Rouge d'où est originaire cette pierre précieuse, transparente, d'un jaune d'or
brillant,
quelquefois dénommée chrysolithe.
Ululer :
Verbe désignant le cri de la chouette. Attesté chez Huysmans en 1876
[Marthe], et
enregistré par la 9e édition du Dictionnaire de l'Académie
française en 1932. Par analogie,
lorsque le sujet désigne une chose, ululer a le sens de : faire entendre
un bruit qui rappelle une
plainte ou le cri modulé des oiseaux de nuit.
Vêpres :
Terme emprunté au XIIIe siècle du latin ecclésiastique
vesperas, désignant l'heure de
l'office divin célébré vers le soir, en fin d'après-midi.
Vertugadin :
Terme dérivé de vertugade, à partir de l'espagnol
vertugado, désignant une pousse verte,
une baguette. La première édition du Dictionnaire de l'Académie
française en 1694, donne
encore vertugade. Dénote anciennement en termes vestimentaires un bourrelet
faisant bouffer
la jupe, puis, par analogie, dans un jardin, un étage circulaire de verdure.
Vomitoire :
Du latin vomitorium, admis par la 3e édition du Dictionnaire de
l'Académie française en
1718. Désigne une large issue donnant passage aux spectateurs, dans
l'amphithéâtre destiné
aux jeux. Puis, par extension, le sens trivial que l'on connaît, à mettre en relation
chez
Laforgue avec l'univers des cloaques.
c) Emplois populaires :
Les éléments sélectionnés ci-dessous ne prétendent pas représenter l'ensemble des items familiers du lexique de Laforgue. Ils proposent une illustration des tendances principales de ce dernier, qui se caractérise à la fois par la trivialité des référents évoqués par les signes linguistiques et la vulgarité des registres de langue convoqués pour les désigner. On se souviendra, comme le montre bien Michel Glatigny, de la difficulté qu'ont toujours éprouvée les dictionnaires de l'époque à définir strictement pour leurs gloses les marques d'usage. Le signe balance toujours entre ses deux constituants : le mot qui représente et la chose qu'il désigne.
Bave :
D'origine onomatopéique le terme renvoie chez Laforgue à l'univers des limaces,
des
escargots et plus généralement du bestiaire des mollusques, gastéropodes
et autres êtres
inférieurs, conçus comme dépourvus de conscience.
Bébé :
Curieusement, le terme -- aujourd'hui perçu comme familier -- s'avère à
l'époque de
Laforgue être un emprunt néologique à l'anglais Baby, et
pourrait donc être envisagé comme
snob ou recherché. Les contextes d'emploi plaident immédiatement pour
l'interprétation
inverse, que soutient au reste un usage assez répandu de formes populaires
hypocoristiques.
Bestiole :
Étymologiquement, petite bête. Terme expressément familier.
Boulettes :
Caractérisé comme " familier " par les dictionnaires d'époque,
pour désigner le fait de
faire des sottises par analogie avec les boulettes de papier ou de mie de pain que se lancent les
écoliers.
Bouquins :
Du flamand boeckin, proprement petit livre, introduit au XVIe siècle ;
désigne
spécifiquement à l'époque de Laforgue, avec une nuance de dédain,
les vieux livres ou les
livres d'usage courant, généralement en état médiocre.
Cancans :
Les lexicographes, toujours sérieux, donnent de ce terme une étymologie
latine :
quanquam, au sens de : quoique, forme par laquelle, au XIIIe siècle,
commençaient
ordinairement les harangues universitaires. Le terme a donc d'abord désigné ces
discours
académiques, puis le bruit fait autour de quelque chose qui n'en vaut pas la peine. Enfin,
dès
la fin du XVIIe siècle, il a désigné des bavardages malveillants
colportés sur certaines
personnes. C'est au XIXe siècle, dans les closeries et les bals, puis dans les cabarets
parisiens
de Montmartre, que cancan a désigné de manière
néologique une dans libre et tapageuse.
Dans la Complainte du sage de Paris, le terme désigne plutôt les ragots.
Charles Nodier, dans
son Dictionnaire des Onomatopées [Paris, Demonville, 1808],
écrit : " mot factice tiré du cri
du canard, qui a été appliqué par extension aux bruits tumultueux qui
s'élèvent dans une
assemblée nombreuse où l'on ne s'accorde pas et où l'on traite des affaires
de peu
d'importance " [p. 37]…
Choser :
Dérivation dénominale donnant naissant à un verbe transitif, au sens
de : tourmenter,
rendre chose, n'est attesté par le Trésor de la Langue française
[1977, t. 5, p. 761 b] qu'à
partir de la citation de Laforgue, avec la marque d'usage " poétique et vieilli ",
dont on peut
légitimement douter.
Corbleu :
Sorte de juron consistant en une atténuation de Corps Dieu. L'expression
étant issue du
bas moyen âge est définitivement archaïsante au XIXe siècle, et produit
un effet de familiarité
comique.
Croq'morts :
La graphie populaire élidant le e du verbe croquer accentue
l'effet familier d'un
néologisme admis par la 6e édition du Dictionnaire de l'Académie
française en 1835, et qui
désigne alors " par dénigrement " celui qui fait
métier de transporter les morts au cimetière ;
synonyme de corbeau. Le terme est alors explicitement marqué
" pop. ".
Cuver :
Quoique le sens populaire de : dissiper l'ivresse par le sommeil, ne semble
précisément
attesté qu'au XVIIIe siècle chez Beaumarchais, entre autres [Le Barbier de
Séville], c'est
Cotgrave, en 1611, qui mentionne le premier cette acception du verbe. Par la suite cette
dernière se généralise sous forme dépréciative dans la
littérature moderne [Musset, Flaubert,
Camus, etc.]. L'emploi de Laforgue est typiquement péjoratif, s'appliquant aux effets des
fausses et illusoires ivresses religieuses.
Démaillotter :
C'est ici le référent plus que le signe lui-même -- bien attesté depuis
le XIIIe siècle --
qui est perçu comme familier, renvoyant à l'univers enfançon des babils et
des dodos d'un
adulte ayant du mal à se représenter comme tel.
Dodo :
Terme onomatopéique, tiré de dormir, que cite déjà
la 3e édition du Dictionnaire de
l'Académie française en 1718, et que mentionne toujours Littré en
1863. Fait référence à un
univers de langage puéril qui contraste avec les postulations philosophiques de la
poétique de
Laforgue.
Ébaubi :
L'ancien français hésitait entre la forme abaubi et
ébaubi, composée avec la particule é, du
latin ex, et baub, du latin onomatopéique, balbum,
au sens de bègue. Ayant initialement pour
sens : de venir bègue, le terme est très rapidement devenu familier au sens
de : interdit de
surprise ; acception dont on trouve déjà des attestations chez Molière.
Chez Laforgue, le
terme évoque immédiatement la stupeur et la confusion mentale sous un jour
populaire.
Esquinté de toux :
On sera ici sensible à l'emprunt au provençal moderne esquinta, au
sens de partager en
cinq, et don se livrer à un exercice assez difficile, du latin populaire
*exquintare. Le
néologisme francisé s'est rapidement revêtu de colorations familières
et de connotations
triviales dans l'acception de : éreinter, échiner.
Mais on sera aussi sensible au jeu de mots qui
enferme dans esquinté le terme de la collocation ordinaire de
toux : quinte de -. Référé
à l'état
sanitaire de Laforgue, le jeu de mots se teinte des nuances d'une tragique ironie,
dissimulées
sous le masque ludique de la fantaisie.
Faire des manières :
On passera sur l'historique de manière, substantif singulier, pour se concentrer
sur la
forme plurielle : les manières, dont l'acception de : forme
extérieure qu'une personne montre
dans sa tenue et son attitude en société, est déjà enregistrée
au XVIIe siècle à travers des
exemples de La Bruyère et d'autres moralistes. Les épithètes courantes sont
alors : bonnes,
belles, mauvaises, petites, bourgeoises et
décrivent un parcours dépréciatif qui trouve son
point d'aboutissement dans l'expression ici commentée : faire des
manières, locution
familière signifiant viser à la distinction, à l'obligeance, à
l'élégance en affectant
prétentieusement et sans raison certaines formes dans sa tenue ou son langage.
Feuilleteurs :
Néologisme pseudo-populaire pour désigner les lecteurs pressés. Le terme,
d'après le
Trésor de la Langue française [1980, t. 8, p. 816 a], semble avoir
été employé avant
Laforgue, en 1872, par Victor Hugo, dans sa correspondance : " Vous me
rendriez un fier
service de faire retrouver par un feuilleteur dans les bureaux du
Rappel… ", où il évoque une
sorte d'occupation dévaluée.
Fienteux :
Du latin populaire *fmta, au sens de fumier, dérive le mot fiente
désignant les
excréments de cetains animaux, et particulièrement des oiseaux. C'est de ce
substantif que
Laforgue tire l'adjectif sus-dit grâce à une suffixation imaginaire en
-osus / -eux, forme à la
fécondité particulière qui peut s'adjoindre indifféremment à
un substantif ou à un adjectif
pour permettre l'expression de la qualité attachée à l'objet. Au XIXe
siècle, cette suffixation
fut très productive, avec dans la plupart des cas une valeur populaire
dépréciative, soit qu'elle
fonctionne comme adaptation phonétique exacte (a) de -osus, soit qu'elle
constitue un
amuissement populaire (b) d'une forme en -eur :
(a) lépreux, scrupuleux, goîtreux, violoneux, avaricieux, envieux, galeux,
nécessiteux,
paresseux, grincheux, angineux, etc. Laforgue aura recours ainsi à
fossoyeux…
(b) accordeux (de piano), partageux, balayeux, faucheux, laboureux, rebouteux,
bambocheux, radoteux, etc. Laforgue emploie par exemple la forme
traîneuse(s) [de fœtus].
Folichonne :
Adjectif attesté dès Furetière, au XVIIe siècle, mais qui ne sera
enregistré que par la 7e
édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1878… Au
sens familier : qui aime à
folâtrer ; généralement employé comme dans le contexte de
Laforgue en entourage négatif,
qui accentue la dépréciation du terme.
Fricot :
Le mot est enregistré par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie
française en 1878, au
sens de : viande en ragout, néologisme populaire dérivé du verbe
fricasser, faire cuire dans
une sauce, puis, familièrement consumer promptement…
Frou-frou :
Substantif de formation onomatopéique que les dictionnaires n'enregistrent pas avant la 7e
édition du Dictionnaire de l'Académie française, et qui
désigne le bruit produit par un
froissement léger. Toutefois, Charles Nodier, dans son Dictionnaire des
Onomatopées [Paris,
Demonville, 1808], écrit à propos de Froissement, Froisser :
" Belles expressions qui
représentent ordinairement le cri d'une étoffe ferme que l'on presse avec quelque
force ; mais
qu'on a étendues à d'autres significations, et qui peuvent s'appliquer plus ou moins
à toutes
sortes de ruptures et de brisemens. […] On dit vulgairement le
froufrou d'une robe de satin,
d'un vêtement de taffetas, et ce mot factice est de la racine de ceux-ci " [p.
92].
Guilledou :
Mot d'origine inconnue, attesté en emplois dès le XVIe siècle, qui n'a
survécu que dans la
locution familière : courir le guilledou. Précisément
utilisée par Laforgue dans le contexte
immédiat du substantif péjoratif traînées… Voir
ci-dessous.
Haridelle :
Le mot est également d'origine inconnu, mais déjà doté d'une valeur
familière au XVIe
siècle, chez Tabourot des Accords ; il désigne familièrement une
méchante rosse ; autre terme
trivial dont Laforgue fait usage à des fins ironiques.
Idiots :
Évitons de remonter jusqu'à l'étymologie grecque pour un terme dont le
contenu dénote
l'absence de connaissance et d'intelligence. Au sens médical, le mot est attesté
dès le moyen
âge ; au XVIIe siècle, il devient synonyme de : qui a le cerveau
insuffisamment développé,
puis, par hyperbole familière : qui a l'esprit très borné.
Appliqué par Laforgue, sous forme
d'adjectif, au substantif " étés ", idiots
dénote l'absence de sens de cette saison et l'absence
d'intérêt qu'il convient d'apporter à ses touffeurs et à ses
clameurs.
Jouer des mandibules :
Périphrase argotique, déjà recensée par les dictionnaires de la langue
populaire de d'Hautel
en 1808 et de Desgranges en 1821. Le Dictionnaire général de
Darmesteter et Hatzfeld, s. v.
jouer, ne donne que jouer des mâchoires, au sens de :
manger avidement ; et, s. v. mandibule,
se contente de noter l'équivalence familière avec mâchoire.
Joujous :
Terme du français familier, attesté dès Charles d'Orléans, qui illustre
chez Laforgue la
puissance de représentation du langage enfançon. Le mot est commenté dans
la 4e édition du
Dictionnaire de l'Académie française en 1762. Au XIXe siècle,
par l'intermédiaire de la
littérature galante ou pornographique [Les Veillées d'un fouteur] et
des chansonniers [Le
Chansonnier du bordel], le terme a pu prendre des connotations érotiques, qui
peuvent n'être
pas absentes du présent texte de Laforgue : L'homme a besoin qu'on le
stimule !, même si
l'objet principal du poème est le temps, comptable, mesuré, mais incessamment
fluent et qui
ruine peu à peu les rêves comme les souvenirs d'amour.
Mal fichus :
Expression vulgaire, dit le Dictionnaire général, employée par
euphémisme pour
dissimuler un mot grossier qu'on évite. Il semble que ce soit là une des
premières attestations
de cette locution en poésie.
Matous :
Nom vulgaire du chat mâle ; terme d'origine inconnue, déjà
présent en 1611 chez
Cotgrave, qui prend ici une signification d'autant plus populaire que le contexte associe son
objet à une chatte en excitant les instincts génésiques. Et l'on songe alors
aux valeurs
enregistrées par Pierre Guiraud qui, dans son Dictionnaire érotique
[Payot, 1993], cite à
l'article matou Lemercier de Neuville, poète singulier du XIXe siècle
[p. 437].
Mirobolant :
Terme qui désigne populairement ce qui émerveille ; tiré plaisamment
du nom de
Mirobolan, donné par Hauteroche à un médecin dans la
comédie de Crispin médecin [1680].
L'attraction paronomastique avec mirabilia, merveille(s), est indéniable ;
le terme est resté
marqué par les emplois familiers de son origine. En association avec
Chambellan et ballants
il marque le caractère plaisant de l'apophonie vocalique tenant lieu de variation à
la rime /o -
e - /.
Pal'tot :
Terme plus vieilli et dialectal que véritablement populaire, sauf à considérer
la nature de
son référent : casaque de paysan ou de pêcheur. Attesté
dès le XIVe siècle, le mot revêt ici une
allure populaire par la syncope graphique que lui assigne Laforgue.
Pantalonnades :
Le mot est employé au singulier dès 1613 comme synonyme de
mascarade, puis, par le
cardinal de Retz, en 1649, au sens de : bouffonnerie, danse comique à la
manière de Pantalon
dans la comédie italienne. Il devient rapidement synonyme au figuré de subterfuge
ridicule.
Et, particulièrement au XIXe siècle, d'attitudes, comportements, discours ridicules
ou
hypocrites, destinés à tromper, à égarer et qui ne peuvent être
pris au sérieux. Mais, chez
Laforgue, qui l'emploie au pluriel, il peut désigner aussi de manière vulgaire le fait
trivial de
baisser son pantalon, et les circonstances qui peuvent être imaginées connexes
à cette action.
Passes [subst.] :
Le Dictionnaire général de Darmesteter et Hatzfeld n'enregistre
qu'incidemment le sens
populaire de ce terme dans la locution " maison de passe ", au sens
de : sorte de maison de
tolérance, lieu de rendez-vous galants…. Le Trésor de la Langue
française [t. XII, 1986, pp.
1097 b -1098 a] enregistre la valeur argotique de " Fille de passe ",
d'après le Journal des
Goncourt, en 1860 ; mais le sens de : rapport sexuel rapide d'une prostituée
avec son client,
ne lui paraît pas devoir être attesté avant Le Mur de Jean-Paul
Sartre [1939], alors que les
emplois de Laforgue, associés à réflexes ou autres termes
similaires, suggèrent cette
dénotation érotique.
Petiots :
Dérivé hypocoristique et familier de petit, en usage depuis le XIVe
siècle, mais peu courant
en littérature avant la seconde moitié du XIXe siècle [Flaubert, Du Camp,
Goncourt,
Maupassant, Zola], et encore plus inusité en poésie, si ce n'est en 1803, un unique
emploi
dans les Poèmes de Clotilde de Surville.
Piauler :
Terme d'origine onomatopéique, attesté dès le XIVe siècle et
enregistré par la 4e édition du
Dictionnaire de l'Académie française en 1762, qui désigne le
cri des petits de certains
gallinacés. Elargissement populaire du lexique du bestiaire que Laforgue applique à
l'homme
par dérision. Dans les Crâneries et Dettes de cœur
d'Amédée Pommier [Paris, 1842], ce
verbe est employé pour dénoter des cris plaintifs et pleurnichards.
Pinter :
Dérivé de pinte, le verbe désigne populairement le fait de boire
excessivement. Enregistré
dès la 1ere édition du Dictionnaire de l'Académie française
en 1694, être pinté, au sens de être
ivre.
Primo :
Ce terme adverbial est en soi un latinisme, employé depuis le XIIe siècle dans les
textes
juridiques et administratifs ; puis, dès le XVIIIe siècle, dans une intention
plaisante, pour
ordonner l'énoncé d'une suite de faits que le locuteur sait être longue ;
attesté dans les deux
acception par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française
en 1762. Le sens comique
et familier se développe tout au long du XIXe siècle [Labiche, Flaubert,
etc.] ; il est celui
repris ici par Laforgue.
Ribo(t)te :
Substantif déverbal de ribot(t)er, au sens de : faire une débauche
de boisson, être en état
d'ivresse. Largement attesté dès le XVIIIe siècle dans la littérature
populaire [Boudin,
Goullinet], le terme est enregistré par la 6e édition du Dictionnaire de
l'Académie française
en 1835, et se généralise au sens de : usage excessif, pratique
immodérée, beuverie, repas où
l'on mange avec excès, dans la seconde moitié du siècle [Huysmans, Zola].
En association
phonétique et sémantique contextuelle chez Laforgue avec se
sirote….
Ronrons :
Mot de formation onomatopéique, désignant familièrement un bruit sourd
et continu.
Attesté dès le XVIIIe siècle chez J.-J. Rousseau, puis au XIXe
siècle chez Balzac,
Champfleury… Le terme n'a été enregistré par le Dictionnaire de
l'Académie française que
dans la 8e édition de 1935. Il a chez Laforgue l'avantage de constituer le mime
phonétique du
ressassement des idées négativistes qui travaillent l'esprit et la sensibilité
du poète.
Roupie :
Au sens populaire : goutte d'humeur qui pend au nez d'un individu, le terme est
attesté
dans les Excentricités du langage de Lorédan Larchey, en 1877 ;
mais, à l'époque, il est déjà
employé en littérature par Vitu, Zola, Huysmans et Anatole France.
S'en donner ; S'en ficher :
Ces formes réfléchies dénotent un retournement du procès sur son
propre acteur, et
connotent à ce titre un égocentrisme incompatible avec les valeurs sociales
d'échange qui
priment dans l'univers bourgeois. Il en résulte une péjoration indirecte par
l'excès du contenu
des verbes employés. Le niveau de langue populaire de ces expressions n'a guère
eu
l'occasion de s'exhiber en poésie jusqu'aux tentatives de Laforgue.
S'endimancher :
Au sens de : revêtir maladroitement les habits du dimanche. Familier.
S'engueulent :
Populaire. Non au sens de : dispute verbale, mais en celui de convergence bruyante des
vents tout au long des nuits…
Saucer :
Action rendue répréhensible, dans son assiette, d'après les leçons
bourgeoises de maintien.
Le verbe écope du discrédit et fournit à Laforgue une représentation
triviale n'ayant jamais eu
cours auparavant en poésie.
Scie :
Au sens familier : chose fatigante par sa répétition uniforme, ou taquinerie
que l'on répète
inlassablement de manière à lasser la patience de qui la subit. Cette valeur est
attestée dès
1808 par d'Hautel ; elle est illustrée ensuite par Gautier, Hugo, Musset, Murger, Sue,
Labiche, Zola.
Se Faire du mauvais sang :
Au sens de : se faire du souci, se tourmenter, n'est attesté dans le
Trésor de la Langue
française [t. XV, 1992] qu'à partir d'un extrait de Sodome et Gomorrhe de
Marcel Proust
[1922] ; mais le personnage de Charlus est censé vivre à la fin du
siècle précédent et au début
du XXe ; on peut donc penser que l'expression populaire a largement cours, au moins dans
la
langue parlée, mais qu'elle n'était pas usitée en poésie.
Se truffer :
A l'exception de Desgranges [1821], les dictionnaires du XIXe siècle ignorent cette
expression. Il faut attendre le Trésor de la Langue française [t. XVI,
1994] pour voir
enregistrer la tournure truffer quelqu'un, au sens de : tromper, prendre
quelqu'un pour une
truffe, un imbécile [p. 712 b], et la forme pronominale transitive se truffer de
quelqu'un, au
sens de : se moquer. Laforgue use de la forme pronominale réfléchie dans
un contexte
familier, où elle dénote la dénonciation des artifices
d'élégance et de bonheur que se donne
stupidement l'être humain : " Il se soutient de mets pleins d'art, / Se
drogue, se tond, se
parfume, Se truffe tant… ", de sorte que la proximité d'évocation de
la cuisine, dans le
quintil, permet d'envisager cet être humain sous les allures vulgaires et
dépréciées d'une
dinde ou d'une oie.
Soulaud :
Ce terme d'injure, désignant une personne ayant l'habitude de s'enivrer, est d'usage
populaire courant au XIXe siècle, mais les dictionnaires ne semblent pas l'avoir retenu en
raison de sa trivialité même de forme et d'application à un individu que la
société ne peut que
stigmatiser. L'alternance graphique -aud / -ot, constitue une marque
connotative intéressante,
si l'on pense que la forme soulaud induit plus facilement à l'écrit, par
association
paronomastique, une relation avec salaud. Le terme paraît employé pour
la première fois au
XVIIIe siècle, chez Marivaux [Le Télémaque travesti], puis,
au siècle suivant, par
Maupassant, Alphonse Daudet, Zola, dans des textes de prose. Il s'agit donc encore d'une
audace de Laforgue se livrant à l'évocation d'un personnage dans la ligne de ceux
décrits par
Richepin ou Rictus...
Train-train :
Variante populaire, justifiée au XIXe siècle par l'évolution des techniques
et l'essor du
chemin de fer, d'une forme originelle trantran, de nature onomatopéique, qui
peut se déduire
de l'existence du verbe trantraner, employé dès le XVIe siècle
par du Bartas, et signalée par
Cotgrave et Oudin. Le terme s'applique à la marche tranquille d'une chose, d'une affaire,
au
cours banal de la vie quotidienne. Cette acception est enregistrée par toutes les
éditions du
Dictionnaire de l'Académie française, de 1694 à 1935, et
illustrée par Balzac, Flaubert et
d'innombrables prosateurs. Elle reste plus à l'écart des formes de l'écriture
poétique, mais on
peut penser que son caractère onomatopéique joue alors en sa faveur plus que son
contenu
dénotatif explicite.
Traînées :
Dans un de ses rares accès de sériation brutale des usages, le Dictionnaire
général de
Darmesteter et Hatzfeld concède à ce terme la marque : Trivial.
Substantif participial de
traîner. Néologisme d'époque désignant une fille des
rues, une femme de mauvaise vie, selon
une acception dont on peut remonter l'historique jusqu'à la fin du XVe siècle. Le
Dictionnaire
national de Bescherelle, en 1846, note : Traînée des rues.
Prostituée. Il a passé sa vie avec
les traînées des rues (J.-J. Rousseau). Est-il traînée des
rues plus prostituée que certaines
consciences ? (Boiste). Le terme et son référent sont indubitablement
vulgairement connotés,
de telle sorte qu'il faut une poétique et une esthétique du langage
entièrement différentes des
modèles du canon classique pour qu'ils puissent être utilisés dans un texte
de poésie. La
violence de l'apostrophe dans laquelle Laforgue insert ce terme en décuple la force
agressive : Tas de traînées, à proximité
d'évocations d'une érotique personnelle toute de
violence.
Vanner :
Le sens familier de ce verbe : fatiguer, épuiser quelqu'un, éreinter, harasser,
n'est pas
enregistré avant la fin du XIXe siècle, même si l'on peut trouver des
attestations de son
emploi chez George Sand [Jeanne, 1844]. L'utilisation de cet élément
dans la Complainte des
Grands Pins dans une villa abandonnée correspond à l'expression de la
lassitude, de la
solitude et de la fatigue du poète.
Vivote :
Au sens de : vivre petitement, chichement, avec peine, faute de santé ou de moyens,
végéter, est abondamment employé dès le XIXe siècle
[Balzac, Flaubert, Hugo, Maupassant,
etc.]. Le suffixe français à valeur diminutive -oter ajoute à la
péjoration du sens.
De cet ensemble de termes familiers, populaires, triviaux, argotique ou bas, on retiendra la fréquence des termes d'origine onomatopéique ; non que l'onomatopée soit parlante en soi, mais parce que ces termes introduisent en quelque sorte dans l'écriture de la poétique de Laforgue la dimension du bruit de la chose qu'ils évoquent. Dans Complainte de l'Ange incurable, on trouve même la forme populaire : Hurler avec les loups…. En convoquant ainsi la matérialité du verbe, à l'arrière plan de la conscience phonique et idéologique des lecteurs, Laforgue inaugure une poétique entièrement nouvelle, fondée sur les effets de la nature du son, et s'appuyant dans son développement sur les faits d'une écriture que le genre de la complainte renvoie inéluctablement à une musicalité chansonnière. C'est ainsi que la Complainte des Cloches fait résonner Bin bam, bin bam, " à tue tête "….
d) Mots emblématiques :
Nous touchons avec ces termes à un secteur du lexique de Laforgue qui est plus difficile à définir. En effet -- et cette remarque vaut également pour un grand nombre de faits de morpho-syntaxe et de syntaxe que j'exposerai plus loin -- l'écriture du poète joue constamment de la langue dans une sorte de demi-teinte entre l'ouvertement provocateur et le classiquement conforme aux normes du système linguistique et aux lois du genre. Il en résulte pour le lexique une indétermination de la valeur sémiologique exacte des termes employés par lui, qui peuvent être communs et signifier personnellement de manière forte [ex. : Tout, fade, etc.], ou être rares et cependant ne pas dire plus que la fantaisie d'une création néologique [ex. : exilescent, inextirpable]. Dans sa thèse déjà ancienne, Langage et Versification d'après l'œuvre de Paul Valéry (25), Pierre Guiraud, d'après ses premiers computs de statistique lexicale, introduisait les notions de mots-thèmes et de mots-clefs. Il définissait les premiers comme étant les mots les plus fréquents d'un texte, mais comme n'étant pas spécialement représentatifs d'une œuvre ou d'un auteur s'ils sont aussi les mots les plus fréquemment employés dans la langue. Des seconds, en revanche, il remarquait qu'ils étaient sémiotiquement pertinents parce qu'ils avaient une fréquence dans les textes qui s'écarte significativement de leur fréquence dans la langue. On ne reviendra pas ici sur les fondements épistémologiques discutables de la démarche, notamment sur la question insoluble de l'écart. Mais on retiendra pour Laforgue l'idée que certains mots reproduisent ou représentent l'univers particulier des Complaintes quand certains autres ne font que réfléchir un état momentané de la langue littéraire, informée -- comme on l'a vu ci-dessus -- par les grandes tendances politiques et esthétiques de l'époque. Reste alors, après lecture et relectures, l'idée spitzérienne que certains mots utilisés par Laforgue constituent plus que des indices de la littérarité des Complaintes, et clignotent pour les lecteurs, à la surface des textes, comme de véritables signaux donnant accès aux " passes " -- marines, magiques ou érotiques -- pour reprendre un de ces éléments emblématiques, par lesquelles il accédera au sens.
Pour mieux saisir la valeur subjective des ces termes, en dépit du retard général de quarante à cinquante années qui caractérise l'enregistrement des acceptions dans le Dictionnaire de l'Académie française, c'est pourtant à ce dernier que nous nous référerons principalement pour l'élucidation de cet ensemble emblématique, principalement d'après le 7e édition, publiée en 1878. On se rappellera en effet que cette édition, " pour la première fois ", non seulement reproduit les préfaces de six éditions précédentes, mais, sous la houlette de son préfacier Sylvestre de Sacy, fait preuve d'un libéralisme jusqu'alors inconnu et inédit :
" Bien loin, d'ailleurs, de faire un mauvais accueil aux mots de création nouvelle, l'Académie leur a ouvert les portes toutes grandes, vérification faite de leurs titres, et n'en a pas introduit moins de deux mille deux cents dans son dictionnaire : mots de toute sorte, les uns appartenant au langage ordinaire et dont plusieurs n'ont été omis, sans doute, dans le dictionnaire de 1835 que par oubli, inconvenance, par exemple ; les autres qui sont des termes nouveaux de philosophie, d'archéologie, de philologie, ou des expressions empruntées à l'économie politique, à l'industrie, à l'agriculture. La liste de ces mots , qu'une étude plus approfondie ou une connaissance plus généralement répandue des choses qu'ils expriment a fait passer dans le langage commun, serait longue. La politique aussi, on le pense bien, en a fourni : absolutisme, décentralisation, égalitaire, émeutier, fédéralisme, fédéraliste, humanitaire, socialisme, et tant d'autres auxquels, non sans scrupule quelquefois, il a fallu reconnaître le droit au dictionnaire. Naturellement, la part des sciences et des inventions nouvelles a été grande dans le deux mille mots ajoutés. Les chemins de fer, la navigation, à vapeur, le télégraphe électrique ont fait irruption dans notre bon vieux français, avec leurs dénominations d'un forme souvent bizarre ou étrangère ; force a été d'admettre : un télégramme, un steamer, un tunnel, des tramways : l'ombre de nos prédécesseurs a dû plus d'une fois en frémir. " [p. x].
Asperger :
L'Académie note que le terme " n'est guère usité qu'en parlant
des cérémonies
religieuses ", et l'on comprend que Laforgue en fasse usage compte tenu de
l'intérêt accordé
par lui à l'évocation des particularités liturgiques des religions. Mais les
Académiciens notent
que le terme s'emploie aussi " familièrement, dans le sens de
Mouiller par la projection d'un
liquide " [1878, t. 1, p. 109 a].
Ciboire :
Entre Cible et Ciboule, l'un des cinq termes en cib-
repéré par les Académiciens, comme
" terme du Culte catholique, vase sacré où l'on conserve les saintes
hosties pour la
communion des fidèles "… [t. 1, p.312 b]. Le terme s'agrège
aisément à l'ensemble des
éléments liturgiques du lexique de Laforgue, repérables par leur glorieuse
et baudelairienne
terminaison en -oire.
Dérisoire :
" Adj. Des deux genres. Qui tient de la dérision, où il y a de la
dérision : proposition
dérisoire. Offres dérisoires ". Tandis que Dérision
est glosé par " Moquerie souvent
accompagnée de mépris. " [t. 1, p. 514 a]
Encensoir :
Il s'agit là encore d'un terme appartenant au vocabulaire religieux, et plus
particulièrement
au champ lexical de la liturgie. Les Académiciens notent :
" Espèce de cassolette suspendue à
de petites chaînes, dans laquelle on brûle de l'encens, et dont on se sert pour encenser.
Un
encensoir de cuivre. Un encensoir d'argent. Tenir l'encensoir.
Prov. et fig. Casser le nez à coups d'encensoir, Donner en face des
louanges outrées qui
font voir qu'on se moque de celui qu'on loue ; ou donner des louanges grossières
qui blessent
plus qu'elles ne flattent. On dit aussi, donner de l'encensoir par le nez.
Encensoir se dit quelquefois figurément dans le style élevé, pour
désigner La puissance
ecclésiastique. Il tient le sceptre et l'encensoir.
Fig. Mettre la main à l'encensoir, S'ingénier dans des fonctions
ecclésiastiques, quoiqu'on
soit laïque. On accusait injustement ce prince d'avoir mis la main à
l'encensoir.
En astron., L'Encensoir, Constellation de l'hémisphère austral,
qu'on nomme aussi
L'Autel. " [t. 1., p. 626 c].
Exil :
L'Académie française note : " En termes mystiques, La
terre est pour l'homme un lieu
d'exil, la vie est un temps d'exil. […] Se dit " aussi de Tout séjour
dans un lieu qui n'est pas
celui où l'on voudrait être, de tout éloignement qui prive de certains
agréments qu'on
regrette " [t. I, p. 699 c]. Expression particulière du sentiment de
déracinement et d'errance
ontologiques propre à Laforgue.
Extase :
" Ravissement d'esprit, suspension des sens causée par un forte contemplation
de quelque
objet extraordinaire ou surnaturel. Longue extase. Être en extase. Avoir des extases.
Être ravi
en extase. Tomber en extase.
Il se dit figurément d'Une vive admiration, d'un plaisir extrême qui absorbe
tout autre
sentiment. La vue de tant de merveilles ravit en extase… " [t. I, p. 705
a]. Ce vocable permet
de croiser le sens mystique et le sens profane, dans une indécision typique des intentions
esthésiques que Laforgue entend
produire sur le lecteur.
Fade :
" Adj. Des deux genres. Insipide, sans saveur, ou de peu de goût. Un
mets fade. De la
viande fade.
Fig. Se sentir le cœur fade, Avoir, éprouver du
dégoût.
Fade se dit figurément De ce qui n'a rien de piquant, de vif, d'animé,
d'agréable. Une
couleur fade, un teint fade… " [t. 1, p. 712 c]. Expression ordinaire de
l'écoeurement résultant
pour Laforgue de l'expérience du monde contemporain.
Génitoires :
L'Académie française note : " s. m ; pl. Parties qui servent
à la génération dans les mâles.
Il est vieux. " [t. 1, p. 822 c]. Le terme est simultanément vieilli, plaisant et
populaire dans
l'évocation d'une sexualité qui demande à être reconnu dans ses
exigences et tue dans ses
limites trop rapidement atteintes.
Grappe :
Le terme se dit " proprement de L'assemblage des grains qui composent le fruit de
la
vigne, le raisin ; et, par extension, de Tout assemblage de grains, de fleurs ou de fruits qui
ont
naturellement la même disposition. Grappe de raisin. Grappe de muscat. Grappe de
verjus…
Vin de grappe, Vin qui coule naturellement du raisin sans qu'on le presse.
Prov. et fig., Mordre à la grappe, Saisir avidement une proposition,
croire aveuglément à
une promesse. Dès qu'on lui eut parlé de cette affaire, il mordit à
la grappe.
Fam. Quand cet homme parle de telle chose, il semble qu'il morde à la
grappe, Il prend un
extrême plaisir à ce qu'il dit. Cette phrase a vieilli "
Grappe, en termes d'Art vétérinaire, se dit des Petites excroissances molles,
et
ordinairement rouges, qui viennent aux pieds des chevaux, des ânes, des mulets, et dont
l'assemblage forme une espèce de grappe. Ce mulet, ce cheval a des grappes aux
jambes.
En termes d'Artillerie, Grappe de raisin, Assemblage de balles ou de biscaiens
enfermés
dans un sachet, et qui se tirent comme mitraille. " [t. 1, p. 845 a]. Et l'on peut penser
que
Laforgue use ici de l'indistinction qui risque de se créer entre ces valeurs classiques
reconnues et le sens sexuel -- métaphore de l'ensemble constituant le sexe de l'homme
--
attesté chez d'Hautel, Desgranges au XIXe siècle, et dans le Dictionnaire
érotique de Pierre
Guiraud, de nos jours.
Idéal :
Ce terme connaît depuis longtemps une riche historie sémantique :
" Qui existe dans
l'idée ; qui n'existe ou ne peut exister que dans l'entendement, dans l'imagination.
Les
choses que désignent les mots abstraits n'ont qu'une existence idéale
[…]
Il signifie aussi, dans les Arts d'imagination et d'imitation, Qui réunit toutes les
perfections, ou qui est plus beau que les modèles offerts par la nature. Beau
idéal ; Beauté,
perfection idéale
Il signifie encore, chimérique. Pouvoir idéal ; Richesses
idéales. " [Académie française,
1878, t. II, p. 2 b]. Laforgue en fait un usage d'autant plus significatif que son pessimisme
philosophique acquis semble à première vue dénier toute existence à
cette notion.
Moisson :
Depuis les textes religieux fondateurs, jusqu'aux représentations métaphoriques de
la
poésie, ce terme a été pourvu d'une riche illustration. L'Académie
française note : " Récolte
des blés et autres grains. Belle, bonne, riche, grande, ample, abondante moisson
[…]
Il se prend aussi pour Le temps de la moisson. […]
Prov. et fig., Il ne faut pas mettre la faucille dans la moisson d'autrui. Il ne faut
point
empiéter sur les attributions, sur les droits d'autrui.
Moisson s'emploie au figuré dans plusieurs phrases. Ainsi on dit : Ce
savant a fait une
riche moisson dans les archives publiques. Il y a recueilli des matériaux
précieux. Ce
gouverneur avait fait dans sa province une riche moisson. Il s'y était enrichi par ses
concussions. Cette quêteuse a fait une abondante moisson, sa quête a produit
beaucoup
d'argent.
Fig. et poét., Une moisson de lauriers. Beaucoup de succès, un
grand nombre de victoires.
On dit dans le même sens, Une moisson de gloire.
Moisson dans le langage de l'Ecriture se dit en parlant De la conversion des âmes.
Ce
missionnaire a fait, dans l'Inde, une grande moisson. " [t. II, p. 222 b - c]. On
rapprochera ce
terme, chez Laforgue, de tous les autres vocables évoquant l'ensemencement, la
germination
et autres processus évocateurs des suites d'une sexualité pleinement
assumée. " Moissons
mutuelles " inhérentes aux " formalités
nuptiales "…. qui résulteront inéluctablement
cependant en " défaillance universelle " et en
sentiment accru de déréliction dans la solitude.
Monotone
Ce terme pourrait être un de ceux qui peignent le mieux l'atmosphère mentale propre
au
Laforgue des Complaintes : " Adj. Des deux genres. Qui est
presque toujours sur le même ton,
qui n'est pas assez varié dans ses intonations ou ses inflexions. Chant,
déclamation
monotone. On dit dans un sens analogue, Un bruit monotone.
Par extension, Acteur, orateur monotone, Acteur, orateur dont le débit
a de la monotonie.
Monotone se dit, figurément, Des choses qui sont trop uniformes, qui manquent de
variété.
Cet homme mène une vie monotone. Les plaisirs de la campagne sont un peu
monotones. Le
style de cet écrivain est monotone ". [t. 2, p. 227 c]
Et à Monotonie : " Uniformité, égalité ennuyeuse
de ton dans la conversation, dans les
discours prononcés en public […] Se dit, figurément, d'Une trop
grande uniformité dans le
style. Ce poème a de la monotonie. Se dit, par extension, d'Une
manière de vivre qui est
toujours la même. Sa vie est d'une monotonie ennuyeuse. [id.] "… L'association
avec le
substantif " automne " colore en quelque sorte chez Laforgue l'évocation de
cette
insatisfaisante et dysphorique régularité.
Néant
On connaît l'influence exercée de manière générale sur les
conceptions de Laforgue par la
philosophie de Schopenhauer. Il n'est, à cet égard, rien de plus significatif que
l'analyse de ce
système de pensée donnée par certains contemporains. On y peut lire par
exemple : " [Pour
Schopenhauer] la vie est détestable car elle est mauvaise dans son fond
même […]. Nous
oscillons perpétuellement entre la privation, c.-à-d. la souffrance, et la
plénitude, c.-à-d.
l'ennui. Tout plaisir est négatif ; il n'est que la cessation d'une douleur ; toute
douleur est
positive. […] La vie est absurde car elle se contredit d'elle-même. Elle est
même d'autant
plus mauvaise que, par une aberration funeste, les vivants la tiennent pour bonne et s'y
attachent de toutes leurs forces. […] Le mal réel, c'est donc l'attachement
à la vie
individuelle " (26). Compte tenu des retards
d'enregistrement caractéristiques du Dictionnaire de
l'Académie française, on ne sera pas surpris du silence de ce dernier
à l'endroit d'une telle
doctrine ayant pu influer sur les valeurs de la notion de néant, et de son
dérivé lexical
[anéantir]
Toutefois, la glose : " Rien, ce qui n'est point, ce qui ne se conçoit que
par une négation.
Dieu a tiré toutes choses du néant. Il peut les réduire au néant, les
faire rentrer dans le néant
d'où elles sont sorties. Le néant n'a point de propriété. […]
Fig. et fam. Mettre néant à la
requête de quelqu'un, Refuser ce qu'il demande " [t. II, p. 260 b - c],
rend bien compte de
l'impact exercé sur Laforgue par cette représentation générale de
la volonté de l'homme. Et
l'on en retiendra en outre, les deux modes d'emploi possible de Néant, soit
comme signe
d'usage dénotatif, renvoyant justement à cette conception [Vertugadin du
Néant ; traînant au
Néant ; au vrai Néant ; ta tasse de Néant], soit comme
mention désignant la référence à un tel
système de pensée [Vie ou Néant ; ce Néant trop
Tout].
Oasis
Les deux occurrences de ce terme dans les Complaintes renvoient à
l'expression d'un
complexe impressif représentatif des associations auxquelles donne lieu l'évocation
de
l'amour à l'époque de Laforgue. Entre Cantique des Cantiques et
préciosité lexicale
paronomastique des Oaristys, ces entretiens tendres, ces idylles que les dictionnaires
disposent dans leurs colonnes en général juste avant Oasis… Ce n'est
pas le cas de
l'Académie française dans sa septième édition, qui glose seulement
Oasis : " Lieu, espace
qui, dans les déserts de sable de l'Afrique ou de l'Asie, offre de la
végétation. L'oasis
d'Ammon. La grande oasis " [t. II, p. 286 a]. Mais Laforgue en a certainement retenu la
valeur évocatrice du vide et du néant que métaphorise le désert.
Offertoire
Le terme liturgique se rattache à l'ensemble des autres évocations du
matériel religieux de
la pensée auxquelles recourt Laforgue. Bien inscrit par les Académiciens dans le
cercle de la
liturgie catholique, ce terme désigne " La prière qui dans la messe
précède immédiatement
l'oblation du pain et du vin " [t. II, p. 298 c], ce qui, dans la Complainte
des fins des journées,
implique pour son emploi une forte dose de dérision.
Orgies
D'un unique emploi dans le recueil, le terme est sanctionné d'une manière
restrictive par
l'Académie française : " T. d'Antiq. Fêtes
consacrées à Bacchus. Célébrer les orgies. Il
signifie aujourd'hui, Débauche de toute sorte et particulièrement Débauche
de table ; et en
ce sens il a un singulier. Ce sont des orgies continuelles. Ils ont fait une orgie " [t.
II, p. 317
a]. Il s'agit évidemment pour Laforgue d'évoquer le stupre de scènes
liées aux pratiques
sociales et individuelles de la vie nocturne.
Orgues
La proximité, dans notre relevé, de ces deux termes, ne relève pas du
hasard, mais d'une
contiguïté justifiée par la force d'attraction paronomastique dont
témoignent le lexique et les
écrits de Laforgue. Outre le fait que le terme précédent apparaît dans
le contexte d'évocation
de Notre Dame de Paris, célèbre pour ses orgues, le présent vocable
contribue à développer
dans les Complaintes le champ analogique de la religion. Mais, outre le fait que ce
terme est
abondamment employé, tant au pluriel qu'au singulier, et qu'il peut même encore se
lire
comme partie constituante du mot orgueil et de ses dérivés,
eux-mêmes en usage significatif
dans le recueil, il faut noter une double particularité de son emploi par Laforgue. Tout
d'abord, la minoration populaire que constitue son association dans Orgue de barbarie
[deux
Complaintes], et la spécialisation d'une acception qui pourrait passer
inaperçue, mais qui
rattache l'ensemble toutefois à l'univers des zoophytes marins : " Donc
Je m'en vais flottant
aux orgues sous-marins, / Par les coraux, les oeufs, les bras verts, les écrins,
/ Dans la
tourbillonnante éternelle agonie ". On lit effectivement dans le
Dictionnaire de l'Académie
française, s. v. Orgue, s. m. Orgues, au pluriel. s.
f. : " En Hist. nat., Orgue de mer, Espèce de
madrépore qui offre un assemblage de petits tuyaux rangés par étages les
uns contre les
autres " [t. II, p. 317 b]. On pensera, par ailleurs, au
" plongeur ", aux " savanes sous-marines "….
Et à " ne pouvant redevenir des madrépores "…
Paria
Terme bien connu, originaire de la cosmogonie hindouiste, et défini par la septième
édition
du Dictionnaire de l'Académie française, comme dans l'édition
de 1835 " Homme de la
dernière caste des Indiens qui suivent la loi de Brahma. La caste des parias est
réputée infâme
par toutes les autres ". Toutefois, la dernière édition apporte une
précision intéressante qui
manquait précédemment : " Fig., C'est un paria,
C'est un homme exclu de la société, et que
personne ne veut voir " [t. II, p. 349 b], et qui traduit l'isolation tragique du
sujet.
Passes
Un des termes que Laforgue utilise le plus fréquemment pour désigner de
manière globale
un ensemble de pratique d'échanges aux connotations diverses, mais souvent
associées aux
formes dégradées de l'amour vénal [ cf. supra : Emplois
familiers]. Le Dictionnaire de
l'Académie française ne manque pas de relever plus d'une quinzaine
d'acceptions différentes
de l'emploi de ce vocable [t. II, p. 364 a - b], parmi lesquelles on retiendra :
" La petite
somme qu'il faut ajouter à des pièces de monnaie pour achever un compte
[…] ; La petite
somme qui ramène à leur valeur primitive les pièces de monnaie que le
gouvernement a
réduites à leur valeur intrinsèque ; [….] Ce qu'on paye
pour le prix du sac où est renfermée
la somme qu'on reçoit ; […] dans certains jeux de commerce, la mise
que chacun doit faire
de quelques jetons ou fiches, à chaque nouveau coup […] ; En termes
d'imprimerie, main de
papier qu'on délivre à l'ouvrier imprimeur en sus de chaque rame, pour servir
à la mise en
train, et pour suppléer aux feuilles qui seraient gâtées ou qui manqueraient
dans la rame ;
[…] En termes d'escrime, action par laquelle on avance sur l'adversaire,
en faisant passer le
pied gauche devant le pied droit […] En termes de danse, mouvement
du corps particulier à
quelques figures. […] Se dit aussi des mouvements qu'un
magnétiseur fait avec les mains, soit
en touchant légèrement les personnes qu'il magnétise, soit à
distance d'elles. [….] au jeu de
billard, et au jeu du mail, la petite arcade de fer par laquelle il faut que la bille ou la boule
passe ; être dans le lieu du billard, d'où l'on peut, sans bricole, et en traversant
la passe,
toucher la bille opposée […]. Fig. et fam. Etre dans une position
favorable ; […] en termes
de marine, sorte de canal de mer entre deux bancs, par où les bâtiments
peuvent passer sans
échouer ; […] Lettres accordées pour passer d'un emploi
à un autre ; […] Mot qu'il faut dire
pour qu'on vous laisse passer par un endroit gardé. […] Se dit encore de la
partie d'un
chapeau de femme, qui est attachée à la forme et qui abrite le
visage "… La valeur familière
putative du terme, largement convoquée par Laforgue, n'est évidemment pas
convoquée ici
par les Académiciens, mais l'ensemble des acceptions gravitant autour de ce terme,
lesquelles
font référence à plusieurs domaines d'activités inscrits en filigrane
dans le corpus des
Complaintes permet de mieux saisir la valeur générique du terme…
notamment en relation
avec des termes tels que : évocatoires, réflexes,
attoucheraient….
Passions
Le vocable fait interférer l'acception religieuse [les souffrances du Christ pour la
rédemption du genre humain] et l'acception profane [mouvement de
l'âme, sentiment vif
qu'elle éprouve en bien ou en mal, comme l'amour, la haine, la crainte, l'espérance,
le désir,
etc.]. A ces deux ensembles repérés par le Dictionnaire de
l'Académie française, on ajoutera
" en termes de Philosophie, se dit de l'impression reçue par un sujet, et
s'oppose en ce sens à
l'Action " [t. II, p. 368 c], selon une interprétation familière à
Laforgue.
Pianos
Le mot désigne l'instrument de musique du XIXe siècle, bourgeois par excellence.
Il
renvoie à l'univers musical dans lequel Laforgue a noué des relations
d'amitié durables et
profondes [le violoniste Ysaïe, entre autres]. Et l'on se rappellera par ailleurs
l'intertextualité
verlainienne forte de cet usage du mot en relation avec l'évocation des baisers
et des mains
frêles… De cette évocation convenue des intimités de l'amour,
l'Académie française ne
retient rien dans la septième édition de son Dictionnaire ; la
notice en est uniquement
technique. Pour de plus intéressants détails, on se reportera aux
développements s. v. Piano
de la Grande Encyclopédie [t. XXVI, pp. 838 b - 843 a] :
" Le piano est de nos jours, de tous
les instruments de musique le plus répandu et le plus populaire. Tout le monde, peut-on
dire,
en joue plus ou moins ; il sert aux usages les plus divers et se prête avec une
merveilleuse
souplesse à tout ce que l'on peut attendre de lui… "
Rade
Le terme a été popularisé par la marine et sera définitivement mis
en valeur dans son
acception populaire par Huysmans [En rade, 1887]. Le Dictionnaire de
l'Académie française,
dans son édition de 1878, tout comme le Dictionnaire général
de Darmesteter et Hatzfeld,
méconnaît cette valeur, qui n'est jamais très éloignée des
emplois réalisés par Laforgue,
même si, pour ce dernier, rade -- sous ses diverses formes signifiantes :
radeau, parader,
etc. -- a essentiellement pour vocation de réinscrire dans ses textes l'isotopie marine [cf.
" mettre à la voile ", etc.].
Reposoirs
Nouvelle récurrence d'un vocable faisant référence à l'univers
religieux sous les aspects
d'une liturgie curieusement profanisée. La septième édition du
Dictionnaire de l'Académie
française note : " Autel qu'on élève et qu'on
prépare dans les lieux où la procession passe le
jour de la Fête-Dieu, pour y faire reposer le saint sacrement. Beau, riche reposoir.
Reposoir
bien paré, bien orné. La procession s'arrêta devant le reposoir. Paré
comme un reposoir " [t.
II, p. 636 a]. Le terme évoque donc une certaine pompe, un luxe, un faste certains, en
même
temps qu'une halte dans le lent déroulement d'un mouvement ambulatoire collectif. Le fait
qu'il soit ici associé à Notre Dame des soirs inverse sa valeur, puisque dans une
intertextualité dérivée de l'érotique baudelairienne,
l'évocation du repos se voit ici liée à des
impressions de langueur, d'alanguissement, d'épuisement succédant à
d'improbables et vains
épisodes amoureux.
Semailles
L'emploi de ce terme par Laforgue entre en relation avec la métaphore des
Moissons pour
désigner non seulement " l'action de semer des grains ", comme
l'indique le Dictionnaire de
l'Académie française, mais aussi l'espoir que cette dispersion d'une
matière séminale
parvienne à féconder le sens de l'existence : " égrenant
les bonnes semailles "….
Spleen(s)
Comme on l'a vu plus haut, ce mot est associé au complexe d'impressions
désespérantes
que le XIXe siècle romantique et post-romantique a associé au sentiment de
l'existence et aux
formes ordinaires de représentation de la vie. Magistralement illustré par Baudelaire,
ce
complexe sémantique se voit ici assigner une fonction allusive intertextuelle d'autant plus
forte que les Académiciens s'en tiennent pour leur part à une acception encore
presque
uniquement médicale et neutre : " Mot emprunté de l'anglais.
Sorte d'hypocondrie qui
consiste dans un ennui sans cause et dans le dégoût de la vie. Avoir le
spleen ; être dévoré de
spleen " [1878, t. II, p. 780 b]. Largement utilisée par Laforgue, cette notion -- qui
semble
être revitalisée par l'apport de la philosophie de Schopenhauer -- propose ici sa
propre
exténuation : " le spleen de tout ce qui s'existe ", y
compris comme résultante d'une sexualité
inaccomplie.
Sucer
Ce verbe évoque l'action d'une libido buccale restée au stade de l'enfance, par
laquelle
Laforgue donne souvent à lire sa conception inachevée de l'amour. La
septième édition du
Dictionnaire de l'Académie française glose : " Tirer
quelque liqueur, quelque suc avec les
lèvres et à l'aide de l'aspiration. Il se dit également en parlant De la liqueur
qu'on attire et
Du corps dont on attire la liqueur. […] Les abeilles sucent les fleurs. L'enfant suce le lait,
le
sein de sa nourrice. Sucer un morceau de sucre d'orge. Sucer une orange " [t. II, p. 790 b].
Érotique voluptueuse, certes, mais d'un accomplissement partiel, qui -- confirmée
par le
pessimisme de Schopenhauer -- jette un jour douteux sur l'aptitude du poète à
concevoir et
réaliser la plénitude de l'amour.
Tout
Sous toutes ses formes grammaticales [adjectif, substantif, adverbe], il s'agit là de la forme
la plus abondamment utilisée par Laforgue. " Aux monstruosités sans
but et sans témoin / Du
cher Tout ; que Tout continue ; se sache seul au moins ; elle est Tout ;
Et que Jamais soit
Tout ; Brahma seul est Tout-Un en soi "…. Etc. Il n'est pas sans signification
que le
Dictionnaire de l'Académie française [1878, t. II, pp. 869 b - 871 a],
dans une très longue
triple notice, occulte précisément à l'époque de Laforgue cette
valeur panthéistique pourtant
largement attestée, puisque la notion -- déjà utilisée au XVIIIe
siècle par les philosophes
matérialistes -- s'est trouvée officiellement diffusée au XIXe siècle
dans le Cours d'Histoire
de la philosophie moderne de Victor Cousin [Paris, Didier, 1846], où est
explicitement
exposée la théorie du grand Tout donné comme Dieu, que le professeur de
philosophie avait
énoncée en Sorbonne dans ses enseignements de 1828 et 1829. Cette conception
holistique du
monde ne pouvait qu'être renforcée dans l'esprit de Laforgue par sa connaissance
au moins
superficielle de la religion bouddhique.
Universel(le)(s)
Moins fréquemment attesté dans les Complaintes que le vocable
précédent, ce terme
embrasse le sens du " Général, qui s'étend à tout, qui
s'étend partout ; […] qui embrasse, qui
renferme, qui comprend tout ; […] et en termes de Logique, il se
dit De ce qu'il y a de
commun dans les individus d'un même genre, d'une même espèce.
L'universel à parte rei,
l'universel à parte mentis… " [Dictionnaire de l'Académie
française, 1878, t. II, pp. 906 a]. Il
conforte donc, dans l'esprit de Laforgue l'expression de la totalité sous laquelle le
poète
envisage le monde et les êtres comme étant soumis à un principe organisateur
unique :
" universelles chimies ; défaillance universelle ; automate
universel ; universel dégoût "…
etc. Le terme ajoute donc à l'atonie, la monotonie, et à la monochromie d'un
univers de
lassitudes découragées particulièrement représentatif de l'imaginaire
philosophique et
sensible de Laforgue.
L'ensemble de ces éléments ne saurait prétendre à épuiser le complexe lexical susceptible de peindre et de dépeindre l'intérieur du monde mental du poète ; il attire seulement l'attention -- dans une perspective bien plus esthésique que véritablement esthétique, comme on peut le penser -- sur quelques-unes des composantes actives les plus représentatives et remarquables de cet univers.
4° Faits généraux de morpho-syntaxe :
Comme il a été remarqué plus haut, nous sommes là en présence de faits typologiquement nombreux, pas nécessairement tous significatifs sauf à vouloir que le candidat fasse preuve d'une maîtrise absolue de toutes les ressources mécaniques du système de la langue, souvent réduits de plus à quelques occurrences isolées empêchant que l'on puisse facilement dégager de grandes catégories de problèmes et d'explication. Parmi ces faits, je retiendrai plus particulièrement :
a) Le pluriel artiste des adjectifs en -al :
Ce type, ou plutôt ce tic d'écriture, est particulièrement en usage dans les milieux symbolistes et décadents auxquels Laforgue a accès. Grevisse [§ 539 du Bon usage] se contente de rappeler que l'usage moderne donne à beaucoup d'adjectifs en -al un pluriel en -aux qui leur était refusé par les grammairiens des XVIIIe et XIXe siècles, et que la mode des formes en -als date globalement de la seconde moitié du XIXe siècle. On relève dans les Complaintes :
Vos ourlets tombals ; Tes doigts sentimentals ; Tous filials ; Mal repu des gains machinals ;Nuptials appels ; Et des coins claustrals…..
Dont il est difficile d'établir a priori la valeur expressive. Contentons-nous de remarquer l'effet de prolongement sonore produit par ces formes, grâce auquel se déploie à la suite de la rime tout un espace de rêve ou de nostalgies des époques révolues. On trouve ailleurs, sous forme féminine : hosannahlles, seigneuriales, voluptiales, argutiales, nuptiales… On se gardera bien ici de recourir à une quelconque explication par le symbolisme direct des sons. La sémiose s'effectue contextuellement et dans le relation au lecteur par des relais associatifs divers, souvent indirects -- émotifs, culturels, etc. -- qui interdisent la recherche de clefs stéréotypes ; toutefois, on peut seulement rappeler que le Traité du verbe de René Ghil, en 1886, concède à la consonne liquide l servant de clôture à une syllabe centrée sur la voyelle a renvoie pour lui à un univers de " basses, alto-violons, violes ; de volupté, d'amour, de passion, de douleur ", dominé par " l'instinct de se vouer, la méditation, un vouloir passionné ". Sans commentaire.
b) Simulations et stylisation de l'oral :
Ainsi que la contextualisation historique de l'écriture de Laforgue a tenté précédemment de l'établir, l'influence de la langue orale est déterminante dans la constitution de son art poétique. Non que l'oral y trouve sa place sous la forme d'une reproduction exacte de ses modes de réalisation, mais parce que l'image de ces usages, stylisée, et allusivement évoquée, joue dans le dispositif stylo-sémiotique de Laforgue un rôle puissamment catalysateur. C'est ainsi qu'on ne trouvera guère qu'une fois une tentative de transcription de syntaxe et de prononciation réellement populaires dans son archaïsme, que souligne au reste le figement en un refrain : Ah ! je suis-t-il malhûreux….
-- i. L'élision graphique de l'e :
C'est probablement là l'expression la plus visible et la plus fréquente de la volonté d'introduire dans les textes comme un vague écho de l'oralisation populaire ; dans le genre de la chanson, le procédé n'est pas nouveau, puisqu'on peut l'observer dès le XVIIIe siècle, et que c'est là un indice sémiologique dont ont usé et abusé les Collé, Désaugiers et Béranger et autres auteurs du Caveau. Ainsi, trouvera-t-on, entre autres : Dans l'giron, Sous l'plafond, Tu nous laiss's et tu t'en vas, N'embaum' plus la verveine, Ous'qu'il y a de la gêne, Pas d'chaise économis' trois sous…
Remarque : cette procédure s'applique à diverses catégories d'objets grammaticaux, déterminants du substantif, adjectifs, adverbes relatifs, et même verbes conjugués. Le dernier exemple ci-dessus marque dans un même énoncé l'application du procédé à deux éléments relevant de parties de discours distinctes, avec un double effet de contraction visuelle et de crispation articulatoire. Richepin et bien d'autres encore, à l'époque de Laforgue, pratiquent cette élision graphique qui -- en raison du caractère plein ou éteint de la voyelle -- a également pour fonction de produire un effet de métrique particulier. On se rappellera, à cet égard, que René Ghil voyait dans le e muet " un précieux élément instrumental, qui peut toutes nuances selon sa place, depuis donner une valeur pleine ou éteindre en lui-même et presque les sonorités qui l'entourent " (27) ; tandis que Mallarmé reconnaissait : " J'ai toujours pensé que l'e muet était un moyen fondamental du vers français et même j'en tirais cette conclusion en faveur du vers régulier que cette syllabe à volonté omise ou perçue, autorisait l'apparence du nombre fixe, lequel frappé uniformément et réel, devient insupportable autrement que dans les grandes occasions " (28). Ces interprétations relèvent plus de la poétique et du style que de la langue en elle-même, mais, compte tenu du caractère oralisé de la parole que Laforgue veut conférer à son écriture, il n'était pas possible de faire ici l'économie de ces commentaires.
-- ii. Interjections, exclamations et apostrophes :
La langue parlée a souvent recours à ces appuis de discours qui, d'après Jakobson, relèvent de la fonction émotive ou de la fonction phatique du langage. Laforgue dissémine ces objets de manière à rendre son texte plus immédiatement expressif des tensions psychologiques et poétiques qui travaillent son énonciateur : Ah !, Oh ! vous dis-je !, peuh !, Non !, Alleluia !, Psitt ! Nom d'un Bouddha !, Hélas !, En avant !, Coucou !, Eh bien !, Enfin !, Bien sûr !, Mon dieu, mon dieu !, Corbleu !, Moi !, Moi !, Allez !, Pourquoi !, Pourquoi ?
-- iii. Refrains, antiennes, couplets ou ritournelles :
Ces formes propres à la chanson, ponctuellement insérées dans le texte des Complaintes, portent avec elle une intertextualité évidente avec les pratiques orales, chantées ou déclamées, de la langue populaire : Et nunc et semper, Amen !, Dans l'giron / Du Patron / On y danse, on y danse, / Dans l'giron / Du Patron, / On y danse tous en ronds ; Ainsi soit-il !, Au clair de la lune, / Mon ami Pierrot ; Ma cervelle est morte ; Il était un roi de Thulé ; ma mie, / O Gué ? Quand ce jeune homm' rentra chez lui [bis] ; Digue dondaine, digue dondon ? Falot, falotte ; Nous n'irons plus au bois. Formes d'emprunts directs ou reformulation d'éléments chantés, populaires ou liturgiques [" Que votre nom soit…, Que votre Volonté soit faite, Que de votre communion nous vienne / notre sagesse quotidienne ! Pardonnez-nous nos offenses, nos cris ; délivrez-nous de la Pensée, Ainsi soit-il. "], ces expressions prolongent l'effet d'insertion d'un objet hétérogène dans la matière des textes et jouent une nouvelle fois des différentes configurations poétiques qu'il est possible pour Laforgue de donner aux objets sonores du verbe : Bin bam, bin bam, sonne ainsi et résonne à plusieurs reprises et " à tue tête " dans l'univers des cloches de la ville de Liège.
-- iv. Désorganisation des schémas accentuels de phrases :
Cette désorganisation est assez fréquente dans l'univers des Complaintes ; j'y reviendrai un peu plus tard, me contentant de noter ici que cet effet procède très souvent d'une disposition particulière des adverbes en -ment , auxquels est fréquemment concédé le pouvoir d'équilibrer ou de déséquilibrer la mesure et le rythme d'un schème énonciatif. On trouvera ainsi une insistance particulière à faire se succéder dans une même clausule de vers des formes pentasyllabiques de ces adverbes : […] bien intrinsèquement, / Très hermétiquement, primordialement. Ailleurs : Le cœur me piaffe de génie / Éperdument pourtant, mon Dieu ! Ou à reprendre le même adverbe en deux vers successifs sous un effet de variante rythmique, d'ailleurs souligné par l'italique : Elle m'aime, infiniment ! Non, d'occasion ! / Si non moi, ce serait infiniment un autre !
c) Création d'unités lexicales fonctionnelles :
La langue orale moderne se caractérise par son souci de concentration, lequel peut se marquer aussi bien par des formes d'abréviation ou d'abrègement que par des formes de syntagmation figée, relevant elles aussi, du point de vue du style, de l'interpolation dans l'écriture d'éléments minéraux de différentes provenances. Il s'agit là de procédés qui assurent la transition entre la morpho-syntaxe lexicale et la syntaxe proprement dite des énoncés. On sera en particulier sensible, dans le texte des Complaintes, à de multiples emplois adjectivaux du substantif, et à des compositions arbitrairement figées par la marque du trait d'union : Un Moi-le-Magnifique, L'universel lamasabaktani, Aux pommiers de l'Eden-Natal, Nébuleuse-Mère, Bestiole / Mammifère à chignon, Un très-au vent d'octobre paysage ; Un bien-au vent d'octobre paysage, Instincts-levants, Ma Tout-universelle orpheline, Le terrestre Histoire-Corbillard, L'Eden-Levant, Très-Sans-Toi, Le Tout-Vrai. Recompositions d'énoncés en une solidarité graphique superficielle à finalité trompeuse, solidarisations prépositionnelles inattendues, juxtaposition de noms issus de champs sémantiques totalement disjoints [frac deuil]… Il y a là des changements de catégorie grammaticale, souvent imputables -- comme le note Grevisse dans le Bon Usage § 195-- à des effets de réduction d'un syntagme nominal, qui ont comme effet principal de figer et concentrer une notion inédite, elle-même résultante de l'association de deux termes. Il est souvent difficile de déceler plus qu'une forme dans ces cristallisations sémantiques qui donnent à lire et à entendre les éléments d'une représentation lexicale du réel disloquée et déconcertante, en même temps qu'elle donne à comprendre la résolution de cette désorganisation du sens.
5° Questions de syntaxe
Nous abordons ici un des secteurs les plus stéréotypes de l'écriture de Laforgue. Chacun des faits relevés ci-dessous est en soi grammaticalement intéressant et peut, dans le cadre d'un poème, donner lieu à des explications techniques et à des interprétations herméneutiques subtiles ; mais la sérialisation de ces éléments conduit à relever les méfaits d'une répétitivité qui neutralise peu à peu la vitalité des formules et anesthésie la conscience perceptuelle du lecteur. D'autant que ce dernier est souvent mis dans l'impossibilité de discerner si ces formes de représentation de l'oral proviennent d'un relâchement populaire de l'expression, ou, à l'inverse, d'une recherche érudite des affleurements du passé de la langue….
a) La phrase infinitive
L'infinitif centre de phrase, en tant que forme substantive du verbe, tend à donner l'impression que l'énoncé qui le contient est de nature nominale. Il résulterait de cette transformation une vision statique des processus évoqués. Plusieurs études linguistiques récentes ont montré le caractère partiel et réducteur de cette interprétation (29) ; les exemples extraits des Complaintes confortent ce jugement. Nombreux et divers, les énoncés centrés autour d'un infinitif dépourvu d'agent explicite, de temps et d'aspectualité, donnent à lire l'importance chez Laforgue de la postulation mentale qui pousse à voir l'actualisation et la réalisation des procès verbaux constamment rejetées aux marges d'une virtualité, elle même susceptible d'être diversement interprétée.
Expression d'un injonctif : Mener ces chers bourgeois ; Croupir, des étés, sur les vitraux en langueur ; Transporter les cités ! Formuler tout ! Têter soleil !…
Expression d'une interrogation suspendue à l'inanité de sa réponse : Me laisser éponger mon Moi par l'Absolu ? Ou bien élixirer l'Absolu de moi-même ? Ramper vers elles d'adoration ? Mourir d'un attouchement de l'Eucharistie ? S'entrer un crucifix maigre et nu dans le cœur ? Où te flatter pour boire dieu ?
Expression de l'inactualité des pensers verbalement exprimés, qui périme la puissance pragmatique du langage, puisque le procès évoqué reste enclos dans la virtualité de sa dénomination : Bénir la Pâque universelle ; Mourir sur la montagne ; Crucifier l'infini ; Déchirer la nuit gluante des racines ; Hurler avec les loups, aimer nos demoiselles ; Serrer ces mains sauçant dans de vagues vaisselles ; Heurter une enfant ; Pourlécher ses lèvres sucrées ; Nous barbouiller le corps ; Lutter comme essui ; Béer, etc.
Lorsque le contenu du procès verbal est considéré du point de vue de sa valeur, l'infinitif se comporte comme le centre d'un énoncé à allure de centon : Vivre est encore le meilleur parti ici-bas…. Dans tous les cas, l'emploi de la forme infinitive assure au texte une concision que l'emploi ordinaire des modes et temps verbaux rend impossible.
b) L'adjectif et ses fonctions : épithète, attribut, apposition.
Élément verbal doté du pouvoir de caractérisation d'une substance qui lui est antérieure, l'adjectif assume fondamentalement une fonction prédicative : il dote son support d'un apport sémantique diversement envisagé, selon qu'il se réalise sous les espèces de l'épithète, de l'attribut ou de l'apposition. Épithète, la caractérisation tend à s'intégrer dans la matière notionnelle du substantif qui en est doté ; attribut, la caractérisation reste externe et résulte d'un jugement mettant en relation par le biais de l'énonciateur l'objet prédiqué et le terme caractérisant, indexé sur une échelle de valeur ; apposition, ou en position détachée, la caractérisation amplifie la valeur du jugement de l'attribut, en suggérant -- par une sorte d'anacoluthe rhétorique -- le caractère absolu du contenu de l'apport sémantique appliqué au terme support. Laforgue joue très librement de ces formes, usant de surcroît de verbes linguistiquement impropres à l'expression de telles rections.
L'apposition permet de caractériser la nature de l'être du poète : J'avais roulé par les livres, bon misogyne ; Bon Breton né sous les Tropiques […] j'allais… Ou de sanctionner un défaut objectal : eunuque à froid…
L'attribut du sujet, proprement dit, fige là encore, l'être du poète dans un procès qui récuse dès lors toute dynamique : " La création fonctionne têtue " ; " Bons vitraux, saignez impuissants "; la remarque prend d'autant plus de sens lorsque le verbe en question est celui qui pose justement un problème existentiel à Laforgue : Je veux vivre monotone ; Je vivais dupe… Ce dernier adjectif, non sans raison au reste, pourrait résumer le sentiment de Laforgue à l'égard des convenances et des apparences du monde : L'art sans poitrine m'a trop longtemps bercé dupe…
Quant à l'épithète, sa nature plus convenue, en tant que forme rhétorique mise au service de l'écriture poétique, se voit démentie par de fréquents procédés d'antéposition : lymphatiques parfums, poncifs thèmes, mondaines poses, passables orgies, de gluants deuils, provisoire corybante, dolentes pantomimes, impudent cortège. Etc. elle peut être également disloquée de manière frappante par un reversement de la construction à l'attribut : " Ah ! que la vie est quotidienne "…
Certainement conscient du pouvoir sémiotique de cette partie du discours, Laforgue n'hésite pas à user de constructions plus complexes encore : loyal rêve mort-né, le béni grand bol de lait de ferme, la riche éternelle pendule, un gros petit dieu Pan….
c) Formulations interrogatives et négatives
Interrogation et négation sont modalités psychologiques affectant l'assertion de l'énoncé. Ces modalités s'inscrivent au moyen de formes grammaticales ou linguistiques identifiées : morphèmes spécifiques, ordre des mots, etc. L'écriture de Laforgue dans les Complaintes fait un assez large usage de ces formes particulièrement aptes à évoquer les doutes d'un sujet ontologique que la maladie rend plus fragile. Parmi ces formes, le procès de négativation mérite d'être plus particulièrement relevé. Damourette et Pichon ont jadis montré dans leur Essai de Grammaire de la Langue française [1930-1950] que la négation du français était un mécanisme à double détente, un fait linguistique en deux temps, un objet en deux morceaux… Un premier affonctif, nommé discordantiel, généralement ne, permet de greffer une postulation négative sur le verbe constituant le fait central de l'énoncé. Un second élément achève alors d'exclure le procès évoqué du monde accepté par le locuteur ; il s'agit du forclusif [pas, point, plus, jamais, mie, goutte, etc.]. Ce modèle général de langue est toutefois contre battu dans les faits par des réalisations de la négation linguistique réduites à la seule présence du terme forclusif. Laforgue a recours à ces formes : soit par tentation de l'archaïsme [la forme interro-négative soutenue, du XVIe au XVIIe siècle, se résume à ce seul élément (30)], soit par économie propre à la simulation de l'oralisation des énoncés : Et l'univers, c'est pas assez ! Car crois pas que l'hostie où dort ton paradis ; Suis-je pas dans l'un des plateaux de la balance ? Suis-je pas triste d'elle ?
d) Faits et effets d'accumulation et de réitération
De même que l'on a vu plus haut la valeur d'emploi qu'il convenait d'accorder dans les Complaintes à l'interpolation de formules toutes faites, agissant à l'intérieur du magma poétique comme des blocs de concrétions verbales hétérogènes, il faut évoquer ici la question des répétitions auxquelles recourt fréquemment Laforgue.
Nombre d'entre elles ont à l'évidence une fonction de nature évidemment stylistique ou esthétique ; reste qu'elles sont avant tout le résultat d'un travail d'écriture autorisé par la langue. Celle-ci organise généralement le développement des énoncés en procédant à une mise en ordre progressive de leurs constituants : autour du verbe, noyau central, se disposent à la périphérie gauche les syntagmes ayant fonction sujet et leurs éventuelles expansions, puis, à gauche, les syntagmes ayant fonction complément ainsi que leurs propres déploiements. La modification de cet ordre canonique conduit à des effets de topicalisation, d'emphase, ou de mise en valeur expressive, imputables soit à une recherche expressive et esthétique, soit à de simples faits d'oralité.
Laforgue use abondamment de ces possibilités de désarticulation d'une syntaxe linéaire et progressive : En voulant mettre un peu d'ordre dans ce tiroir, / Je me suis perdu par mes grands vingt ans ; L'ai-je rêvé, ce Noël / Où je brûlais de pleurs noirs un mouchoir réel, / Parce que, débordant des chagrins de la Terre / Et des frères Soleil, et ne pouvant me faire / Aux monstruosités sans but et sans témoin / Du cher Tout, et bien las de me meurtrir les poings / Aux steppes du cobalt sourd, ivre-mort de doute, / Je vivotais altéré de Nihil de toutes / Les citernes de mon Amour ?
Dès Préludes autobiographiques se met ainsi en place une écriture de la dilation, qui expose d'abord les circonstances, et qui, seulement ensuite, permet d'accéder au nucléus informatif de la phrase par les méandres infinis le long desquels sont progressivement disposés les relais syntaxiques de l'énoncé. Il en résulte pour le lecteur atomisation et dissémination des particules élémentaires grâce auxquelles se réalise l'énonciation du texte, et, de ce fait même, pulvérisation des repères ordinaires de la signification dans une tension moins obsédante et radicale que celle à laquelle invite Mallarmé ; mais dans le même esprit de donner à lire et à entendre que l'essentiel de la démarche poétique n'est pas dans la production d'un sens stabilisé : il est dans la suggestion que le poétique procède de cette interrogation sur le sens en train de s'énoncer et de se faire. Ainsi, dans Complainte des condoléances au soleil, n'est-il même plus discernable de verbe à un mode personnel et conjugué qui donnât à l'énoncé un ordre précis :
Décidément, bien don Quichotte et pas peu sale, / Ta police, ô Soleil ! malgré tes grands Levers, / Et tes couchants des beaux Sept-glaives abreuvés, / Rosaces en sang d'une aveugle Cathédrale !
Dans Complainte des pubertés difficiles, Laforgue, non seulement, a recours à cette désorganisation :
A ces bergers peints de pommade / Dans le lait, à ce couple impuissant d'opéra / Transi jusqu'au trépas en la pâte de Sèvres, / Un gros petit dieu Pan venu de Tanagra / Tendait ses bras tout inconscients et ses lèvres.
faisant attendre la résolution du suspens initial et jouant jusqu'au terme des effets de la disjonction du verbe et de ses objets ; mais, en outre, il répète immédiatement cette structure dans la strophe suivante pour la pousser à son point extrême :
Sourds aux vanités de Paris, / Les lauriers fanés des tentures, / Les mascarons d'or des lambris, / Les bouquins aux pâles reliures / Tournoyaient par la pièce obscure, / Chantant, sans orgueil, sans mépris : / " Tout est frais dès qu'on veut comprendre la Nature. "
Puisque l'objet de chanter se trouve être lui-même ici un énoncé figé et interpolé dans le texte afin d'en distendre la texture informative.
Dans d'autres lieux, la répétition se fait plus immédiatement perceptible : Le vent, la pluie, oh ! le vent, la pluie ! ; Falot, falotte. Un effet d'objet sonore analogique, résultant de la répétition, est perceptible dans Complainte des cloches : Les cloches, les cloches ; A tue-tête ! à tue-tête ! Car il descend ! il descend ! Hymniclames ! Hymniclames ! Vers un Témoin ! Un témoin ! Quelle fête ! quelle fête. Identiquement dans Complainte du pauvre jeune homme : Quand ce jeune homm' rentra chez lui, / Quand ce jeune homm' rentra chez lui… La dynamique syntaxique se voit ainsi enrayée, freinée dans on élan, limitée dans sa capacité à organiser une vision et une représentation du monde : Lune, vagabonde lune…. Et la lune a, bonne vieille, / Du coton dans les oreilles… Ou encore : Orgue, Orgue de Barbarie !… Vidasse, vidasse ton cœur….On touche par là à un autre point caractéristique de l'écriture de Laforgue, qui est celui de l'expression du vague et de l'imprécis.
e) L'indéfinition
Pluriels de vaporisation concédés à des termes déjà plutôt orientés vers l'abstraction : Spleenuosités, monstruosités, hérédités , Dilettantismes; ou étrangers à cette pluralisation : universelles chimies, Routines, eucharisties, etc. Reprise par deux fois dans Complainte d'un autre dimanche, d'une formulation verlainienne [Sagesse, I. 6] de connotation archaïque : un qui… Apostrophes dénuées de termes précisément actualisateurs : Rideaux verts de notre hypogée, / Marbre banal du lavabo ; ô nuptials appels ; Alcôve des Danaïdes, triste astre ! Démultiplication des emplois de l'infinitif, et des formes participiales : yeux bleus méditant sur l'ennui de leur art ; Livrer aux langueurs des soirées… Vibrant de tact à me fondre, / Trempé dans les célibats….
f) Distorsions ou synapses de rection verbale
On appelle rection la propriété qu'a un mot de s'adjoindre un complément. Cette propriété définit la valence des verbes transitifs que la grammaire française répartit traditionnellement entre verbes transitifs directs et verbes transitifs indirects. Une des grandes et plus évidentes caractéristiques de l'écriture fin de siècle consiste dans ces modifications de la rection ordinaire des verbes, d'une manière qui n'est pas très éloignée de la formule par laquelle sont introduit certains adjectifs attributs [cf. supra], car certains verbes sont également ici de purs néologismes fonctionnels : " saignant son quadrige ; voûté mes vingt ans ; suppurant du livide ; un oeillet expirait ses pubères baisers ; hallalisé ces chers décors ; Je t'expire mes Cœurs ; Dégringolant une vallée ; Tu condimentes mes piments mystiques ; gémir cette scie ; rhabillent leurs tombeaux ", etc. Une sorte d'excès se traduit dans cette volonté de complétude attachée à la saturation de tous les rôles sémantiques susceptibles d'être dévolus au verbe comme pivot syntaxique de l'énoncé et signe de son énonciation. On peut d'ailleurs retrouver trace de cette postulation qui -- après Schopenhauer et sa critique drastique des termes du discours philosophique de Hegel -- vise à épuiser jusqu'aux potentialités du langage, en tant que forme de représentation et d'expression d'une volonté, dans des transformations apparentées, qui, par exemple, fixent un participe attribut modalisé à un substantif inattendu : " âme trop tanguée ", ou qui envisage la circularité indéfinie des processus évoqués en s'inventant des réflexivités inédites : " qui s'agonise ".
g) Utilisation d'une forme pronominale " explétive "
Cette dénomination -- en soi peu satisfaisante d'un point de vue strictement linguistique -- est néanmoins celle à laquelle Grevisse a recours dans Le Bon Usage [§ 647] ; elle renvoie à l'emploi du type : " Et elle vous lui détacha un coup de sabot si terrible "…. Et semble, aux yeux des grammairiens, exprimer l'intérêt que le locuteur prend à l'action, ou la sollicitation qu'il adresse à l'interlocuteur de s'intéresser à l'action évoquée. On a pu rapprocher autrefois cette construction du datif éthique, dativus ethicus de la grammaire latine !
Laforgue a recours à cette construction en au moins trois occurrences des Complaintes, sous la forme du pronom personnel complément de première personne, renvoyant ainsi à une forme d'exhaussement emphatique de sa subjectivité énonciative ayant pour conséquence paradoxale de disjoindre le je -- sujet actif, et même ergatif au sens linguistique du terme -- du moi -- patient envisagé sous l'angle d'un bénéfactif qui se situe dès lors à l'extérieur de sa propre énonciation et se regarde regardant, se voit vu, s'analyse analysant et analysé : " Mon cri me jaillissant des moelles ", " Son mouchoir me flottant dans le Rhin ", " Le cœur me piaffe de génie ". On voit bien par là pour Laforgue qu'il ne s'agit pas, au premier chef, d'interpeller un hypothétique lecteur, mais plutôt de secouer en lui-même et pour lui-même les sédiments de procrastination qui recouvrent à chaque instant sa volonté active, et qui ont peu à peu enfoui cette dernière sous les cendres subsistantes au terme de la consumption d'un vouloir vivre impossible à mettre en pratique. Il ne reste plus alors qu'à mettre cette irréalisable volition en œuvre… littéraire. Et c'est alors l'hypertrophie du Moi-le-Magnifique…
Tels sont quelques-uns des éléments syntaxiques qui accréditent dans les Complaintes l'expression d'une déréalisation de la représentation, ou, plus exactement, la suspension des repères ordinaires de référenciation des mots au monde ou d'indexation de ce dernier par la parole. D'où procède plus que résulte une syntaxe souvent énigmatique, difficilement assignable aux formes ordinaires de langue qu'expliquent les grammaires, et qui relève de ce que l'on nommait à l'époque haute grammaire ou grammaire transcendante. Tous problèmes dont l'explication ou la solution est déléguée aux poéticiens…
6° Questions d'esthétique et de style
Lorsque Mallarmé prononce en 1894 ses fameuses conférences d'Oxford et de Cambridge et dresse un état présent de la littérature française, il n'hésite pas à tenir un propos qui, d'une certaine manière, nous ramène à la préoccupation du politique de la langue par laquelle nous avions commencé cette étude, et en laquelle s'inscrivait la nouvelle poétique de Laforgue :
" J'apporte en effet des nouvelles. Les plus surprenantes. Même cas ne se vit encore.
On a touché au vers.
Les gouvernements changent : toujours la prosodie reste intacte : soit que, dans les révolutions, elle passe inaperçue ou que l'attentat ne s'impose pas avec l'opinion que ce dogme dernier puisse varier.
Il convient d'en parler déjà, ainsi qu'un invité voyageur tout de suite se décharge par traits haletants du témoignage d'un accident su et le poursuivant : en raison que le vers est tout, dès qu'on écrit. Style, versification, s'il y a cadence et c'est pourquoi toute prose d'écrivain fastueux, soustraite à ce laisser-aller en usage, ornementale, vaut en tant qu'un vers rompu, jouant, avec ses timbres et encore les rimes dissimulées : selon un thyrse plus complexe. Bien l'épanouissement de ce qui naguère obtint le titre de poème en prose " (31).
Le paradoxe d'une telle affirmation réside certainement dans le fait que Mallarmé lui-même n'a jamais pratiqué le vers libre !… Reste que, si, par style, on entend une manière spécifique de rendre verbalement compte d'une représentation du monde idiosyncratique, la difficulté de caractériser et définir le style de Laforgue provient -- notons-le immédiatement -- de ce que les Complaintes révèle un poète qui n'a encore précisément aucun style, et qui ne peut guère prétendre alors -- comme on l'a vu plus haut -- qu'à l'utilisation d'une écriture.
On peut, certes, comme il est de règle et d'usage depuis près d'un demi-siècle, définir les constantes de l'utilisation par Laforgue des formes de la langue française de son temps ; à la suite de quoi, une théorie plus ou moins explicite de l'écart et de la valeur permettra d'isoler certains faits circulairement jugés comme représentatifs. A l'intérieur d'une telle conception, tous les faits de langue repérés plus hauts -- tant morpho-lexicaux que morpho-syntaxiques et sémantiques -- peuvent prétendre à éligibilité en tant que faits de style, au moins virtuels. Mais, ces faits, étant bien souvent dictés par une forme de réaction à l'endroit des tendances de l'esthétique bourgeoise, et ayant tendance à devenir formes de connivence signalant l'appartenance de leurs utilisateurs à un mouvement esthétique défini [Réalisme, Parnasse, Décadentisme, Zutisme, Fumisme, etc.] ne peuvent dès lors prétendre simultanément à signaler l'énonciation signifiante d'une volonté expressive quelconque. En résulte donc le paradoxe que les formes les plus visibles de cette écriture ne constituent plus la matière d'un style et indexent seulement l'emploi d'une langue littéraire d'époque, probablement nécessaire à l'émergence des facteurs qui permettront ultérieurement à Laforgue de définir son style personnel. D'où, dans le cas de Laforgue, la nécessité de trier dans ce matériau pour découvrir les indices linguistiques accréditant la consistance d'un telle écriture au regard d'objectifs ou d'intérêts " stylistiques ". Et, si l'on peut dire, la nécessité concomitante de distinguer, comme il a été vu plus haut, entre une esthétique de la langue et une esthésique des textes reçus par le lectorat. Cette dernière peut se marquer à divers niveaux :
Le lecteur des Complaintes ne peut manquer d'être surpris par la forme souvent inattendue des associations morpho-syntaxiques auxquelles recourent les textes. On a vu plus haut quelques-uns de ces aspects fonctionnels. Il faut noter maintenant le rendement de ces tours et de ces tournures qui, bien souvent, sont détournement des usages ordinaires. " Va, Globe aux studieux pourchas, / Où Dieu à peine encor s'épèle ! " : vocabulaire recherché, distensions, constructions inédites ; on pourrait alléguer des dizaines d'autres exemples de ce type : " Oh ! qu'incultes, ses airs, rêvant dans la prison / D'un cant sur le qui-vive au travers de nos hontes !… ", etc.
Dissonances de tons, de niveaux, de domaines , qui marquent le souci de se poser en réaction contre la littérature académique et traditionnelle, laquelle, néanmoins, constitue, au même titre que les saintes Écritures, un intertexte obligé de l'écriture de Laforgue.
Procédés qui s'inscrivent pleinement dans la ligne de la littérature décadente, et qui affichent le goût d'étonner, de choquer les bourgeois qu'offusquait déjà en 1866 l'Origine du monde de Courbet... Le critique du Cri de Paris, le 31 octobre 1886 note : " M. Jules Laforgue, qui s'bat les flancs pour être incohérent "….
Procédés qui, également, expriment de manière alternative et par des rapprochements inattendus une certaine qualité de tragique ou d'humour.
Procédés qui fixent les formes convenues du décalage des tons et du sens de la parodie que Laforgue élève à la hauteur d'une esthétique poétique.
Et, en tant que tels, créations bien conscientes et affirmées en tout cas qui marquent la volonté de conformer le langage à un dessein philosophique intérieur.
La technique poétique mise en œuvre pour soutenir ce projet est elle-même complexe, diverse et très déstabilisante pour le lectorat commun de l'époque, et même encore, dans certains cas, pour celui d'aujourd'hui.
Le vers libre résulte en effet d'un processus progressif de libération dont certains aînés de Laforgue ont déjà expérimenté les potentialités. Ainsi, le libre mélange des vers de différentes longueurs remonte-t-il jusqu'au XVIIe siècle ; et l'on parle déjà au XVIIIe siècle de vers mêlés…
La reconnaissance progressive de la prose poétique ou des qualités spécifiques du poème en prose, au cours du XIXe siècle, va également dans le sens d'un assouplissement des mesures du vers et des contraintes d'agencement planant sur lui. Le renoncement à une division en strophes régulières exactes est le signe caractéristique de l'affirmation de cette nouvelle esthétique du vers. Jusqu'aux environs de 1885, l'allégement de la versification traditionnelle avait été obtenu au prix d'équivoques ou de transgressions louches par Verlaine, Rimbaud ou Mallarmé. Mais Laforgue et plusieurs de ses pairs, à cette date, souhaitent aller plus loin, sous l'effet de la traduction de quelques-uns des Brins d'herbe du poète américain Walt Whitman que Laforgue, justement, traduit à la même époque pour la revue La Vogue….
Il s'agit alors :
1° de rendre plus mobile et souple le compte des syllabes grâce aux valeurs variables donnée à l'e sourd ou e caduc ;
2° de concéder plus de mobilité à la césure, allant même jusqu'à sa suppression, ou à des effets inconnus d'enjambement violent ;
3° de violer les règles ordinaires de l'hiatus ou des réitérations syllabiques jugées disgracieuses [" pubères baisers ", etc.] ;
4° de multiplier les formes de vers jusqu'alors inusitées ou inconnues, notamment les formes impaires ;
5° d'affranchir la rime des principes traditionnels touchant à sa qualité et aux règles d'alternance ; on a même pu parler à son endroit de " rime dyspeptique et haillonneuse aux gages des classiques, puis gorgée et faraude aux temps parnassiens "…. [B. de Monconys, La Vie moderne, n° 48, 27 novembre 1886]
6° de lui substituer même une simple assonance [créature ! / ne durent ; théorèmes / de même !].
Et Laforgue, dans ses Complaintes, ne s'est aucunement privé de ces possibilités jugées iconclastes.
Le vers qu'il expose n'est donc plus exactement métrique mais innervé par un rythme qui constitue sa propre énonciation. Il repose dès lors sur une succession perceptible de groupes accentuels qui ont dès lors tendance à constituer autant d'unités d'accentuation sémantiques. Le vers libre ainsi conçu -- bien plus que la simple émancipation que constitue le vers libéré -- devient une contestation poétique du monde, par laquelle Laforgue porte à son point extrême la condamnation du langage reçu que développait Schopenhauer.
Lorsqu'à la dissolution de la forme métrique rigoureuse s'adjoignent la dissolution syntaxique de la phrase, l'isolement du mot, les rapprochements incongrus, les interpolations inattendues mais concertées de formes syntagmatiques figées, une distribution irrégulière des lignes ou des vers sur la page, l'omission fréquente des signes élémentaires de ponctuation, alors l'être poétique verbe s'élève jusqu'à une manière d'écriture et une façon d'écrire qui tendent à défaire par la contre-façon le sens décourageant des formes du monde.
Prenons justement un seul exemple, celui -- probablement paradoxal -- de la Grande Complainte de la ville de Paris, puisque, seule du recueil, cette complainte est ostensiblement inscrite en prose.
Derrière les récurrences phoniques, la fragmentation des énoncés juxtaposés, le bruit et la rumeur des énoncés bruts interpolés dans la trame du discours ; derrière la profusion d'un lexique divers et proliférant, qui illustre les différentes sphères d'activité de la capitale, une forme se constitue peu à peu, en aval des cinq paragraphes immédiatement perçus, qui donne à lire et à entendre les bruits et la fureur qui travaillent Paris.
Prose blanche pour une ville noire, en quelque sorte…, qui procède :
1° Par l'apostrophe indexatrice d'isotopie du crieur public suggéré : " Bonnes gens qui m'écoutez, c'est Paris, Charenton compris. ", qui n'hésite pas à associer dès l'origine Paris et folie…
2° Par le collage de formules empruntées à la publicité ou aux petites annonces commerciales : " Maison recommandée "
3° Par bribes et par éclats : " Facilités de paiement, mais de l'argent. De l'argent, bonnes gens ! "…
4° Par spasmes et crispations de l'articulation : " Que tristes, sous la pluie, les trains de marchandises ! "…
5° Par fracture de collocations et néologismes de construction : " Et sous les futaies seigneuriales des jardins très-publics, martyrs niaisant et vestales minaudières faisant d'un clin d'œil l'article pour l'Idéal et Cie (Maison vague, là haut), mais d'elles-mêmes absentes, pour sûr. "
6° Par jeux paronomastiques d'association intempestives : " Couchants d'aquarelliste distinguée, ou de lapidaire en liquidation "….
7° Par l'alternance des mesures brèves et longues, diversement frappées par la scansion des rythmes, et soutenues par le tissu serré de la trame vocalique croisée avec la chaine cosonantique : "Mais les cris publics reprennent. Avis important ! l'Amortissable a fléchi, ferme le Panama. Enchères, experts. Avances sur titres cotés ou non cotés, achats de nu-propriétés, de viagers, d'usufruit ; avances sur succession ouvertes et autres ; indicateurs, annuaires, étrennes. Voyage circulaires à prix réduits "….
8° L'accélération, jusqu'au vertigineux tournis, de ces cris de la ville : " Grand choix de principes à l'épreuve. Encore des cris ! Seul dépôt ! soupers de centième ! Machines cylindriques Marinoni ! Tout garanti, tout pour rien ! Ah ! la rapidité de la vie aussi seul dépôt…. "
9° Par la saturation totale des effets impressifs produit par ces usages du verbe, qui s'exprime in fine dans une sorte de manducation répétitive des mêmes voyelles, des même syllabes, des mêmes mots, des mêmes structures du monde progressivement vidées de tout sens : " Et l'histoire va toujours dressant, raturant ses Tables criblées de piteux idem, -- ô Bilan, va quelconque ! ô Bilan, va quelconque ! "….
Conclusion.
On a volontairement passé sous silence dans les pages précédentes tout ce qui relève chez Laforgue des formes de la comparaison ou de la métaphore, ainsi que des autres tropes et images auxquels nous a habitués la tradition rhétorique. Il ya là matière à d'innombrables analyses, à d'infinis commentaires. Dans La Basoche, Ch. Henry notait à Bruxelles, dès octobre 1885, le " répertoire de métaphores très aiguës, souvent trop, avec quelques néologismes mort-nés pour la plupart, de hantises trop prolongées de métaphysique, des subtilités de fantaisie et des virtuosités de métier " qui caractérisaient pour lui le Laforgue des Complaintes. Ce sont en effet chez lui les oripeaux les plus évidents de la subsistance d'une poétique traditionnelle. Là encore, tout lecteur attentif des Complaintes est en mesure de dresser la liste et de classer ces figures.
Il ne s'agit donc pas de suggérer que ces objets seraient de peu d'intérêt ou de faible consistance. Tout au contraire. Il s'est simplement agi pour nous de constater que l'énonciation de ces formes était absolument indissociable dans le recueil de la recherche d'un style oral, par lequel Laforgue tente de solidariser en un tout discret et représentatif les différents constituants de son écriture. Il y aurait donc, comme le suggère Claude Hagège, une sorte d'orature (32) spécifique du poète des Complaintes, au sens où toutes les tentatives pour donner au langage cette malléabilité et cette fluidité ou ces crispations qui caractérisent la parole en action aboutiraient effectivement à produire comme l'écho sonore d'un monde en déstructuration, et à reproduire les coups et les bruits par lesquels se réalise cette décomposition.
Mon sentiment reste cependant, qu'à l'aube de sa carrière poétique, Laforgue n'est pas encore parvenu à solidariser parfaitement ces constituants, et que, faute d'une harmonie impossible à retrouver, les faits et effets de rupture ou de provocation, ironiques ou tragiques, qui émaillent les Complaintes, signalent au lecteur d'aujourd'hui une poétique nouvelle en cours de constitution et d'affirmation de ses propres valeurs. Le discours de Laforgue n'y peut être qu'éclaté. T. de Wyzewa ne retenait-il pas du Laforgue des Complaintes " le musicien des mots " et le poète encore inabouti : " Les Complaintes de M. Laforgue m'ont séduit plutôt par des innovations formelles ; les émotions exprimées sont encore très vagues, insuffisamment enchaînées et déduites " (33). Ce qui est une autre manière de formuler ce que la Revue moderniste n° 8 du 30 septembre 1885 définissait comme " une vraie broussaille pleine d'entortillements inutiles et de bizarres recherches "… et peut-être le moyen d'étonner le lecteur complaisant, une gageure au bon sens rassis de M. Prudhomme.
Notes
1. Correspondance générale, t. II, 1.65. Lettre du 10 mai 1883.
2. Ainsi que j'ai pu le montrer jadis à propos des créations verbales de Huysmans : "L'"Inosé" vocabulaire de Huysmans : à propos de A rebours ", L'Information Grammaticale, n° 52, janvier 1992.
3. Contrairement à la vulgarisation fautive d'une notion de sémio-stylistique, initialement forgée dans ma thèse soutenue en 1982, à laquelle ont récemment concouru de nombreux pseudo-stylisticiens et pseudo-linguisticiens, le terme et la notion de stylo-sémiotique ont pour fonction de restituer au rapport des deux termes sa véritable valeur : c'est bien ici le style de l'écriture d'un auteur, objet lui-même global inscrit dans la totalité du texte produit, qui fait signe, et non pas une sémiotique arbitraire du texte reçu qui se revêtirait là des appas ornementaux d'une écriture individualisante. On en resterait encore, dans ce dernier cas, comme le montrent d'ailleurs de nombreuses études réalisées sous cette fausse conception, à la vision traditionnelle du style comme procédés techniques à disposition d'un écrivain qui serait entièrement maître de leur sélection et de leur application. Or, l'on sait bien que la pensée, comme les représentations ne préexistent pas à leur énonciation, et que l'écriture littéraire comme toute pratique de langage produit autre chose -- plus ou moins -- que la visée intentionnelle de ses acteurs, en quoi réside le mystère de la communication. Ce n'est donc pas dans les résidus d'une conception structurale de la sémiologie des textes que se découvrent les éléments pertinents du style d'une œuvre, mais c'est -- tout à l'inverse -- la conception globale du style dans ses dimensions de contrainte historique et structurelle qui fonde la sémiotique pertinente des œuvres et légitime leur herméneutique.
4. L'empan historique couvert par cette rubrique peut paraître excessivement large, d'autant que plusieurs des ouvrages mentionnés sont peu accessibles en dehors de bibliothèques spécialisées. Mais il faut tenir compte de ce que les modèles esthétiques d'écriture se transmettent lentement, qu'ils offrent souvent une rémanence large de leur précepte, d'autant plus étendue au reste que les relais sont diffus, et que leur passage correspond souvent à des modifications de la trajectoire de la course, à des inflexions inattendues, voire à des contestations détournant totalement le sens du modèle initial, comme Laforgue en offre souvent l'exemple. Dans ces conditions, la liste arbitraire des ouvrages présentés ici recouvre un laps de temps important à l'intérieur duquel ont travaillé les formes de la langue française et les valeurs de l'écriture littéraire qui ont pu influencer directement ou indirectement le sentiment esthétique et épilinguistique de Laforgue. Pour un choix excellent d'études contemporaines sur l'écriture de Laforgue, on se reportera à la bibliographie sélective rédigée par Henri Scépi, publiée dans Dix-Neuvième siècle, n° 31, Bulletin de la Société des Études Romantiques et Dix-neuviémistes, Paris, juin 2000, pp. 87-91.
5. Le récent ouvrage de E. Karabétian : Histoire des stylistiques, Paris, Armand Colin, 2000, fait le point sur cette question ; voir notamment le chap. 7, pp. 136-155.
6. Paul Lafargue, " La Légende de Victor Hugo ", Revue socialiste, 1891, p.703.
7. Journal Grammatical, Littéraire et Philosophique de la langue française et des langues en général, par G. N. Redler, 1836, p. 24.
8. Émile Deschamps, Préface des Études françaises et étrangères, Paris, Urbain Canel, 1828, pp. L-Li.
9. A. Roche, auteur d'un manuel intitulé Du Style et de la Composition littéraire, Paris, Delagrave, 1904, écrit : " Le style est maintenant la manière d'exprimer ses pensées et ses sentiments. C'est la forme même du sentiment et de la pensée. La pensée et le sentiment sont comme un corps, dont le style est le vêtement ". Il serait évidemment indécent de paraître nu !…
10. B. Jullien, Introduction historique à la seconde partie du Cours Supérieur de Grammaire, reprise dans Thèses de Grammaire, Paris, L. Hachette, 1855, p. 226-227.
11. Paris, Hachette, 1872, p. 371, notamment.
12. C'est bien en ce sens que l'on peut encore lire en 1918 l'ouvrage d'Antoine Meillet : Les Langues dans l'Europe nouvelle, Paris, Payot.
13. Notions Générales sur les Origines et sur l'Histoire de la langue française, Paris, Jules Delalain, 1883, p. 4.
14. Respectivement p. 3 et 165-168.
15. Gaston Paris, " Les Parlers de France ", Bulletin de la Société des Parlers de France, n° 1, Paris, 1893, H. Welter éditeur, p. 2.
16. Ibid, p. 4-5.
17. Petit de Julleville, Op. cit., t. VIII, pp. 836-838.
18. Ibid., p. 873-874.
19. Ibid., p. 883-884.
20. Revue contemporaine, 1-25 septembre 1885, p. 108.
21. Revue moderniste, n° 8, 30 septembre 1885.
22. Emilio, L'Art moderne, 13 novembre 1887.
23. D. Luc, dans Le Tintamarre, hebdomadaire satirique et financier, 4 juillet 1886, p. 8.
24. " Je vous signale seulement feuille 9 le mot Eternité (mon vers, avec ce mot, n'aurait que 11 pieds !) il faut Eternullité ". Lettre à Vanier, citée in J.-L. Debauve, Laforgue en son temps, Neuchâtel, A la Baconnière, 1972, p. 94. Laforgue utilise donc encore la notion ancienne de pied quand il est devenu notoire, aux yeux des théoriciens mêmes du vers français, que ce dernier est de nature syllabique.
25. Paris, Librairie C. Klincksieck, 1953, notamment pp. 155-157.
26. La Grande Encyclopédie, Paris, tome XXIX, 1890, p. 774.
27. En méthode à l'œuvre, Paris, Messein, 1891, p. 12
28. D'après Camille Mauclair, Mallarmé chez lui, Paris, 1909, p. 113
29. Contentons-nous de citer : Annick Englebert : L'Infinitif dit de narration, Bruxelles, 1998, De Boeck-Duculot, 236 p.
30. Cf. M. Grevisse, Le Bon usage, 12e édition, Louvain-la-Neuve, 1986, § 381-393.
31. Mallarmé, Œuvres complètes, éd. B. Marchal, Pléiade, NRF, 1998, pp. 643-644.
32. Cl. Hagège, L'Homme de paroles, Paris, Fayard, 1985, p. 84.
33. La Revue wagnérienne, juin 1886.