Jules Laforgue : Les Complaintes
" où Saint-Malo rime avec Sanglots et Bocks avec Coq "
Éléments de mise en perspective grammaticale et stylistique

Jacques-Philippe Saint-Gérand

Université Blaise Pascal
Clermont-Ferrand II

Laboratoire de Recherche sur le Langage  

La complexité de la lecture des poèmes de Laforgue tient essentiellement au caractère composite de sa langue, et aux diverses facettes linguistiques de son écriture. Le terme général de " fantaisie " est généralement retenu par les commentateurs littéraires et les annotateurs grammairiens pour exprimer ce polymorphisme qui affecte autant la forme que le contenu de l'expression du poète. Ce dernier n'écrivait-il pas à sa sœur : " Je possède ma langue d'une façon plus minutieuse, plus clownesque, j'écris de petits poèmes de fantaisie, n'ayant qu'un but : faire de l'original à tout prix. J'ai la ferme intention de publier un tout petit volume (jolie édition), luxe typographique, écrin digne de mes bijoux littéraires ! Titre : quelques complaintes de la vie… J'ai déjà une vingtaine de ces complaintes. Encore une douzaine et je porte mon manuscrit je ne sais où… (1). Variations indéfinies autour de cette topique de la fantaisie, pour nombre de ses contemporains, tel l'imprimeur Léo Trézenik, alias Léon-Pierre-Marie Épinette, qui reçut néanmoins le manuscrit de ces poèmes, et qui déclara l'ensemble " très curieux " et, pour certain de ses constituants, totalement indéchiffrable…. Variations d'autant plus inattendues que l'auteur est passé à la postérité comme un poète philosophe, profondément inspiré du pessimisme de Schopenhauer.

Dans les pages développées ci-dessous, après avoir remis en place le contexte historique dans lequel ont paru les Complaintes, tant du point de vue de l'esthétique générale que du point de vue de l'esthétique langagière, je voudrais ainsi élucider quelques-unes des difficultés les plus évidentes de ces textes, sous l'angle grammatical et lexicologique, dont, à première lecture, il est assez aisé de dresser la liste. Mais, en cette matière générale, comme en celle plus particulière de néologismes lexicaux (2), il n'est pas suffisant de relever les faits, éventuellement de les classer et de les justifier ponctuellement par rapport à nos modes linguistiques d'explication pour en saisir la valeur stylo-sémiotique (3), encore faut-il pouvoir référer ces objets à une pensée du langage qui restitue à ce dernier son caractère total, sa fonction holistique. Surtout lorsqu'on pense au fait que les Complaintes constitue une sorte d'entrée dans la vie littéraire du jeune poète ; que ce recueil n'est nécessairement pas le plus abouti, et que des imperfections, des redites et certaines crispations de la langue et de l'esthétique n'en sont pas absentes, qui rendent d'autant plus complexe le travail d'interprétation de la valeur de ces textes. C'est pourquoi ces préliminaires requièrent un certain développement. Les éléments de grammaire et les extraits de dictionnaires accessibles sur Internet à partir du présent site offrent des possibilités d'élargissement des requêtes que le lecteur contemporain peut formuler pour éclairer le texte des Complaintes d'un point de vue linguistique et stylistique.

I° : REPÈRES HISTORIQUES, NOTIONNELS ET BIBLIOGRAPHIQUES :

Les éléments de complexité retenus dans l'œuvre de Laforgue choquent les habitudes ordinaires du lecteur d'hier comme d'aujourd'hui en suggérant immédiatement un écart perceptible entre la norme d'usage du discours poétique contemporain et l'idiolecte propre à Laforgue. Quoique, dans l'un et l'autre cas, pour des raisons différentes et avec des effets distincts. C'est ainsi qu'on a pu accuser Laforgue à son époque d'imiter le poète de Morlaix, Tristan Corbière, en plus fumiste et plus désinvolte … Aujourd'hui, ce reproche se convertit plutôt en indice positif en raison de notre connaissance rétrospective de l'intertextualité poétique de cette période, qui permet de mieux saisir les rapports d'influence, de parodie, de contre-façon, grâce auxquels le texte des Complaintes de Laforgue se trouve être peu ou prou la réécriture de certains autres modèles de textes : chansons populaires, autres poèmes, etc. Reste, en arrière-plan, l'aporie de l'écart…

Ce sont alors ces éléments épars et distincts de relâchement apparent de l'écriture de Laforgue, points souvent obscurs d'une esthétique, d'une éthique et d'une érotique qui nous échappent en partie, qui requièrent d'un candidat au concours la capacité précise de fournir une élucidation de lecture. Un commentaire linguistique et/ou stylistique sera donc donné ci-dessous de ces différentes indurations équivoques, impénétrables, indéchiffrables, mystérieuses ou louches de l'écriture, en relation, d'une part, avec -- notion plus que problématique à définir -- l'état de la langue littéraire de la seconde moitié du XIXe siècle, et, d'autre part, avec les instruments techniques d'époque [grammaires, dictionnaires, poétiques] dont nous disposons aujourd'hui pour évaluer rétrospectivement ce travail de l'écriture.

On rappellera ensuite que tout cet arsenal de moyens et de procédés sert à déployer une nouvelle poétique, fondée directement sur la conscience de ce que le langage -- loin de recomposer l'unité subjective de son énonciateur -- est essentiellement dislocation de l'être par tous les accidents qui affectent sa nature sémiologique ; l'éthos et le pathos deviennent ainsi des objectifs obligés de l'écriture poétique, et relèguent en conséquence au magasin des accessoires inutiles les techniques rhétoriques classiques de l'ornementation du discours. " Ravaudant " ses " Complaintes ", Laforgue n'écrivait-il pas : " avant d'être dilettante et pierrot, j'ai séjourné dans le Cosmique "…. Et l'on peut alors comprendre qu'entre éthos et pathos, l'esthétique et le style de Laforgue conjoignent si étroitement et douloureusement Eros et Thanatos derrière le masque le masque de la fantaisie :

Mon Cœur est un lexique où cent littératures
Se lardent sans répit de divines ratures.

Il apparaît dès lors difficile de lire Laforgue tel qu'en lui-même sans avoir recours à un minimum de documents techniques sur la langue et le langage, tant à son époque qu'à la nôtre. Pour mieux situer les enjeux du présent travail, il importe par conséquent de définir les repères bibliographiques par rapport auxquels la présente démarche d'analyse trouve sa légitimité. Les titres énumérés ci-dessous rappellent ainsi, tant du point de vue méthodologique que critique, les ouvrages susceptibles d'être mis à l'épreuve dans notre perspective d'interprétation du texte des Complaintes ; le lecteur choisira en fonction des disponibilités locales qui lui sont accessibles :

II° : LAFORGUE ET SES CONTEMPORAINS : langue française, français ET langue littéraire À LA FIN DU XIXe SIÈCLE :

La notion de Langue littéraire est elle-même une notion typique de la réflexion sur le langage développée dans la seconde moitié du XIXe siècle, où elle entre en concurrence avec celle de "style(5), au moment même où Laforgue fourbit ses premières armes littéraires. Avant que Gustave Lanson ne donne à cette dénomination tout son lustre, il est alors nécessaire de faire intervenir autour du nom bien connu du poète toute une théorie de noms bien moins reconnus, pour certains même ignorés aujourd'hui des spécialistes de la littérature, pour d'autres encore presque oubliés par les grammairiens et les linguisticiens qui, pourtant, d'une manière ou d'une autre, en sont les héritiers plus ou moins conscients et involontaires. Pour saisir le point d'insertion de Laforgue et des valeurs de son temps dans cette histoire, il est nécessaire de remonter jusqu'aux débuts même du romantisme littéraire français, qui, pour la première fois, voit s'afficher nettement dans les variations de l'esthétique les implications réciproques de la littérature, de la langue et du politique. Depuis ces premiers instants, tout l'édifice socio-culturel français n'a jamais cessé de se transformer et d'être bouleversé dans ses formes, ses normes et ses valeurs. Les Complaintes de Laforgue [1885] paraissent ainsi en pleine période de révision des modes d'être de la langue et des objectifs de la littérature ; l'année de la mort de Victor Hugo et des profanations sacrilèges de Paul Lafargue, autre grand oublié, qui n'hésite pas à écrire :

La poétique de Laforgue, dans ses fredons, ses refrains et ses couplets, est certes toute à l'opposé de ces fracas et de ces creuses fanfares. Elle s'insère dans la période qui voit le mieux la contestation et la dévalorisation de ces procédés que ne sauvait qu'une stérile recherche de la forme, par ce que cette période est également celle qui voit se renouveler en France la pensée scientifique et esthétique du langage.

Une telle concomitance des productions poétiques de Laforgue et des transformations de l'épistémologie du langage mérite explication. En effet, cette période voit s'opérer une translation des valeurs attachées à la notion et à la pratique de la langue, et, autour de cette dernière, aux effets qui en découlent dans l'ordre de l'esthétique. Sous-tendue par des impératifs de nature morale dans la première moitié du siècle, à partir de 1850, la langue devient de plus en plus consciente de son caractère fondamentalement politique. Non qu'il s'agisse à proprement parler d'une politique de la langue, mais bien plutôt du caractère politique renfermé de manière inhérente dans la langue par le biais des discours qui ne peuvent s'énoncer sans, aussitôt, se situer par rapport à des enjeux idéologiques, sociaux, esthétiques. Il était temps d'affirmer entre 1830 et 1840 :

parce que la possession de la langue permettait de définir les conditions de stabilisation d'une société en quête de ses origines et de son histoire. Mais, autour de 1880, les regards et les jugements portés sur les pratiques de la langue ont profondément varié, et l'on est alors passé à des revendications qui, au-delà de toute esthétique normée, font alternativement de la langue le ferment d'une nationalité culturelle ou l'expression de singularités anarchiques revendiquant des valeurs rejetées hors de toute norme sociale. On ne passe pas librement ou impunément d'une notion telle que celle de Style à celle de Langue littéraire.

Tout l'effort de la première moitié du XIXe siècle concernant la notion de Style a principalement consisté dans la justification d'une captation singulière puis du détournement de l'aphorisme de Buffon. Or, les raisons alléguées alors ne pouvaient être que de circonstance et purement conjoncturelles. Le Siècle des Lumières avait indéniablement une conception rigoureuse, et peut-être même une théorie rationnelle du Style, en relation avec la langue et le langage. Il n'en va certainement pas de même avec le XIXe siècle, qui substitue l'empirie des techniques, et la multiplicité des pratiques discursives, aux diverses formes de conceptualisation du langage autorisées par la métaphysique. Chaque fois, donc, qu'il y est alors question de Style, Style d'auteur, Style individuel, nous butons aujourd'hui sur la difficulté de restituer à ces termes leur pleine fonction d'interrogation des valeurs d'un passé récent que la modernité a répudié en principe, mais dont elle se nourrit en réalité sans jamais cesser. Laforgue, parmi d'autres, illustre parfaitement ce complexe de postulations contradictoires. Lorsque Chateaubriand -- dans les Mémoires d'Outre-Tombe -- évoque Rousseau, il note bien " le charme du Style de l'auteur des Confessions ", mais il ajoute sans transition qu'à travers ce prédicat qui pourrait nous sembler élogieux " perce quelque chose de vulgaire, de cynique, de mauvais ton, de mauvais goût ".... Ce qui est pour le moins une surprenante succession pour un lecteur du XXe siècle habitué aux effets de valorisation subjective induits par la notion. Laforgue, pour sa part, note :

Ah ! qu'est-ce que je fais ici, dans cette chambre !
Des vers. Et puis, après ? ô sordide limace !

Et il faut donc retrouver la capacité de discerner dans les emplois du terme Style tout ce qui relève d'une esthétique classique artificiellement et arbitrairement plaqué sur une éthique " romantique ". Une forme rhétorique d'expression à l'instant même où cette dernière, comme institution périclite, et comme pratique s'émousse...

Émile Deschamps, grand critique de la période romantique, est un parfait témoin à cet égard. S'il plaide pour la reconnaissance de l'objet et pour une diversité des Style correspondant aux différences observables réellement entre individus dans une société, il ne va pas jusqu'à requérir l'individualité du Style, au sens où cette dernière constituerait une sorte de marque extrême, et peut-être même excessive de l'écriture. Car il y a une nécessité absolue à ce que l'inscription de ces marques de la différence se réalise dans les moules de la langue. En cette première moitié du siècle, la notion même d'individualité est encore négativement marquée comme un défaut, comme l'expression de la volonté d'échapper aux formes convenues de la socialité. Quelle marge de manœuvre peut-elle donc être laissée dans ce cas à l'affirmation du Je de l'auteur? Comment l'individuation linguistique si contraignante pourrait-elle donner lieu à une véritable individualisation dans et par le Style? Deschamps cite très précisément ici ce terme sulfureux d'" individualité " :

On ne peut qu'être sensible ici à l'apparente modernité du discours de Deschamps qui donne l'impression d'anticiper sur nos conceptions modernes d'une infrangible solidarité des fonctifs de l'expression, le signifié et le signifiant, quand il ne fait que reprendre en réalité une topique classique du Style comme vêtement dont on peut encore suivre le développement jusqu'au début du XXe siècle (9). Mais, plus encore, convient-il d'être attentif à la difficulté que trahit cet extrait : celle que rencontre à cette époque une théorie de la littérature désireuse de statuer sur la place et la fonction de la personne de l'auteur. Comme dans les ouvrages sur le langage et la langue précédemment examinés, la notion de Style fait ici problème. Et il faut reconnaître que toutes les solutions proposées par le XIXe siècle pour l'intégrer à des développements cohérents relevant soit de ce que nous appelons aujourd'hui sémiologie du langage, soit de ce que nous nommons de nos jours sociologie de la littérature, toutes ces tentatives guidées par l'obscure perception du caractère fondateur de cet objet ont finalement échoué. A l'autre extrémité du siècle, Laforgue hérite cette situation théorique et épistémologique rendue à la fois complexe et explosive par ses contradictions internes et l'évolution des tendances de la société bourgeoise.

Dans l'intervalle séparant Émile Deschamps de Jules Laforgue, pour aussi différentes que soient ces deux personnalités, un grammairien tel que Bernard Jullien, auteur en 1849 d'un Cours Supérieur de Grammaire publié par L. Hachette, ne pouvait d'ailleurs rendre compte de cet objet stylistique qu'en scindant son travail en deux volumes. Le premier, sobrement intitulé " Grammaire proprement dite ", laissant entendre qu'il existe[rait] aussi une grammaire improprement dite, et traitant classiquement de l'histoire de la grammaire, de la prononciation, de l'orthographe, de l'étymologie, de la syntaxe et de la construction. Le second, à l'intitulé beaucoup plus révélateur, " Haute Grammaire ", choisissant de traiter uniquement des faits de rhétorique, de poétique et de Style … On a connu -- plus proches de nous -- des ouvrages qui procédaient à une identique répartition, et notamment l'un d'entre eux qui réservait à son second tome l'étude des Procédés annexes d'expression… Le discours de Jullien est à ce sujet fort éclairant. Après avoir donné une approximation de définition en compréhension de la notion de Style, il procède à un classement des formes susceptibles de créer dans le discours les conditions d'une expressivité accrue :

De telles analyses montrent clairement les tenants et aboutissants, ainsi que les attendus et les circonstances de l'émergence d'une conception nouvelle de l'écriture littéraire. Et ce que l'on pourrait appeler la politisation du medium

Pourquoi et comment au milieu du XIXe siècle, sous-tendue par les revendications de l'individualité sociale et les contraintes de l'individuation historique, une discipline se déclare apte à prendre en charge l'élucidation des mystères de l'individualisation des discours, quoiqu'elle soit par ailleurs très partagée sur le général de la langue et le singulier de la littérature ?

Pourquoi et comment cette discipline, par ailleurs largement fondée sur le socle unificateur de la rhétoricité du langage, peut éventuellement même prétendre à se constituer comme une des sciences du langage alors en gestation ?

Pourquoi et comment, enfin, cette discipline affiche pour cela un programme, des méthodes et des instruments auxquels la grammaire puis la linguistique apporteront la caution de leur légitimité institutionnelle dans l'édifice du savoir ?

L'acte de baptême officiel en français de cet objet est double : " stylistique " paraît tout d'abord sous la forme extrinsèque de l'adjectif [ca 1872], puis sous celle intrinsèque d'un substantif [1905]. L'adjectif sert à caractériser des faits et des effets, voire des traits jugés caractéristiques. Le substantif donne une réalité substantielle à cette caractérisation et tente d'homogénéiser la variété des procédures à l'œuvre pour relever, classer et décrire les faits jugés pertinents. Mais, dans les deux cas, la suffixation de Style suffit à montrer que l'on est définitivement entré dans une ère qui se veut scientifique au sens positiviste du terme, classificatrice, répartitrice, nominalisatrice… Une dérivation suffixale conforme aux modèles de la langue servirait-elle de caution à la légitimation d'une pratique sans épistémologie véritable ni déontologie ? Ce sera -- dans la dernière décennie du XIXe siècle et au tout début du XXe -- l'heure de gloire d'Albalat… Mais Albalat ne saurait recommander comme modèle le travail d'écriture de Laforgue. Dès 1885, était de notoriété courante que " bon nombre de complaintes sont totalement indéchiffrables " et que nombre de leurs vers sont " très obscurs "… C'est qu'à côté de la notion intemporelle, universelle et intangible de Style s'est alors mise en place une autre conception de la langue et singulièrement de la langue littéraire, qui tourne autour de l'appréhension de la distinction séparant les deux termes de langue française et de français. On ne saurait être bon Français, si l'on ne pratique une bonne langue française, c'est-à-dire une langue française conforme aux modèles culturels et politiques de l'époque, lesquels ont évidemment bien changé depuis l'époque de Louis-Philippe. Laforgue, à l'évidence, ne prétend pas soutenir l'exigence d'une semblable conformité !

Sous le Roi-citoyen, il convenait de faire reconnaître au peuple la valeur d'une langue de référence qui soudait les constituants de la nation ; Bescherelle et bien d'autres s'y employèrent. Après les désordres de la Commune et les soubresauts consécutifs à l'établissement de la IIIe République, il convient de faire admettre la variabilité et les variétés possibles de cette langue nationale, en n'omettant pas de valoriser son fondement populaire. Michel Bréal, dans ses Quelques mots sur l'Instruction publique en France (11), rappelle l'importance de cet ancrage populaire du quotidien de la langue.

La période qui s'étend des années 1880 à 1900 voit en effet s'effectuer un changement radical des mentalités qui mérite explication et commentaire. Par le travail philosophique, philologique et politique dont le langage, la langue, les dialectes et les patois sont l'objet, le dernier quart du XIXe siècle met en évidence la nécessité de distinguer entre la langue française comme système de formes sémiologiques strictement normées par son emploi en tant que langue de référence, et le français, système de forces idéologiques de contraintes politiques, esthétiques, pratiques, dont l'école assure la promotion comme valeur de la République, à travers les grandes figures de son historiographie et les grands textes de sa littérature. Lorsque Laforgue se saisit de la langue pour en faire la matière de sa création poétique, il se trouve ainsi écartelé entre un ensemble de prescriptions linguistiques à observer strictement et un dispositif de pression idéologique assurant sa reconnaissance individuelle au sein de la collectivité nationale de son époque. Auguste Longnon [1844-1911], par l'ensemble de ses publications et son enseignement au Collège de France sur la constitution d'une identité culturelle française à travers l'histoire, ne cessera de répéter cette distinction qui, avant l'opposition interne de la langue et de la parole mise en évidence par Saussure, détaille les enjeux de la double différenciation langue /vs/ dialecte, d'une part, et langue /vs/ famille de langues, d'autre part, dont historiens et linguistes ne cesseront de faire le lit de leurs débats jusqu'au premier tiers du XXe siècle (12).

Pour mieux comprendre les effets de cette nouvelle mise en perspective, et saisir l'impact qu'une telle problématique a pu avoir sur l'esthétique de Laforgue, il faut donc aussi revenir à quelques travaux scientifiques contemporains du poète, quelque éloignés qu'ils puissent paraître de ses propres objectifs littéraires et existentiels.

Autour de la question des variations de la langue, et des conditions sociales, géographiques, idéologiques ou politiques de sa variabilité, je rappellerai seulement ici les noms et les recherches contemporaines de Louis Petit de Julleville, de Gaston Paris, Paul Meyer, Michel Bréal et Antoine Thomas, qui n'ont guère cessé de travailler à divers titres le sens de cette distinction.

Ainsi, dans l'article qui présentait le programme de travail de la toute neuve revue Romania, en 1872, Gaston Paris donnait de l'espace géo-linguistique de la romanité l'image d'un creuset de peuples ayant acquis leur identité en renonçant à leurs vernaculaires spécifiques, et n'ayant dû ultérieurement se différencier qu'en raison des contingences de l'histoire. L'histoire d'une langue, en l'occurrence de la langue française, avait pour conséquence de neutraliser toutes les différences propres aux pratiques individuelles et régionales de la parole. Cette position autorisait donc Gaston Paris à concevoir les spécificités de langage propre à la France sous deux aspects différents mais en quelque sorte déjà complémentaires. Sous l'aspect hyponymique, la langue française se rattache indubitablement pour lui au groupe linguistique roman, dont elle est un rameau. Sous l'aspect hyperonymique, le français se distingue des différents autres parlers romans de France, dont il rassemble l'hétérogénéité linguistique et les diversités culturelles en une langue officielle de référence. Une telle position se comprend encore aujourd'hui, après la défaite de 1870 devant Bismarck, et l'amputation de l'Alsace et de la Lorraine. Même si les instruments scientifiques d'analyse du matériau linguistique avaient été forgés et continuaient de se développer dans une Allemagne où la plupart des philologues et linguistes de la seconde génération française étaient allés se former, il était difficile d'admettre que l'espace historique et identitaire français, en tant que fragment de la Romania, puisse se soumettre à une puissance qui retaillait à sa volonté les pratiques linguistiques développées sur le territoire qu'elle venait récemment de vaincre. La langue française comme symbole assurait cette force de résistance. Et, incidemment, si ce n'est à mots couverts, Petit de Julleville, en 1883, ne manquait pas de rappeler l'existence des " Barbares germains qui envahirent la Gaule romaine " (13) et influèrent à leur manière sur le développement d'une langue française alors en gestation. Anticipation inattendue mais prémonitoire des conditions présentes. Que la langue française pratiquée par Laforgue, dans sa dimension littéraire, ne soit plus exactement cette langue officielle et normée, parée de tous les atours institutionnels académiques et escortée de tous les génies littéraires des siècles passés, donne déjà à penser qu'existe en l'esprit du poète un ferment de contestation ou de dissolution ayant plus ou moins directement son incidence politique à l'époque de ce que l'on appelle l'Ordre moral

En mai 1888, à l'occasion d'une conférence inaugurale faite devant la Société des Parlers de France, qui devait assurer la fonction d'une " charte de fondation ", quoiqu'elle dût attendre près de cinq ans encore pour être publiée, Gaston Paris revient sur le même sujet du français et de la langue française, mais dans une perspective quelque peur différente. Il n'y est plus question alors que des pratiques linguistiques réunies sous le nom de français. Et l'on se rappelle certainement cette longue mise en perspective des variations de l'usage qui aboutit à la métaphore des nuances " d'une vaste tapisserie " que serait la carte des parlers pratiqués sur l'étendue du territoire français. Dès lors, histoire, géographie, anthropologie culturelle et linguistique s'unissent dans un discours désireux de promouvoir la nouvelle valeur du français de référence qu'est le français de la République : celui en lequel, au-delà de toutes les variétés géographiques et par-delà toutes les diversités sociales, se reconnaissent les Français. On retrouve dans ces lignes de Gaston Paris cette même distinction de la langue populaire et de la langue littéraire que Julleville, comme on l'a vu, mettait en œuvre au premier chapitre et en conclusion de ses Notions (14)… Et cette discrimination va permettre de différencier, bien avant la formalisation théorique qu'en donnera Saussure, une approche historique et une approche synchronique du matériau de la langue. Mais surtout, le plaidoyer s'appuie désormais sur la revendication de la nationalité de la langue et des individus, qui ne saurait être mieux exprimée que sous le terme unique de " français " ; l'artifice graphique de la majuscule initiale servant seulement à distinguer l'homme de la langue : " La France a depuis longtemps une seule langue officielle, langue littéraire aussi, malgré quelques tentatives locales intéressantes, langue qui représente notre nationalité en face des nationalités étrangères, et qu'on appelle à bon droit " le français ". Parlé aujourd'hui à peu près exclusivement par les gens cultivés dans toute l'étendue du territoire, parlé au moins concurremment avec le patois par la plupart des illettrés, le français est essentiellement le dialecte […] de Paris et de l'Ile de France, imposé peu à peu à tout le royaume par une propagation lente et une assimilation presque toujours volontaire. Dans les provinces voisines du centre politique et intellectuel de notre vie nationale, les nuances qui anciennement séparaient du français propre le parler naturel se sont peu à peu effacées, et, sauf un vocabulaire moins riche et des tournures plus archaïques ou plus négligées, le paysan parle comme le Parisien " (15). On voit ainsi se mettre en place une distinction progressive entre une certaine représentation unitaire de la langue française -- héritière de la tradition prolongée du génie de la langue -- et l'observation de la diversité de ses pratiques. Laforgue ne manque pas de noter : " Et l'histoire va toujours dressant, raturant ses Tables criblées de piteux idem… ". La question est donc de savoir si -- d'un certain point de vue -- Laforgue, composant ses Complaintes, est poète en français ou poète en langue française, ou plus simplement poète français, avec toutes les connotations impliquées dans ce dernier adjectif.

Cette nouvelle manière politique de considérer les faits de langue ne pouvait manquer d'avoir d'immédiates conséquences sur les modes scientifiques et techniques d'appréhension des produits de la parole. Et, à l'heure même où Laforgue revient inlassablement sur le texte de ses Complaintes, pour en accroître l'infini diversité de niveaux et de tonalités linguistiques, Gaston Paris appuie alors son analyse sur les travaux de Paul Meyer, orientés de manière jacobine, centralisatrice et unificatrice, de telle sorte qu'ils pussent faire pièce à l'époque aux tentations séparatistes et centrifuges du mouvement " félibrenque " de Mistral et ses félibres affidés, comme le disaient leurs détracteurs :

La superposition en ces lignes finales des métaphores guerrière et tapissière souligne désormais l'intrication dans le langage d'intérêts idéologiques d'ordre distincts : la langue -- en l'occurrence le français -- s'impose dès lors comme le lieu par excellence d'investissements politiques et esthétiques susceptibles de susciter d'innombrables divergences, des contestations sans fin, des polémiques stériles, voire le refus même des mots symboliques et des motifs de la République.

Ainsi, l'Ordre moral bourgeois, caractéristique de cette époque, réussit-il à anesthésier à travers l'histoire et au présent même les forces vives et émancipatrices de la parole individuelle. L'œuvre de Laforgue est toute contemporaine de ces débats, qui oscille entre la fantaisie et le sens de l'histoire inscrit dans les usages et mésusages concertés de la langue, par lesquels le poète entend autant exprimer sa sensibilité individuelle irrédentiste que choquer l'entendement et les goûts de ses lecteurs. Dans la même conférence, Gaston Paris associe d'ailleurs spontanément en un même syntagme : " l'histoire de la langue, des idées, des mœurs et des croyances "… Sans commentaire ! On peut comprendre par là que les archaïsmes de la littérature, à l'époque de Laforgue comme aux époques antérieures ou ultérieures portent atteinte à certaine représentation des valeurs morales de la société, et qu'il revienne dès lors à la linguistique historique et à elle seule de retracer scientifiquement l'évolution des matériaux de la langue identifiée comme étant le français. En d'autres termes : à l'histoire de la langue est dévolu le statut de description engagée des options idéologiques liées à une certaine conception de la langue française et de son génie universel et intemporel ; et, d'autre part, à la linguistique historique est alors conféré le statut d'analyse scientifique des transformations substantielles et formelles de ce même matériau. Par cette double spécialisation des domaines et répartition des compétences s'élabore une conception objective de la langue, qui vise à mettre l'individu à distance, si ce n'est à l'écart, de celle-ci, et à lui permettre de l'observer de manière quasi phénoménologique. Les impassibles Parnassiens, tel Hérédia ou d'autres de ses contemporains, ont pu céder aux mirages de cette représentation du pouvoir du sujet sur la parole. Pour Laforgue, et ses contemporains décadents, l'affaire est évidemment moins claire, et l'on conçoit aisément que sa pensée du langage rejette entièrement l'idée d'une telle maîtrise de l'homme sur ses discours :

Inconscient, descendez en nous par réflexes ;
Brouillez les cartes, les dictionnaires, les sexes.

Le même Gaston Paris qui écrivait en 1888 que les mots de " français " et de " provençal ", de " langue d'oui " et de " langue d'oc " n'avaient " de sens qu'appliqués à la production littéraire ", pouvait donc clore en 1896 sa préface à l'Histoire de la Langue et de la Littérature françaises de Petit de Julleville sur les mots suivants :

Par où l'on voit nettement pourquoi et comment la linguistique historique se spécialise de plus en plus et se limite à un travail technique, qui assure la stabilité et l'identité de la notion de langue française au regard des autres langues de l'antique Romania ; tandis que l'histoire de la langue affirme la valeur du français comme principe unificateur républicain au regard des autres vernaculaires dialectales pratiquées sur l'étendue du territoire national. A ce titre, étant en outre documentée, exemplifiée, modélisée et valorisée par les textes de la littérature, elle devient une composante nécessaire des programmes d'enseignement eux-mêmes déterminés par des besoins idéologiques et orientés selon certains choix ou certaines options politiques et culturelles. En écho à Gaston Paris, Julleville, s'étant réservé la conclusion de son Histoire de la Langue et de la littérature françaises, écrit d'ailleurs que son souci a été de " raconter l'histoire littéraire d'une langue au cours de neuf cents années " [t. viii, p. 885], et remercie in fine ses collaborateurs d'avoir su " mettre en commun leur sincère amour de la France, de sa langue et de sa littérature " [id, p. 907]. On ne saurait alors ni plus, ni mieux dire… Que la littérature de l'époque, à travers sa langue, ait besoin de se réfléchir dans l'histoire et de s'évaluer par rapport aux transformations idéologiques, politiques, culturelles et sociales de cette dernière est assez révélateur. Les pages consacrées par Ferdinand Brunot à l'époque toute contemporaine de Laforgue sont d'ailleurs assez claires à cet égard :

Cette reconnaissance, à l'époque même des Complaintes, des effets de l'apport du français populaire sur le canon littéraire, suscite chez Ferdinand Brunot un double constat. Celui, tout d'abord, de ce que la valeur a priori négative de la décadence peut trouver à se justifier et à s'inverser positivement, même si l'avenir de la langue ne laisse guère présager des développements heureux :

Et ensuite celui de ce que cette décadence, trouvant son origine dans une dualité sociale, non seulement est force irrépressible mais agit également comme principe de reformulation de nouvelles valeurs morales, grâce auxquelles éthique et esthétique se voient différemment réassociées dans le caractère contestataire ou révolutionnaire de cette nouvelle langue littéraire si étrangement bigarrée :

On conçoit assez facilement, dans ces conditions, que l'appréciation des qualités de l'écriture poétique de Laforgue et des spécificités de son style devienne difficile. D'une part en raison du caractère relatif des critères de l'esthétique de la langue française proprement dite, comme le rappellera peu après Remy de Gourmont ; et, d'autre part, en raison du caractère évolutif et labile des critères éthiques associés à ces pratiques du français. A l'heure de la publication des Complaintes, on note d'ailleurs fréquemment des jugements du genre de :

ou encore :

Cette langue littéraire de la fin du siècle ne cesse d'osciller entre les formes et les forces parfois contraires du français de la République et de la langue française des irréductibles nostalgiques du passé de la littérature. Et, pour l'appréhender, il ne faut donc rien moins alors que cette nouvelle discipline qui donne aux jugements évaluatifs de conformité et d'intégrité des formes littéraires toute l'assise et la légitime puissance de critères scientifiques, historiques, lexicologiques ou grammaticaux, et qui a nom stylistique.

Dans cet abandon délibéré du complexe esthétique -- et éthique, au sens du XIXe siècle -- qui fonde la littérature comme valeur sociale intégrative, se marque une dernière fois ici l'ambition de faire de la stylistique une pratique positivement scientifique, mais très à l'écart de ce que l'on avait l'habitude de nommer style d'auteur... Et peut-être dans cet écart même. Plus rien dès lors de l'énergie dialectique, et du syncrétisme qui -- au-dessus des clivages de l'individu et de la société, du particulier et du général, du singulier et du pluriel -- faisaient du style en ses débuts romantiques une force sympoétique puissamment organisatrice. A l'époque de Laforgue, la conception du style comme écart ne tient plus en rien aux caractères originels spécifiques de l'objet, mais résulte seulement et a posteriori des conditions sous lesquelles cet objet a été observé par la cohorte des analystes qui se voulaient juges non impavides de l'évolution de la société, des mœurs et de la langue. Désireux de rendre compte du singulier, peut-être plus que de le comprendre, ces observateurs durent fixer leurs remarques à des faits, qui ne pouvaient être mieux définis et plus illustratifs qu'en termes de différence et d'écart par rapport à une manière générale et commune de s'exprimer. Comme s'il était possible de définir objectivement cette manière collective… Comme s'il était légitime d'inférer du style l'existence de faits de style rapidement convertis en procédés de style, susceptibles d'être indéfiniment répétés et toujours réversibles… puisque rapportables à des mécanismes de langue. On voit par là combien cette notion peut paraître obsolète au regard des exigences politiques contemporaines des Complaintes, et pourquoi il convient bien de lui substituer celle de langue littéraire, qui permet de creuser le même écart entre le bon et le mauvais usage de la langue quoiqu'elle n'insiste plus sur la subjectivité irréductible du style, et mette a contrario l'accent sur la socialité et le pouvoir communicatif d'une écriture qui se doit d'être soucieuse de ses attributs esthétiques tout en n'hypothéquant pas son individualité spécifique. Dans cette différence du style et de la langue littéraire pourrait être résumée la complexité esthétique de l'œuvre de Laforgue, dont certains contemporains disaient déjà : " Des critiques obligeants font circuler le boniment, parmi les strophes, livrent l'esthétique du poète, exposent son vocabulaire, lancent les phrases " qu'on lui doit ", soulignent " les gracieux verbes qu'elles sertissent "… " (22)

Laforgue ne plagie pas Verlaine, Richepin, Cros ou Corbière, parce que sa manière n'est pas de reprendre les procédés formels d'autrui. Laforgue n'a pas de style au sens où ce dernier serait une forme reproductible indéfiniment réitérable. Laforgue n'a pas plus l'usage de la langue littéraire contemporaine, parce que cette dernière -- figée dans les conventions académiques de l'époque -- lui répugne et lui échappe. Mais Laforgue a une écriture personnelle, dense et complexe derrière le caractère gracile des mètres de la versification, derrière les refrains ou les couplets de ses Complaintes inlassablement développées autour de son malaise d'être lui-même, sujet, individu, au cœur d'une société qui l'ignore et le rejette. Et c'est cette pratique même d'une irréductible subjectivité de l'énonciation qui est censurée par la critique traditionnelle soucieuse de dénoncer dans cette écriture une décadence, une déliquescence des fortes vertus de la littérature. A proportion où cette dernière doit constamment proposer des modèles de goût, de courage, de vertu.

III° : FORMES DE LANGUE ET SINGULARITÉS D'ÉCRITURE

Les " audaces " et les " fantaisies " linguistiques de Laforgue ne se comprennent donc jamais mieux que replacées dans leur contexte originel, grâce auquel elles peuvent prétendre à retrouver leur force de déstabilisation du système des valeurs esthétiques et culturelles de la France bourgeoise et républicaine ; la France de la réélection de Jules Grévy et de l'épisode du général Boulanger. Et c'est ainsi que nous exposerons ci-dessous quelques éléments de choix extraits du vaste ensemble des libertés scripturales hétérodoxes de Laforgue. Je rappellerai auparavant comment les adversaires de cette nouvelle esthétique de la langue et de la littérature caractérisent la langue littéraire des poètes décadents :

Il s'agit bien là de dénoncer un " charlatanisme tout pur " !…

1° Morphologie lexicale :

L'ère de Darmesteter est marquée par le renouveau des études de morphologie que favorisent les recherches de linguistique historique et comparée. Le Traité de la formation de la langue française, qui figure en tête du Dictionnaire général est un bon exemple de ce travail, qui, sur bien des points, développe les idées métaphoriques de Darmesteter lui-même sur la vie des mots, assez largement contestées au reste, en son temps, par l'un des collaborateurs même du dit ouvrage, Antoine Thomas. Par l'examen minutieux de toutes les formes possibles de combinaison des suffixes, des préfixes et des bases lexicales, les auteurs dégageaient les lois d'une mécanique combinatoire, aussi régulière et prévisible que celles que les phonétiste, à la même époque, mettaient en lumière. Il suffit pour s'en convaincre de se reporter à ces pages d'une intransigeante rigueur : " Le premier fonds du lexique s'enrichit par un double procédé appartenant à la formation populaire : le procédé de la dérivation et le procédé de la composition. Par la dérivation, on crée des mots nouveaux soit en changeant la fonction de mots déjà existants, soit en dépouillant leur radical de sa flexion et en y ajoutant certaines lettres qui modifient la signification. Parla composition, on crée des mots nouveaux en réunissant plusieurs mots pour leur faire exprimer une seule idée " [§ 33]. Laforgue, pour sa part, n'hésite pas à se saisir de l'esprit de la démarche pour en détourner l'application hors du champ de la langue et l'appliquer à l'expression seule d'une subjectivité tour à tour ludique ou tragique, selon les modalités propres de l'énonciation spécifique à chaque contexte. Je ne prétends pas épuiser dans les notes ci-dessous l'ensemble des cas offerts par le recueil. Mais on pourra au moins trouver dans les Complaintes des formes aussi diverses que :

Aubadent " :
Dérivation suffixale permettant la création d'un verbe du premier groupe à partir du substantif aubade, signifiant contextuellement donner l'aubade. On trouve le même effet dans la forme " angéluse ", du verbe angéluser, lui-même dérivé du substantif angélus, au sens de sonner l'angélus.

Bizarrants " :
L'adjectif bizarre est ici assorti d'une désinence en - ant, qui ne peut que l'apparier à un pseudo adjectif verbal dérivé de l'impossible verbe bizarrer, au sens de rendre bizarre. Cocasserie de la fausse dérivation, mais aussi justification interne du syntagme immédiatement suivant : " mots à vertiges ! "

Crépusculâtre " :
La dérivation suffixale en -âtre, du très fécond diminutif latin populaire aster, indique une ressemblance incomplète avec l'idée du radical, d'où, peu à peu, l'idée d'une péjoration, qui joue ici en opposition absolue avec l'adjectif classique crépusculaire. La valeur péjorative est au reste redoublée par l'association à la rime avec marâtre.

Crucifige " :
Même remarque à propos du mot-valise. L'étymon permet crucifier ; l'adjonction du verbe figer évoque cruellement, en une sorte de plan subitement fixe, la coagulation du sang mort interdisant les mouvements de l'être crucifié. A moins que la désinence en -ige n'évoque allusivement la dénonciation des valeurs de cette crucifixion que l'on fustige.

Délévrant " :
Croisement dans un identique mot-valise du substantif lèvre et du verbe délivrer, qui marque l'expression d'un arrêt brusque de la succion, d'un détachement brutal qui suspend l'extase.

Elixirer " :
La dérivation suffixale, non a priori impossible, mais inattendue, donne ici naissance à un pseudo-déverbal qui accentue d'autant le caractère artificiel du processus dénoté par le verbe, que le substantif de base élixir se situe dans le champ de ces sublimations et des ces cohobations de matière subtile dont le symbolisme et le décadentisme ont le secret.

Engrappés " :
Le substantif grappe est un de ceux auxquels Laforgue assigne une grande force de représentation imaginaire. De ce substantif, il obtient le néologisme verbal mettre en grappes par le biais d'une dérivation parasynthétique ayant recours au préfixe en-, et au suffixe de l'infinitif des verbes du premier groupe -er.

Errabundes " :
Francisation extrême de la forme latine " errabunda ", au sens de vagabondes, qui rappelle certainement le poème lxii des Fleurs du mal de Baudelaire : Moesta et errabunda… Triste et vagabonde…. La confusion orthographique et phonique permet en outre -- suprême habileté du poète -- la réalisation de la rime avec " réponde ".

Eternullité " :
Forme pour laquelle Laforgue requiert de son éditeur, fin janvier 1885, une correction d'épreuve en place du fautif " Éternité " (24). Le procédé de composition est ici du type courant chez Laforgue du " mot-valise " : un signifié inédit se trouve enfermé à l'intérieur de la décomposition-recomposition d'un signe qu'autorise la fusion de deux racines lexicales dont l'une joue le rôle de pseudo-suffixe : éternité + nullité = éternullité. La zone de recouvrement graphique et phonétique : " nité /n[ull]ité " autorise une sorte de métaphorisation du sens d'où ressort l'idée du néant sémantique de la notion d'éternité.

Exilescent " :
L'écriture artiste et les tendances esthétiques du décadentisme poussent à employer fréquemment une suffixation en -escent / -escence, : acescence, concrescence, déhiscence, déliquescence, délitescence, érubescence, évanescence, flavescence, indéhiscence, intumescence, obsolescence, sénescence, etc. D'origine latine [-escentia] cette suffixation donne naissance à des adjectifs verbaux et à des noms d'action aux allures savantes et le plus souvent à valeur inchoative lorsqu'ils sont accolés à des radicaux latins. Outre la valeur forte du substantif exil dans le lexique de Laforgue, qui se trouve ici impliquée par la graphie et la prononciation, l'adjectif dénote le fait que les cloches font entendre par leur battement le signal du Dies irae.

Félinant " le satin :
L'adjectif félin/e est admis par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie française, en 1878, en parallèle au substantif félin ; Laforgue use ici de la dérivation suffixale qui lui permet d'obtenir un verbe à partir de ce dernier substantif, ce qui est une manière de compléter en quelque sorte la famille morphologique du mot. Faire de cet adjectif un verbe transitif rend plus énigmatique encore le contenu de son objet.

Feux-d'artificieront " :
Exemple d'une dérivation suffixale classique permettant d'obtenir un verbe à partir d'un substantif [verbe dénominal] ; mais, si je puis dire, l'artifice est ici d'autant plus signifiant que le terme de départ est lui-même un nom composé ; et qu'il en résulte ainsi une sorte de méta-composition exposant en simultané la forme d'origine et les conditions de sa métamorphose à proximité paronomastique et réduplicative de sens et encensoirs.

Hallalisé " :
Du substantif onomatopéique hallali, prenant prétexte de la finale vocalique, Laforgue tire par suffixation en -iser, un verbe hallaliser signifiant donner l'hallali…

Hosannahlles " :
Dérivation suffixale inattendue, à partir d'une base latine, elle même d'hébraïque origine, en raison, d'une part, de ce que le substantif de base est lui-même un xénisme, et, d'autre part, de ce que la suffixation en -al [du latin -alis] est plutôt peu productive en français. Le Dictionnaire Général note seulement que cette dérivation a été d'une " fécondité extraordinaire dans le latin ecclésiastique du moyen âge " [p. 54]. On peut toutefois rapprocher du même procédé les formes : pompes voluptiales, futaies seigneuriales, pompes argutiales.

Hymniclames " :
Par un procédé de composition, Laforgue associe la base substantive hymne, poème religieux en l'honneur des dieux, à une variante vieillie de l'adjectif clameux, dénotant l'expression de cris bruyants, parfaitement en accord avec le fracas et le retentissement des cloches en Brabant.

Inextirpable " :
Le vieux Vocabulaire des nouveaux privatifs françois, de Pougens [1793], ne fait pas mention de ce terme, que ne relèvent ni L.-S. Mercier, dans sa Néologie [1801], ni aucun autre dictionnaire du XIXe siècle. Il s'agit donc là d'un exemple de création lexicale de Laforgue, peut-être d'origine orale ; en tout cas de type parasynthétique, avec emploi du préfixe négatif in- appliqué à une base extirp-, du verbe extirper, d'où serait tiré un pseudo-adjectif par adjonction suffixale de -able. Le terme créé se recommande par la rudesse de son articulation.

Mon rêvoir " :
Lexicalisation par suffixation inattendue en -oir ; le suffixe, utilisé dans : alésoir, assommoir, couloir, encensoir, ostensoir, promenoir, et appliqué ici à rêve, figure parmi les formes préférentielles du sens phonique de la rime chez Laforgue : ciboires, déboires, offertoire, mémoire, histoire, transitoire, vomitoire, foire, évocatoire, remontoirs, etc.

Omniversel " :
Le jeu de la préfixation double ici un effet de paronomase évoquant en arrière-plan phonétique et graphique universel. On retrouve dans ce jeu l'obsession de Laforgue pour le grand Tout organisateur du monde

Pourchas " :
Substantif verbal, tiré de pourchasser, et exprimant une valeur vieillie d'acharnement du monde à tourner perpétuellement sur lui-même et à traquer son propre mouvement.

Rinfiltrent " :
Le préfixe " re- " à valeur itérative est ici agglutiné au verbe infiltrer dans une démarche de stylisation écrite de l'oral, à laquelle Laforgue a fréquemment recours sous l'effet du regain d'intérêt accordé à son époque aux pratiques populaires de la langue parlée. On rapprochera de cette forme des occurrences d'items tels que : " r'intoxiquer " ; " revannés ", " rerâlent " ; " renoient " ; " rhabillent ", " rebrodent ", etc.

S'engrandeuille "
De l'expression figée en grand deuil, qui implique faste, pompe et décorum funèbres, Laforgue compose un verbe pronominal réfléchi s'engrandeuiller par agglutination des divers composants et adjonction du suffixe verbal de premier groupe -er, auquel il est ensuite aisé de concéder ses différentes formes flexionnelles.

S'in-Pan-filtre " :
Rare exemple d'une création néologique française permettant de mettre en évidence un pseudo procédé d'infixation par l'intermédiaire de la forme Pan. Cette dernière, désignant le grand Tout, qui fonctionnait déjà dans le nom propre de Panurge ou dans la caractérisation du Dictionnaire Universel de Boiste [1800] revu en 1834 par Charles Nodier : Pan-Lexique, renvoie ainsi formellement à l'expression d'une dislocation de la cohérence du monde global.

Sangsuelles " :
La dysorthographie fait ici paraître une double lecture de l'adjectif sensuelles, grâce à laquelle devient évidente la charge sémantique perverses de la topique " sensualité " dans l'esthétique et l'érotique de Laforgue. Le croisement avec l'animalité avide de la sangsue réduplique dans ce jeu verbal le caractère souvent corrompu du sémantisme du verbe suçer.

Sexciproques " :
La composition morphologique se fait ici plaisante par recherche volontaire d'ambiguïté. On connaît en effet la forme latine sex-, signifiant six dans des termes tels que sextile, sextuple, etc. On connaît par ailleurs le substantif sexe, et toutes les connotations qui peuvent lui être attribuées, en raison notamment de son caractère encore tabou dans la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle. On a déjà noté ci-dessus la liaison qui s'installe dans l'œuvre de Laforgue entre l'éthique, l'esthétique et l'érotique du langage. A l'époque de Laforgue, il n'est au reste pas impossible de trouver dans la presse des néologismes comparables. Ainsi, dans La Citoyenne, qui militait pour l'obtention du droit de vote aux femmes, pouvait-on lire le 13 juin 1887 : " L'unisexcification des vêtements "… Le lecteur voit donc son interprétation orientée par le contexte de " vendanges " dans lequel, par sève et grappes interposées se multiplient les associations de nature érotique, et il pencherait volontiers pour l'expression d'une sexualité d'échanges réciproques, qui renverrait la création une nouvelle fois vers le type du mot-valise ; mais il ne lui est pas interdit de penser toujours à la valeur numérale qui évoquerait plutôt alors le caractère itératif de cette cueillette de fruits interdits, voire les " moissons mutuelles " promises comme récompenses de bien singulières caresses

Spleenuosités " :
Du substantif anglais Spleen, mis à la mode lexicale par les romantiques français de 1830 et emblématisé par Baudelaire, Laforgue tire une dérivation suffixale en -ose [du latin -osus] lui permettant ensuite une seconde dérivation suffixale en -ité, sur le modèle des innombrables formations en -itatem du latin de la décadence et du latin scolastique. Les termes de ce type expriment l'attirance du français pour l'abstraction. La fait que le substantif ainsi obtenu soit employé au pluriel par Laforgue, conformément à une tendance marquée de l'écriture artiste, marque la translation vers le comptable d'une notion massive, dont le caractère substantiellement insaisissable est d'autant mieux en valeur. Cf. monstruosités.

Suresthétiques " :
Dérivation suffixale en sur-, qui ajoute à la base adjectivale une notion de supplément, presque d'excès.

T'ubiquitait " :
Le substantif ubiquité, de latine ascendance, donne ici naissance à un verbe ubiquiter dénotant la capacité d'être simultanément présent en différents lieux d'un Idéal en lui-même rendu utopique en contexte [sans bride, vide]. Cette dissémination de l'être dans l'espace confine alors au néant.

Un Moi-le-Magnifique " :
Substantivation métalinguistique de la forme tonique du pronom personnel objet, caractérisée au moyen d'une apposition. Lexicalisation, par syntagmation graphique arbitraire des traits d'union, d'une notion qui se veut simultanément philosophique et évaluative. On se reportera plus loin à l'explication que requiert le pronom personnel " me " en emploi sous les espèces phatiques datif éthique.

Ventriloquons " :
Le substantif ventriloque, que Victor Hugo, dans l'Homme qui rit, paraphrasait déjà sous la forme engastrimythe, résulte d'un composition latine ventriloquus, proprement qui parle du ventre. De la valeur de sens, il n'était guère difficile pour Laforgue d'extraire une forme verbale : ventriloquer, en accord avec l'acception générale induite du contexte.

Vidasse " :
On hésitera ici entre une suffixation péjorative forte de l'adjectif vide, et l'improbable énonciation d'une forme de première personne du singulier de l'imparfait du subjonctif du verbe " vider ", ou d'une seconde personne de l'impératif. La proximité du substantif cœur laisse à penser que l'énonciateur, sous les espèces métaphoriques d'une " rosse ", s'adresse à lui-même cette objurgation dérisoire.

Violuptés " :
Croisement dans un mot-valise des substantifs volupté et viol, qui réitère l'effet constant de perversion qui s'attache à l'érotique de Laforgue. Cet effet se voit accentué dans l'élocution par la diérèse même de l'articulation qui mime une crispation antinomique de l'extase désormais impossible.

Vivisectant " :
Le substantif vivisection, composé du latin vivus et de section, est un néologisme savant admis par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie française, en 1878, et immédiatement enregistré par Darmesteter et Hatzfeld dans le Dictionnaire général. Le substantif est cependant déjà présent dans le Dictionnaire général des dictionnaires français de Napoléon Landais [1836], dans le Dictionnaire national de Bescherelle [1846], et dans les ouvrages similaires de Littré [1863], Larousse [1867] et Lachâtre [1881], au sens d'opération pratiquée à titre d'expérience physiologique sur des êtres vivants. Seuls Littré et Larousse admettent vivisecteur, celui qui prépépare des vivisections. On admettra en conséquence que Laforgue a imaginé par le biais de la dérivation suffixale en -er un verbe du premier groupe : vivisecter, réalisant activement le sens scientifique du substantif.

Voluptantes "
A partir du substantif volupté, dont on a déjà noté l'importance dans l'univers érotique de Laforgue, et qui siège en langue aux côtés des formes voluptuaire, voluptueux, voluptueusement, le poète invente un infinitif voluptuer, dont la mécanique dérivationnelle extrait une forme de participe présent substantivé : voluptuant(e)(s)… La fantaisie verbale néologique joue une nouvelle fois ici du caractère phonétiquement mimologique de la diérèse.

2° Recours à des mots ou a des enonces étrangers :

L'écriture de Laforgue fait largement usage de termes ou de séquences de termes d'origine étrangère ; l'interpolation de tels matériaux verbaux produit un double effet de discordance graphique et de dissonance phonique, accompagné du cortège des connotations diverses d'emploi attachées à ces éléments. On ne retient pas ici les termes qui -- tels Alléluias, ou Misérérés -- sont pourvu par Laforgue d'accents et de marques graphiques de pluriel assurant leur intégration au système de la langue française. En revanche, appartiennent à la catégorie générale des xénismes les items suivants, classés par origine linguistique :

a) Termes latins :

Cumulus : au sens d'amas, d'amoncellement.

Decrescendo, statu quo, crescendo ? : L'accumulation joue ici de l'effet homéotéleutique martellato.

Dies iraemissibles : Rare exemple de dérivation adjectivale sur une forme latine.

Et nunc et semper, Amen. : Latin d'église marquant la permanence du temps.

Exeunt : Figure dans une sorte de didascalie, marquant la sortie de scène et la disparition des étoiles.

Ex-voto (suscepto) : Le terme est toutefois enregistré dès la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française, 1762.

Idem : Peut aussi être interprété comme une forme d'abréviation des répétitions litaniques.

Illico : L'effet de latinité savante est ici subverti par la valeur populaire du terme, déjà attestée à l'époque de Laforgue, au sens de : immédiatement.

In articulo mortis : Lointaine évocation de quelque tardif Vexilla regis prodeunt….

Introïbo : La forme de la première personne du singulier, en place de la formule traditionnelle Introït souligne l'importance de la prise en charge énonciative.

Labarum : Au sens d'étendard formé d'une longue pique que traverse un bâton soutenant une banderole de pourpre surmontée de l'aigle romaine, sur laquelle figurent depuis Constantin la croix et le monogramme du Christ, [Dictionnaire général, d'après Littré] ce terme est entré dans la langue française depuis le XVIe siècle. Pierre Larousse, dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : t. 10, p. 4 d - 5 a. rapporte, d'après l'Ornithologie passionnelle de Toussenel (1850), le caractère miraculeux de l'apparition de cet objet : Tu seras victorieux par ce signe. Le lexicographe rappelle également l'étymologie indo-européenne de ce terme, proposée par Pictet : en sanscrit lamb, tomber, ava-lamb, pendre, être suspendu, d'où lamba, qui pend, lambana, suspension et collier, et le latin limbus, bordure, marges. Mais, par delà ces valeurs d'origine associées, le terme est probablement employé par Laforgue pour faire sonner en quelque sorte l'or de ses cuivres phoniques.

Lucus : Probablement faut-il lire ici la forme latine lacus, au sens de mare, lagune ; l'assimilation vocalique régressive ayant pour effet de renforcer la valeur diérétique de la voyelle /u/ dans huis-clos.

Nihil : Au sens de la philosophie nihiliste de négativité totale, et de l'influence de Schopenhauer..

Nox irae : par opposition à Dies irae…. Renvoyant jour et nuit en des positions symétriques d'insignifiance.

Ut : La note Do, la plus basse de la gamme ; répétée -- " bébé bercé " au vers suivant -- allusivement : dodo… De même " ut d'hostie ultime " renvoie aussi allusivement et phonétiquement à dodo, le dernier sommeil.

Vermis sum, pulvis es ! : Rappel du néant de l'être, sous toutes ses formes, sujet ou objet de la parole.

Vortex : au sens de Tourbillon, mot très en vogue à l'époque décadente..

Ces termes renvoient ordinairement au latin ecclésiastique ou scientifique, et doivent être pris non seulement pour leur contenu, accessible en traduction, mais aussi pour les connotations d'usage attachées à leur forme.

b) Termes anglais :

Spleen : Terme déjà attesté chez Voltaire, Diderot et Volney, enregistré dans la 5e édition du Dictionnaire de l'Académie française, mais qui manque dans les dictionnaires de Féraud et l'édition de 1797 de Gattel.

Sandwiche : La graphie avec e terminal donne à penser que le terme a été francisé par Laforgue. Le Dictionnaire général de Darmesteter et Hatzfeld conserve Sandwich.

Cant : Expression de l'impossibilité, je ne saurais….

Steamers : Vocabulaire de la marine de transport.

Non seulement la mode est-elle à l'anglais pour faire snob, mais Laforgue a pris lui-même des leçons d'anglais auprès de sa future épouse. Les termes cités -- parcimonieusement employés -- font résonner dans les Complaintes la nostalgie d'une élégance aristocratique désormais en contradiction absolue avec le parler populaire et les modes ordinaires de l'existence quotidienne.

c) Termes grecs :

Corybante : Ce terme, qui désigne les prêtres de la mère des dieux, Cybèle, ordinairement représentés comme dansant, armés, au son des flûtes, des tambours, des trompes et de boucliers frappés par les lances, évoque la frénésie, et une agitation bruyante orientée par un souci liturgique que Laforgue prend bien soin de rendre totalement profane. Hésitant entre le genre masculin et le genre féminin, ce vocable redevenu à la mode à l'époque romantique [Nerval] était pourtant en usage depuis le XVIe siècle [Ph. De Marnix, J. Lemaire de Belges] ; il n'a cependant guère été enregistré par les dictionnaires qu'au XVIIIe siècle [4e édition du Dictionnaire de l'Académie française, 1762]. Laforgue passe, aux yeux du Trésor de la Langue Française [t. VI, s. v.], qui s'appuie sur l'édition des Complaintes de Laforgue, publiée en 1922 par le Mercure de France, pour avoir osé la douteuse graphie Corybanthe.

Pathos : Au sens de pathétique affecté, emphatique.

Lemnos : Ou Stalimène, île de la Turquie d'Europe, célèbre dans l'antiquité pour avoir été le théâtre de l'abandon de Philoctète par les Grecs allant au siège de Troie ; souvent caractérisée par Aethalia, brûlante, en raison d'un volcan qui passe pour avoir été la première demeure de Vulcain.

Lexicon : On se rappellera à ce sujet l'importance accordée par Laforgue aux dictionnaires : Mon cœur est un lexique...

Tanagra : Ou Scamino, ancienne ville de Béotie, sur l'Asopus ; célèbre par le tombeau de Corinne, les combats de coqs qui s'y déroulaient, et la défaite subie par les Athéniens devant les Spartiates et les Béotiens, en 475, à la suite de quoi, deux ans après, les Athéniens reprirent la ville et la rasèrent.

Nous avons là encore, minéraux lexicaux sertis dans la trame des textes poétiques, quelques termes choisis qui introduisent une discordance de niveau importante avec les formes circumvoisines de stylisation de l'oral.

d) Terme italien :

Concetti : Réminiscence d'une préciosité amoureuse désormais sans objet, qui ne peut se dispenser de pointes et de recherches élocutoires en complète opposition avec le caractère pseudo-populaire de l'énonciation des Complaintes.

e) Termes orientaux [Judée et Indes]

Çakya : Pour apocope de Çakyamouni.

Maïa : Évocation de la femme à travers les filtres réminiscents d'une vague religion hindouiste.

Mounis :Pour aphérèse de Çakyamouni.

Nirvâna : Lieu mythique où divinité et néant se confondent.

Lamasabaktani : Paroles prononcées en araméen par le Christ lors de la Passion : Pourquoi, m'as-tu abandonné ? L'évangile de Saint Matthieu donne la forme Lema Sabachtani, et celui de Saint Marc : Lama Sabacthani. Laforgue s'amuse ici à phonétiser l'expression, conformément à l'une des tendances orthographiques de l'époque ; il en résulte une graphie aux connotations vaguement hindouistes, qui présente par sa constitution même une sorte de syncrétisme religieux d'inspiration ludique. Sous cette forme dérisoire, Laforgue exprime une nouvelle fois le sens de son abandon ontologique et existentiel.

Ces termes font ainsi globalement référence à l'univers religieux, dans une opposition tranchée entre ceux qui proviennent de l'univers du bouddhisme, enseigné dès 1845 par Burnouf, puis vulgarisé à partir de 1860 par Barthélémy Saint-Hilaire [Le Bouddah et sa religion], et celui originaire de la tradition biblique. Les premiers renvoient allusivement à l'énigme de la destinée humaine et de la nature de Dieu, qui se résout dans le silence de Çakyamouni ; tandis que le dernier fait référence à l'univers de certitudes, de clameurs, de douleurs et de guerres dont la Bible retrace les différents épisodes. Le partage de Çakyamouni en ses constituants mime en quelque sorte le partage de la conscience sur le statut existentiel de cette entité mythique.

3° Lexique et sémantique :

En dehors des faits formels plus particuliers précédemment exposés, l'écriture des Complaintes de Laforgue se caractérise par l'emploi d'un lexique diversifié, dont les éléments relèvent de niveaux de langue fort différents. Certaines fois, une connaissance encyclopédique se révèle même nécessaire, raison pour laquelle j'ai mentionné dans la bibliographie des dictionnaires des ouvrages de ce type ; comment détecter sinon que le Régent, dont il est question dans la Complainte de Lord Pierrot, est " le plus précieux des diamants de la couronne de France, et le plus estimé de tous les diamants connus. Son poids est considérable, 136 carats ¼. Brut, il pesait 410 carats ; l'opération de la taille a duré deux ans. […] Il provient des mines de Purteal, entre Hayderabad et Masulipatam. Thomas Pitt étant à Madras l'acheta à Golconde au plus fort marchand de l'Inde, Jamchund, et le revendit au commencement du XVIIIe siècle pour plus de deux millions cinq cent mille livres au duc d'Orléans, alors régent " [La Grande Encyclopédie, t. XIV, p. 433 a - b]…. Ces détails peuvent paraître triviaux pour l'interprétation du texte de Laforgue, mais ils permettent de mieux saisir en quoi le langage poétique cristallise dans un mot unique, pour ainsi dire, tout un afflux d'informations hétérogènes dont le contenu travaille tacitement l'interprétation des sens et de la valeur des mots.

Il n'est donc pas question, dans les listes suivantes, de relever exhaustivement tous les cas d'espèce, d'autant que -- comme nous le verrons plus loin -- la contextualisation syntagmatique et énonciative contribue fortement à la production des effets de sens propre à chacune des unités lexicales ci-dessous isolées, et regroupées seulement par niveau d'usage :

a) Emplois recherchés :

Albe :
Du latin alba, blanc. Terme remis à la mode en littérature depuis le milieu du XIXe siècle.

Bâillie :
Du bas latin *bataculare, de *batare, être béant.

Compulser :
Du latin compulsare, au sens de demander copie d'un acte authentique, puis de prendre communication d'actes juridiques officiels, et enfin de remuer, feuilleter de vieux papiers pour y trouver ce qu'on cherche.

Ésotérique :
Du grec , au sens de intérieur, enregistré en 1755 dans l'Encyclopédie, et en 1878 par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie française. Qui est l'objet d'un enseignement particulier, de nature complexe et personnelle.

Fustiger :
Du bas latin fustigare, au sens propre de châtier à coup de bâtons (latin fûstem), puis de fouet. Attesté depuis le XVe siècle et enregistré couramment depuis Montesquieu au XVIIIe siècle.

Géhenne :
Du latin gehenna, lui-même emprunté à l'hébreu ghêhinnom par l'intermédiaire du grec , désignant un vallon près de Jérusalem où les Juifs idolâtres faisaient passer leurs enfants par le feu en l'honneur de Molok. Dans la Bible, le terme prit le sens et la valeur d'enfer.

Gésine(s) :
Dérivé de gésir, et attesté dès le XIIe siècle. Signifie au sens vieilli les couches d'une femme.

Hallucinée :
Du latin hallucinatus, participe de hallucinari, au sens d'être en état d'hallucination, c'est-à-dire en proie à une sorte d'aliénation passagère dans laquelle on perçoit une sensation alors qu'il n'y a là aucun objet extérieur susceptible de la produire ou de l'induire.

Hécatombes :
Du latin hecatombe, lui-même tiré du grec , au sens de sacrifice de cent victimes, puis de massacre en nombre.

Hypertrophique :
Dérivé adjectival de hypertrophie, composé avec le grec , au-dessus, et , nutrition ; accroissement excessif d'un organe ou d'une partie d'organe, sans altération. Désigne chez Laforgue le dévéloppement extrême de la subjectivité du Moi.

Pourchas :
Substantif déverbal de pourchasser, au sens de : action de poursuivre avec ardeur.

Se mourir :
Forme intensive du verbe mourir, qui implique l'imminence du terme du processus et, simultanément, un engagement du sujet à la réalisation même de ce procès. Connotations archaïques.

Vagabonde :
Du latin vagabundus, substantif puis adjectif, au sens de : qui mène une vie errante. A rapprocher chez Laforgue de la forme d'hapax errabundes [voir plus haut].

Vaguer :
Du latin vagari, employé dès le XIVe siècle, au sens de : errer à l'aventure, sans destination ni but affichés. S'applique au figuré au développement non contrôlé de la pensée et à l'engendrement des rêveries ou des songes.

b) Emplois techniques :

Albumine :
Du latin albumen, albuminis, terme de physique employé dès le XVIIIe siècle par Quesnay [1736] et dans l'Encyclopédie méthodique [1792] pour désigner le blanc d'œuf, puis la substance que l'on trouve dans le sérum du sang et qui se coagule par la chaleur.

Aptère :
Emprunté du grec , dépourvu d'ailes, et introduit par Geoffroy, en 1764, dans son Histoire des insectes.

Aquarium :
Du latin, au sens de réservoir, forme savante du mot évier, néologisme admis seulement -- semble-t-il -- par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie française.

Armistice :
Mot composé, du latin arma, armes, et de statio, reposer, sur le modèle de solstice. Enregistré par Furetière au sens de : suspension provisoire de l'état de guerre

Axiomes :
Terme emprunté au latin axioma, du grec , au sens de : vérité générale, indémontrable, qui s'impose à l'esprit comme évidente par elle-même.

Bières :
Mot emprunté au germanique bera, allemand moderne bahre, ce qui sert à porter. Introduit en français dès la fin du moyen âge au sens de : caisse de bois de forme oblongue, où l'on enferme un corps mort pour le mettre en terre.

Blasphème :
Du latin blasphemia, dans lequel on reconnaît la racine de parole ; emprunté lui-même au grec , au sens de : imprécations, jurements, paroles qui offensent la divinité.

Buanderie :
Terme dérivé de buandier, lui-même dérivé du poitevin buer, faire la lessive, opérer le premier blanchiment des toiles neuves. Le substantif buanderie désigne ainsi le lieu dans lequel on fait la lessive.

Cabestan :
Du provençal cabestan, pour cabestran, d'après l'espagnol cabestrante ; se rattache à cabestre, chevêtre, corde de poulie, et désigne finalement depuis le XVIe siècle, dans le vocabulaire de la marine, le treuil vertical autour duquel s'enroule un câble.

Cannelures :
Dérivé de canneler, au XVIe siècle, qui désigne un sillon longitudinal demi-cylindrique alternant avec une baguette ou une arête parallèle ; le terme s'applique à une colonne, à un vase, à une carabine pour désigner des rayures en forme d'hélice. Dans une étoffe à côtes, les cannelures sont les parties qui alternent avec les côtes.

Carder :
Terme dérivé de carde vers 1540, ce dernier, du provençal carda, latin populaire cardua pour carduus, désignant entre autres la tête épineuse du chardon à foulons, dont on se servait pour démêler la laine et peigner le drap.

Chlorose :
Dérivé du latin médical chlorosis, grec , attesté chez Thomas Corneille dès 1694, pour désigner le teint de pâleur verdâtre qui dénote l'étiolement des jeunes filles chez lesquelles le développement de la puberté est irrégulier. Terme à la mode au temps du romantisme, et au succès prolongé jusqu'à l'époque du décadentisme.

Chrysalide :
Du latin chrysallis, -idis, lui-même du grec , nymphe de lépidoptère avec son enveloppe, puis l'enveloppe elle-même, close, fragile et soumise à métamorphose. Terme admis chez Furetière, puis dans la 4e édition [1762] du Dictionnaire de l'Académie française.

Cloaques :
Du latin cloaca, au sens de : lieu destiné à recevoir des immondices, égout, puis, par extension, tout ce qui est sale, infect.

Corybanthe :
Du latin corybas, corybantis, lui-même emprunté au grec , admis par la 4e édition [1762] du Dictionnaire de l'Académie française, au sens de prêtre du culte de Cybèle.

Cosmogonie :
Emprunté, au XVIIIe siècle du grec , engendrement du monde, désigne depuis la première moitié de ce siècle le système de formation de l'univers, valeur enregistrée par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française [1762].

Escarpins :
De l'italien scarpino, diminutif de scarpa, chaussure. Terme attesté en français dès le début du XVIe siècle, qui se spécialise pour désigner une chaussure de cuir, légère et élégante.

Eunuque :
Terme emprunté au XIVe siècle au latin eunuchus, du grec , désignant l'homme soumis à la castration, chargé, en Orient, de la garde des femmes dans les harems, et par extension un homme rendu impuissant.

Geysers :
Terme emprunté au début du XIXe siècle à l'islandais geyser, signifiant proprement furieux. Terme admis par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie française [1878], pour désigner en géologie une source d'eau bouillante et jaillissant à une grande hauteur. Par analogie antiphrastique évoque chez Laforgue l'éjaculation sexuelle.

Héron :
Du bas latin *hagironem, forme dérivée de l'ancien haut allemand heigir ; en ancien français : haigron, aigron. Désigne un grand oiseau de l'ordre des Echassiers, au bec très long, et aux jambes maigres et hautes, se nourrissant principalement de poissons. Élément intéressant du bestiaire ordinaire des oiseaux de Laforgue.

Hoche-queue :
Mot composé de hocher et de queue. Attesté dès le XVIe siècle, ce terme dialectal désigne la bergeronnette, oiseau qui remue la queue en marchant ; autre exemple du bestiaire ordinaire des oiseaux de Laforgue.

Holocaustes vivipares :
Du latin holocaustum, lui-même tiré du grec . Les deux termes désignent le sacrifice de la vie par le feu, dans une sorte d'offrande complète de soi-même.

Hosties :
Du latin hostia, depuis le XIVe siècle, victime offerte en sacrifice à Dieu, puis, dans la liturgie chrétienne, le morceau de pain azyme destiné au sacrifice de la messe.

Hygiène :
Emprunté du grec , au XVIe siècle, et enregistré par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1762, pour désigner la partie de la médecine qui traite du régime à suivre pour la préservation de la santé. Le mot suivant illustre encore le secteur médical du lexique de Laforgue.

Hypocondre :
Adjectif tiré de hypocondriaque, attesté au XVIIe siècle et admis par la 3e édition du Dictionnaire de l'Académie française [1718], pour désigner une personne atteinte d'hypochondrie, et, par extension ,devenue déraisonnable.

Hysope :
Terme de botanique, emprunté du latin hyssopus, du grec , lui-même de l'hébreu izob, plante inconnue à l'époque de la Bible, qui la signale seulement comme très petite. Classée aujourd'hui dans la famille des Labiées, plantes parfumées.

Laps :
Du latin lapsus, écoulement. Mot emprunté au XVe siècle, qui s'est spécialisé dans son application au temps, au sens de  : espace de temps écoulé.

Lavabo :
Du futur latin, première personne du singulier, je laverai ; terme admis par Richelet, puis enregistré par la 6e édition du Dictionnaire de l'Académie française [1835]. Désigne dans la liturgie la partie de la messe qui suit l'offertoire, au cours de laquelle le prêtre lave ses mains en chantant les paroles d'un psaume : Lavabo inter innocentes manus meas ; puis, par extension, le canon, placé du côté droit de l'autel, qui contient ces versets, et enfin le linge avec lequel le prêtre essuie ses mains.

Dans l'acception profane, le terme désigne le meuble de toilette garni des ustensiles nécessaires pour se laver.

Madrépore :
De l'italien madrepora, attesté en français chez Jussieu en 1740, et admis par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1762. Désigne un genre de polypes agrégés, ou un assemblage de cellules calcaires qui communiquent entre elles et s'accroissent jusqu'à former des bancs, des récifs, des îles. A mettre en relation chez Laforgue avec la prolifération des polypes et autres formes de croissances dégénérescentes.

Mancenilier :
Terme de botanique, dérivé de mancenille, emprunté de l'espagnol manzanilla, diminutif de manzana, pomme. Le mancenillier est un arbre des Antilles, de la famille des Euphorbiacées, dont la tige et le fruit contiennent un suc vénéneux. L'objet, prétexte à divers types de représentation exotique au XIXe siècle, fut représenté en peinture par le douanier Rousseau, et en musique par le compositeur virtuose Louis Moreau Gottschalk [Sérénade, op. 11, 1848-49].

Mascarons :
Terme des beaux arts, emprunté de l'italien mascarone ou mascherone, au sens de : grand masque. Admis par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1762, pour désigner plus particulièrement en architecture une figure de fantaisie, en ronde-bosse ou en bas-relief, dont on orne des entablements, de clefs.

Métempsyc(h)ose :
Terme religieux emprunté au latin metempsychosis, du grec , acclimaté en français dès le XVIe siècle, au sens de : doctrine admettant des existences successives, où l'âme passe du corps qu'elle animait dans celui d'un autre être. Cette philosophie religieuse, mise en œuvre par les doctrines orientales qui ont fasciné Laforgue, étaient alors très à la mode.

Ombelliforme :
Terme de botanique. Mot composé avec le latin umbella, au sens de : ombelle. Plante qui a la forme de l'ombelle. La morphologie est en accord avec le sens suggéré par delà la structure savante.

Pâque :
Le mot employé par Laforgue est intéressant car il se présente sous la forme du singulier. Du latin pascha, lui-même du grec , transcription approximative de l'hébreu pasch'ah, signifiant le passage. Au singulier, ce terme renvoie à la liturgie juive qui célèbre par une fête solennelle la sortie d'Égypte. Par extension désigne l'agneau que la loi de Moïse a décrété d'immoler en souvenir de cet événement. Au pluriel, le terme renvoie à la liturgie chrétienne, et à la fête au cours de laquelle est célébrée la résurrection du Christ.

Plasma :
En relation avec albumine, précédemment évoqué, ce terme du lexique médical, emprunté au grec , désigne la partie liquide du sang, dans laquelle nagent les globules sanguins.

Polypes :
Terme de biologie animale, emprunté du latin polypus, lui-même du grec , au sens de : ayant des pieds nombreux. Ce mot désigne depuis le XIIIe siècle le poulpe, puis un zoophyte à tête entourée de tentacules, et enfin une excroissance qui se développe dans les cavités revêtues d'une membrane muqueuse. Il est à mettre en relation avec le mot de cancer, également employé par Laforgue, pour évoquer les pathologies de son âme.

Prurit :
Du latin médical pruritus, attesté chez Ambroise Paré au XVIe siècle, et admis dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1694. Dénote une démangeaison irritante.

Quadrige :
Terme emprunté au latin quadriga, admis dès le XVIIe siècle mais enregistré seulement par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1762, pour désigner un char rapide attelé par quatre chevaux de front.

Ramiers :
Terme adapté du latin populaire *ramarium, dérivé de ramus, rameau, dès le XIIe siècle. Désigne un pigeon sauvage qui niche sur les arbres.

Ritournelles :
Mot emprunté de l'italien ritornello, et désignant depuis le XVIIe siècle [Richelet] la courte phrase musicale dont on fait précéder et suivre chaque couplet dans l'accompagnement d'un chant. Le terme entre chez Laforgue en concurrence avec les refrains, etc.

Ruolz :
Terme de bijouterie et d'orfèvrerie, du nom du chimiste français Ruolz qui, en 1841, inventa le procédé grâce auquel est réalisé, par galvanoplastie, un alliage à base de cuivre, argenté ou doré, dont la matière sert à fondre les couverts et autres ustensiles de table de la bourgeoisie.

Scaphandre :
Mot composé avec le grec , barque, et , homme. Enregistré dans le dictionnaire de Mozin en 1812 et admis par la 6e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1835. Terme technique désignant l'appareil qui enferme un plongeur et lui permet de travailler sous l'eau, en respirant l'air que lui envoie une pompe placée hors de l'eau.

Scapulaires :
Terme emprunté au latin médiéval scapulare, de scapulae, épaules. Apparu en français au XIIIe siècle, le terme a été enregistré au milieu du XVIIIe siècle, et désigne la partie du vêtement de certains religieux qui tombe par dessus la robe, devant et derrière. Par analogie, désigne la réunion de deux morceaux de drap bénit sur lesquels est brodée l'image de la sainte vierge; puis, médicalement, une bande de toile passée sur les épaules pour empêcher de glisser un bandage fixé autour du corps.

Spectroscopes :
Terme désignant un appareil scientifique servant à disperser par réfraction les rayons lumineux afin de permettre d'observer un spectre. Ce terme, dérivé de spectre, et de scopie, désigne un objet inventé et présenté en 1862 à l'Académie des Sciences, dont la dénomination n'a été enregistrée que par la 9e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1932, soit près de cinquante ans après la mort de Laforgue…

Syncope :
Mot emprunté du latin syncopa, lui-même issu du grec , coupure. Entré en usage à la fin du XVe siècle, et enregistré dès Nicot. Désigne, en médecine, une suspension subite et momentanée des mouvements du cœur, entraînant une défaillance complète. Terme de grammaire qui marque le retranchement d'une lettre ou d'une syllabe dans le corps d'un mot. Et, en musique, une note articulée sur un temps faible et prolongée sur un temps fort.

Stylite :
Terme rare, prêtant à confusion par référence au sens moderne de style, et relevant du domaine de l'histoire religieuse. Ce mot est à mettre ici en relation avec toutes les évocations liturgiques ou religieuses auxquelles procède Laforgue. Emprunté au grec , il désigne un ermite des premiers temps du christianisme, qui plaçait sa cellule au sommet d'un arbre, d'une colonne, d'un portique ou d'une tour, afin de s'y livrer à la méditation solitaire au-dessus des agitations et de la turpitude du monde. Par extension a peu à peu désigné quelqu'un qui s'abstrait de ses semblables par un effort d'élévation d'esprit. Attesté dans des textes religieux depuis le début du XVIIe siècle, ce vocable a été enregistré dans le Dictionnaire de Furetière [1690] ; mais celui de l'Académie française ne l'insère que dans son édition de 1835 [6e édition], à la suite de la récente intégration du mot dans la troisième édition du Supplément au Dictionnaire de l'Académie, publié par Raymond en 1829 [p. 504 b.].

Tabernacle :
Terme de la liturgie, emprunté au latin tabernaculum, au sens de : tente. Désigne, dans l'antiquité juive, une sorte de pavillon ou de tente où était enfermée l'arche d'alliance, jusqu'à la fin de la construction du temple. Dans la liturgie catholique, désigne le réceptacle où est enfermé le saint ciboire, au-dessus de la table de l'autel. Le terme entre chez Laforgue dans la série associative : ciboires, ostensoir, etc.

Tocsins :
Mot emprunté du provençal toca senh, de tocar, frapper, et senh, cloche. Entré en usage vers 1380, et enregistré dans les principaux dictionnaires du XVIIe siècle. Désigne le tintement pressé et redoublé de la grosse cloche d'une église ou d'un beffroi, destiné à donner l'alarme. Entre, chez Laforgue, dans le paradigme des termes renvoyant à l'évocation des réalités campanaires.

Topaze :
Mot emprunté au latin topazion, lui-même du grec , du nom d'une île de la mer Rouge d'où est originaire cette pierre précieuse, transparente, d'un jaune d'or brillant, quelquefois dénommée chrysolithe.

Ululer :
Verbe désignant le cri de la chouette. Attesté chez Huysmans en 1876 [Marthe], et enregistré par la 9e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1932. Par analogie, lorsque le sujet désigne une chose, ululer a le sens de : faire entendre un bruit qui rappelle une plainte ou le cri modulé des oiseaux de nuit.

Vêpres :
Terme emprunté au XIIIe siècle du latin ecclésiastique vesperas, désignant l'heure de l'office divin célébré vers le soir, en fin d'après-midi.

Vertugadin :
Terme dérivé de vertugade, à partir de l'espagnol vertugado, désignant une pousse verte, une baguette. La première édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1694, donne encore vertugade. Dénote anciennement en termes vestimentaires un bourrelet faisant bouffer la jupe, puis, par analogie, dans un jardin, un étage circulaire de verdure.

Vomitoire :
Du latin vomitorium, admis par la 3e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1718. Désigne une large issue donnant passage aux spectateurs, dans l'amphithéâtre destiné aux jeux. Puis, par extension, le sens trivial que l'on connaît, à mettre en relation chez Laforgue avec l'univers des cloaques.

c) Emplois populaires :

Les éléments sélectionnés ci-dessous ne prétendent pas représenter l'ensemble des items familiers du lexique de Laforgue. Ils proposent une illustration des tendances principales de ce dernier, qui se caractérise à la fois par la trivialité des référents évoqués par les signes linguistiques et la vulgarité des registres de langue convoqués pour les désigner. On se souviendra, comme le montre bien Michel Glatigny, de la difficulté qu'ont toujours éprouvée les dictionnaires de l'époque à définir strictement pour leurs gloses les marques d'usage. Le signe balance toujours entre ses deux constituants : le mot qui représente et la chose qu'il désigne.

Bave :
D'origine onomatopéique le terme renvoie chez Laforgue à l'univers des limaces, des escargots et plus généralement du bestiaire des mollusques, gastéropodes et autres êtres inférieurs, conçus comme dépourvus de conscience.

Bébé :
Curieusement, le terme -- aujourd'hui perçu comme familier -- s'avère à l'époque de Laforgue être un emprunt néologique à l'anglais Baby, et pourrait donc être envisagé comme snob ou recherché. Les contextes d'emploi plaident immédiatement pour l'interprétation inverse, que soutient au reste un usage assez répandu de formes populaires hypocoristiques.

Bestiole :
Étymologiquement, petite bête. Terme expressément familier.

Boulettes :
Caractérisé comme " familier " par les dictionnaires d'époque, pour désigner le fait de faire des sottises par analogie avec les boulettes de papier ou de mie de pain que se lancent les écoliers.

Bouquins :
Du flamand boeckin, proprement petit livre, introduit au XVIe siècle ; désigne spécifiquement à l'époque de Laforgue, avec une nuance de dédain, les vieux livres ou les livres d'usage courant, généralement en état médiocre.

Cancans :
Les lexicographes, toujours sérieux, donnent de ce terme une étymologie latine : quanquam, au sens de : quoique, forme par laquelle, au XIIIe siècle, commençaient ordinairement les harangues universitaires. Le terme a donc d'abord désigné ces discours académiques, puis le bruit fait autour de quelque chose qui n'en vaut pas la peine. Enfin, dès la fin du XVIIe siècle, il a désigné des bavardages malveillants colportés sur certaines personnes. C'est au XIXe siècle, dans les closeries et les bals, puis dans les cabarets parisiens de Montmartre, que cancan a désigné de manière néologique une dans libre et tapageuse. Dans la Complainte du sage de Paris, le terme désigne plutôt les ragots. Charles Nodier, dans son Dictionnaire des Onomatopées [Paris, Demonville, 1808], écrit : " mot factice tiré du cri du canard, qui a été appliqué par extension aux bruits tumultueux qui s'élèvent dans une assemblée nombreuse où l'on ne s'accorde pas et où l'on traite des affaires de peu d'importance " [p. 37]…

Choser :
Dérivation dénominale donnant naissant à un verbe transitif, au sens de : tourmenter, rendre chose, n'est attesté par le Trésor de la Langue française [1977, t. 5, p. 761 b] qu'à partir de la citation de Laforgue, avec la marque d'usage " poétique et vieilli ", dont on peut légitimement douter.

Corbleu :
Sorte de juron consistant en une atténuation de Corps Dieu. L'expression étant issue du bas moyen âge est définitivement archaïsante au XIXe siècle, et produit un effet de familiarité comique.

Croq'morts :
La graphie populaire élidant le e du verbe croquer accentue l'effet familier d'un néologisme admis par la 6e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1835, et qui désigne alors " par dénigrement " celui qui fait métier de transporter les morts au cimetière ; synonyme de corbeau. Le terme est alors explicitement marqué " pop. ".

Cuver :
Quoique le sens populaire de : dissiper l'ivresse par le sommeil, ne semble précisément attesté qu'au XVIIIe siècle chez Beaumarchais, entre autres [Le Barbier de Séville], c'est Cotgrave, en 1611, qui mentionne le premier cette acception du verbe. Par la suite cette dernière se généralise sous forme dépréciative dans la littérature moderne [Musset, Flaubert, Camus, etc.]. L'emploi de Laforgue est typiquement péjoratif, s'appliquant aux effets des fausses et illusoires ivresses religieuses.

Démaillotter :
C'est ici le référent plus que le signe lui-même -- bien attesté depuis le XIIIe siècle -- qui est perçu comme familier, renvoyant à l'univers enfançon des babils et des dodos d'un adulte ayant du mal à se représenter comme tel.

Dodo :
Terme onomatopéique, tiré de dormir, que cite déjà la 3e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1718, et que mentionne toujours Littré en 1863. Fait référence à un univers de langage puéril qui contraste avec les postulations philosophiques de la poétique de Laforgue.

Ébaubi :
L'ancien français hésitait entre la forme abaubi et ébaubi, composée avec la particule é, du latin ex, et baub, du latin onomatopéique, balbum, au sens de bègue. Ayant initialement pour sens : de venir bègue, le terme est très rapidement devenu familier au sens de : interdit de surprise ; acception dont on trouve déjà des attestations chez Molière. Chez Laforgue, le terme évoque immédiatement la stupeur et la confusion mentale sous un jour populaire.

Esquinté de toux :
On sera ici sensible à l'emprunt au provençal moderne esquinta, au sens de partager en cinq, et don se livrer à un exercice assez difficile, du latin populaire *exquintare. Le néologisme francisé s'est rapidement revêtu de colorations familières et de connotations triviales dans l'acception de : éreinter, échiner. Mais on sera aussi sensible au jeu de mots qui enferme dans esquinté le terme de la collocation ordinaire de toux : quinte de -. Référé à l'état sanitaire de Laforgue, le jeu de mots se teinte des nuances d'une tragique ironie, dissimulées sous le masque ludique de la fantaisie.

Faire des manières :
On passera sur l'historique de manière, substantif singulier, pour se concentrer sur la forme plurielle : les manières, dont l'acception de : forme extérieure qu'une personne montre dans sa tenue et son attitude en société, est déjà enregistrée au XVIIe siècle à travers des exemples de La Bruyère et d'autres moralistes. Les épithètes courantes sont alors : bonnes, belles, mauvaises, petites, bourgeoises et décrivent un parcours dépréciatif qui trouve son point d'aboutissement dans l'expression ici commentée : faire des manières, locution familière signifiant viser à la distinction, à l'obligeance, à l'élégance en affectant prétentieusement et sans raison certaines formes dans sa tenue ou son langage.

Feuilleteurs :
Néologisme pseudo-populaire pour désigner les lecteurs pressés. Le terme, d'après le Trésor de la Langue française [1980, t. 8, p. 816 a], semble avoir été employé avant Laforgue, en 1872, par Victor Hugo, dans sa correspondance : " Vous me rendriez un fier service de faire retrouver par un feuilleteur dans les bureaux du Rappel… ", où il évoque une sorte d'occupation dévaluée.

Fienteux :
Du latin populaire *fmta, au sens de fumier, dérive le mot fiente désignant les excréments de cetains animaux, et particulièrement des oiseaux. C'est de ce substantif que Laforgue tire l'adjectif sus-dit grâce à une suffixation imaginaire en -osus / -eux, forme à la fécondité particulière qui peut s'adjoindre indifféremment à un substantif ou à un adjectif pour permettre l'expression de la qualité attachée à l'objet. Au XIXe siècle, cette suffixation fut très productive, avec dans la plupart des cas une valeur populaire dépréciative, soit qu'elle fonctionne comme adaptation phonétique exacte (a) de -osus, soit qu'elle constitue un amuissement populaire (b) d'une forme en -eur :
(a) lépreux, scrupuleux, goîtreux, violoneux, avaricieux, envieux, galeux, nécessiteux, paresseux, grincheux, angineux, etc. Laforgue aura recours ainsi à fossoyeux
(b) accordeux (de piano), partageux, balayeux, faucheux, laboureux, rebouteux, bambocheux, radoteux, etc. Laforgue emploie par exemple la forme traîneuse(s) [de fœtus].

Folichonne :
Adjectif attesté dès Furetière, au XVIIe siècle, mais qui ne sera enregistré que par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1878… Au sens familier : qui aime à folâtrer ; généralement employé comme dans le contexte de Laforgue en entourage négatif, qui accentue la dépréciation du terme.

Fricot :
Le mot est enregistré par la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1878, au sens de : viande en ragout, néologisme populaire dérivé du verbe fricasser, faire cuire dans une sauce, puis, familièrement consumer promptement…

Frou-frou :
Substantif de formation onomatopéique que les dictionnaires n'enregistrent pas avant la 7e édition du Dictionnaire de l'Académie française, et qui désigne le bruit produit par un froissement léger. Toutefois, Charles Nodier, dans son Dictionnaire des Onomatopées [Paris, Demonville, 1808], écrit à propos de Froissement, Froisser : " Belles expressions qui représentent ordinairement le cri d'une étoffe ferme que l'on presse avec quelque force ; mais qu'on a étendues à d'autres significations, et qui peuvent s'appliquer plus ou moins à toutes sortes de ruptures et de brisemens. […] On dit vulgairement le froufrou d'une robe de satin, d'un vêtement de taffetas, et ce mot factice est de la racine de ceux-ci " [p. 92].

Guilledou :
Mot d'origine inconnue, attesté en emplois dès le XVIe siècle, qui n'a survécu que dans la locution familière : courir le guilledou. Précisément utilisée par Laforgue dans le contexte immédiat du substantif péjoratif traînées… Voir ci-dessous.

Haridelle :
Le mot est également d'origine inconnu, mais déjà doté d'une valeur familière au XVIe siècle, chez Tabourot des Accords ; il désigne familièrement une méchante rosse ; autre terme trivial dont Laforgue fait usage à des fins ironiques.

Idiots :
Évitons de remonter jusqu'à l'étymologie grecque pour un terme dont le contenu dénote l'absence de connaissance et d'intelligence. Au sens médical, le mot est attesté dès le moyen âge ; au XVIIe siècle, il devient synonyme de : qui a le cerveau insuffisamment développé, puis, par hyperbole familière : qui a l'esprit très borné. Appliqué par Laforgue, sous forme d'adjectif, au substantif " étés ", idiots dénote l'absence de sens de cette saison et l'absence d'intérêt qu'il convient d'apporter à ses touffeurs et à ses clameurs.

Jouer des mandibules :
Périphrase argotique, déjà recensée par les dictionnaires de la langue populaire de d'Hautel en 1808 et de Desgranges en 1821. Le Dictionnaire général de Darmesteter et Hatzfeld, s. v. jouer, ne donne que jouer des mâchoires, au sens de : manger avidement ; et, s. v. mandibule, se contente de noter l'équivalence familière avec mâchoire.

Joujous :
Terme du français familier, attesté dès Charles d'Orléans, qui illustre chez Laforgue la puissance de représentation du langage enfançon. Le mot est commenté dans la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1762. Au XIXe siècle, par l'intermédiaire de la littérature galante ou pornographique [Les Veillées d'un fouteur] et des chansonniers [Le Chansonnier du bordel], le terme a pu prendre des connotations érotiques, qui peuvent n'être pas absentes du présent texte de Laforgue : L'homme a besoin qu'on le stimule !, même si l'objet principal du poème est le temps, comptable, mesuré, mais incessamment fluent et qui ruine peu à peu les rêves comme les souvenirs d'amour.

Mal fichus :
Expression vulgaire, dit le Dictionnaire général, employée par euphémisme pour dissimuler un mot grossier qu'on évite. Il semble que ce soit là une des premières attestations de cette locution en poésie.

Matous :
Nom vulgaire du chat mâle ; terme d'origine inconnue, déjà présent en 1611 chez Cotgrave, qui prend ici une signification d'autant plus populaire que le contexte associe son objet à une chatte en excitant les instincts génésiques. Et l'on songe alors aux valeurs enregistrées par Pierre Guiraud qui, dans son Dictionnaire érotique [Payot, 1993], cite à l'article matou Lemercier de Neuville, poète singulier du XIXe siècle [p. 437].

Mirobolant :
Terme qui désigne populairement ce qui émerveille ; tiré plaisamment du nom de Mirobolan, donné par Hauteroche à un médecin dans la comédie de Crispin médecin [1680]. L'attraction paronomastique avec mirabilia, merveille(s), est indéniable ; le terme est resté marqué par les emplois familiers de son origine. En association avec Chambellan et ballants il marque le caractère plaisant de l'apophonie vocalique tenant lieu de variation à la rime /o - e - /.

Pal'tot :
Terme plus vieilli et dialectal que véritablement populaire, sauf à considérer la nature de son référent : casaque de paysan ou de pêcheur. Attesté dès le XIVe siècle, le mot revêt ici une allure populaire par la syncope graphique que lui assigne Laforgue.

Pantalonnades :
Le mot est employé au singulier dès 1613 comme synonyme de mascarade, puis, par le cardinal de Retz, en 1649, au sens de : bouffonnerie, danse comique à la manière de Pantalon dans la comédie italienne. Il devient rapidement synonyme au figuré de subterfuge ridicule. Et, particulièrement au XIXe siècle, d'attitudes, comportements, discours ridicules ou hypocrites, destinés à tromper, à égarer et qui ne peuvent être pris au sérieux. Mais, chez Laforgue, qui l'emploie au pluriel, il peut désigner aussi de manière vulgaire le fait trivial de baisser son pantalon, et les circonstances qui peuvent être imaginées connexes à cette action.

Passes [subst.] :
Le Dictionnaire général de Darmesteter et Hatzfeld n'enregistre qu'incidemment le sens populaire de ce terme dans la locution " maison de passe ", au sens de : sorte de maison de tolérance, lieu de rendez-vous galants…. Le Trésor de la Langue française [t. XII, 1986, pp. 1097 b -1098 a] enregistre la valeur argotique de " Fille de passe ", d'après le Journal des Goncourt, en 1860 ; mais le sens de : rapport sexuel rapide d'une prostituée avec son client, ne lui paraît pas devoir être attesté avant Le Mur de Jean-Paul Sartre [1939], alors que les emplois de Laforgue, associés à réflexes ou autres termes similaires, suggèrent cette dénotation érotique.

Petiots :
Dérivé hypocoristique et familier de petit, en usage depuis le XIVe siècle, mais peu courant en littérature avant la seconde moitié du XIXe siècle [Flaubert, Du Camp, Goncourt, Maupassant, Zola], et encore plus inusité en poésie, si ce n'est en 1803, un unique emploi dans les Poèmes de Clotilde de Surville.

Piauler :
Terme d'origine onomatopéique, attesté dès le XIVe siècle et enregistré par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1762, qui désigne le cri des petits de certains gallinacés. Elargissement populaire du lexique du bestiaire que Laforgue applique à l'homme par dérision. Dans les Crâneries et Dettes de cœur d'Amédée Pommier [Paris, 1842], ce verbe est employé pour dénoter des cris plaintifs et pleurnichards.

Pinter :
Dérivé de pinte, le verbe désigne populairement le fait de boire excessivement. Enregistré dès la 1ere édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1694, être pinté, au sens de être ivre.

Primo :
Ce terme adverbial est en soi un latinisme, employé depuis le XIIe siècle dans les textes juridiques et administratifs ; puis, dès le XVIIIe siècle, dans une intention plaisante, pour ordonner l'énoncé d'une suite de faits que le locuteur sait être longue ; attesté dans les deux acception par la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1762. Le sens comique et familier se développe tout au long du XIXe siècle [Labiche, Flaubert, etc.] ; il est celui repris ici par Laforgue.

Ribo(t)te :
Substantif déverbal de ribot(t)er, au sens de : faire une débauche de boisson, être en état d'ivresse. Largement attesté dès le XVIIIe siècle dans la littérature populaire [Boudin, Goullinet], le terme est enregistré par la 6e édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1835, et se généralise au sens de : usage excessif, pratique immodérée, beuverie, repas où l'on mange avec excès, dans la seconde moitié du siècle [Huysmans, Zola]. En association phonétique et sémantique contextuelle chez Laforgue avec se sirote….

Ronrons :
Mot de formation onomatopéique, désignant familièrement un bruit sourd et continu. Attesté dès le XVIIIe siècle chez J.-J. Rousseau, puis au XIXe siècle chez Balzac, Champfleury… Le terme n'a été enregistré par le Dictionnaire de l'Académie française que dans la 8e édition de 1935. Il a chez Laforgue l'avantage de constituer le mime phonétique du ressassement des idées négativistes qui travaillent l'esprit et la sensibilité du poète.

Roupie :
Au sens populaire : goutte d'humeur qui pend au nez d'un individu, le terme est attesté dans les Excentricités du langage de Lorédan Larchey, en 1877 ; mais, à l'époque, il est déjà employé en littérature par Vitu, Zola, Huysmans et Anatole France.

S'en donner ; S'en ficher :
Ces formes réfléchies dénotent un retournement du procès sur son propre acteur, et connotent à ce titre un égocentrisme incompatible avec les valeurs sociales d'échange qui priment dans l'univers bourgeois. Il en résulte une péjoration indirecte par l'excès du contenu des verbes employés. Le niveau de langue populaire de ces expressions n'a guère eu l'occasion de s'exhiber en poésie jusqu'aux tentatives de Laforgue.

S'endimancher :
Au sens de : revêtir maladroitement les habits du dimanche. Familier.

S'engueulent :
Populaire. Non au sens de : dispute verbale, mais en celui de convergence bruyante des vents tout au long des nuits…

Saucer :
Action rendue répréhensible, dans son assiette, d'après les leçons bourgeoises de maintien. Le verbe écope du discrédit et fournit à Laforgue une représentation triviale n'ayant jamais eu cours auparavant en poésie.

Scie :
Au sens familier : chose fatigante par sa répétition uniforme, ou taquinerie que l'on répète inlassablement de manière à lasser la patience de qui la subit. Cette valeur est attestée dès 1808 par d'Hautel ; elle est illustrée ensuite par Gautier, Hugo, Musset, Murger, Sue, Labiche, Zola.

Se Faire du mauvais sang :
Au sens de : se faire du souci, se tourmenter, n'est attesté dans le Trésor de la Langue française [t. XV, 1992] qu'à partir d'un extrait de Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust [1922] ; mais le personnage de Charlus est censé vivre à la fin du siècle précédent et au début du XXe ; on peut donc penser que l'expression populaire a largement cours, au moins dans la langue parlée, mais qu'elle n'était pas usitée en poésie.

Se truffer :
A l'exception de Desgranges [1821], les dictionnaires du XIXe siècle ignorent cette expression. Il faut attendre le Trésor de la Langue française [t. XVI, 1994] pour voir enregistrer la tournure truffer quelqu'un, au sens de : tromper, prendre quelqu'un pour une truffe, un imbécile [p. 712 b], et la forme pronominale transitive se truffer de quelqu'un, au sens de : se moquer. Laforgue use de la forme pronominale réfléchie dans un contexte familier, où elle dénote la dénonciation des artifices d'élégance et de bonheur que se donne stupidement l'être humain : " Il se soutient de mets pleins d'art, / Se drogue, se tond, se parfume, Se truffe tant… ", de sorte que la proximité d'évocation de la cuisine, dans le quintil, permet d'envisager cet être humain sous les allures vulgaires et dépréciées d'une dinde ou d'une oie.

Soulaud :
Ce terme d'injure, désignant une personne ayant l'habitude de s'enivrer, est d'usage populaire courant au XIXe siècle, mais les dictionnaires ne semblent pas l'avoir retenu en raison de sa trivialité même de forme et d'application à un individu que la société ne peut que stigmatiser. L'alternance graphique -aud / -ot, constitue une marque connotative intéressante, si l'on pense que la forme soulaud induit plus facilement à l'écrit, par association paronomastique, une relation avec salaud. Le terme paraît employé pour la première fois au XVIIIe siècle, chez Marivaux [Le Télémaque travesti], puis, au siècle suivant, par Maupassant, Alphonse Daudet, Zola, dans des textes de prose. Il s'agit donc encore d'une audace de Laforgue se livrant à l'évocation d'un personnage dans la ligne de ceux décrits par Richepin ou Rictus...

Train-train :
Variante populaire, justifiée au XIXe siècle par l'évolution des techniques et l'essor du chemin de fer, d'une forme originelle trantran, de nature onomatopéique, qui peut se déduire de l'existence du verbe trantraner, employé dès le XVIe siècle par du Bartas, et signalée par Cotgrave et Oudin. Le terme s'applique à la marche tranquille d'une chose, d'une affaire, au cours banal de la vie quotidienne. Cette acception est enregistrée par toutes les éditions du Dictionnaire de l'Académie française, de 1694 à 1935, et illustrée par Balzac, Flaubert et d'innombrables prosateurs. Elle reste plus à l'écart des formes de l'écriture poétique, mais on peut penser que son caractère onomatopéique joue alors en sa faveur plus que son contenu dénotatif explicite.

Traînées :
Dans un de ses rares accès de sériation brutale des usages, le Dictionnaire général de Darmesteter et Hatzfeld concède à ce terme la marque : Trivial. Substantif participial de traîner. Néologisme d'époque désignant une fille des rues, une femme de mauvaise vie, selon une acception dont on peut remonter l'historique jusqu'à la fin du XVe siècle. Le Dictionnaire national de Bescherelle, en 1846, note : Traînée des rues. Prostituée. Il a passé sa vie avec les traînées des rues (J.-J. Rousseau). Est-il traînée des rues plus prostituée que certaines consciences ? (Boiste). Le terme et son référent sont indubitablement vulgairement connotés, de telle sorte qu'il faut une poétique et une esthétique du langage entièrement différentes des modèles du canon classique pour qu'ils puissent être utilisés dans un texte de poésie. La violence de l'apostrophe dans laquelle Laforgue insert ce terme en décuple la force agressive : Tas de traînées, à proximité d'évocations d'une érotique personnelle toute de violence.

Vanner :
Le sens familier de ce verbe : fatiguer, épuiser quelqu'un, éreinter, harasser, n'est pas enregistré avant la fin du XIXe siècle, même si l'on peut trouver des attestations de son emploi chez George Sand [Jeanne, 1844]. L'utilisation de cet élément dans la Complainte des Grands Pins dans une villa abandonnée correspond à l'expression de la lassitude, de la solitude et de la fatigue du poète.

Vivote :
Au sens de : vivre petitement, chichement, avec peine, faute de santé ou de moyens, végéter, est abondamment employé dès le XIXe siècle [Balzac, Flaubert, Hugo, Maupassant, etc.]. Le suffixe français à valeur diminutive -oter ajoute à la péjoration du sens.

De cet ensemble de termes familiers, populaires, triviaux, argotique ou bas, on retiendra la fréquence des termes d'origine onomatopéique ; non que l'onomatopée soit parlante en soi, mais parce que ces termes introduisent en quelque sorte dans l'écriture de la poétique de Laforgue la dimension du bruit de la chose qu'ils évoquent. Dans Complainte de l'Ange incurable, on trouve même la forme populaire : Hurler avec les loups…. En convoquant ainsi la matérialité du verbe, à l'arrière plan de la conscience phonique et idéologique des lecteurs, Laforgue inaugure une poétique entièrement nouvelle, fondée sur les effets de la nature du son, et s'appuyant dans son développement sur les faits d'une écriture que le genre de la complainte renvoie inéluctablement à une musicalité chansonnière. C'est ainsi que la Complainte des Cloches fait résonner Bin bam, bin bam, " à tue tête "….

d) Mots emblématiques :

Nous touchons avec ces termes à un secteur du lexique de Laforgue qui est plus difficile à définir. En effet -- et cette remarque vaut également pour un grand nombre de faits de morpho-syntaxe et de syntaxe que j'exposerai plus loin -- l'écriture du poète joue constamment de la langue dans une sorte de demi-teinte entre l'ouvertement provocateur et le classiquement conforme aux normes du système linguistique et aux lois du genre. Il en résulte pour le lexique une indétermination de la valeur sémiologique exacte des termes employés par lui, qui peuvent être communs et signifier personnellement de manière forte [ex. : Tout, fade, etc.], ou être rares et cependant ne pas dire plus que la fantaisie d'une création néologique [ex. : exilescent, inextirpable]. Dans sa thèse déjà ancienne, Langage et Versification d'après l'œuvre de Paul Valéry (25), Pierre Guiraud, d'après ses premiers computs de statistique lexicale, introduisait les notions de mots-thèmes et de mots-clefs. Il définissait les premiers comme étant les mots les plus fréquents d'un texte, mais comme n'étant pas spécialement représentatifs d'une œuvre ou d'un auteur s'ils sont aussi les mots les plus fréquemment employés dans la langue. Des seconds, en revanche, il remarquait qu'ils étaient sémiotiquement pertinents parce qu'ils avaient une fréquence dans les textes qui s'écarte significativement de leur fréquence dans la langue. On ne reviendra pas ici sur les fondements épistémologiques discutables de la démarche, notamment sur la question insoluble de l'écart. Mais on retiendra pour Laforgue l'idée que certains mots reproduisent ou représentent l'univers particulier des Complaintes quand certains autres ne font que réfléchir un état momentané de la langue littéraire, informée -- comme on l'a vu ci-dessus -- par les grandes tendances politiques et esthétiques de l'époque. Reste alors, après lecture et relectures, l'idée spitzérienne que certains mots utilisés par Laforgue constituent plus que des indices de la littérarité des Complaintes, et clignotent pour les lecteurs, à la surface des textes, comme de véritables signaux donnant accès aux " passes " -- marines, magiques ou érotiques -- pour reprendre un de ces éléments emblématiques, par lesquelles il accédera au sens.

Pour mieux saisir la valeur subjective des ces termes, en dépit du retard général de quarante à cinquante années qui caractérise l'enregistrement des acceptions dans le Dictionnaire de l'Académie française, c'est pourtant à ce dernier que nous nous référerons principalement pour l'élucidation de cet ensemble emblématique, principalement d'après le 7e édition, publiée en 1878. On se rappellera en effet que cette édition, " pour la première fois ", non seulement reproduit les préfaces de six éditions précédentes, mais, sous la houlette de son préfacier Sylvestre de Sacy, fait preuve d'un libéralisme jusqu'alors inconnu et inédit :

Asperger :
L'Académie note que le terme " n'est guère usité qu'en parlant des cérémonies religieuses ", et l'on comprend que Laforgue en fasse usage compte tenu de l'intérêt accordé par lui à l'évocation des particularités liturgiques des religions. Mais les Académiciens notent que le terme s'emploie aussi " familièrement, dans le sens de Mouiller par la projection d'un liquide " [1878, t. 1, p. 109 a].

Ciboire :
Entre Cible et Ciboule, l'un des cinq termes en cib- repéré par les Académiciens, comme " terme du Culte catholique, vase sacré où l'on conserve les saintes hosties pour la communion des fidèles "… [t. 1, p.312 b]. Le terme s'agrège aisément à l'ensemble des éléments liturgiques du lexique de Laforgue, repérables par leur glorieuse et baudelairienne terminaison en -oire.

Dérisoire :
Adj. Des deux genres. Qui tient de la dérision, où il y a de la dérision : proposition dérisoire. Offres dérisoires ". Tandis que Dérision est glosé par " Moquerie souvent accompagnée de mépris. " [t. 1, p. 514 a]

Encensoir :
Il s'agit là encore d'un terme appartenant au vocabulaire religieux, et plus particulièrement au champ lexical de la liturgie. Les Académiciens notent : " Espèce de cassolette suspendue à de petites chaînes, dans laquelle on brûle de l'encens, et dont on se sert pour encenser. Un encensoir de cuivre. Un encensoir d'argent. Tenir l'encensoir.
Prov. et fig. Casser le nez à coups d'encensoir, Donner en face des louanges outrées qui font voir qu'on se moque de celui qu'on loue ; ou donner des louanges grossières qui blessent plus qu'elles ne flattent. On dit aussi, donner de l'encensoir par le nez.
Encensoir se dit quelquefois figurément dans le style élevé, pour désigner La puissance ecclésiastique. Il tient le sceptre et l'encensoir.
Fig. Mettre la main à l'encensoir, S'ingénier dans des fonctions ecclésiastiques, quoiqu'on soit laïque. On accusait injustement ce prince d'avoir mis la main à l'encensoir.
En astron., L'Encensoir, Constellation de l'hémisphère austral, qu'on nomme aussi L'Autel. " [t. 1., p. 626 c].

Exil :
L'Académie française note : " En termes mystiques, La terre est pour l'homme un lieu d'exil, la vie est un temps d'exil. […] Se dit " aussi de Tout séjour dans un lieu qui n'est pas celui où l'on voudrait être, de tout éloignement qui prive de certains agréments qu'on regrette " [t. I, p. 699 c]. Expression particulière du sentiment de déracinement et d'errance ontologiques propre à Laforgue.

Extase :
Ravissement d'esprit, suspension des sens causée par un forte contemplation de quelque objet extraordinaire ou surnaturel. Longue extase. Être en extase. Avoir des extases. Être ravi en extase. Tomber en extase.
Il se dit figurément d'Une vive admiration, d'un plaisir extrême qui absorbe tout autre sentiment. La vue de tant de merveilles ravit en extase " [t. I, p. 705 a]. Ce vocable permet de croiser le sens mystique et le sens profane, dans une indécision typique des intentions esthésiques que Laforgue entend produire sur le lecteur.

Fade :
Adj. Des deux genres. Insipide, sans saveur, ou de peu de goût. Un mets fade. De la viande fade.
Fig. Se sentir le cœur fade, Avoir, éprouver du dégoût.
Fade se dit figurément De ce qui n'a rien de piquant, de vif, d'animé, d'agréable. Une couleur fade, un teint fade… " [t. 1, p. 712 c]. Expression ordinaire de l'écoeurement résultant pour Laforgue de l'expérience du monde contemporain.

Génitoires :
L'Académie française note : " s. m ; pl. Parties qui servent à la génération dans les mâles. Il est vieux. " [t. 1, p. 822 c]. Le terme est simultanément vieilli, plaisant et populaire dans l'évocation d'une sexualité qui demande à être reconnu dans ses exigences et tue dans ses limites trop rapidement atteintes.

Grappe :
Le terme se dit " proprement de L'assemblage des grains qui composent le fruit de la vigne, le raisin ; et, par extension, de Tout assemblage de grains, de fleurs ou de fruits qui ont naturellement la même disposition. Grappe de raisin. Grappe de muscat. Grappe de verjus
Vin de grappe, Vin qui coule naturellement du raisin sans qu'on le presse.
Prov. et fig., Mordre à la grappe, Saisir avidement une proposition, croire aveuglément à une promesse. Dès qu'on lui eut parlé de cette affaire, il mordit à la grappe.
Fam. Quand cet homme parle de telle chose, il semble qu'il morde à la grappe, Il prend un extrême plaisir à ce qu'il dit. Cette phrase a vieilli "
Grappe, en termes d'Art vétérinaire, se dit des Petites excroissances molles, et ordinairement rouges, qui viennent aux pieds des chevaux, des ânes, des mulets, et dont l'assemblage forme une espèce de grappe. Ce mulet, ce cheval a des grappes aux jambes.
En termes d'Artillerie, Grappe de raisin, Assemblage de balles ou de biscaiens enfermés dans un sachet, et qui se tirent comme mitraille. " [t. 1, p. 845 a]. Et l'on peut penser que Laforgue use ici de l'indistinction qui risque de se créer entre ces valeurs classiques reconnues et le sens sexuel -- métaphore de l'ensemble constituant le sexe de l'homme -- attesté chez d'Hautel, Desgranges au XIXe siècle, et dans le Dictionnaire érotique de Pierre Guiraud, de nos jours.

Idéal :
Ce terme connaît depuis longtemps une riche historie sémantique : " Qui existe dans l'idée ; qui n'existe ou ne peut exister que dans l'entendement, dans l'imagination. Les choses que désignent les mots abstraits n'ont qu'une existence idéale […]
Il signifie aussi, dans les Arts d'imagination et d'imitation, Qui réunit toutes les perfections, ou qui est plus beau que les modèles offerts par la nature. Beau idéal ; Beauté, perfection idéale
Il signifie encore, chimérique. Pouvoir idéal ; Richesses idéales. " [Académie française, 1878, t. II, p. 2 b]. Laforgue en fait un usage d'autant plus significatif que son pessimisme philosophique acquis semble à première vue dénier toute existence à cette notion.

Moisson :
Depuis les textes religieux fondateurs, jusqu'aux représentations métaphoriques de la poésie, ce terme a été pourvu d'une riche illustration. L'Académie française note : " Récolte des blés et autres grains. Belle, bonne, riche, grande, ample, abondante moisson […]
Il se prend aussi pour Le temps de la moisson. […]
Prov. et fig., Il ne faut pas mettre la faucille dans la moisson d'autrui. Il ne faut point empiéter sur les attributions, sur les droits d'autrui.
Moisson s'emploie au figuré dans plusieurs phrases. Ainsi on dit : Ce savant a fait une riche moisson dans les archives publiques. Il y a recueilli des matériaux précieux. Ce gouverneur avait fait dans sa province une riche moisson. Il s'y était enrichi par ses concussions. Cette quêteuse a fait une abondante moisson, sa quête a produit beaucoup d'argent.
Fig. et poét., Une moisson de lauriers. Beaucoup de succès, un grand nombre de victoires. On dit dans le même sens, Une moisson de gloire.
Moisson dans le langage de l'Ecriture se dit en parlant De la conversion des âmes. Ce missionnaire a fait, dans l'Inde, une grande moisson. " [t. II, p. 222 b - c]. On rapprochera ce terme, chez Laforgue, de tous les autres vocables évoquant l'ensemencement, la germination et autres processus évocateurs des suites d'une sexualité pleinement assumée. " Moissons mutuelles " inhérentes aux " formalités nuptiales "…. qui résulteront inéluctablement cependant en " défaillance universelle " et en sentiment accru de déréliction dans la solitude.

Monotone
Ce terme pourrait être un de ceux qui peignent le mieux l'atmosphère mentale propre au Laforgue des Complaintes : " Adj. Des deux genres. Qui est presque toujours sur le même ton, qui n'est pas assez varié dans ses intonations ou ses inflexions. Chant, déclamation monotone. On dit dans un sens analogue, Un bruit monotone.
Par extension, Acteur, orateur monotone, Acteur, orateur dont le débit a de la monotonie.
Monotone se dit, figurément, Des choses qui sont trop uniformes, qui manquent de variété. Cet homme mène une vie monotone. Les plaisirs de la campagne sont un peu monotones. Le style de cet écrivain est monotone ". [t. 2, p. 227 c]
Et à Monotonie : " Uniformité, égalité ennuyeuse de ton dans la conversation, dans les discours prononcés en public […] Se dit, figurément, d'Une trop grande uniformité dans le style. Ce poème a de la monotonie. Se dit, par extension, d'Une manière de vivre qui est toujours la même. Sa vie est d'une monotonie ennuyeuse. [id.] "… L'association avec le substantif " automne " colore en quelque sorte chez Laforgue l'évocation de cette insatisfaisante et dysphorique régularité.

Néant 
On connaît l'influence exercée de manière générale sur les conceptions de Laforgue par la philosophie de Schopenhauer. Il n'est, à cet égard, rien de plus significatif que l'analyse de ce système de pensée donnée par certains contemporains. On y peut lire par exemple : " [Pour Schopenhauer] la vie est détestable car elle est mauvaise dans son fond même […]. Nous oscillons perpétuellement entre la privation, c.-à-d. la souffrance, et la plénitude, c.-à-d. l'ennui. Tout plaisir est négatif ; il n'est que la cessation d'une douleur ; toute douleur est positive. […] La vie est absurde car elle se contredit d'elle-même. Elle est même d'autant plus mauvaise que, par une aberration funeste, les vivants la tiennent pour bonne et s'y attachent de toutes leurs forces. […] Le mal réel, c'est donc l'attachement à la vie individuelle " (26). Compte tenu des retards d'enregistrement caractéristiques du Dictionnaire de l'Académie française, on ne sera pas surpris du silence de ce dernier à l'endroit d'une telle doctrine ayant pu influer sur les valeurs de la notion de néant, et de son dérivé lexical [anéantir]
Toutefois, la glose : " Rien, ce qui n'est point, ce qui ne se conçoit que par une négation. Dieu a tiré toutes choses du néant. Il peut les réduire au néant, les faire rentrer dans le néant d'où elles sont sorties. Le néant n'a point de propriété. […] Fig. et fam. Mettre néant à la requête de quelqu'un, Refuser ce qu'il demande " [t. II, p. 260 b - c], rend bien compte de l'impact exercé sur Laforgue par cette représentation générale de la volonté de l'homme. Et l'on en retiendra en outre, les deux modes d'emploi possible de Néant, soit comme signe d'usage dénotatif, renvoyant justement à cette conception [Vertugadin du Néant ; traînant au Néant ; au vrai Néant ; ta tasse de Néant], soit comme mention désignant la référence à un tel système de pensée [Vie ou Néant ; ce Néant trop Tout].

Oasis 
Les deux occurrences de ce terme dans les Complaintes renvoient à l'expression d'un complexe impressif représentatif des associations auxquelles donne lieu l'évocation de l'amour à l'époque de Laforgue. Entre Cantique des Cantiques et préciosité lexicale paronomastique des Oaristys, ces entretiens tendres, ces idylles que les dictionnaires disposent dans leurs colonnes en général juste avant Oasis… Ce n'est pas le cas de l'Académie française dans sa septième édition, qui glose seulement Oasis : " Lieu, espace qui, dans les déserts de sable de l'Afrique ou de l'Asie, offre de la végétation. L'oasis d'Ammon. La grande oasis " [t. II, p. 286 a]. Mais Laforgue en a certainement retenu la valeur évocatrice du vide et du néant que métaphorise le désert.

Offertoire 
Le terme liturgique se rattache à l'ensemble des autres évocations du matériel religieux de la pensée auxquelles recourt Laforgue. Bien inscrit par les Académiciens dans le cercle de la liturgie catholique, ce terme désigne " La prière qui dans la messe précède immédiatement l'oblation du pain et du vin " [t. II, p. 298 c], ce qui, dans la Complainte des fins des journées, implique pour son emploi une forte dose de dérision.

Orgies 
D'un unique emploi dans le recueil, le terme est sanctionné d'une manière restrictive par l'Académie française : " T. d'Antiq. Fêtes consacrées à Bacchus. Célébrer les orgies. Il signifie aujourd'hui, Débauche de toute sorte et particulièrement Débauche de table ; et en ce sens il a un singulier. Ce sont des orgies continuelles. Ils ont fait une orgie " [t. II, p. 317 a]. Il s'agit évidemment pour Laforgue d'évoquer le stupre de scènes liées aux pratiques sociales et individuelles de la vie nocturne.

Orgues 
La proximité, dans notre relevé, de ces deux termes, ne relève pas du hasard, mais d'une contiguïté justifiée par la force d'attraction paronomastique dont témoignent le lexique et les écrits de Laforgue. Outre le fait que le terme précédent apparaît dans le contexte d'évocation de Notre Dame de Paris, célèbre pour ses orgues, le présent vocable contribue à développer dans les Complaintes le champ analogique de la religion. Mais, outre le fait que ce terme est abondamment employé, tant au pluriel qu'au singulier, et qu'il peut même encore se lire comme partie constituante du mot orgueil et de ses dérivés, eux-mêmes en usage significatif dans le recueil, il faut noter une double particularité de son emploi par Laforgue. Tout d'abord, la minoration populaire que constitue son association dans Orgue de barbarie [deux Complaintes], et la spécialisation d'une acception qui pourrait passer inaperçue, mais qui rattache l'ensemble toutefois à l'univers des zoophytes marins : " Donc Je m'en vais flottant aux orgues sous-marins, / Par les coraux, les oeufs, les bras verts, les écrins, / Dans la tourbillonnante éternelle agonie ". On lit effectivement dans le Dictionnaire de l'Académie française, s. v. Orgue, s. m. Orgues, au pluriel. s. f. : " En Hist. nat., Orgue de mer, Espèce de madrépore qui offre un assemblage de petits tuyaux rangés par étages les uns contre les autres " [t. II, p. 317 b]. On pensera, par ailleurs, au " plongeur ", aux " savanes sous-marines "…. Et à " ne pouvant redevenir des madrépores "…

Paria 
Terme bien connu, originaire de la cosmogonie hindouiste, et défini par la septième édition du Dictionnaire de l'Académie française, comme dans l'édition de 1835 " Homme de la dernière caste des Indiens qui suivent la loi de Brahma. La caste des parias est réputée infâme par toutes les autres ". Toutefois, la dernière édition apporte une précision intéressante qui manquait précédemment : " Fig., C'est un paria, C'est un homme exclu de la société, et que personne ne veut voir " [t. II, p. 349 b], et qui traduit l'isolation tragique du sujet.

Passes 
Un des termes que Laforgue utilise le plus fréquemment pour désigner de manière globale un ensemble de pratique d'échanges aux connotations diverses, mais souvent associées aux formes dégradées de l'amour vénal [ cf. supra : Emplois familiers]. Le Dictionnaire de l'Académie française ne manque pas de relever plus d'une quinzaine d'acceptions différentes de l'emploi de ce vocable [t. II, p. 364 a - b], parmi lesquelles on retiendra : " La petite somme qu'il faut ajouter à des pièces de monnaie pour achever un compte […] ; La petite somme qui ramène à leur valeur primitive les pièces de monnaie que le gouvernement a réduites à leur valeur intrinsèque ; [….] Ce qu'on paye pour le prix du sac où est renfermée la somme qu'on reçoit ; […] dans certains jeux de commerce, la mise que chacun doit faire de quelques jetons ou fiches, à chaque nouveau coup […] ; En termes d'imprimerie, main de papier qu'on délivre à l'ouvrier imprimeur en sus de chaque rame, pour servir à la mise en train, et pour suppléer aux feuilles qui seraient gâtées ou qui manqueraient dans la rame ; […] En termes d'escrime, action par laquelle on avance sur l'adversaire, en faisant passer le pied gauche devant le pied droit […] En termes de danse, mouvement du corps particulier à quelques figures. […] Se dit aussi des mouvements qu'un magnétiseur fait avec les mains, soit en touchant légèrement les personnes qu'il magnétise, soit à distance d'elles. [….] au jeu de billard, et au jeu du mail, la petite arcade de fer par laquelle il faut que la bille ou la boule passe ; être dans le lieu du billard, d'où l'on peut, sans bricole, et en traversant la passe, toucher la bille opposée […]. Fig. et fam. Etre dans une position favorable ; […] en termes de marine, sorte de canal de mer entre deux bancs, par où les bâtiments peuvent passer sans échouer ; […] Lettres accordées pour passer d'un emploi à un autre ; […] Mot qu'il faut dire pour qu'on vous laisse passer par un endroit gardé. […] Se dit encore de la partie d'un chapeau de femme, qui est attachée à la forme et qui abrite le visage "… La valeur familière putative du terme, largement convoquée par Laforgue, n'est évidemment pas convoquée ici par les Académiciens, mais l'ensemble des acceptions gravitant autour de ce terme, lesquelles font référence à plusieurs domaines d'activités inscrits en filigrane dans le corpus des Complaintes permet de mieux saisir la valeur générique du terme… notamment en relation avec des termes tels que : évocatoires, réflexes, attoucheraient….

Passions
Le vocable fait interférer l'acception religieuse [les souffrances du Christ pour la rédemption du genre humain] et l'acception profane [mouvement de l'âme, sentiment vif qu'elle éprouve en bien ou en mal, comme l'amour, la haine, la crainte, l'espérance, le désir, etc.]. A ces deux ensembles repérés par le Dictionnaire de l'Académie française, on ajoutera " en termes de Philosophie, se dit de l'impression reçue par un sujet, et s'oppose en ce sens à l'Action " [t. II, p. 368 c], selon une interprétation familière à Laforgue.

Pianos 
Le mot désigne l'instrument de musique du XIXe siècle, bourgeois par excellence. Il renvoie à l'univers musical dans lequel Laforgue a noué des relations d'amitié durables et profondes [le violoniste Ysaïe, entre autres]. Et l'on se rappellera par ailleurs l'intertextualité verlainienne forte de cet usage du mot en relation avec l'évocation des baisers et des mains frêles… De cette évocation convenue des intimités de l'amour, l'Académie française ne retient rien dans la septième édition de son Dictionnaire ; la notice en est uniquement technique. Pour de plus intéressants détails, on se reportera aux développements s. v. Piano de la Grande Encyclopédie [t. XXVI, pp. 838 b - 843 a] : " Le piano est de nos jours, de tous les instruments de musique le plus répandu et le plus populaire. Tout le monde, peut-on dire, en joue plus ou moins ; il sert aux usages les plus divers et se prête avec une merveilleuse souplesse à tout ce que l'on peut attendre de lui… "

Rade 
Le terme a été popularisé par la marine et sera définitivement mis en valeur dans son acception populaire par Huysmans [En rade, 1887]. Le Dictionnaire de l'Académie française, dans son édition de 1878, tout comme le Dictionnaire général de Darmesteter et Hatzfeld, méconnaît cette valeur, qui n'est jamais très éloignée des emplois réalisés par Laforgue, même si, pour ce dernier, rade -- sous ses diverses formes signifiantes : radeau, parader, etc. -- a essentiellement pour vocation de réinscrire dans ses textes l'isotopie marine [cf. " mettre à la voile ", etc.].

Reposoirs 
Nouvelle récurrence d'un vocable faisant référence à l'univers religieux sous les aspects d'une liturgie curieusement profanisée. La septième édition du Dictionnaire de l'Académie française note : " Autel qu'on élève et qu'on prépare dans les lieux où la procession passe le jour de la Fête-Dieu, pour y faire reposer le saint sacrement. Beau, riche reposoir. Reposoir bien paré, bien orné. La procession s'arrêta devant le reposoir. Paré comme un reposoir " [t. II, p. 636 a]. Le terme évoque donc une certaine pompe, un luxe, un faste certains, en même temps qu'une halte dans le lent déroulement d'un mouvement ambulatoire collectif. Le fait qu'il soit ici associé à Notre Dame des soirs inverse sa valeur, puisque dans une intertextualité dérivée de l'érotique baudelairienne, l'évocation du repos se voit ici liée à des impressions de langueur, d'alanguissement, d'épuisement succédant à d'improbables et vains épisodes amoureux.

Semailles 
L'emploi de ce terme par Laforgue entre en relation avec la métaphore des Moissons pour désigner non seulement " l'action de semer des grains ", comme l'indique le Dictionnaire de l'Académie française, mais aussi l'espoir que cette dispersion d'une matière séminale parvienne à féconder le sens de l'existence : " égrenant les bonnes semailles "….

Spleen(s) 
Comme on l'a vu plus haut, ce mot est associé au complexe d'impressions désespérantes que le XIXe siècle romantique et post-romantique a associé au sentiment de l'existence et aux formes ordinaires de représentation de la vie. Magistralement illustré par Baudelaire, ce complexe sémantique se voit ici assigner une fonction allusive intertextuelle d'autant plus forte que les Académiciens s'en tiennent pour leur part à une acception encore presque uniquement médicale et neutre : " Mot emprunté de l'anglais. Sorte d'hypocondrie qui consiste dans un ennui sans cause et dans le dégoût de la vie. Avoir le spleen ; être dévoré de spleen " [1878, t. II, p. 780 b]. Largement utilisée par Laforgue, cette notion -- qui semble être revitalisée par l'apport de la philosophie de Schopenhauer -- propose ici sa propre exténuation : " le spleen de tout ce qui s'existe ", y compris comme résultante d'une sexualité inaccomplie.

Sucer 
Ce verbe évoque l'action d'une libido buccale restée au stade de l'enfance, par laquelle Laforgue donne souvent à lire sa conception inachevée de l'amour. La septième édition du Dictionnaire de l'Académie française glose : " Tirer quelque liqueur, quelque suc avec les lèvres et à l'aide de l'aspiration. Il se dit également en parlant De la liqueur qu'on attire et Du corps dont on attire la liqueur. […] Les abeilles sucent les fleurs. L'enfant suce le lait, le sein de sa nourrice. Sucer un morceau de sucre d'orge. Sucer une orange " [t. II, p. 790 b]. Érotique voluptueuse, certes, mais d'un accomplissement partiel, qui -- confirmée par le pessimisme de Schopenhauer -- jette un jour douteux sur l'aptitude du poète à concevoir et réaliser la plénitude de l'amour.

Tout 
Sous toutes ses formes grammaticales [adjectif, substantif, adverbe], il s'agit là de la forme la plus abondamment utilisée par Laforgue. " Aux monstruosités sans but et sans témoin / Du cher Tout ; que Tout continue ; se sache seul au moins ; elle est Tout ; Et que Jamais soit Tout ; Brahma seul est Tout-Un en soi "…. Etc. Il n'est pas sans signification que le Dictionnaire de l'Académie française [1878, t. II, pp. 869 b - 871 a], dans une très longue triple notice, occulte précisément à l'époque de Laforgue cette valeur panthéistique pourtant largement attestée, puisque la notion -- déjà utilisée au XVIIIe siècle par les philosophes matérialistes -- s'est trouvée officiellement diffusée au XIXe siècle dans le Cours d'Histoire de la philosophie moderne de Victor Cousin [Paris, Didier, 1846], où est explicitement exposée la théorie du grand Tout donné comme Dieu, que le professeur de philosophie avait énoncée en Sorbonne dans ses enseignements de 1828 et 1829. Cette conception holistique du monde ne pouvait qu'être renforcée dans l'esprit de Laforgue par sa connaissance au moins superficielle de la religion bouddhique.

Universel(le)(s) 
Moins fréquemment attesté dans les Complaintes que le vocable précédent, ce terme embrasse le sens du " Général, qui s'étend à tout, qui s'étend partout ; […] qui embrasse, qui renferme, qui comprend tout ; […] et en termes de Logique, il se dit De ce qu'il y a de commun dans les individus d'un même genre, d'une même espèce. L'universel à parte rei, l'universel à parte mentis… " [Dictionnaire de l'Académie française, 1878, t. II, pp. 906 a]. Il conforte donc, dans l'esprit de Laforgue l'expression de la totalité sous laquelle le poète envisage le monde et les êtres comme étant soumis à un principe organisateur unique : " universelles chimies ; défaillance universelle ; automate universel ; universel dégoût "… etc. Le terme ajoute donc à l'atonie, la monotonie, et à la monochromie d'un univers de lassitudes découragées particulièrement représentatif de l'imaginaire philosophique et sensible de Laforgue.

L'ensemble de ces éléments ne saurait prétendre à épuiser le complexe lexical susceptible de peindre et de dépeindre l'intérieur du monde mental du poète ; il attire seulement l'attention -- dans une perspective bien plus esthésique que véritablement esthétique, comme on peut le penser -- sur quelques-unes des composantes actives les plus représentatives et remarquables de cet univers.

4° Faits généraux de morpho-syntaxe :

Comme il a été remarqué plus haut, nous sommes là en présence de faits typologiquement nombreux, pas nécessairement tous significatifs sauf à vouloir que le candidat fasse preuve d'une maîtrise absolue de toutes les ressources mécaniques du système de la langue, souvent réduits de plus à quelques occurrences isolées empêchant que l'on puisse facilement dégager de grandes catégories de problèmes et d'explication. Parmi ces faits, je retiendrai plus particulièrement :

a) Le pluriel artiste des adjectifs en -al :

Ce type, ou plutôt ce tic d'écriture, est particulièrement en usage dans les milieux symbolistes et décadents auxquels Laforgue a accès. Grevisse [§ 539 du Bon usage] se contente de rappeler que l'usage moderne donne à beaucoup d'adjectifs en -al un pluriel en -aux qui leur était refusé par les grammairiens des XVIIIe et XIXe siècles, et que la mode des formes en -als date globalement de la seconde moitié du XIXe siècle. On relève dans les Complaintes :

Dont il est difficile d'établir a priori la valeur expressive. Contentons-nous de remarquer l'effet de prolongement sonore produit par ces formes, grâce auquel se déploie à la suite de la rime tout un espace de rêve ou de nostalgies des époques révolues. On trouve ailleurs, sous forme féminine : hosannahlles, seigneuriales, voluptiales, argutiales, nuptiales… On se gardera bien ici de recourir à une quelconque explication par le symbolisme direct des sons. La sémiose s'effectue contextuellement et dans le relation au lecteur par des relais associatifs divers, souvent indirects -- émotifs, culturels, etc. -- qui interdisent la recherche de clefs stéréotypes ; toutefois, on peut seulement rappeler que le Traité du verbe de René Ghil, en 1886, concède à la consonne liquide l servant de clôture à une syllabe centrée sur la voyelle a renvoie pour lui à un univers de " basses, alto-violons, violes ; de volupté, d'amour, de passion, de douleur ", dominé par " l'instinct de se vouer, la méditation, un vouloir passionné ". Sans commentaire.

b) Simulations et stylisation de l'oral :

Ainsi que la contextualisation historique de l'écriture de Laforgue a tenté précédemment de l'établir, l'influence de la langue orale est déterminante dans la constitution de son art poétique. Non que l'oral y trouve sa place sous la forme d'une reproduction exacte de ses modes de réalisation, mais parce que l'image de ces usages, stylisée, et allusivement évoquée, joue dans le dispositif stylo-sémiotique de Laforgue un rôle puissamment catalysateur. C'est ainsi qu'on ne trouvera guère qu'une fois une tentative de transcription de syntaxe et de prononciation réellement populaires dans son archaïsme, que souligne au reste le figement en un refrain : Ah ! je suis-t-il malhûreux….

-- i. L'élision graphique de l'e :

C'est probablement là l'expression la plus visible et la plus fréquente de la volonté d'introduire dans les textes comme un vague écho de l'oralisation populaire ; dans le genre de la chanson, le procédé n'est pas nouveau, puisqu'on peut l'observer dès le XVIIIe siècle, et que c'est là un indice sémiologique dont ont usé et abusé les Collé, Désaugiers et Béranger et autres auteurs du Caveau. Ainsi, trouvera-t-on, entre autres : Dans l'giron, Sous l'plafond, Tu nous laiss's et tu t'en vas, N'embaum' plus la verveine, Ous'qu'il y a de la gêne, Pas d'chaise économis' trois sous…

Remarque : cette procédure s'applique à diverses catégories d'objets grammaticaux, déterminants du substantif, adjectifs, adverbes relatifs, et même verbes conjugués. Le dernier exemple ci-dessus marque dans un même énoncé l'application du procédé à deux éléments relevant de parties de discours distinctes, avec un double effet de contraction visuelle et de crispation articulatoire. Richepin et bien d'autres encore, à l'époque de Laforgue, pratiquent cette élision graphique qui -- en raison du caractère plein ou éteint de la voyelle -- a également pour fonction de produire un effet de métrique particulier. On se rappellera, à cet égard, que René Ghil voyait dans le e muet un précieux élément instrumental, qui peut toutes nuances selon sa place, depuis donner une valeur pleine ou éteindre en lui-même et presque les sonorités qui l'entourent " (27) ; tandis que Mallarmé reconnaissait : " J'ai toujours pensé que l'e muet était un moyen fondamental du vers français et même j'en tirais cette conclusion en faveur du vers régulier que cette syllabe à volonté omise ou perçue, autorisait l'apparence du nombre fixe, lequel frappé uniformément et réel, devient insupportable autrement que dans les grandes occasions " (28). Ces interprétations relèvent plus de la poétique et du style que de la langue en elle-même, mais, compte tenu du caractère oralisé de la parole que Laforgue veut conférer à son écriture, il n'était pas possible de faire ici l'économie de ces commentaires.

-- ii. Interjections, exclamations et apostrophes :

La langue parlée a souvent recours à ces appuis de discours qui, d'après Jakobson, relèvent de la fonction émotive ou de la fonction phatique du langage. Laforgue dissémine ces objets de manière à rendre son texte plus immédiatement expressif des tensions psychologiques et poétiques qui travaillent son énonciateur : Ah !, Oh ! vous dis-je !, peuh !, Non !, Alleluia !, Psitt ! Nom d'un Bouddha !, Hélas !, En avant !, Coucou !, Eh bien !, Enfin !, Bien sûr !, Mon dieu, mon dieu !, Corbleu !, Moi !, Moi !, Allez !, Pourquoi !, Pourquoi ?

-- iii. Refrains, antiennes, couplets ou ritournelles :

Ces formes propres à la chanson, ponctuellement insérées dans le texte des Complaintes, portent avec elle une intertextualité évidente avec les pratiques orales, chantées ou déclamées, de la langue populaire : Et nunc et semper, Amen !, Dans l'giron / Du Patron / On y danse, on y danse, / Dans l'giron / Du Patron, / On y danse tous en ronds ; Ainsi soit-il !, Au clair de la lune, / Mon ami Pierrot ; Ma cervelle est morte ; Il était un roi de Thulé ; ma mie, / O Gué ? Quand ce jeune homm' rentra chez lui [bis] ; Digue dondaine, digue dondon ? Falot, falotte ; Nous n'irons plus au bois. Formes d'emprunts directs ou reformulation d'éléments chantés, populaires ou liturgiques [" Que votre nom soit…, Que votre Volonté soit faite, Que de votre communion nous vienne / notre sagesse quotidienne ! Pardonnez-nous nos offenses, nos cris ; délivrez-nous de la Pensée, Ainsi soit-il. "], ces expressions prolongent l'effet d'insertion d'un objet hétérogène dans la matière des textes et jouent une nouvelle fois des différentes configurations poétiques qu'il est possible pour Laforgue de donner aux objets sonores du verbe : Bin bam, bin bam, sonne ainsi et résonne à plusieurs reprises et " à tue tête " dans l'univers des cloches de la ville de Liège.

-- iv. Désorganisation des schémas accentuels de phrases :

Cette désorganisation est assez fréquente dans l'univers des Complaintes ; j'y reviendrai un peu plus tard, me contentant de noter ici que cet effet procède très souvent d'une disposition particulière des adverbes en -ment , auxquels est fréquemment concédé le pouvoir d'équilibrer ou de déséquilibrer la mesure et le rythme d'un schème énonciatif. On trouvera ainsi une insistance particulière à faire se succéder dans une même clausule de vers des formes pentasyllabiques de ces adverbes : […] bien intrinsèquement, / Très hermétiquement, primordialement. Ailleurs : Le cœur me piaffe de génie / Éperdument pourtant, mon Dieu ! Ou à reprendre le même adverbe en deux vers successifs sous un effet de variante rythmique, d'ailleurs souligné par l'italique : Elle m'aime, infiniment ! Non, d'occasion ! / Si non moi, ce serait infiniment un autre !

c) Création d'unités lexicales fonctionnelles :

La langue orale moderne se caractérise par son souci de concentration, lequel peut se marquer aussi bien par des formes d'abréviation ou d'abrègement que par des formes de syntagmation figée, relevant elles aussi, du point de vue du style, de l'interpolation dans l'écriture d'éléments minéraux de différentes provenances. Il s'agit là de procédés qui assurent la transition entre la morpho-syntaxe lexicale et la syntaxe proprement dite des énoncés. On sera en particulier sensible, dans le texte des Complaintes, à de multiples emplois adjectivaux du substantif, et à des compositions arbitrairement figées par la marque du trait d'union : Un Moi-le-Magnifique, L'universel lamasabaktani, Aux pommiers de l'Eden-Natal, Nébuleuse-Mère, Bestiole / Mammifère à chignon, Un très-au vent d'octobre paysage ; Un bien-au vent d'octobre paysage, Instincts-levants, Ma Tout-universelle orpheline, Le terrestre Histoire-Corbillard, L'Eden-Levant, Très-Sans-Toi, Le Tout-Vrai. Recompositions d'énoncés en une solidarité graphique superficielle à finalité trompeuse, solidarisations prépositionnelles inattendues, juxtaposition de noms issus de champs sémantiques totalement disjoints [frac deuil]… Il y a là des changements de catégorie grammaticale, souvent imputables -- comme le note Grevisse dans le Bon Usage § 195-- à des effets de réduction d'un syntagme nominal, qui ont comme effet principal de figer et concentrer une notion inédite, elle-même résultante de l'association de deux termes. Il est souvent difficile de déceler plus qu'une forme dans ces cristallisations sémantiques qui donnent à lire et à entendre les éléments d'une représentation lexicale du réel disloquée et déconcertante, en même temps qu'elle donne à comprendre la résolution de cette désorganisation du sens.

5° Questions de syntaxe

Nous abordons ici un des secteurs les plus stéréotypes de l'écriture de Laforgue. Chacun des faits relevés ci-dessous est en soi grammaticalement intéressant et peut, dans le cadre d'un poème, donner lieu à des explications techniques et à des interprétations herméneutiques subtiles ; mais la sérialisation de ces éléments conduit à relever les méfaits d'une répétitivité qui neutralise peu à peu la vitalité des formules et anesthésie la conscience perceptuelle du lecteur. D'autant que ce dernier est souvent mis dans l'impossibilité de discerner si ces formes de représentation de l'oral proviennent d'un relâchement populaire de l'expression, ou, à l'inverse, d'une recherche érudite des affleurements du passé de la langue….

a) La phrase infinitive

L'infinitif centre de phrase, en tant que forme substantive du verbe, tend à donner l'impression que l'énoncé qui le contient est de nature nominale. Il résulterait de cette transformation une vision statique des processus évoqués. Plusieurs études linguistiques récentes ont montré le caractère partiel et réducteur de cette interprétation (29) ; les exemples extraits des Complaintes confortent ce jugement. Nombreux et divers, les énoncés centrés autour d'un infinitif dépourvu d'agent explicite, de temps et d'aspectualité, donnent à lire l'importance chez Laforgue de la postulation mentale qui pousse à voir l'actualisation et la réalisation des procès verbaux constamment rejetées aux marges d'une virtualité, elle même susceptible d'être diversement interprétée.

Expression d'un injonctif : Mener ces chers bourgeois ; Croupir, des étés, sur les vitraux en langueur ; Transporter les cités ! Formuler tout ! Têter soleil !…

Expression d'une interrogation suspendue à l'inanité de sa réponse : Me laisser éponger mon Moi par l'Absolu ? Ou bien élixirer l'Absolu de moi-même ? Ramper vers elles d'adoration ? Mourir d'un attouchement de l'Eucharistie ? S'entrer un crucifix maigre et nu dans le cœur ? Où te flatter pour boire dieu ?

Expression de l'inactualité des pensers verbalement exprimés, qui périme la puissance pragmatique du langage, puisque le procès évoqué reste enclos dans la virtualité de sa dénomination : Bénir la Pâque universelle ; Mourir sur la montagne ; Crucifier l'infini ; Déchirer la nuit gluante des racines ; Hurler avec les loups, aimer nos demoiselles ; Serrer ces mains sauçant dans de vagues vaisselles ; Heurter une enfant ; Pourlécher ses lèvres sucrées ; Nous barbouiller le corps ; Lutter comme essui ; Béer, etc.

Lorsque le contenu du procès verbal est considéré du point de vue de sa valeur, l'infinitif se comporte comme le centre d'un énoncé à allure de centon : Vivre est encore le meilleur parti ici-bas…. Dans tous les cas, l'emploi de la forme infinitive assure au texte une concision que l'emploi ordinaire des modes et temps verbaux rend impossible.

b) L'adjectif et ses fonctions : épithète, attribut, apposition.

Élément verbal doté du pouvoir de caractérisation d'une substance qui lui est antérieure, l'adjectif assume fondamentalement une fonction prédicative : il dote son support d'un apport sémantique diversement envisagé, selon qu'il se réalise sous les espèces de l'épithète, de l'attribut ou de l'apposition. Épithète, la caractérisation tend à s'intégrer dans la matière notionnelle du substantif qui en est doté ; attribut, la caractérisation reste externe et résulte d'un jugement mettant en relation par le biais de l'énonciateur l'objet prédiqué et le terme caractérisant, indexé sur une échelle de valeur ; apposition, ou en position détachée, la caractérisation amplifie la valeur du jugement de l'attribut, en suggérant -- par une sorte d'anacoluthe rhétorique -- le caractère absolu du contenu de l'apport sémantique appliqué au terme support. Laforgue joue très librement de ces formes, usant de surcroît de verbes linguistiquement impropres à l'expression de telles rections.

L'apposition permet de caractériser la nature de l'être du poète : J'avais roulé par les livres, bon misogyne ; Bon Breton né sous les Tropiques […] j'allais… Ou de sanctionner un défaut objectal : eunuque à froid

L'attribut du sujet, proprement dit, fige là encore, l'être du poète dans un procès qui récuse dès lors toute dynamique : " La création fonctionne têtue " ; " Bons vitraux, saignez impuissants "; la remarque prend d'autant plus de sens lorsque le verbe en question est celui qui pose justement un problème existentiel à Laforgue : Je veux vivre monotone ; Je vivais dupe… Ce dernier adjectif, non sans raison au reste, pourrait résumer le sentiment de Laforgue à l'égard des convenances et des apparences du monde : L'art sans poitrine m'a trop longtemps bercé dupe

Quant à l'épithète, sa nature plus convenue, en tant que forme rhétorique mise au service de l'écriture poétique, se voit démentie par de fréquents procédés d'antéposition : lymphatiques parfums, poncifs thèmes, mondaines poses, passables orgies, de gluants deuils, provisoire corybante, dolentes pantomimes, impudent cortège. Etc. elle peut être également disloquée de manière frappante par un reversement de la construction à l'attribut : " Ah ! que la vie est quotidienne "…

Certainement conscient du pouvoir sémiotique de cette partie du discours, Laforgue n'hésite pas à user de constructions plus complexes encore : loyal rêve mort-né, le béni grand bol de lait de ferme, la riche éternelle pendule, un gros petit dieu Pan….

c) Formulations interrogatives et négatives

Interrogation et négation sont modalités psychologiques affectant l'assertion de l'énoncé. Ces modalités s'inscrivent au moyen de formes grammaticales ou linguistiques identifiées : morphèmes spécifiques, ordre des mots, etc. L'écriture de Laforgue dans les Complaintes fait un assez large usage de ces formes particulièrement aptes à évoquer les doutes d'un sujet ontologique que la maladie rend plus fragile. Parmi ces formes, le procès de négativation mérite d'être plus particulièrement relevé. Damourette et Pichon ont jadis montré dans leur Essai de Grammaire de la Langue française [1930-1950] que la négation du français était un mécanisme à double détente, un fait linguistique en deux temps, un objet en deux morceaux… Un premier affonctif, nommé discordantiel, généralement ne, permet de greffer une postulation négative sur le verbe constituant le fait central de l'énoncé. Un second élément achève alors d'exclure le procès évoqué du monde accepté par le locuteur ; il s'agit du forclusif [pas, point, plus, jamais, mie, goutte, etc.]. Ce modèle général de langue est toutefois contre battu dans les faits par des réalisations de la négation linguistique réduites à la seule présence du terme forclusif. Laforgue a recours à ces formes : soit par tentation de l'archaïsme [la forme interro-négative soutenue, du XVIe au XVIIe siècle, se résume à ce seul élément (30)], soit par économie propre à la simulation de l'oralisation des énoncés : Et l'univers, c'est pas assez ! Car crois pas que l'hostie où dort ton paradis ; Suis-je pas dans l'un des plateaux de la balance ? Suis-je pas triste d'elle ?

d) Faits et effets d'accumulation et de réitération

De même que l'on a vu plus haut la valeur d'emploi qu'il convenait d'accorder dans les Complaintes à l'interpolation de formules toutes faites, agissant à l'intérieur du magma poétique comme des blocs de concrétions verbales hétérogènes, il faut évoquer ici la question des répétitions auxquelles recourt fréquemment Laforgue.

Nombre d'entre elles ont à l'évidence une fonction de nature évidemment stylistique ou esthétique ; reste qu'elles sont avant tout le résultat d'un travail d'écriture autorisé par la langue. Celle-ci organise généralement le développement des énoncés en procédant à une mise en ordre progressive de leurs constituants : autour du verbe, noyau central, se disposent à la périphérie gauche les syntagmes ayant fonction sujet et leurs éventuelles expansions, puis, à gauche, les syntagmes ayant fonction complément ainsi que leurs propres déploiements. La modification de cet ordre canonique conduit à des effets de topicalisation, d'emphase, ou de mise en valeur expressive, imputables soit à une recherche expressive et esthétique, soit à de simples faits d'oralité.

Laforgue use abondamment de ces possibilités de désarticulation d'une syntaxe linéaire et progressive : En voulant mettre un peu d'ordre dans ce tiroir, / Je me suis perdu par mes grands vingt ans ; L'ai-je rêvé, ce Noël / Où je brûlais de pleurs noirs un mouchoir réel, / Parce que, débordant des chagrins de la Terre / Et des frères Soleil, et ne pouvant me faire / Aux monstruosités sans but et sans témoin / Du cher Tout, et bien las de me meurtrir les poings / Aux steppes du cobalt sourd, ivre-mort de doute, / Je vivotais altéré de Nihil de toutes / Les citernes de mon Amour ?

Dès Préludes autobiographiques se met ainsi en place une écriture de la dilation, qui expose d'abord les circonstances, et qui, seulement ensuite, permet d'accéder au nucléus informatif de la phrase par les méandres infinis le long desquels sont progressivement disposés les relais syntaxiques de l'énoncé. Il en résulte pour le lecteur atomisation et dissémination des particules élémentaires grâce auxquelles se réalise l'énonciation du texte, et, de ce fait même, pulvérisation des repères ordinaires de la signification dans une tension moins obsédante et radicale que celle à laquelle invite Mallarmé ; mais dans le même esprit de donner à lire et à entendre que l'essentiel de la démarche poétique n'est pas dans la production d'un sens stabilisé : il est dans la suggestion que le poétique procède de cette interrogation sur le sens en train de s'énoncer et de se faire. Ainsi, dans Complainte des condoléances au soleil, n'est-il même plus discernable de verbe à un mode personnel et conjugué qui donnât à l'énoncé un ordre précis :

Décidément, bien don Quichotte et pas peu sale, / Ta police, ô Soleil ! malgré tes grands Levers, / Et tes couchants des beaux Sept-glaives abreuvés, / Rosaces en sang d'une aveugle Cathédrale !

Dans Complainte des pubertés difficiles, Laforgue, non seulement, a recours à cette désorganisation :

A ces bergers peints de pommade / Dans le lait, à ce couple impuissant d'opéra / Transi jusqu'au trépas en la pâte de Sèvres, / Un gros petit dieu Pan venu de Tanagra / Tendait ses bras tout inconscients et ses lèvres.

faisant attendre la résolution du suspens initial et jouant jusqu'au terme des effets de la disjonction du verbe et de ses objets ; mais, en outre, il répète immédiatement cette structure dans la strophe suivante pour la pousser à son point extrême :

Sourds aux vanités de Paris, / Les lauriers fanés des tentures, / Les mascarons d'or des lambris, / Les bouquins aux pâles reliures / Tournoyaient par la pièce obscure, / Chantant, sans orgueil, sans mépris : / " Tout est frais dès qu'on veut comprendre la Nature. "

Puisque l'objet de chanter se trouve être lui-même ici un énoncé figé et interpolé dans le texte afin d'en distendre la texture informative.

Dans d'autres lieux, la répétition se fait plus immédiatement perceptible : Le vent, la pluie, oh ! le vent, la pluie ! ; Falot, falotte. Un effet d'objet sonore analogique, résultant de la répétition, est perceptible dans Complainte des cloches  : Les cloches, les cloches ; A tue-tête ! à tue-tête ! Car il descend ! il descend ! Hymniclames ! Hymniclames ! Vers un Témoin ! Un témoin ! Quelle fête ! quelle fête. Identiquement dans Complainte du pauvre jeune homme : Quand ce jeune homm' rentra chez lui, / Quand ce jeune homm' rentra chez lui… La dynamique syntaxique se voit ainsi enrayée, freinée dans on élan, limitée dans sa capacité à organiser une vision et une représentation du monde : Lune, vagabonde lune…. Et la lune a, bonne vieille, / Du coton dans les oreilles… Ou encore : Orgue, Orgue de Barbarie !… Vidasse, vidasse ton cœur….On touche par là à un autre point caractéristique de l'écriture de Laforgue, qui est celui de l'expression du vague et de l'imprécis.

e) L'indéfinition

Pluriels de vaporisation concédés à des termes déjà plutôt orientés vers l'abstraction : Spleenuosités, monstruosités, hérédités , Dilettantismes; ou étrangers à cette pluralisation : universelles chimies, Routines, eucharisties, etc. Reprise par deux fois dans Complainte d'un autre dimanche, d'une formulation verlainienne [Sagesse, I. 6] de connotation archaïque : un qui… Apostrophes dénuées de termes précisément actualisateurs : Rideaux verts de notre hypogée, / Marbre banal du lavabo ; ô nuptials appels ; Alcôve des Danaïdes, triste astre ! Démultiplication des emplois de l'infinitif, et des formes participiales : yeux bleus méditant sur l'ennui de leur art ; Livrer aux langueurs des soirées… Vibrant de tact à me fondre, / Trempé dans les célibats….

f) Distorsions ou synapses de rection verbale

On appelle rection la propriété qu'a un mot de s'adjoindre un complément. Cette propriété définit la valence des verbes transitifs que la grammaire française répartit traditionnellement entre verbes transitifs directs et verbes transitifs indirects. Une des grandes et plus évidentes caractéristiques de l'écriture fin de siècle consiste dans ces modifications de la rection ordinaire des verbes, d'une manière qui n'est pas très éloignée de la formule par laquelle sont introduit certains adjectifs attributs [cf. supra], car certains verbes sont également ici de purs néologismes fonctionnels : " saignant son quadrige ; voûté mes vingt ans ; suppurant du livide ; un oeillet expirait ses pubères baisers ; hallalisé ces chers décors ; Je t'expire mes Cœurs ; Dégringolant une vallée ; Tu condimentes mes piments mystiques ; gémir cette scie ; rhabillent leurs tombeaux ", etc. Une sorte d'excès se traduit dans cette volonté de complétude attachée à la saturation de tous les rôles sémantiques susceptibles d'être dévolus au verbe comme pivot syntaxique de l'énoncé et signe de son énonciation. On peut d'ailleurs retrouver trace de cette postulation qui -- après Schopenhauer et sa critique drastique des termes du discours philosophique de Hegel -- vise à épuiser jusqu'aux potentialités du langage, en tant que forme de représentation et d'expression d'une volonté, dans des transformations apparentées, qui, par exemple, fixent un participe attribut modalisé à un substantif inattendu : " âme trop tanguée ", ou qui envisage la circularité indéfinie des processus évoqués en s'inventant des réflexivités inédites : " qui s'agonise ".

g) Utilisation d'une forme pronominale " explétive "

Cette dénomination -- en soi peu satisfaisante d'un point de vue strictement linguistique -- est néanmoins celle à laquelle Grevisse a recours dans Le Bon Usage [§ 647] ; elle renvoie à l'emploi du type : " Et elle vous lui détacha un coup de sabot si terrible "…. Et semble, aux yeux des grammairiens, exprimer l'intérêt que le locuteur prend à l'action, ou la sollicitation qu'il adresse à l'interlocuteur de s'intéresser à l'action évoquée. On a pu rapprocher autrefois cette construction du datif éthique, dativus ethicus de la grammaire latine !

Laforgue a recours à cette construction en au moins trois occurrences des Complaintes, sous la forme du pronom personnel complément de première personne, renvoyant ainsi à une forme d'exhaussement emphatique de sa subjectivité énonciative ayant pour conséquence paradoxale de disjoindre le je -- sujet actif, et même ergatif au sens linguistique du terme -- du moi -- patient envisagé sous l'angle d'un bénéfactif qui se situe dès lors à l'extérieur de sa propre énonciation et se regarde regardant, se voit vu, s'analyse analysant et analysé : " Mon cri me jaillissant des moelles ", " Son mouchoir me flottant dans le Rhin ", " Le cœur me piaffe de génie ". On voit bien par là pour Laforgue qu'il ne s'agit pas, au premier chef, d'interpeller un hypothétique lecteur, mais plutôt de secouer en lui-même et pour lui-même les sédiments de procrastination qui recouvrent à chaque instant sa volonté active, et qui ont peu à peu enfoui cette dernière sous les cendres subsistantes au terme de la consumption d'un vouloir vivre impossible à mettre en pratique. Il ne reste plus alors qu'à mettre cette irréalisable volition en œuvre… littéraire. Et c'est alors l'hypertrophie du Moi-le-Magnifique

Tels sont quelques-uns des éléments syntaxiques qui accréditent dans les Complaintes l'expression d'une déréalisation de la représentation, ou, plus exactement, la suspension des repères ordinaires de référenciation des mots au monde ou d'indexation de ce dernier par la parole. D'où procède plus que résulte une syntaxe souvent énigmatique, difficilement assignable aux formes ordinaires de langue qu'expliquent les grammaires, et qui relève de ce que l'on nommait à l'époque haute grammaire ou grammaire transcendante. Tous problèmes dont l'explication ou la solution est déléguée aux poéticiens…

6° Questions d'esthétique et de style

Lorsque Mallarmé prononce en 1894 ses fameuses conférences d'Oxford et de Cambridge et dresse un état présent de la littérature française, il n'hésite pas à tenir un propos qui, d'une certaine manière, nous ramène à la préoccupation du politique de la langue par laquelle nous avions commencé cette étude, et en laquelle s'inscrivait la nouvelle poétique de Laforgue :

J'apporte en effet des nouvelles. Les plus surprenantes. Même cas ne se vit encore.

On a touché au vers.

Les gouvernements changent : toujours la prosodie reste intacte : soit que, dans les révolutions, elle passe inaperçue ou que l'attentat ne s'impose pas avec l'opinion que ce dogme dernier puisse varier.

Il convient d'en parler déjà, ainsi qu'un invité voyageur tout de suite se décharge par traits haletants du témoignage d'un accident su et le poursuivant : en raison que le vers est tout, dès qu'on écrit. Style, versification, s'il y a cadence et c'est pourquoi toute prose d'écrivain fastueux, soustraite à ce laisser-aller en usage, ornementale, vaut en tant qu'un vers rompu, jouant, avec ses timbres et encore les rimes dissimulées : selon un thyrse plus complexe. Bien l'épanouissement de ce qui naguère obtint le titre de poème en prose " (31).

Le paradoxe d'une telle affirmation réside certainement dans le fait que Mallarmé lui-même n'a jamais pratiqué le vers libre !… Reste que, si, par style, on entend une manière spécifique de rendre verbalement compte d'une représentation du monde idiosyncratique, la difficulté de caractériser et définir le style de Laforgue provient -- notons-le immédiatement -- de ce que les Complaintes révèle un poète qui n'a encore précisément aucun style, et qui ne peut guère prétendre alors -- comme on l'a vu plus haut -- qu'à l'utilisation d'une écriture.

On peut, certes, comme il est de règle et d'usage depuis près d'un demi-siècle, définir les constantes de l'utilisation par Laforgue des formes de la langue française de son temps ; à la suite de quoi, une théorie plus ou moins explicite de l'écart et de la valeur permettra d'isoler certains faits circulairement jugés comme représentatifs. A l'intérieur d'une telle conception, tous les faits de langue repérés plus hauts -- tant morpho-lexicaux que morpho-syntaxiques et sémantiques -- peuvent prétendre à éligibilité en tant que faits de style, au moins virtuels. Mais, ces faits, étant bien souvent dictés par une forme de réaction à l'endroit des tendances de l'esthétique bourgeoise, et ayant tendance à devenir formes de connivence signalant l'appartenance de leurs utilisateurs à un mouvement esthétique défini [Réalisme, Parnasse, Décadentisme, Zutisme, Fumisme, etc.] ne peuvent dès lors prétendre simultanément à signaler l'énonciation signifiante d'une volonté expressive quelconque. En résulte donc le paradoxe que les formes les plus visibles de cette écriture ne constituent plus la matière d'un style et indexent seulement l'emploi d'une langue littéraire d'époque, probablement nécessaire à l'émergence des facteurs qui permettront ultérieurement à Laforgue de définir son style personnel. D'où, dans le cas de Laforgue, la nécessité de trier dans ce matériau pour découvrir les indices linguistiques accréditant la consistance d'un telle écriture au regard d'objectifs ou d'intérêts " stylistiques ". Et, si l'on peut dire, la nécessité concomitante de distinguer, comme il a été vu plus haut, entre une esthétique de la langue et une esthésique des textes reçus par le lectorat. Cette dernière peut se marquer à divers niveaux :

Le lecteur des Complaintes ne peut manquer d'être surpris par la forme souvent inattendue des associations morpho-syntaxiques auxquelles recourent les textes. On a vu plus haut quelques-uns de ces aspects fonctionnels. Il faut noter maintenant le rendement de ces tours et de ces tournures qui, bien souvent, sont détournement des usages ordinaires. " Va, Globe aux studieux pourchas, / Où Dieu à peine encor s'épèle ! " : vocabulaire recherché, distensions, constructions inédites ; on pourrait alléguer des dizaines d'autres exemples de ce type : " Oh ! qu'incultes, ses airs, rêvant dans la prison / D'un cant sur le qui-vive au travers de nos hontes !… ", etc.

Dissonances de tons, de niveaux, de domaines , qui marquent le souci de se poser en réaction contre la littérature académique et traditionnelle, laquelle, néanmoins, constitue, au même titre que les saintes Écritures, un intertexte obligé de l'écriture de Laforgue.

Procédés qui s'inscrivent pleinement dans la ligne de la littérature décadente, et qui affichent le goût d'étonner, de choquer les bourgeois qu'offusquait déjà en 1866 l'Origine du monde de Courbet... Le critique du Cri de Paris, le 31 octobre 1886 note : " M. Jules Laforgue, qui s'bat les flancs pour être incohérent "….

Procédés qui, également, expriment de manière alternative et par des rapprochements inattendus une certaine qualité de tragique ou d'humour.

Procédés qui fixent les formes convenues du décalage des tons et du sens de la parodie que Laforgue élève à la hauteur d'une esthétique poétique.

Et, en tant que tels, créations bien conscientes et affirmées en tout cas qui marquent la volonté de conformer le langage à un dessein philosophique intérieur.

La technique poétique mise en œuvre pour soutenir ce projet est elle-même complexe, diverse et très déstabilisante pour le lectorat commun de l'époque, et même encore, dans certains cas, pour celui d'aujourd'hui.

Le vers libre résulte en effet d'un processus progressif de libération dont certains aînés de Laforgue ont déjà expérimenté les potentialités. Ainsi, le libre mélange des vers de différentes longueurs remonte-t-il jusqu'au XVIIe siècle ; et l'on parle déjà au XVIIIe siècle de vers mêlés

La reconnaissance progressive de la prose poétique ou des qualités spécifiques du poème en prose, au cours du XIXe siècle, va également dans le sens d'un assouplissement des mesures du vers et des contraintes d'agencement planant sur lui. Le renoncement à une division en strophes régulières exactes est le signe caractéristique de l'affirmation de cette nouvelle esthétique du vers. Jusqu'aux environs de 1885, l'allégement de la versification traditionnelle avait été obtenu au prix d'équivoques ou de transgressions louches par Verlaine, Rimbaud ou Mallarmé. Mais Laforgue et plusieurs de ses pairs, à cette date, souhaitent aller plus loin, sous l'effet de la traduction de quelques-uns des Brins d'herbe du poète américain Walt Whitman que Laforgue, justement, traduit à la même époque pour la revue La Vogue….

Il s'agit alors :

1° de rendre plus mobile et souple le compte des syllabes grâce aux valeurs variables donnée à l'e sourd ou e caduc ;

2° de concéder plus de mobilité à la césure, allant même jusqu'à sa suppression, ou à des effets inconnus d'enjambement violent ;

3° de violer les règles ordinaires de l'hiatus ou des réitérations syllabiques jugées disgracieuses [" pubères baisers ", etc.] ;

4° de multiplier les formes de vers jusqu'alors inusitées ou inconnues, notamment les formes impaires ;

5° d'affranchir la rime des principes traditionnels touchant à sa qualité et aux règles d'alternance ; on a même pu parler à son endroit de " rime dyspeptique et haillonneuse aux gages des classiques, puis gorgée et faraude aux temps parnassiens "…. [B. de Monconys, La Vie moderne, n° 48, 27 novembre 1886]

6° de lui substituer même une simple assonance [créature ! / ne durent ; théorèmes / de même !].

Et Laforgue, dans ses Complaintes, ne s'est aucunement privé de ces possibilités jugées iconclastes.

Le vers qu'il expose n'est donc plus exactement métrique mais innervé par un rythme qui constitue sa propre énonciation. Il repose dès lors sur une succession perceptible de groupes accentuels qui ont dès lors tendance à constituer autant d'unités d'accentuation sémantiques. Le vers libre ainsi conçu -- bien plus que la simple émancipation que constitue le vers libéré -- devient une contestation poétique du monde, par laquelle Laforgue porte à son point extrême la condamnation du langage reçu que développait Schopenhauer.

Lorsqu'à la dissolution de la forme métrique rigoureuse s'adjoignent la dissolution syntaxique de la phrase, l'isolement du mot, les rapprochements incongrus, les interpolations inattendues mais concertées de formes syntagmatiques figées, une distribution irrégulière des lignes ou des vers sur la page, l'omission fréquente des signes élémentaires de ponctuation, alors l'être poétique verbe s'élève jusqu'à une manière d'écriture et une façon d'écrire qui tendent à défaire par la contre-façon le sens décourageant des formes du monde.

Prenons justement un seul exemple, celui -- probablement paradoxal -- de la Grande Complainte de la ville de Paris, puisque, seule du recueil, cette complainte est ostensiblement inscrite en prose.

Derrière les récurrences phoniques, la fragmentation des énoncés juxtaposés, le bruit et la rumeur des énoncés bruts interpolés dans la trame du discours ; derrière la profusion d'un lexique divers et proliférant, qui illustre les différentes sphères d'activité de la capitale, une forme se constitue peu à peu, en aval des cinq paragraphes immédiatement perçus, qui donne à lire et à entendre les bruits et la fureur qui travaillent Paris.

Prose blanche pour une ville noire, en quelque sorte…, qui procède :

1° Par l'apostrophe indexatrice d'isotopie du crieur public suggéré : " Bonnes gens qui m'écoutez, c'est Paris, Charenton compris. ", qui n'hésite pas à associer dès l'origine Paris et folie…

2° Par le collage de formules empruntées à la publicité ou aux petites annonces commerciales : " Maison recommandée "

3° Par bribes et par éclats : " Facilités de paiement, mais de l'argent. De l'argent, bonnes gens ! "…

4° Par spasmes et crispations de l'articulation : " Que tristes, sous la pluie, les trains de marchandises ! "…

5° Par fracture de collocations et néologismes de construction : " Et sous les futaies seigneuriales des jardins très-publics, martyrs niaisant et vestales minaudières faisant d'un clin d'œil l'article pour l'Idéal et Cie (Maison vague, là haut), mais d'elles-mêmes absentes, pour sûr. "

6° Par jeux paronomastiques d'association intempestives : " Couchants d'aquarelliste distinguée, ou de lapidaire en liquidation "….

7° Par l'alternance des mesures brèves et longues, diversement frappées par la scansion des rythmes, et soutenues par le tissu serré de la trame vocalique croisée avec la chaine cosonantique : "Mais les cris publics reprennent. Avis important ! l'Amortissable a fléchi, ferme le Panama. Enchères, experts. Avances sur titres cotés ou non cotés, achats de nu-propriétés, de viagers, d'usufruit ; avances sur succession ouvertes et autres ; indicateurs, annuaires, étrennes. Voyage circulaires à prix réduits "….

8° L'accélération, jusqu'au vertigineux tournis, de ces cris de la ville : " Grand choix de principes à l'épreuve. Encore des cris ! Seul dépôt ! soupers de centième ! Machines cylindriques Marinoni ! Tout garanti, tout pour rien ! Ah ! la rapidité de la vie aussi seul dépôt…. "

9° Par la saturation totale des effets impressifs produit par ces usages du verbe, qui s'exprime in fine dans une sorte de manducation répétitive des mêmes voyelles, des même syllabes, des mêmes mots, des mêmes structures du monde progressivement vidées de tout sens : " Et l'histoire va toujours dressant, raturant ses Tables criblées de piteux idem, -- ô Bilan, va quelconque ! ô Bilan, va quelconque ! "….

Conclusion.

On a volontairement passé sous silence dans les pages précédentes tout ce qui relève chez Laforgue des formes de la comparaison ou de la métaphore, ainsi que des autres tropes et images auxquels nous a habitués la tradition rhétorique. Il ya là matière à d'innombrables analyses, à d'infinis commentaires. Dans La Basoche, Ch. Henry notait à Bruxelles, dès octobre 1885, le " répertoire de métaphores très aiguës, souvent trop, avec quelques néologismes mort-nés pour la plupart, de hantises trop prolongées de métaphysique, des subtilités de fantaisie et des virtuosités de métier " qui caractérisaient pour lui le Laforgue des Complaintes. Ce sont en effet chez lui les oripeaux les plus évidents de la subsistance d'une poétique traditionnelle. Là encore, tout lecteur attentif des Complaintes est en mesure de dresser la liste et de classer ces figures.

Il ne s'agit donc pas de suggérer que ces objets seraient de peu d'intérêt ou de faible consistance. Tout au contraire. Il s'est simplement agi pour nous de constater que l'énonciation de ces formes était absolument indissociable dans le recueil de la recherche d'un style oral, par lequel Laforgue tente de solidariser en un tout discret et représentatif les différents constituants de son écriture. Il y aurait donc, comme le suggère Claude Hagège, une sorte d'orature (32) spécifique du poète des Complaintes, au sens où toutes les tentatives pour donner au langage cette malléabilité et cette fluidité ou ces crispations qui caractérisent la parole en action aboutiraient effectivement à produire comme l'écho sonore d'un monde en déstructuration, et à reproduire les coups et les bruits par lesquels se réalise cette décomposition.

Mon sentiment reste cependant, qu'à l'aube de sa carrière poétique, Laforgue n'est pas encore parvenu à solidariser parfaitement ces constituants, et que, faute d'une harmonie impossible à retrouver, les faits et effets de rupture ou de provocation, ironiques ou tragiques, qui émaillent les Complaintes, signalent au lecteur d'aujourd'hui une poétique nouvelle en cours de constitution et d'affirmation de ses propres valeurs. Le discours de Laforgue n'y peut être qu'éclaté. T. de Wyzewa ne retenait-il pas du Laforgue des Complaintesle musicien des mots " et le poète encore inabouti : " Les Complaintes de M. Laforgue m'ont séduit plutôt par des innovations formelles ; les émotions exprimées sont encore très vagues, insuffisamment enchaînées et déduites " (33). Ce qui est une autre manière de formuler ce que la Revue moderniste n° 8 du 30 septembre 1885 définissait comme " une vraie broussaille pleine d'entortillements inutiles et de bizarres recherches "… et peut-être le moyen d'étonner le lecteur complaisant, une gageure au bon sens rassis de M. Prudhomme.


Notes

1. Correspondance générale, t. II, 1.65. Lettre du 10 mai 1883.

2. Ainsi que j'ai pu le montrer jadis à propos des créations verbales de Huysmans : "L'"Inosé" vocabulaire de Huysmans : à propos de A rebours ", L'Information Grammaticale, n° 52, janvier 1992.

3. Contrairement à la vulgarisation fautive d'une notion de sémio-stylistique, initialement forgée dans ma thèse soutenue en 1982, à laquelle ont récemment concouru de nombreux pseudo-stylisticiens et pseudo-linguisticiens, le terme et la notion de stylo-sémiotique ont pour fonction de restituer au rapport des deux termes sa véritable valeur : c'est bien ici le style de l'écriture d'un auteur, objet lui-même global inscrit dans la totalité du texte produit, qui fait signe, et non pas une sémiotique arbitraire du texte reçu qui se revêtirait là des appas ornementaux d'une écriture individualisante. On en resterait encore, dans ce dernier cas, comme le montrent d'ailleurs de nombreuses études réalisées sous cette fausse conception, à la vision traditionnelle du style comme procédés techniques à disposition d'un écrivain qui serait entièrement maître de leur sélection et de leur application. Or, l'on sait bien que la pensée, comme les représentations ne préexistent pas à leur énonciation, et que l'écriture littéraire comme toute pratique de langage produit autre chose -- plus ou moins -- que la visée intentionnelle de ses acteurs, en quoi réside le mystère de la communication. Ce n'est donc pas dans les résidus d'une conception structurale de la sémiologie des textes que se découvrent les éléments pertinents du style d'une œuvre, mais c'est -- tout à l'inverse -- la conception globale du style dans ses dimensions de contrainte historique et structurelle qui fonde la sémiotique pertinente des œuvres et légitime leur herméneutique.

4. L'empan historique couvert par cette rubrique peut paraître excessivement large, d'autant que plusieurs des ouvrages mentionnés sont peu accessibles en dehors de bibliothèques spécialisées. Mais il faut tenir compte de ce que les modèles esthétiques d'écriture se transmettent lentement, qu'ils offrent souvent une rémanence large de leur précepte, d'autant plus étendue au reste que les relais sont diffus, et que leur passage correspond souvent à des modifications de la trajectoire de la course, à des inflexions inattendues, voire à des contestations détournant totalement le sens du modèle initial, comme Laforgue en offre souvent l'exemple. Dans ces conditions, la liste arbitraire des ouvrages présentés ici recouvre un laps de temps important à l'intérieur duquel ont travaillé les formes de la langue française et les valeurs de l'écriture littéraire qui ont pu influencer directement ou indirectement le sentiment esthétique et épilinguistique de Laforgue. Pour un choix excellent d'études contemporaines sur l'écriture de Laforgue, on se reportera à la bibliographie sélective rédigée par Henri Scépi, publiée dans Dix-Neuvième siècle, n° 31, Bulletin de la Société des Études Romantiques et Dix-neuviémistes, Paris, juin 2000, pp. 87-91.

5. Le récent ouvrage de E. Karabétian : Histoire des stylistiques, Paris, Armand Colin, 2000, fait le point sur cette question ; voir notamment le chap. 7, pp. 136-155.

6. Paul Lafargue, " La Légende de Victor Hugo ", Revue socialiste, 1891, p.703.

7. Journal Grammatical, Littéraire et Philosophique de la langue française et des langues en général, par G. N. Redler, 1836, p. 24.

8. Émile Deschamps, Préface des Études françaises et étrangères, Paris, Urbain Canel, 1828, pp. L-Li.

9. A. Roche, auteur d'un manuel intitulé Du Style et de la Composition littéraire, Paris, Delagrave, 1904, écrit : " Le style est maintenant la manière d'exprimer ses pensées et ses sentiments. C'est la forme même du sentiment et de la pensée. La pensée et le sentiment sont comme un corps, dont le style est le vêtement ". Il serait évidemment indécent de paraître nu !…

10. B. Jullien, Introduction historique à la seconde partie du Cours Supérieur de Grammaire, reprise dans Thèses de Grammaire, Paris, L. Hachette, 1855, p. 226-227.

11. Paris, Hachette, 1872, p. 371, notamment.

12. C'est bien en ce sens que l'on peut encore lire en 1918 l'ouvrage d'Antoine Meillet : Les Langues dans l'Europe nouvelle, Paris, Payot.

13. Notions Générales sur les Origines et sur l'Histoire de la langue française, Paris, Jules Delalain, 1883, p. 4.

14. Respectivement p. 3 et 165-168.

15. Gaston Paris, " Les Parlers de France ", Bulletin de la Société des Parlers de France, n° 1, Paris, 1893, H. Welter éditeur, p. 2.

16. Ibid, p. 4-5.

17. Petit de Julleville, Op. cit., t. VIII, pp. 836-838.

18. Ibid., p. 873-874.

19. Ibid., p. 883-884.

20. Revue contemporaine, 1-25 septembre 1885, p. 108.

21. Revue moderniste, n° 8, 30 septembre 1885.

22. Emilio, L'Art moderne, 13 novembre 1887.

23. D. Luc, dans Le Tintamarre, hebdomadaire satirique et financier, 4 juillet 1886, p. 8.

24. " Je vous signale seulement feuille 9 le mot Eternité (mon vers, avec ce mot, n'aurait que 11 pieds !) il faut Eternullité ". Lettre à Vanier, citée in J.-L. Debauve, Laforgue en son temps, Neuchâtel, A la Baconnière, 1972, p. 94. Laforgue utilise donc encore la notion ancienne de pied quand il est devenu notoire, aux yeux des théoriciens mêmes du vers français, que ce dernier est de nature syllabique.

25. Paris, Librairie C. Klincksieck, 1953, notamment pp. 155-157.

26. La Grande Encyclopédie, Paris, tome XXIX, 1890, p. 774.

27. En méthode à l'œuvre, Paris, Messein, 1891, p. 12

28. D'après Camille Mauclair, Mallarmé chez lui, Paris, 1909, p. 113

29. Contentons-nous de citer : Annick Englebert : L'Infinitif dit de narration, Bruxelles, 1998, De Boeck-Duculot, 236 p.

30. Cf. M. Grevisse, Le Bon usage, 12e édition, Louvain-la-Neuve, 1986, § 381-393.

31. Mallarmé, Œuvres complètes, éd. B. Marchal, Pléiade, NRF, 1998, pp. 643-644.

32. Cl. Hagège, L'Homme de paroles, Paris, Fayard, 1985, p. 84.

33. La Revue wagnérienne, juin 1886.