BIOGRAPHIE

NOTICE

SUR P.-A. LEMARE

né au village de Fèvres-aux-Grandvaux, le 2 février 1766, mort à Paris,

le 18 décembre 1835.

par N. Boussi
Journal de la Langue française
3e série, t. 1, n° 3, septembre 1837
pp. 97 - 117.

Pierre-Alexandre Lemare était du petit nombre de ceux qui, de leur vivant même, jouissent d'une réputation incontestée. Aussi depuis long-temps nous proposions-nous de donner une notice sur sa vie et ses ouvrages. Dans ce but nous avions invoqué ses souvenirs, et il s'occupait de les rassembler, lorsque la mort nous l'a enlevé. Les notes qu'il nous destinait sont restées long-temps égarées; sa famille vient de les retrouver, et nous en devons la communication à son obligeance pour nous et à son pieux respect pour les intentions de celui qui les a réunies. C'est le dernier écrit tombé de cette plume vigoureuse et téméraire qui broyait la pensée pour la raviver; legs précieux que nous recueillons avec gratitude, et auquel tous les amis de la science seront désireux de participer. Ils y trouveront l'admirable franchise d'un coeur honnête et d'un esprit élevé. L'homme s'y voit en déshabillé, puisant une valeur nouvelle dans le négligé de la forme dont il est enveloppé. Cette esquisse est restée inachevée. Nous la compléterons autant que possible : il n'est donné à personne de la continuer.

MA VIE, ESQUISSE

Je suis né le 2 février 1766, dans le petit village des Fèvres-aux-Grandvaux, département du Jura, de parents pauvres. Ne sachant ni lire ni écrire à l'âge de douze ans, l'hiver on m'envoya à l'école chez un prêtre voisin, à raison de 15 sous par mois. Dans le nombre des élèves il s'en trouvait deux qui apprenaient le latin. Tous les jours leurs mains étaient gonflées et quelquefois ensanglantées par les férules. Forcé d'assister aux explications du maître, j'apprenais le latin malgré moi. Bientôt, en l'absence du prêtre, j'aidais de ma mémoire les victimes de sa brutalité. Un jour le prêtre, caché derrière les ais mal unis de la pièce, me surprit corrigeant les fautes de mes latinistes. Au lieu de se porter à un accès de colère, il fut tellement étonné de ce qu'il voyait, qu'il alla trouver mon père pour l'exciter à me faire faire mes études; ce qui fut trouvé par mon père au-dessus de ses forces, quoique l'idée de faire de moi un prêtre lui sourît beaucoup.

Le printemps suivant arriva, ce fut à mon tour à garder nos cinq ou six vaches. Avec les petites gratifications que me forçaient d'accepter mes camarades latinistes, j'achetai un rudiment de Bistac. Muni de cet instrument, d'une petite écritoire, d'une plume et d'un peu de papier, je me dictais des thèmes, à l'ombre d'un mur ou d'un arbre. Manquant de dictionnaire, je prenais mes mots dans un cahier de thèmes corrigés, que m'avait prêté l'un de nos latinistes. L'hivers suivant, je fus admis, par le prêtre enchanté, à faire thèmes et versions. A la rentrée des classes, je me présentai en quatrième au collège de Saint-Claude, et fus reçu. Pendant le premier mois, mes compositions furent faibles ; une fois même, je fus l'avant-dernier de la classe ; mais bientôt je manquai rarement d'être le premier ou le second.

Ma mère m'avait fait faire par la pelletière du village, avec sa vieille robe de noces, un habit à larges manches. Les élèves l'appelaient l'habit d'ordonnance, ce qui me vexait beaucoup ; mais je m'adressai à l'un des plus bruyants, et lui promis de faire ses devoirs s'il se chargeait de faire la police autour de moi ; ce qui fut accepté, et très-bien exécuté de part et d'autre. J'étais la ressource des paresseux, le lendemain surtout d'un congé ; j'en avais toujours au moins trois ou quatre dont il fallait faire thèmes ou versions, sans qu'aucun pût paraître en avoir copié un autre. En même temps ils m'apportaient gâteaux et fruits de toute espèce. Il faut noter que mes pauvres parents payaient au papa Guettas 3 francs 10 sous de pension, sur quoi il fournissait la soupe ; le pain m'était apporté, tous les mois, de la maison paternelle ; c'était du pain d'orge ; mais ma complaisante industrie me valait de fréquents extra et quelque monnaie qui me servait à me procurer quelques petites douceurs. L'année et la suivante se passèrent ainsi ; mais que de classes à faire encore avant d'avoir fini !

Il me vint à l'idée d'aller à Dôle, au collège de l'Arc, et de composer pour entrer en rhétorique. Je partis avec une grosse paire de souliers ferrés, que je rapportai à la fin de l'année scolaire, encore en bon état ; Deux jours et deux nuits je fus en prières pour obtenir la grâce de réussir. La première composition fut une version ; au premier mot, je me rappelai que je l'avais sur moi sur un cahier de corrigé, et, pendant que le professeur dictait le latin, je copiais le français. J'eus presque aussitôt que lui. Je déchirai le feuillet, le réduisis à néant autant que possible, et j'allai présenter humblement ma copie au vénérable Battaudier, le principal des jésuites de l'Arc. Il me dit : " Ce n'est pas le latin, mon ami, qu'il faut m'apporter ; c'est le français. " Toute la classe éclata de rire. -- " Mais c'est le français que je vous apporte. " L'étonnement fut à son comble : un tout petit montagnard avait traduit sous la dictée un discours latin sans dictionnaire ! Le lendemain, thème ; j'en avais tant fait pour moi et pour les autres, que j'étais devenu fort en cete partie. Bref, me voilà reçu en rhétorique. Je me mordis sévèrement les doigts de n'avoir pas composé pour la philosophie. Chéri et choyé de mes camarades, surtout des plus paresseux, j'étais tous les jours chez les uns et les autres, et faisais pour mon compte peu de dépenses de bouche. Quant à mes habillements, ils étaient robustes, et je les rapportai en assez bon état à la maison. J'étais logé chez le père Duchêne, avec deux compatriotes ; nous donnions, pour la chambre et un lit commun, 24 francs par an. Je prenais de temps en temps de la soupe, à raison de deux sous chaque fois.

A la fin de l'année, j'eus seul, ou avec un autre, tous les premiers prix, excepté celui de composition française, car je n'avais lu aucun livre de littérature.

Pour le prix de mémoire, le professeur m'avait chargé d'interroger tous les concurrents, qui furent nombreux, parce que, comptant sur ma complaisance, presque tous m'avaient remis le bulletin sur lequel ils devaient être interrogés. Le professeur était enchanté… : mais le dernier jour, un des répondants perdit tout, tant il répondit bien sans hésiter, lui qui pendant toute l'année avait montré la mémoire la plus ingrate. " Je vois bien que je suis dupé, dit notre bon et brave professeur ; nous recommencerons lundi, et c'est moi qui interrogerai. "

C'est à moi qu'il s'adressa le premier ; j'eus toujours une mémoire facile, et le désir d'avoir le prix ne m'avait rien laissé négliger. Mais à la moindre faute que je faisais : " Voyez, disait le professeur, le petit drôle n'en sait pas un mot. " Cela ne me déconcerta point : je savais ce que pouvaient faire les autres, et que le prix ne pouvait m'échapper. Je le partageais avec M. Simonin de Mautry, devenu général dans la guerre de la révolution.

Me voilà bientôt de retour à Saint-Claude, pour la philosophie ; j'avais un babil extrêmement facile. A la fin de l'année, je soutins en latin une thèse latine avec un brillant succès. Je reçus les caresses les plus empressées des autorités civiles, et celles de l'évêque et du chapitre. On me donna des livres, on m'invita à dîner ; on voyait en moi un futur prédicateur, ou professeur de théologie. J'étais encore sincèrement dévot, quoique déjà un peu frondeur. Mon cours de physique achevé, mon père brûlait de faire de moi un prêtre ; le clergé m'offrit une bourse pour le séminaire : j'y entrai ; mais la fréquentation des voltairiens m'avait singulièrement refroidi pour l'état auquel on me destinait… Ce qui me paraissait le plus étrange, c'est que le prêtre dût vivre sans famille, sans la douceur de caresser un enfant. Je fis secrètement une brochure intitulée Mariage des Prêtres, qu'un philosophe se chargea de faire imprimer. En rendant une visite à l'un de mes supérieurs, j'en laissai tomber une dans sa chambre; il n'eut rien de plus pressé que de la déférer à l'évêque, M. Rohan-Chabot. Il assembla son chapitre, me manda ; on fut inexorable, je fus chassé du séminaire. Un ami, M. Amar, depuis curé de Coligny, me prêta six francs, et j'allai à Lyon ; je me logeai dans une espèce de galetas, où nous étions huit. Le lendemain, un M. Joyard, maître de pension, vint chercher parmi nous un professeur ; il m'emmena. Je m'appliquai de tout mon zèle, comme j'ai toujours fait en tout, à mes nouveaux devoirs. M. et madame Joyard me traitaient comme l'enfant de la maison, les élèves m'aimaient tous ; et au jour de l'an je reçus dans des cornets de bonbons plus de 600 francs de cadeaux.

Je ne sais par qui ni comment il fut parlé de moi chez M. Nérac, consul de Lyon. J'y fus appelé et nommé instituteur de ses enfants ; j'en ai fait deux ans les fonctions, et ce sont peut-être les deux plus heureuses de ma vie.

Cependant la population ouvrière, depuis huit jours, était en révolte, et demandait à grands cris la suppression des barrières. Je fis une adresse intitulée Mirabeau l'aîné aux habitants de Lyon. Le prétendu Mirabeau, dont j'avais tâché d'imiter le style, invitait le peuple à la patience, lui disant que ce qu'il voulait par la violence il allait s'efforcer par tout son zèle à l'obtenir de la loi. La municipalité fit lire l'adresse à toutes les sections, et en répandit vingt mille exemplaires.

Tout rentra dans l'ordre ; mais quelques jours après, l'autorité méfiante arbora le drapeau rouge. Il s'était ébruité que j'étais l'auteur de l'adresse. Les habitants du faubourg de Bourg-Neuf vinrent se plaindre chez moi de cette déloyauté, et je me chargeai de soutenir leur cause avec toute la chaleur dont j'étais capable.

Les événements se pressaient, la constitution civile du clergé fit partout éclater de nouvelles résistances. La ville de Saint-Claude se vit obligée de réorganiser son collège ; elle me nomma principal et professeur de r rhétorique. J'entrais alors dans ma vingtième année : je ne pouvais être insensible à cet excès d'honneur, et, je l'avoue, j'étais bien aise de me faire revoir à monseigneur l'évêque et ses vicaires, pour leur apprendre qu'il n'est point de petit ennemi quand il a été traité sans pitié. Je partis ; il me fallut prêter le serment civique ; je fis un discours qui fut imprimé dans vingt départements. Le noble chapitre et l'évêque m'avaient fait solliciter d'être modéré. J'eus surtout de la peine à résister à MM. Descarac et de Vassal, qui m'avaient auparavant comblé de caresses bien désintéressées ; mais j'avais autour de moi les philosophes, et je me souvenais de l'inflexibilité de certains grands vicaires. Mon discours fut prononcé dans la cathédrale ; on était accouru de tous les lieux environnants ; l'effet en fut électrique : l'évêque et presque tout le chapitre émigrèrent dans la nuit même.

Installé dans mes fonctions de principal, je supprimai les fouets et tous les genres de punition. Un jour, appelé dans une classe où il y avait du désordre, je me laissai emporter à un mouvement de colère, et je saisi par le collet un des élèves ; mais quelques minutes après je rentrai, et fis mes excuses au jeune homme de la violence à laquelle je m'étais porté. Il est incroyable quel effet produisit cette conduite sur ces jeunes cœurs. Rien après cela ne m'était impossible ; je n'avais qu'à paraître pour ramener l'ordre, et jamais, je ne sortais qu'avec le sourire sur les lèvres.

Un imprimeur vint me prier de rédiger un journal hebdomadaire, se chargeant de tout le reste. Je mis la main à l'œuvre ; comme ce journal était écrit avec chaleur et conviction, les abonnés furent nombreux, tant dans la Suisse que dans le Jura. J'eus l'honneur d'être dénoncé deux fois à la tribune de l'assemblée constituante par le ministre Montmorin, et les magnifiques seigneurs de Genève me dépêchèrent un certain Charigny, charlatan, qui ameuta contre moi la populace. J'étais à dîner quand un enfant nommé Vuillermé vint me crier : " Sauvez-vous : on va venir vous tuer. " A peine était-il sorti que cinq à six cents furieux se précipitèrent dans le collège. Je m'étais enfui et enfermé dans la bibliothèque, qui était fermée par une porte de fer ; de là je méditais, au besoin, le moyen de m'évader par-dessus les toits. Bientôt toute la jeunesse du collège, tous les gens honnêtes de toutes les opinions furent debout et adressèrent de vives remontrances à cette multitude. La nuit je partis pour le département ; de son côté, le tribunal lança dix mandats d'arrêt contre les principaux instigateurs. A mon retour du chef lieu, je m'employai de tout mon zèle à faire remettre tous les détenus en liberté. Cependant la basse classe se souvenait que dans mes discours à la cathédrale j'avais tutoyé saint Claude, car j'avais dit :

" Et toi, grand saint, qui reposes sur cet autel et parais au milieu de cette assemblée, dis-moi à qui tu dus ton élévation à l'épiscopat ! Oui, Messieurs , saint Claude lui-même fut nommé par le peuple. "

Je quittai mes fonctions. Ici se trouve une lacune de quinze à dix-huit mois. J'habitais le canton de Saint-Amour, lorsque des assemblées primaires furent convoquées ; un fonctionnaire public, qui déjà avait présidé celle de Saint-Amour, me chargea de lui rédiger le compliment qu'il serait obligé de faire en entrant en fonctions, ce que je fis de mon mieux ; mais je ne sais par quelle influence presque tous les suffrages tombèrent sur moi ; je déclare ici formellement que je ne m'attendais pas à une voix. J'étais honteux de ma nomination ; je pris la clochette, et j'annonçai sans compliment que la séance était ouverte. Il s'agissait de nommer huit électeurs ; il était naturel que j'en fusse un. Après avoir proclamé le résultat du scrutin, je lus à l'assemblée une adresse pour demander la suppression de la royauté. Mes sept collègues se récrièrent. " Eh bien, leur répliquai-je, le procès-verbal n'est pas encore dressé ; je donne ma démission ; donnez la vôtre, et l'assemblée votera de nouveau avec connaissance de cause. -- Accepté. -- Je fus presque seul réélu. Voilà un fait qui indique l'énorme différence qu'il y a entre l'élection immédiate et les deux degrés.

De nouvelles assemblées primaires furent convoquées ; il s'agissait de l'acceptation de la constitution
Condorcet, constitution qui ensuite resta dans l'arche. Les partis étaient très-animés ; j'avais donné un mot d'ordre aux gens de la campagne ; à notre arrivée le bureau était formé, et tout était disposé par ce que nous appelions l'aristocratie bourgeoise pour faire rejeter la nouvelle constitution.

On me fit arrêter dans le sein même de l'assemblée ; le peuple voulait fermer les portes ; mais je craignis une mêlée et de graves accidents : je préférai me laisser conduire en prison. Le lendemain on me transféra au chef-lieu, où se tenait le comité de salut-public, en état de révolte ouverte contre la Convention. Le résultat fut que je serais renvoyé à Saint-Amour, pour l'instruction du procès.

Un inconnu que je n'ai jamais revu me remit dans les mains cent écus, me disant : " Servez-vous-en utilement. "

Cent-cinquante fusiliers m'accompagnèrent jusqu'à Cuiseaux, à une lieue de Saint-Amour ; ils me remirent entre les mains de quatre gendarmes qui faisaient partie du cortège. Il est bien entendu que j'avais reçu les cent écus pour m'en servir ; je régalai tout le long de la route. Comme dans mon retour les quatre gendarmes me traitèrent avec tous les égards possibles, un quart d'heure avant de rentrer à Saint-Amour je les priai de me prêter un cheval, que je les y attendrais chez le juge de paix. Mon arrivée excita l'enthousiasme de tous les hommes de mon parti. Le juge de paix ne savait que balbutier. -- " J'ai demandé à être reconduit ici pour informer des faits de votre conduite ainsi que de la mienne. " -- Sur ces entrefaites, le brigadier arrive, remet ses dépêches, dont un ami du greffier du comité m'avait communiqué une copie. La lettre ne paraissait pas trop s'éloigner de ce que j'avais dit ; le juge de paix, encore tout troublé, vint m'accompagner jusqu'à la porte ; je reçus vingt invitations à dîner ; j'étais plus pressé de revoir ma commune. A mon arrivée, je formai une garde nationale, mis des postes sur les hauteurs, et annonçai à la ville que nous étions prêts à la résistance. Le troisième jour on m'amena un gendarme à cheval, qui m'apportait des ordres des représentants du peuple Bassal et Bernard, et me nommaient membre de la commission centrale établie à Dôle. Une heure après j'étais en route pour mon nouveau poste. Quatorze communes dénoncèrent l'acte arbitraire de mon arrestation, et demandaient la mise en jugement du juge de paix. Comme dans la classe des écus on a toujours cru à leur toute-puissance, deux jeunes dames, dont l'une était l'épouse du juge, vinrent à Dôle avec une somme dont on me laissait maître de disposer convenablement. Le soir je revins à mon hôtel, où s'étaient logées ces dames, avec la mise en liberté de M. Bernard : c'était le nom du juge de paix. La bourse était restée intacte. Je dois dire que cet acte me réconcilia avec tout le parti ennemi, qui, tout en blâmant ce qu'il appelait mon exaltation, rendait justice à ma droiture.

La terreur allait tous les jours en augmentant ; les représentants du peuple envoyés en mission ne parlaient que de grandes mesures. Prost, arrivé dans le Jura, proclamait la convention nationale ambulante ; un jour il convoqua toutes les autorités, et proposa l'établissement d'un tribunal révolutionnaire. Tous gardèrent un morne silence ; moi seul osai me lever, et, m'adressant à l'assemblée : " Que notre premier soin, lui dis-je, en rentrant chez nous, soit de faire notre testament, car personne ne sera plus sûr d'un jour de sa vie. " Le proconsul sortit furieux, menaçant de me faire fusiller sur la place, ce qu'il n'aurait pu : j'étais plus puissant que lui dans la ville ; mais il consigna les chevaux de poste, pour m'empêcher de prendre la route de Paris. Je partis à l'heure même, à pied, sans passeport. Arrivé à Dijon, au milieu des frères et amis, je dénonçai la tyrannie du représentant ; on me mit en règle, et dans quelques jours j'étais à Paris. La veille on avait guillotiné Hébert, Montmoro, Ronsin, etc. et l'on allait exécuter Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, Hérault-Séchelles, Lacroix, Bazire… Ma première démarche fut au près du comité de salut public ; je fus renvoyé à celui de sûreté générale. Les vestibules et les salles adjacentes étaient pleins de gendarmes. A minuit je reçus un mot de billet d'Élie Lacoste, qui me donnait un rendez-vous chez lui, le matin, à dix heures. Je lui remis un mémoire où je réclamais dix-neuf pères de famille envoyés au tribunal révolutionnaire pour avoir avili la représentation nationale. A quatre heures Élie Lacoste monta à la tribune et fit prononcer un sursis ; ils sortirent de prison le même jour que fut immolé Robespierre.

Élie Lacoste, dans son entrevue, me dit que moi-même j'étais traduit au tribunal révolutionnaire ; qu'il ne m'avait pas laissé entrer au comité, parce que Lauchet, mon ennemi personnel, en était secrétaire ; je n'eus rien donc de plus pressé que de faire viser mon passeport. Le lendemain je sortis de Paris, et pris pour arriver au Jura, non le chemin ordinaire, mais celui de la Champagne.

A Langres, lorsque je me présentai au visa, " Eh bien ! que dis-tu de Robespierre ? " me demanda-t-on. -- "Que c'est un misérable tyran. " Ma hardiesse étonna : on me laissa parler ; je le peignis avec de si noires couleurs, que je fus retenu à dîner par plusieurs membres de la commune.

Arrivé à Dôle, je fus prévenu de la part de M. Gilet, capitaine de gendarmerie, qu'il avait reçu des ordres pour mon arrestation. Je restai proscrit jusqu'au 9 thermidor, c'est-à-dire environ six mois ; je ne craignais que la surprise de la nuit. Les hommes de la révolution étaient tous pour moi, et j'avais peu d'ennemis dans le parti opposé, pour lequel j'avais montré une tolérance extraordinaire pour les temps où nous vivions.

Il y avait trois jours que j'étais ostensiblement à Saint-Amour, dînant en nombreuse société, assistant au club, lorsque six gendarmes envoyés par le capitaine de gendarmerie de Lons-le-Saunier, père de Dumas, président du tribunal révolutionnaire, m'arrêtèrent à sept heures du matin, au sortir de chez un ami chez qui je logeais. J'étais, par un décret formel, mis hors de la loi ; il suffisait de reconnaître mon identité, et ma tête tombait à Lons-le-Saunier même.

Je demande au brigadier où étaient ses ordres. -- On vous les montrera plus loin. " -- " C'est ici que je veux les voir ; " en même temps je me cramponnai à un barreau de la fenêtre. Je voulais gagner quelques moments pour attirer la foule, à l'aide de laquelle j'espérais me sauver ; bientôt toute la population fut sur la place. Le brigadier, après plusieurs débats, se vit forcé d'exhiber ses ordres ; j'en pris lecture, et, les lui rendant : " Voilà pourquoi, m'écriai-je, vous ne vouliez pas me les montrer : vous saviez qu'ils avaient été rapportés par décret postérieur du 25 germinal, inséré dans le Moniteur. "

Un médecin, M. Merle, apporta une liasse de Moniteurs. Après en avoir déployé une dizaine je trouvai celui du 25 et priai le brigadier de le lire ; il préféra me laisser ce soin, et je lus :

" La Convention nationale, sur le rapport de son comité de sûreté, décrète :

Art. 1er. Le décret du 9 germinal est rapporté.

Art. 2. Le citoyen Lemare sera réintégré dans es fonctions d'administrateur du département du Jura, etc. "

De bruyants applaudissements se firent entendre. Cependant les gendarmes persistaient à me conduire à Lons-le-Saunier, disant qu'ils iraient en bourgeois ; mais l'assemblée s'indigna de cette proposition, et les gendarmes cédèrent.

Un déjeûner m'attendait chez M. Lefranc ; un des gendarmes vint me prier de lui donner une recommandation pour se placer dans le département de l'Ain. la lettre fut courte ; à peine était-elle dans ses mains, que j'avais disparu par la porte de derrière et que je me mettais en sûreté : car le Moniteur ne contenait pas un mot du prétendu décret.

Je me retirai dans ma commune, voisine de la frontière, où je restai jusqu'au 9 thermidor.

Je retournai à Dôle pour reprendre mes fonctions. Un banquet de deux cents personnes célébra mon retour. Vers minuit, lorsqu'il ne restait plus de convives, six gendarmes se précipitent dans la salle, le sabre nu, m'entraînent et me conduisent au fort de Salins, par les ordres du nouveau proconsul, chargé d'opérer une nouvelle terreur. Je fus tenu au secret pendant un mois ; les arrestations avaient eu le temps de se multiplier et les compagnies du Soleil de s'organiser. Des nombreux aristocrates et bourgeois que j'avais arrachés à une mort certaine, le seul Job de Morez osa élever la voix ; il fit lever mon secret et vint me voir au fort. Le directeur des salines, de Montmoro, que j'avais sauvé deux fois, et qui en ce moment pouvait tout (les proconsuls logeaient chez lui), ne daigna pas faire pour moi la moindre démarche ; j'eus encore plus tard le pouvoir de le punir.

On me descendit à la conciergerie, car il s'agissait de me juger, moi, le maire de Salins et le jeune Rousselot. Nous fîmes nos préparatifs d'évasion, car la mort nous attendait sur la route même de Salins à Lons-le-Saunier. Le jury venait, à l'unanimité, de nous décréter d'accusation ; le lendemain, à six heures du matin, la gendarmerie et deux gardes nationaux devaient nous servir d'escorte : quatre pièces de canon étaient braquées sur la place ; nous avions cinquante pieds de mur à escalader et sept portes à ouvrir. A neuf heures du soir, la nuit était sombre, nous étions libres. Le lendemain, l'autorité frappe à la porte de la prison, personne ne répond ; nous avions eu soin d'endormir avec une dose convenable d'opium jetée dans du vin et dans du foie de veau, le concierge et sa nièce, jeune personne de dix-sept ans. La porte fut enfoncée, l'oncle et la nièce furent trouvés enlacés dans leur salut, encore dormants. Notre fuite fut comme un triomphe ; cependant, après quelque temps de séjour dans mon brave canton de Saint-Laurent, nous crûmes qu'il était temps de passer la frontière. Nous étions trois : moi, le maire de Salins et un voleur, qui, nous ayant entendu ouvrir nos portes, voulût qu'on forçât la sienne. Rousselot avait voulu rester. Il était si peu connu que les assommeurs, n'ayant trouvé que lui sur la voiture, trouvèrent qu'il ne valait pas la peine de tomber sous leurs coups ; venus à notre rencontre, à deux heures de Lons-le-Saunier, n'ayant trouvé que lui sur la voiture, ils dédaignèrent un si petit butin.

Arrivés en Suisse, nous dînâmes à Lyon ; nous étions sans argent ; nous nous séparâmes. Le voleur avait un métier tout fait, le maire de Salins était maître cordonnier ; moi j'aurais pu… je ne sais quoi, car savoir un peu de latin n'est pas un état. Je poussai jusqu'à Lausanne, et fis marché avec un horloger lyonnais qui y était établi, pour entrer chez lui en qualité d'apprenti ; j'avais besoin d'ailleurs de l'incognito : les nobles émigrés étaient mes ennemis. Réclamé par le gouvernement français, j'allais être livré, si je n'avais pris le parti de rentrer en France. J'y restai caché jusqu'à la loi du 10 vendémiaire an 10, qui remettait en liberté tous les détenus non accusés de crime porté dans le code pénal.

Bientôt je fus nommé, par ma commune, agent municipal près du canton de Saint-Laurent, qui, quelques mois après, m'envoya à Paris, pour réclamer un bureau de poste et un bureau d'enregistrement ; je n'obtins que le second. C'était le règne du directoire exécutif.

De concert avec mon ami Génisset, ex-secrétaire du département, je fis une brochure intitulée Les oppresseurs du Jura convaincus par eux-mêmes ; c'étaient nos huit députés. Elle obtint un succès complet ; je fus chargé de présenter une liste pour réorganiser l'administration centrale et fournir celle des districts ; dans le mois, tout était changé dans le Jura. Pendant le cours de mon administration, les gendarmes nous amenèrent un émigré, M. de Lanoue : il fut interrogé en séance publique ; il déclara qu'il était las de vivre, qu'il était émigré, et avait servi quatre ans dans l'armée de Condé. Je reconnais cet ancien chanoine du chapitre de Saint-Claude, qui, dans l'émeute provoquée contre moi par le charlatan Charigny, s'était prononcé contre elle, et avait puissamment concouru à la calmer. Je recommandai au secrétaire général de ne rien écrire qui pût lui être contraire. Après la lecture du procès-verbal : " Je vois bien, dit M. de Lanoue, que vous voulez me favoriser. " Le soir il se fit reprendre et conduire en prison ; j'allai le voir, et j'eus le bonheur de le persuader. Quelques années plus tard, son vieux maître d'hôtel pénètre dans la salle où je donnais des cours de latinité à la belle et bonne jeunesse des écoles de médecine et de droit. " C'est vous, s'écria-t-il, le visage inondé de larmes, qui avez sauvé la vie à mon bon maître " ; et il ne pouvait se lasser de me baiser les mains. Cette scène touchante attendrit tout mon auditoire, et c'est une des plus douces jouissances de ma vie.

Huit jours après arrive le 18 brumaire ; j'étais en position d'une carrière brillante, je n'avais qu'à m'attacher au char du vainqueur ; mais, du premier jour, je vis tout un tyran dans le déserteur de l'armée, avec tous les titres qu'il devait usurper plus tard ; je le fis déclarer traître à la patrie par l'administration centrale. Une nouvelle de troupes pour marcher contre le nouveau tyran fut ordonnée ; les départements voisins furent invités à seconder ce mouvement. J'allai à Besançon pour décider en faveur de la liberté de la citadelle ; la garde nationale fut assemblée ; on m'écouta avec bienveillance ; mais l'aveuglement était à son comble ; on ne voyait dans Bonaparte qu'un premier consul… amovible… On m'ajourna bientôt, à la vérité sous un autre prétexte ; je fus proscrit et condamné absent. J'allai à Châlons-sur-Saône purger ma contumace ; je fus acquitté, et revins en un beau jour d'été, un dimanche et jour de foire, déchirer le jugement de condamnation et faire placarder le nouveau. Le préfet, effrayé de ma présence, rendit responsable le capitaine de la gendarmerie, M. Varelles, homme de courage qui conservait encore sa place.

Le lendemain, passant avec deux de mes amis sur la place publique : " Retirons-nous, me dit l'un deux, les assommeurs sont à dîner chez Bonnet, le restaurateur. " A peine ces mots étaient-ils prononcés, que j'avais disparu, que j'étais dans la salle à manger, au milieu des assommeurs ; et, m'adressant à l'un des chefs, le sieur Michaud de Coutances : " Tu s ais que je viens de triompher de mes ennemis, et toi, à qui j'ai sauvé deux fois la vie, tu es le seul qui ne sois pas venu me complimenter ! " Aussitôt Michaud me saute au cou et invite toute la troupe à boire à ma santé. Ma visite fut courte : la foire, qui avait amené à la ville un grand concours qui faisait ma sûreté, étant près de finir, je partis et ne tardai pas à me rendre à Paris. Je me présentai chez Fouché, qui m'accueillit bien, et je songeai à former un établissement d'instruction publique, sous le nom de l'Athénée de la Jeunesse. Bientôt il fut fréquenté par la jeunesse des écoles de droit et de médecine, et nombre d'étrangers de distinction. Dès les premiers jours je commençai à imprimer mes leçons et à les distribuer par livraison d'une feuille. C'est ainsi qu'au bout de dix-huit mois, tout mon cours latin, tout mon cours français, furent complétés.

J'avais secoué la poussière de l'école, et tout était soumis à l'idéologie et à l'épreuve de l'expérience ; mes élèves mêmes étaient mes collaborateurs et mes critiques.

Mais, sans m'en douter, je n'avais fait qu'une trêve à la politique : un jour je fus visité par le général Malet, mon compatriote du Jura. Il m'initia dans ses projets contre l'empereur ; un comité central de cinq membres, Malet, Gindre, Corneille, Bazin et moi, fut formé ; pendant un ans il se tint chez moi, au local que j'habite encore aujourd'hui, quai Conti, n. 3. Un ouvrage en deux volumes, dont les matériaux sont chez M. de Saint-A…, donne les détails de toute la conspiration, tant de celle de l'an 8, qui fut comprimée, que celle de 1812.

Nous ne concevions la destruction de la tyrannie que par la chute du tyran ; une maison fut louée sur la route de Saint-Cloud ; quatre canons devaient envoyer au ciel le nouveau Romulus ; des chandelles romaines devaient annoncer l'événement aux conjurés de Paris ; mais Bonaparte partit pour l'armée d'Espagne.

Le 29 juin 1808, tout était prêt pour le dénouement ; cinq cents paquets contenant l'acte du sénat qui déclarait aboli le gouvernement impérial, et quatre autres pièces toutes imprimées avaient été adressées aux nouveaux ministres, aux nouveaux préfets, etc. Le soir, à minuit, tout fut ajourné par l'absence des généraux Lemoine et Guillaume, qui n'étaient que des traîtres.

Je fis louer un appartement à…., et songeai sérieusement à la retraite ; bientôt tout espoir fut évanoui : Malet et corneille étaient arrêtés ; douze agents de police occupaient nuit et jour mon domicile ; je chargeai un de mes élèves d'aller prendre un passeport. J'avais lu dans un journal qu'avec de l'acide muriatique oxygéné étendu d'eau, on lavait les tableaux, et qu'on en faisait disparaître toutes les taches, hors celles de l'impression à l'huile. Ce passeport fut mis dans une terrine et opéré ; la signature du préfet avait été garantie de l'acide ; l'écriture manuelle ayant disparu, le papier mis sous presse et séché, on écrivit mon signalement et le nom qu'il me plut alors de me donner ; je m'appelai Jean Muller. Muni de cete pièce, j'allai à Dieppe, où j'attendais une occasion pour l'Angleterre ; je fis connaissance et marché avec un capitaine de corsaire, mais je craignis qu'on ne me prît à Londres pour un autre Méhée ; je me décidai à aller à Verdun, où étaient prisonniers de guerre un vice-roi de l'Inde et lors Cristy, qui avaient été mes élèves ; je voulais obtenir d'eux des lettres de créance près le gouvernement anglais.

Arrivé près de la ville, je me tins prêt à y entrer le lendemain comme un bourgeois, la canne à la ma in, les souliers bien cirés, etc. ; mais un poste de gendarmerie m'arrêta tout court. " Le nom de Jean Muller, dit le brigadier, n'est pas un nom français. " J'eus beau dire que j'allais à Lucerne recueillir l'héritage d'un oncle, je fus envoyé à la citadelle. Là, un général, bon réjoui, me demanda pourquoi on m'avait arrêté. " Ces messieurs les gendarmes m'ont pris pour un Anglais ; il me semble cependant que je n'en ai ni l'accent ni le langage ; et puis, ils ont trouvé que depuis Dieppe mon passeport n'a pas été visé. " -- " Où allez-vous ? " -- " Aux eaux de Plombières. " -- " Voulez-vous qu'on vise votre passeport ? " -- " Comme vous l'entendrez, mon général ; mais m'étant donné pour un an, je n'avais pas besoin d'ennuyer les autorités. " Je fus relâché. Après un léger déjeûner je songeai à chercher mes deux Anglais ; ils étaient partis depuis deux jours : je m'empressai d'évacuer Verdun, et, au lieu de me diriger vers Dieppe, je formai le dessein d'aller à Trieste. L'argent ne me manquait point, et je le choyais avec un soin rare ; un jour je ne dépensai que onze sous, et j'avais fait vingt lieues de poste sur la route.

Je me trouvai un jour à souper avec deux jeunes gens de Châlons-sur-Marne, dont l'un allait à Bâle ; il se plaignit que le préfet lui eût fait compter dix francs pour un passeport à l'étranger. C'est précisément une telle pièce dont j'avais besoin et qu'à tout prix je devais me procurer. Après le champagne, je dis au commis-voyageur : " Comment est donc fait votre passeport, pour coûter dix francs ? " Il le tire de son portefeuille ; en même temps je tenais le mien. Après avoir eu l'air de les confronter, je les repolirai ; je remis au jeune homme le passeport de Jean Muller, et mis le sien dans mon portefeuille. Arrivé à Colmar, j'entrai dans un café, examine les fumeurs, fis avec l'un d'eux quelques parties de billard, et lui demandai s'il avait une belle écriture : " Passable ", me répondit-il. Je lui donnai rendez-vous pour le lendemain matin ; je portai avec moi une fiole de mon acide, bien bouchée et recouverte de papier noir ; je fis disparaître toute l'écriture manuelle, moins celle du préfet, et je dis au jeune flâneur qu'on avait eu assez de confiance en moi pour me donner un passeport en blanc ; je le fis remplir convenablement. Le passeport fut bon pour toute la Suisse et tout le Tyrol ; mais, arrivé dans la Carinthie, ce fut autre chose : il fallait le visa de l'ambassadeur d'Autriche. De Villach je fus conduis à Visapour, d'étape en étape, sous la garde tantôt de deux, tantôt de quatre paysans, qui, dans ce pays, font en sabot les fonctions de gendarmes.

A quelques lieues du chef-lieu on fit halte dans une espèce d'auberge, qui sert aussi d e prison. J'avais laissé mon chapeau sur la table ; la femme fouilla dans la coiffe, y trouva une carte de géographie, " Spione ! spione ! " s'écria-t-elle en agitant la carte. Remis sur la voiture, je fus chargé de cent livres de fer, aux mains, au corps et au cou. La police d'Autriche a des règles immuables. Votre passeport n'est pas visé par l'ambassadeur, aucune protection ne peut y faire déroger : vous allez être reconduit à la frontière.

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Ici s'arrête le manuscrit de Lemare. Sa carrière politique n'était pas terminée ; mais il dut, ostensiblement du moins, en suspendre le cours. Rentré en France sous le nom de Jacquet, il suivit les cours de l 'école de médecine de Montpellier. Commissionné aide-major sous le même nom, il fit plusieurs campagnes tant en Allemagne qu'en Russie, et fut nommé chirurgien-major. Pendant que Jacquet partageait les dangers de la retraite de Moscou, Lemare se trouvait compromis par l'éclat de la conspiration de Malet. Averti par les dix-huit mois de détention subie par madame Lemare, que le temps n'était pas venu pour lui de passer le seuil de la patrie, il s'arrêta sur les bords du Rhin, et eut la douleur de ne toucher le sol français que par suite de l'invasion. sa haine contre Bonaparte ne fit que s'en accroître, et le jeta dans une sorte de vertige. Il l'accusa de tous les malheurs de la France, et afficha sur les murs de Paris une proclamation violente, qu'il termina par le vote d'une monarchie constitutionnelle et libérale. Au retour de l'île d'Elbe, il devint un des agents de Louis XVIII dans les départements de l'Est, et s'empressa d'appeler aux armes les anciens républicains du Jura, pour s'opposer à la marche de Napoléon… " Les anciens républicains se feront-ils exterminer pour défendre un tyran ? leur disait-il, un tyran dont les jours sont comptés, dont le sort est inévitable ?… Louis XVIII m'envoie au milieu de vous pour vous rallier à la cause du trône et de la liberté… Vive la liberté ! " Il déploya dans cette mission une remarquable audace : le 12 juin, il osa seul se présenter au fort de Joux, et y fit arborer le drapeau blanc. C'est ainsi qu'emporté par une passion violente qui avait sa source dans un amour sincère du bien public, il prenait le change sur ses propres sentiments et sur les moyens capables d'en assurer le triomphe. Il ne resta pas long-temps dupe des faux-semblants de la nouvelle royauté, et on ne le vit point mendier la récompense de services qu'il se reprochait peut-être intérieurement à lui-même. La déception fut de courte durée, et ce nuage d'un jour se dissipa bientôt aux clartés de al foi républicaine, qui, plus ou moins sentie, plus ou moins ignorée, n'a jamais cessé de vivre puissante en lui, et ne l'a plus jamais quitté.

Après les cent jours, Lemare rentra dans la vie civile. Il soutint sa thèse de docteur en 1815, à la faculté de Paris ; elle portait ce titre : Quid possint in sanitatem quidquid liberum vulgò dicitur et liberale, necnon libertatis, quaecumque ea sit, decens et facilis usus.

Une carrière nouvelle s'ouvrit à l'activité de son esprit : devenu mécanicien habile, il dota l'économie domestique de précieuses découvertes, dont le mérite reconnu ne peut être apprécié ici(1) ; mais il ne délaissa point l'étude des langues ; son ardeur suffisait à tout. Elle a produit un assez grand nombre d'ouvrages, dont voici l'énumération :

1°. Le Panorama des Verbes français, in-8° ou un tableau, 1801

2°. Le Panorama Latin, in-8°, ou une grande feuille offrant le tableau de tous les paradigmes de la langue latine, 1802.

3°. L'Abréviateur Latin ou Manuel Latin, in-8° ; 1802.

4°. Le Cours théorique et pratique de la Langue latine, ou l'Abréviateur et Ampliateur latin, dans lequel les n° 2 et 3 ont été refondus ; 2 vol. in-4°, 1804.

5°. Le Rudiment ou Grammaire latine de Lhomond, augmentée de 197 notes, in-8°, 1805.

6°. Le De Viris de Lhomond prototypé, c'est-à-dire indiquant à côté du texte la forme sous laquelle chaque mot se trouve dans les dictionnaires, par brevet d'invention, in-24, 1805.

7°. Le Cours théorique et pratique de Langue française, 2 vol. in-4°, 1807.

8°. Cours pratique et théorique, 2 vol. in-8°, 1817. C'est la seconde édition refondue du n° 7.

9°. Racines Latines mises en phrases et mnémonisées d'après la méthode de M. de Senaigle, suivie des Règles de la Prosodie et des Conjugaisons latines également mnémonisées, in-18.

10°. Cours de Lecture où, procédant du composé au simple, on apprend à lire des phrases, puis des mots, sans connaître ni syllabes ni lettres. Cet ouvrage a eu plusieurs éditions. La dernière, la 4e, a été publiée en 1817, in-8°.

11°. Cours pratique et théorique de Langue latine, in-8°, 1817.

12°. Cours abrégé de Langue française et exercices, in-8°, 1817.

13° Dictionnaire des dictionnaires, car il n'y a point de dictionnaire de quelque étendue qui, à proprement parler, soit dans l'ordre alphabétique, in-8°, 1817. (Prospectus)

14°. Pantographe, ou Tablettes pour apprendre à lire en s'amusant.

15°. Dictionnaire des rimes, in-8°, 1828.

16°. Cours de Langue latine, in-8°, 1831. C'est la dernière édition du n° 11 amélioré.

17°. Cours de Langue française, 2 vol. in-8°, 1835. C'est la nouvelle édition du n° 8 considérablement augmentée.

En 1814, l'auteur avait aussi publié un ouvrage étranger à la science grammaticale, le Chevalier de la Vérité, roman trad. de l'allemand, 3 vol. in-12.

Les œuvres de Lemare, par suite des diverses transformations qui s'y sont opérées, se réduisent maintenant à ses Cours de Lecture, de Langue latine, de Langue française, et au Dictionnaire des Rimes, dont la substance, sous le rapport orthographique, se trouve même reproduit dans le Cours de Langue française. Pierre Lemare est mort peu de temps après la publication de ce grand travail, le 18 décembre 1835 ; il a conservé jusqu'à la fin la plénitude et l'exercice de ses hautes facultés. Nous renvoyons à un autre numéro l'appréciation de ses ouvrages et de la méthode qui y a présidé. L'étude du grammairien ne sera pas moins curieuse que celle de l'homme politique ; c'est la même sève, généreuse et vagabonde, qui les a nourris et agités.

N. Boussi
Journal de la Langue française
3e série, t. 1, n° 3, septembre 1837
pp. 97 - 117.


Notes

1. Il est l'inventeur du caléfacteur, des cafetières, chocolatières et réchauds accélérés, qui lui valurent deux médailles d'or et un prix de 2,500 fr. ; et, conjointement avec M. Fourdrin, son gendre et son élève, des cheminées pantothermes, des fours aérothermes, etc.