LETTRES

A M. CHAPSAL

Auteur des Modèles

de Littérature et des Exercices supplémentaires, etc.

Par

M. P. POITEVIN

Ancien Professeur au Collège Rollin,
Auteur du Cours Théorique et Pratique de Langue Française

………. Quamvis doctrina politos
Constituat pariter quosdam, tamen illa relinquit
Naturae cujusque animi vestigia prima :
Nec radicitus evelli mala posse putandum est
Lucrèce, liv. IIII, v. 308

PARIS

Au Comptoir des Imprimeurs-Unis
(Comon et Cie)
45, Quai Malaquais

1847


LETTRES

A M. CHAPSAL

Première Lettre

Des Associations en Général

Heureux le mortel qui peut décou-
vrir la vérité à travers les voiles du
mensonge dont la cupidité humaine
la couvre (Extrait des Exercices de
M. Chapsal, chap. xxi, p. 30)

Monsieur,

Un jugement rendu le 25 juin par la quatrième chambre du tribunal de première instance, a déclaré que je n'avais pas le droit, après avoir fait sur votre Grammaire des Exercices auxquels vous avez mis votre nom, de publier des Exercices isolés, appliqués à mon Cours théorique et pratique de langue française.

On a vingt-quatre heures dit-on, pour maudire ses juges; j'ai laissé expirer ce délai sans user de mon droit. Et d'ailleurs, si j'avais eu ce jour-là quelqu'un à maudire, ce quelqu'un ne siégeait pas à la quatrième chambre.

J'ai entendu ce premier jugement, Monsieur, sans en être ni attristé ni ému; je savais que s'il doit résulter quelque inconvénient d'un pareil procès, ce n'est pas moi qui aurai à en souffrir; aussi, dans cette très-ferme conviction, je répétais souvent, comme Alceste :

…. Je voudrais, m'en coutât-il grand chose,
Pour la beauté du fait avoir perdu ma cause.

Je l'ai perdue; mais pas encore assez selon moi, et j'en appellerai en Cour royale, si vous voulez bien le permettre.

Et puis, vous le savez, je n'ai pas dit mon dernier mot.

En attendant le grand jour, Monsieur, c'est-à-dire, le jour de la justice définitive, je vous souhaite bien sincèrement, quelque grands que soient, à mon égard, vos torts passés, et quelque hostiles que puissent être les intentions dont vous êtes animé aujourd'hui, je vous souhaite, dis-je, le calme de cœur et la paix de conscience dont je jouis en ce moment.

Oh! Si vous étiez capable d'un noble mouvement, que d'ennuis vous pourriez vous épargner, Monsieur! D'un seul mot, il vous serait facile de venir en aide à la justice et d'éclairer la Cour royale sur le sens vrai et l'étendue limitée de l'article dont vous avez su vous armer contre moi. Ce serait une belle et bonne action; mais la ferez-vous? J'ai peur que non.

Vous dites, page 94 de vos Exercices : Une bonne action est récompensée par le plaisir qu'on a de l'avoir faite. Or un semblable plaisir est, pour beaucoup de gens, une récompense tout à fait négative, et j'en sais qui préfèrent à une bonne action qui ne rapporte rien, une action judiciaire qui rapporte trois cents francs : numerantur et ponderantur.

De là ma crainte, et je la crois fondée.

Mais aujourd'hui, et jusqu'à ce que le second acte de notre procès commence, je désire quelque peu reprendre haleine, et je suis convaincu que vous le désirez aussi. Causons donc tranquillement : deux ennemis après une bataille, et tout en se préparant à en venir une seconde fois aux mains, échangent très-souvent, dit-on, des paroles amies, et il est très-beau et très-noble, de la part du vainqueur de se montrer alors magnanime et généreux.

J'ignore si la magnanimité est en vous une vertu cachée, susceptible de se produire au grand jour, et si la générosité est entrée dans vos habitudes depuis que je vous ai perdu de vue; cela se peut, et je suis tout disposé à le croire, car avec vous je ne veux douter de rien : vous avez réalisé pour moi l'impossible.

Je dois vous dire, Monsieur, une chose, qui va d'autant plus vous surprendre, qu'aucun de vos précédents co-travailleurs, MM. Noël et tutti quanti, ne vous l'a dite avant moi, c'est que je suis heureux, oui, très-heureux aujourd'hui d'avoir été autrefois avec vous en relation d'intérêts; ce serait à refaire, que j'y regarderais très-probablement à deux fois avant de m'y exposer; et vous conviendrez que j'aurais raison; mais comme fait accompli, je n'ai pas à m'en plaindre, tant s'en faut. Je dis cela sincèrement; le procès que vous m'avez intenté est encore pour moi une raison nouvelle de m'applaudir de nos rapports passés; et, quelle que soit l'issue de ce procès, croyez-le, rien ne saurait modifier mes dispositions à votre égard : j'aurai toujours pour vous la même estime.

Vous ne comprenez peut-être pas que des relations, qui dans leur principe et leur résultat apparent ont été si tristes et si fâcheuses, (pour moi, bien entendu), puissent me procurer aujourd'hui, par une sorte de compensation, un très-réel contentement; cela est vrai cependant; toutefois, je comprends très-bien que vous ne compreniez pas; et je vais à l'instant m'expliquer de manière à ne vous laisser aucun doute sur ce point.

Qu'ont duré nos relations?. Une année tout au plus; mais quelle année! Comme elle a été, pour moi, féconde et productive!! En dix ans, il m'eût été impossible, avec un autre de gagner une somme aussi considérable…. d'expérience. Vous m'avez appris une foule de choses, non pas en grammaire, mais dans un art autrement important et autrement difficile que l'art de parler et d'écrire correctement, j'entends l'art de vivre en société.

Oh! que de secrets cet art renferme, et qu'on est heureux d'y être initié, même à ses dépens! On ne s'avance plus dès lors dans les sentiers tortueux du monde en colin-maillard, ou comme un aveugle auquel personne ne tend la main; non, on voit clair où les autres ne voient goutte; on marche à pas assurés et fermes dans les voies périlleuses où trébuchent les imprudents qui s'y engagent sans instructions préalables, et l'on arrive à son but malgré les difficultés et en dépit de tous les obstacles.

C'est ce qu'on appelle l'expérience, ou l'art de se conduire sans péril dans le coupe-gorge humain décoré du nom de société.

Je pourrais vous dire à vous ce que l'expérience aidée de la réflexion et éclairée de l'observation m'a appris.. Que de choses dont je ne me doutais pas!

Je sais aujourd'hui, par exemple, qu'il est des gens honorablement posés, capables de faire des promesses captieuses et d'engager leur parole sans avoir l'intention de la tenir; je sais que le mensonge sur papier timbré a plus de valeur que la vérité sur papier libre; je sais qu'un acte peut, comme les anciens oracles, avoir un double sens; je sais que la confiance et la bonne foi sont vertu de dupes et de niais; je sais enfin que, pour n'être pas dévalisé en plein jour dans ce meilleur des mondes possible, il faut être incessamment sur ses gardes, crier qui vive! Du plus loin qu'on aperçoit un survenant, et mettre prudemment ses mains dans ses poches aussitôt qu'on se voit abordé avec trop d'intérêt.

Je ne dis pas comme Montaigne : Que sais-je? J'ai acquis une triste science, et le doute, comme à lui, ne m'est plus possible.

Aussi mon esprit assez gai autrefois a tourné, depuis l'an de grâce 1841, à la plus sombre misanthropie : je suis devenu rêveur, songeur, et qui pis est raisonneur. Je me nourris d'apophtègmes, je me repais de maximes et je vis de sentences. Je vous dirai même, entre nous, que j'en fais; et si vous aviez jamais l'intention de faire faire un troisième volume d'Exercices, j'en ai à votre disposition du meilleur goût.

Parfois aussi, je me laisse aller à disserter; et, tenez, hier en pensant aux exploitations faites à deux, voici ce que je me disais :

De quelque nature que soit une association entre deux individus, il en résulte toujours pour chacun d'eux un profit quelconque, soit un profit matériel, soit un profit moral. Ou cette association est immédiatement avantageuse des deux parts, ou elle est d'abord profitable à l'un et préjudiciable à l'autre; ce dernier cas est le plus ordinaire : un bénéfice égal, un avantage équitablement et loyalement partagé entre deux cointéressés est dans les transactions humaines chose d'accident et d'exception; l'un s'arrange le plus souvent de manière à avoir dès le début plus que l'autre, et plus tard il parvient presque toujours à absorber le tout.

On nomme cela, en langage poli, de l'habileté; vous conviendrez que, pour les gens habiles, il est heureux qu'aujourd'hui les gens honnêtes n'appellent plus les choses par leur nom.

Le second, qui a une habileté différente de celle-là, c'est-à-dire l'habileté qui produit et non celle qui spécule, est d'ordinaire un homme d'intelligence et de cœur. Doué de vues honnêtes et droites, il ne se tient pas en garde contre les mauvais desseins; il croit ce qu'on lui dit; il se fie aux promesses qu'on lui fait; il accepte comme réels les avantages dont on le leurre; il aime mieux une parole qu'un acte, parce qu'une parole est un engagement d'honneur qui des deux parts suppose la bonne foi, tandis qu'un acte est un engagement fondé sur la défiance et qui préjuge toujours implicitement des intentions mauvaises.

Un pareil homme, en tombant aux mains du spéculateur même le plus vulgaire, peut facilement être exploité, et c'est ce qui lui arrive. On le met à l'œuvre, on lui fait produire autant et le plus qu'on peut; on l'encourage, on l'excite par l'appât d'avantages et de bénéfices certains, et, un beau jour, quand il a achevé sa tâche et mené à bonne fin l'entreprise qu'on lui avait confiée, et qu'il était seul capable de fonder d'une façon durable, on se débarrasse de lui comme d'un instrument inutile, et, après lui avoir fait subir une spoliation inique et l'avoir, comme on dit aujourd'hui, désintéressé, on exploite sa chose et l'on s'empare du produit total d'une œuvre qui, jusqu'à sa fin, devait procurer aux intéressés des bénéfices constamment égaux.

Voilà, Monsieur, l'histoire en raccourci de presque toutes les exploitations faites en commun par un industriel et un travailleur. Celui-ci fait la besogne, celui-là accapare le plus gros des profits; à qui ne fait rien, d'abord la part du lion; à qui fait tout, la portion congrue; et en dernier résultat l'usurpation se substituant au droit.

Ce n'est pas précisément ainsi que les choses devraient aller; mais c'est malheureusement ainsi qu'elles vont, et je crains bien que d'ici à longtemps elles n'aillent ni autrement, ni mieux.

Ah! Si l'on envisageait les transactions entre parties sous leur point de vue moral et non sous leur aspect purement matériel; si l'on pénétrait au fond des choses au lieu de s'arrêter à une trompeuse surface, quelles leçons profitables et fécondes, quels salutaires enseignements les tribunaux pourraient donner! Le plus fort craindrait bientôt d'abuser de sa position ou de son influence pour consommer la moindre usurpation; un acte même régulier lui semblerait moins une garantie de propriété, qu'une implicite révélation des moyens mis en jeu pour y arriver; il se ferait alors, par prudence, une habitude de loyauté, et bientôt il cimenterait toutes ses transactions par des titres marqués au coin d'une incontestable moralité.

C'est là ce qui arriverait infailliblement si l'on consultait davantage l'esprit des traités et si l'on s'en tenait moins à la lettre. Autrement les erreurs ne peuvent manquer d'être fréquentes, car la lettre est une expression obscure et morte qui, le plus souvent, renseigne mal; tandis que l'esprit est une expression vivante et claire qui détruit le doute et dissipe jusqu'à la plus légère incertitude.

Après avoir établi en principe qu'il résulte toujours un bénéfice quelconque pour l'un et pour l'autre des intéressés, je vous ai montré d'un côté un impudent spoliateur, et de l'autre une triste et misérable dupe.. Votre cœur s'est ému, j'en suis sûr, au tableau d'un homme intelligent et laborieux, perfidement exploité par un industriel sans autre valeur que ses valeurs de portefeuille, et vous êtes impatient d'apprendre quel profit peut revenir à celui dont temporairement on a consommé la ruine.

Je vais vous le dire :

J'ai avancé tout d'abord qu'il résulte de toute entreprise deux sortes de profits, un profit matériel et un profit moral : le profit matériel c'est, d'une part, l'argent que produit l'exploitation, et de l'autre, les titres de propriété dont la valeur est toujours matériellement appréciable.

Reste le profit moral, c'est-à-dire la part de bénéfices heureusement insaisissable et sur laquelle, par conséquent, l'homme habile ne peut en aucun cas mettre la main. Cette part, d'ailleurs, il la dédaigne.

Mais en quoi consiste-t-elle? Elle consiste, Monsieur, dans la somme de bénéfices que l'expérience procure ultérieurement à tout homme quia été pris pour dupe. Trompé une première fois, il se tient sur ses gardes; le passé, qu'il a incessamment devant les yeux comme un miroir fidèle où se reproduisent le présent et l'avenir, lui décèle le péril et l'en garantit. Il se fiait autrefois à une parole, maintenant, il se défie même d'un traité, et il ne signe un contrat qu'après s'être bien rendu compte que la mauvaise foi ne s'y est pas glissée, et qu'elle ne s'y cache pas sous l'ambiguïté des termes et dans le vague d'un article dont plus tard l'interprétation pourrait défigure et dénaturer le sens.

Les pertes et les injustices qu'il a subies dans le passé lui sont donc moralement profitables, car elles le préservent de toute nouvelle injustice, de toute perte résultant d'une même cause. Il se dit alors, comme le Démiphon de Térence :

Nostrapte culpa facimus ut malis expediat esse
"Dum nimirum dici nos bonos studemus et benignos"

Je traduis, Monsieur, afin qu'il n'y ait rien pour vous d'obscur dans cette lettre.

"Si les méchants profitent, pour nous duper, du soin que nous mettons à nous montrer faciles et généreux, c'est notre faute"

Or, cette faute-là, il ne la commet plus, et le tort qu'il a éprouvé devient pour lui la source de très-grands avantages. Ce qu'il déplore seulement alors, et c'est le côté vraiment fâcheux de la position derrière laquelle on l'a forcé de se retrancher, c'est qu'il enveloppe tous les hommes dans une même défiance, et que les plus gens de bien ne sont à ses yeux que des industriels travestis. Mais, de cete prudence poussée à un excès condamnable sans doute, il ne peut rien résulter de matériellement mauvais pour lui, car, comme le dit le moraliste :

"Caret periculo, etiam qui tutus cavet"

Je traduis encore.

"Celui qui se tient sur ses gardes alors même qu'il n'a rien à craindre, est à l'abri de tout danger"

Voilà, Monsieur, quelles idées me sont venues touchant certaines associations : sont-elles raisonnables et sages? C'est ce que je vous laisse à décider.

Cette lettre est déjà longue : comme je sais que toute lecture fatigue pour peu qu'elle se prolonge, je me hâte de la terminer.

Je vous en adresserai bientôt une seconde que je tâcherai de rendre moins sérieuse et plus digne de votre attention. Pour vous faire prendre patience jusque-là, je livre à vos méditations quelques maximes empruntées au chapitre de vos Exercices où vous traitez des principales difficultés que présente l'orthographe des mots. Ces sentences pleines de raison vous plairont d'autant plus que je vous les offre sous l'ingénieuse forme cacographique que vous avez inventée pour apprendre aux élèves à écrire correctement.

Paris, le 5 juillet 1847.