MANUEL DU STYLE EN QUARANTE LEÇONS

A l'usage des Maisons d'Éducation et des Gens du Monde

par

RAYNAUD

Professeur d'Écriture et de Style

Paris, 1828,

On souscrit
chez l'Auteur



Préface

Le style est l'homme, a dit un grand maître en l'art d'écrire. En effet, le style est comme le moule qui donne la forme et l'empreinte aux idées, et qui, les marquant d'un sceau particulier et caractéristique, individualise moralement ceux qui écrivent ou qui parlent.

Cependant cette partie si importante de l'individualité manque de préceptes pour son perfectionnement, car ni la grammaire, ni la rhétorique ne forment le style. L'art dont il s'agit ici est entre la rhétorique et la grammaire; il n'appartient pas plus à l'une qu'à l'autre. Je sais que le grammairien dira que les figures de pensées caractérisent les tours de phrase, et que le tours de phrase font partie de la grammaire; le rhéteur dira aussi que le style entre dans l'élocution et qu'il est par conséquent un rameau de la rhétorique; mais la contiguïté des choses en prouve l'identité tout aussi peu que la contiguité des terres atteste qu'elles ne font qu'une seule propriété et qu'elles appartiennent toutes également à chacun de ceux qui en ont acquis une portion.

C'est à cause de ce manque de limites précises, que le style flotte au hasard en dehors des préceptes; c'est à cause de ces démarcations indistinctes, que le style, qui suivant Buffon est tout l'homme et devrait par conséquent devenir l'objet d'une attention particulière, d'une étude suivie, est si imparfait chez tant de personnes : une lettre épurée par les règles grammaticales et conforme à l'orthodoxie de la rhétorique, peut manquer des principales qualités du style. Elle peut être irréprochable sous tous les rapports des enseignements du collège; mais trop de nerf quand elle devrait être affectueuse; de la diffusion quand le sujet demanderait de l'énergie; de la somptuosité dans les détails d'une chose simple, tout cela est aussi contraire à la perfection que le serait à nos habitudes sociales un habit d'été sorti des magasins du meilleur tailleur, mais porté au cœur de l'hiver.

Comme le style ne peut entrer qu'en sous-ordre dans le plan d'une rhétorique, d'une poétique ou de tout autre ouvrage semblable, l'auteur qui traite de ces divers objets, fait nécessairement moins d'attention à cette branche secondaire : il a devant lui tant d'autres parties, qui tenant à son sujet d'une manière encore plus spéciale, lui semblent plus importantes! S'il veut se roidir contre cet obstacle et méditer un peu profondément sur ce qui concerne le style, il aperçoit bientôt dans le lointain des détails immenses qui l'effrayent; s'il s'y livre, que deviendra la poétique pendant un écart si long? il prend donc son parti; il ne donne au style qu'un coup d'œil superficiel; il copie ou rédige ce que d'autres en ont dit avant lui; il extrait les principes qui lui semblent convenir le mieux à son sujet principal; il les place souvent sans ordre et presque toujours sans liaison; il omet tout le reste, et après avoir fini ce chapitre, il pourrait encore se demander, qu'est-ce que le style?

Combien de gens, après de bonnes études lycéennes, se trouvent dans de fausses positions en écrivant! Dans une époque d'extrême civilisation, dans un temps où les lumières sont répandues de toutes parts, les lois des convenances sont plus rigoureuses et le ridicule est l'infaillible salaire de quiconque les enfreint; aussi c'est rendre service à la société que de publier un Manuel du Style; car un siècle de civilisation est comme une promenade publique où l'on s'observe plus scrupuleusement; c'est lorsque le goût est le plus répandu qu'il est plus dangereux d'en négliger les conditions. Soit dans les relations épistolaires, soit dans les rapports sociaux, dans la conversation, on trouve de toutes parts des gens capables de juger, et envers lesquels il faut s'observer avec scrupule pour ne pas décheoir dans l'opinion publique; même les hommes instruits, ceux qui tiennent le sceptre du génie et qui font profession d'écrire, trouvent souvent des juges obscurs mais pleins de sagacité. Ce luxe d'instruction, qui a pénétré jusque dans les classes subalternes, ces lumières qui se sont popularisées, font d'un traité de style un manuel indispensable à quiconque, ne voulant pas passer sa vie dans la solitude et loin de ses semblables, doit se préparer à entrer dans le monde avec tous les avantages nécessaires.

Ce serait demeurer en arrière de ses contemporains, que de négliger une partie si importante de l'existence sociale; ce que l'on en a dit jusqu'à présent est incomplet. La plupart des auteurs qui ont parlé de littérature, ont confondu les facultés de l'âme que le style exige en général dans l'écrivain, avec les qualités particulières que le style doit avoir dans les écrits; ce qui n'a pu qu'épaissir les ténèbres et multiplier les erreurs.

En montrant avec franchise, les vides que l'on a laissés jusqu'ici dans cette partie de al littérature, je n'ai garde d'en faire tomber le reproche sur les auteurs qui ont couru cette carrière; je suis loin de vouloir déprécier des hommes dont je respecte le zèle et les talens; tout ce que l'on peut conclure de la critique que je me suis permise, c'est qu'en étudiant cette matière avec attention, j'ai vu qu'il restait encore beaucoup à faire pour le perfectionnement de l'art; j'ai désiré le mieux; j'ai osé le chercher. En faisant tout ce que j'ai pu pour y parvenir, j'ai rempli ma tâche, et peut-être m'est-il permis, dans mon amour pour les beautés de l'élocution et les convenances de style, de tirer quelque satisfaction de mon travail.

En rendant au style tous ses droits, c'est-à-dire, en le prenant à part pour le considérer en lui-même, et en rechercher la nature, il est évident que l'on pourra plus facilement éviter tous les inconvéniens dont nous avons parlé; et, vu les progrès et les découvertes que l'esprit humain a faits dans l'étude des arts et du goût, nous avons lieu de présumer que l'on parviendra à nous donner un ouvrage complet, ou du moins plus satisfaisant, sur cet objet essentiel. Alors les rhétoriques et les poétiques seront débarrassées d'une infinité de discussions qui y jettent de la confusion et y produisent des longueurs fatigantes, en même temps qu'elles nous découvrent dans le lointain des lacunes qui découragent les esprits. Dans le plan que nous nous proposons, chacun des articles qui appartiennent au style sera développé autant qu'il peut avoir besoin de l'être pour de venir vraiment instructif : on pourra s'arrêter plus long-temps sur ceux qui ne deviennent sensibles qu'à l'aide des détails; tout sera mis à sa place; tout sera lié; et les auteurs qui traitent des divers genres de littérature, n'auront plus à cet égard qu'à tirer quelques conséquences, ou qu'à faire quelques remarques particulières qui ne concernent que leurs sujets. Mais un traité tel que nous l'indiquons ici, et dans lequel on trouvera tous les développemens que le style demande, formerait un ouvrage plus considérable et plus volumineux qu'il n'est naturel de le penser, aujourd'hui surtout que nous sommes accoutumés à ne trouver jamais qu'un chapitre sur cette matière.

Le style et le bon ton se lient dans le monde, comme le style et le bon goût doivent être inséparables en littérature. Aussi, bien parler est une preuve de naissance, de fortune, et d'une adhérence aux classes aisées de la société. Le choix de l'expression, suivant le lieu où l'on est et les personnes devant qui l'on parle, la tournure des pensées, ce voile transparent jeté agréablement sur les images trop voluptueuses ou sur les objets hideux, ce tact des convenances dans la parole, cet art de ne pas tout dire et d'intéresser le spectateur à ce que l'on dit en lui laissant deviner une partie des choses, tout cela ne s'acquiert pas sur les bancs de l'école. On pourrait dire que l'homme ne prend du style que quand il entre dans l'âge de la virilité, et lors de l'insomnie des passions; à mesure que son caractère d'homme se développe, son style, qui est une expression habituelle du caractère, acquiert de la physionomie; aussi est-ce le moment où l'on doit s'appliquer à le former, à le travailler, à le mettre en harmonie avec les inspirations de l'âme, qui s'éveille et bat à l'aspect d'une destinée nouvelle.

Soit que l'on se destine à la haute mission d'écrivain, soit que l'on veuille resserrer son avenir dans le cercle borné de la vie; en un mot, que l'on veuille parler ou que l'on veuille écrire, une des premières conditions, c'est de travailler son style; les faveurs de la nature et de la fortune perdent de leur éclat si l'on ne sait pas parler, comme le génie lui-même est un inutile présent du ciel pour l'écrivain, s'il ignore l'art de le faire valoir par le style; car un insipide parlage et une pédantesque érudition sont les deux extrêmes; et souvent l'un n'est pas moins que l'autre, l'abus des plus brillantes dispositions abandonnées au hasard.

Ainsi, puisque notre existence dépend de notre manière d nous montrer, puisque dans ce monde comme dans le rouage d'une mécanique, nous n'avons de valeur que par rapport aux autres, quel soin ne devons-nous pas apporter aux manifestations de la pensée! Quelle étude ne devons-nous pas faire du style, puisque nous ne serons jugés que sur ce que nous dirons, et que l'opinion publique d'ordinaire s'appuie moins sur les faits que sur les paroles, surtout dans les villes populeuses où l'on n'a pas toujours dans la tête la biographie des gens que l'on voit;

Quant aux auteurs, leur vraie physionomie c'est le style ; c'est la physionomie qu'ils auront dans la postérité, s'il y parviennent. C'est une chose si importante, qu'il est peu de talens sur lesquels il soit plus ordinaire de se flatter, que sur le talent de bien écrire. L'amour-propre des auteurs est d'une si grande délicatesse sur cet article, qu'un rien peut les alarmer; un mot, un geste, le silence même suffit pour les blesser au vif. Attaquez le fond de leur doctrine, vous les trouverez presque toujours attentifs; quelquefois même ils seront dociles : dites-leur qu'ils écrivent mal, vous n'en obtiendrez qu'une haine irréconciliable.

Les efforts que fait chaque auteur pour persuader au public, ou du moins pour se persuader à lui-même qu'il n'a point à se plaindre du côté du style, sont une suite naturelle, quoique cachée, des raisons qui prouvent que le bon style doit être plus rare qu'on ne pense. On sent combien il est difficile d'acquérir un bon style, et combien il est avantageux de l'avoir acquis : on sent que le bon style est un résultat des dons les plus brillans de la nature, et en même-temps le fruit le plus précieux du travail et de l'exercice; on sent qu'il exige et qu'il prouve dans l'écrivain des réflexions profondes, un tact fin, la connaissance exacte des règles, et surtout un goût perfectionné par l'habitude des sentimens les plus épurés; on sent, en un mot, que tout ce qui rend l'homme estimable du côté de l'esprit et du côté des moeurs, tient plus ou moins à ce talent si cher aux auteurs, le premier objet de leur ambition ou de leur coquetterie.

Pour rendre ces vérités plus sensibles à nos lecteurs, et surtout pour développer autant que nous le pourrons, un sujet aussi intéressant, nous partagerons ce traité en quatre parties, qui vont successivement nous occuper, et que voici :

Première partie.

De la nature du style en général, et du bon style en particulier.

Deuxième partie.

Des qualités rares et précieuses qu'exige le talent de bien écrire, et des connaissances que ce même talent présuppose.

Troisième partie.

Des espèces de styles, bons ou mauvais, qu'il importe le plus de connaître.

Quatrième partie.

Enfin, des avantages que le bon style nous procure.

Chacune de ces parties sera divisée en dix leçons; cette nomenclature mettra de la netteté dans des raisonnemens nécessairement abstraits, et en facilitera la conception.

[pp. 1-10]


Extraits choisis

"Puisque notre existence dépend de notre manière de nous montrer, puisque dans ce monde comme dans le rouage d'une mécanique, nous n'avons de valeur que par rapport aux autres, quel soin ne devons-nous pas apporter aux manifestations de la pensée! Quelle étude ne devons-nous pas faire du style, puisque nous ne serons jugés que sur ce que nous dirons, et que l'opinion publique d'ordinaire s'appuie moins sur les faits que sur les paroles, surtout dans les villes populeuses où l'on n'a pas toujours dans la tête la biographie des gens que l'on voit" [p.8]

"D'Alembert a dit que la poésie, étant un art d'imagination, il n'y a plus de poésie dès qu'on se borne à répéter l'imagination des autres; et qu'alors l'original est quelque chose, mais que les copies ne sont rien. Étendons cette pensée, et disons que le style étant un talent, il n'y a plus de style dès qu'on se borne à reproduire le talent d'autrui" [p. 13]

"Par tout ce qui précède, on voit que le style résulte principalement de la façon de s'énoncer; et qu'en ce sens, il est à peu près dans le langage ce qu'on appelle manière dans la peinture; or, cette façon, ou si l'on veut, cette manière de s'énoncer, qui forme le faire particulier à chaque écrivain, doit se ressembler à elle-même et ressembler à son auteur, ou bien elle n'a point de caractère décidé, et, comme on vient de le faire observer, il n'y a point de style. Il faut donc définir le style une manière caractéristique et soutenue d'exprimer ses idées par écrit ou de vive voix" [p. 13]

"Long-temps on avait soutenu que la prose poétique était un monstre né de l'impuissance d'écrire en vers: n sait les discussions de Lamothe et de Voltaire. [...] A force de concessions, la place ennemie s'est trouvée remplie d'affidés; le nouveau systême a triomphé sans orgueil, sans violence; le siècle fatigué de l'uniformité de l'hexamètre, a préféré l'indépendance de la prose et son allure variée et brillante. Il faut convenir que l'école qui a produit des passages comme celui qui suit, ne pouvait que triompher tôt ou tard [suit un fragment de Chateaubriand : Le Génie du Christianisme]" [p. 19]

"D'Alembert lui-même ne nous dit-il pas que pour bien écrire, le plus grand point est d'être riche en idées; que s'il y a peu d'excellents écrivains, c'est que les idées sont rares; et qu'il n'y a que la rhétorique qui soit commune" [p. 27]

"Une cinquième partie élémentaire du style [les précédentes sont: les pensées, l'ordre, les liaisons, les expressions], également nécessaire pour lier les pensées et leur assigner un caractère propre, une physionomie qui leur convienne, c'est le tour de la phrase, le choix de la construction, moyen le plus heureux que nous ayons pour faire attendre le lecteur et lui annoncer en quelque sorte les pensées les unes après les autres, en exprimant leurs rapports mutuels avec un laconisme admirable et sans le secours d'aucun mot qui ralentisse la marche du discours, tandis que ce même moyen est aussi le plus propre à exprimer les passions, et à rendre plus sensibles les mouvemens de l'âme; et en même temps à répandre partout, à l'aide de leur variété et de leur accord, les charmes de l'harmonie et de la clarté du style" [p. 30]

"Ce sont les pensées corporifiées par la métaphore qui constituent la poésie: beaucoup d'écrivains ont dû à l'éclat et à l'abondance de leurs images des succès populaires : Bernardin de Saint-Pierre peint plus qu'il ne fait penser; il met de la poésie d'imagination partout […]" [p. 44]

"[…] l'ordre entre pour beaucoup dans le style; soit que l'on parle, soit que l'on écrive, la diffusion, le désordre, la divagation, dégoûtent l'auditoire ou le public; et quelle que soit la perfection de style, sous les autres rapports, s'il manque d'ordre, il ne produira aucun effet; le décousu est sensible dans la conversation qui voltige d'ordinaire d'objet en objet, qui manque d'ordre dans le plan, mais qui n'en doit point manquer dans les idées, et l'on traite d'extravagant qui conque entasse au hasard les paroles dans un entretien, sans s'embarrasser de la diffusion, de la disparate, des contradictions; à plus forte raison, une sage ordonnance doit-elle régulariser les productions du cabinet, les ouvrages écrits; car ici le besoin d'ordre s'étend des pensées au corps entier de la composition; et qu'elle qu'en soit l'étendue, il faut un commencement, un milieu et une fin. [p. 44-45]

"Le style n'offre rien de plus difficile au talent de l'auteur que le choix et l'heureux emploi des transitions: saisir les rapports les plus intéressants et souvent les plus cachés qu'il y ait entre nos idées, est une des opérations les plus métaphysiques et les plus subtiles de l'esprit; aussi peut-on dire que c'est la partie du style la plus difficile même pour les auteurs du premier rang; c'est la tâche qui les fatigue le plus, l'article qu'ils abordent avec le moins de confiance, et l'écueil où ils risquent le plus d'échouer" [p. 52]

"Notre vocabulaire a pris une extension immense dès le commencement de ce siècle, ou plutôt dès les commencemens de notre révolution. Le français s'est enrichi d'une multitude d'expressions qui font de la langue des Chateaubriand, des Casimir Delavigne, des Guizot, des Barante, une langue plus variée et bien plus abondante que la langue des Racine et des Boileau. Deux causes ont concouru à ce subit enrichissement : 1° l'établissement du régime parlementaire, si propre à nationaliser les termes autrefois relégués dans la tribune anglaise, et à populariser ceux de notre barreau; 2° le triomphe de la prose poétique entre les mains de Bernardin de Saint-Pierre et de M. de Chateaubriand. Combien de mots autrefois ignorés ou délaissés dans les catégories de Linnée, dans les glossaires des linguistes, dans les lexiques des savans, ont pris place dans la littérature, et même se sont introduits avec des lettres de naturalisation dans la conversation des gens du monde? L'étude de la langue grecque, reprise avec ardeur dans ces derniers temps, n'a pas peu contribué à cet accroissement du dictionnaire; tel mot heureux qui autrefois n'aurait pas fait fortune, recueilli aujourd'hui par des gens familiarisés avec les racines grecques et qui sentent toute l'étendue de ces expressions si pleines de signification, prospère et s'introduit dans le langage ordinaire. Il n'est pas de mince inventeur d'huiles et de pommades, qui ne puise dans le lexique une dénomination scientifique pour sa découverte. La politique a semé dans le français une quantité de mots que la publicité de la tribune a répandus et recommandés dans tous les rangs de l'ordre social; chaque jour, il s'en crée de nouveaux; chaque jour de nouvelles circonstances, de nouvelles idées font éclore des dénominations, des désignations accueillies avec empressement par le besoin public" [p. 58-59]

"L'emplacement des mots dans la phrase et l'espèce de construction qui les lie entr'eux, caractérisent ce qu'on appelle tours en fait de diction. Le talent de l'écrivain consiste à varier ses tours, soit en prose, soit en vers; un style haché est rebutant, à moins que la passion ne nécessite ces coupures rapprochées, comme un écrivain qui ne procède que par d'interminables périodes, ôte la respiration au lecteur. Il faut donc savoir mélanger les phrase simples et composées, incomplexes et complexes, principales et incidentes, en varier les tours, se servir avec adresse de toutes les ressources que présentent à l'esprit la syllepse, l'hypallage, l'inversion, l'hyperbole, la parenthèse, l'ellipse, la périphrase, etc.; c'est d'un sage emploi de tout cela que résulte l'harmonie" [p. 65]

"Nous ne nous étendrons pas sur les tours qui naissent d'une construction singulière, et qui, par leur variété, donnent de l'harmonie à l'élocution." [p. 67]

"Ce sont les inversions qui, plus que tous les autres secrets de l'art, donnent la vie, de l'âme et du nerf au discours; elles plaisent à l'esprit par la variété dont elles sont une source inépuisable, impriment un caractère de force aux idées, en fixant d'abord l'attention sur l'objet le plus intéressant, et rendent le style piquant par la singularité inattendue de la marche; mais, plus ces avantages sont grands, plus on doit avoir soin de ne se permettre aucune inversion qui ne soit utile et convenable" [p. 68]

"La littérature étant l'expression de la société, il est nécessaire aux écrivains de connaître cette société. Autrefois les savans vivaient dans l'isolement, aujourd'hui ils ne sont plus soustraits aux influences du monde; peut-être dans cela ont-ils perdu en profondeur [...]" [p. 84]

"On ne saurait trop le répéter, ce qui caractérise l'homme de génie, c'est l'importance et l'à-propos des idées auxquelles il se livre, ainsi que la manière de les combiner, de les arranger et de les exprimer. Or, c'est aussi ce qui caractérise plus essentiellement le bon style" [p. 86]

"Il faut que notre XIXe siècle soit bien peu poétique, avec son esprit positif et rationnel, puisqu'au lieu d'une édition qu'auraient pu avoir de nos jours les oeuvres épiques et didactiques d'Homère et d'Hésiode, les Résumés historiques de Lecointe et les Manuels de Roret, ont eu une vogue universelle" [p. 89]

"Nous ne donnerons pas la liste exacte de tous les agrémens dont le style est susceptible en général; ils varient selon le genre auquel on s'attache et selon le ton que l'on prend. Il n'est pas de matière, quelque sérieuse même qu'elle soit, qui s'y refuse. La politique soucieuse se déride souvent par quelque manière agréable d'envisager les choses ou les hommes" [p. 102]

"Le genre didactique ne varie guères que par le sujet qui tient à la religion, à la philosophie, aux sciences, à la morale ou aux arts. Les élégies ont aussi ce caractère particulier, qu'elles ne varient guères que par le sujet l'on traite; si ce n'est que souvent elles prennent la forme des épîtres, comme les Héroïdes et les Tristes d'Ovide, les Méditations de Lamartine" [p. 106]

"L'Histoire s'est maintenue; elle forme, pour ainsi dire, partie de l'existence politique des nations; mais la réforme s'est introduite dans la manière de l'écrire, d'envisager les faits, de les présenter. M. Villemain, l'auteur de l'Histoire de Cromwell, veut que l'historien soit partial; M. de Ségur, l'historiographe de la grande armée, ne dédaigne pas les agrémens poétiques et les effets du style romantique; mais la vraie révolution a été faite dans l'empire de Clio par MM. Thierry et de Barante. Il faut que chaque partie de l'ouvrage porte une couleur des lieux et des temps qu'elle décrit; ainsi la naïveté, la simplicité de langage et d'idées caractérisant le récit des premiers siècles du duché de Bourgogne, chez M. de Barante" [p. 110-111]

"Par cela même que les langues sont intimement liées au caractère des peuples auxquels elles appartiennent, il est encore évident que rien ne peut les sauver de l'instabilité naturelle des chose humaines; elles varient nécessairement tant qu'elles sont usuelles; elles s'assouplissent aux moeurs, aux goûts et au ton de chaque siècle. D'ailleurs, l'emploi même qu'on en fait les use; le mot figuré le plus brillant devient familier, terne et trivial; le terme propre devient commun et insignifiant; le tour le plus animé devient froid; l'épithète forte devient vague et parasite; l'élégance perd sa fleur et le style tout son éclat. Le temps, en un mot, ôterait aux langues leurs couleurs, leur énergie et leurs agrémens, si le génie des écrivains ne savait leur prêter de nouvelles grâces et rétablir l'équilibre des expressions usées par de nouvelles expressions sonores, nécessaires et significatives" [p. 118-119]

"Ce qui différencie beaucoup les langues nouvelles des langues mortes, c'est la nationalité, pour ainsi dire, de toutes les expressions de ces dernières. Chez nous, modernes, rien de tout cela: il faut savoir le grec et le latin pour concevoir la force, le sens même de la plupart des mots; c'est une espèce d'aristocratie du langage qui se tient à distance des intelligences du peuple. En Grèce, chaque mot était compris par le dernier ouvrier, parce que les racines, les élémens de chaque expression, les composés étaient pris dans la langue même; tels sont en français les termes arc-en-ciel, porte-faix, fleurdelisé. Il n'y a pas d'esprit, quelque obtus qu'il soit, qui n'embrasse la signification de ces composés" [p. 121]

"Comme nous l'avons dit, le français est comme une langue aristocratique; mais, initiés à ses mystères dans les écoles et les collèges, elle se déploie à nous avec toute la richesse, la flexibilité, la variété, que nous lui avons reconnue plus haut. Mais si nous l'envisageons par rapport à l'universalité des régnicoles, elle ne rend pas à la société, quant aux progrès de la civilisation, les services que la langue grecque rendait aux Hellènes, précisément parce qu'elle était toute grecque dans ses racines et ses étymologies" [p. 122-123]

"Si l'on veut envisager le français parlé et apprécié dans les hautes classes, nous dirons que si cette langue a l'attrait du plaisir à peindre, elle réunit à la naïveté ou à la finesse, et à la douceur et à la vivacité, la gaîté, l'élégance et la variété" [p. 125]

"[Madame de Genlis] Vers la moitié de l'hyver je lus, et ce fut avec enthousiasme, l'Histoire naturelle de M. de Buffon; ce style parfait m'enchanta: je l'étudiai sérieusement. Je vis d'abord qu'il était impossible de rien ajouter aux phrases et aux paragraphes de ce bel ouvrage et d'en rien retrancher; j'en conclus qu'il était écrit avec toute la clarté et toute la précision désirables. Massillon, qui m'avait à peu près initiée dans les secrets de l'harmonie (ainsi que l'auteur de Télémaque), me mettait en état de sentir la mélodie de cette admirable prose. J'essayai aussi de déplacer quelques mots et d'en changer plusieurs, en y substituant des synonimes, et je vis que le moindre changement ôtait l'harmonie ou gâtait le sens; ce qui me prouva que nul auteur n'a mieux connu la propriété des mots et des expressions. Je sentis donc dès lors que la perfection du style consiste dans le naturel, la clarté, la précision, la correction, la propriété d'expressions et l'harmonie" [p. 127-128]

"De la diversité des dispositions résulte la variété des genres, et du plus ou du moins d'aptitude, le degré de succès et de perfection" [p. 142]

"Connu du public sous un jour quelconque, un écrivain doit y demeurer; ces variations, ces tergiversations de conduite ne réussissent à personne. Voyez M. de Chateaubriand; philosophe voltairien lorsqu'il publie son Essai sur les Révolutions; on le croit converti peu après, quand il milite pour le christianisme et fait son pèlerinage à Jérusalem; le voilà entraîné dans l'opposition; dès qu'il n'a plus le portefeuille ministériel: il se fait libéral" [p. 155]

"Gladiateurs de la république des lettres, les Cauchois-Lemaire, les Pradel n'obtiennent des bravos qu'en ferraillant avec vigueur sous les yeux de la multitude; il faut frapper fort et non pas juste pour réussir; cet axiôme de la littérature contemporaine n'est pas propre à lui acquérir une estime universelle" [p. 162]

"Il est une vérité bien triste à publier, mais qui n'en est pas moins prouvée, c'est que les modèles tuent la littérature: aussi ne voit-on des chefs d'oeuvre éclore que dans le commencement des époques illustrées par les Lettres; une fois que les modèles sont entre les mains de tout le monde, chacun est son auteur; l'imitation forme une foule de poètes subalternes; mais le temps des chefs d'oeuvre est passé" [p. 176]

"Si l'écrivain ne veille pas à rendre clair et précis son style, il tombera dans le galimathias. C'est ce qu'on reproche aux nouveaux sectaires, à ces romantiques qui cherchent plutôt à proposer des énigmes au lecteur, qu'à l'éclairer. La confusion du style résulte aussi de l'entortillage des phrases, comme dans le passage suivant de M. de Marchangy [Tristan le voyageur]" [p. 219]

"En effet, que serait-ce qu'un auteur qui n'aurait qu'un ton, qu'une manière? Je ne parle pas de ceux qui veulent traîter des sujets opposés où ils se proposent des buts différents, et qui, de cette manière, s'attachent à plusieurs genres; mais souvent dans un même ouvrage il se présente des variations essentielles; les circonstances changent elles-mêmes; et corrélativement à toutes ces différences, il faut que le style se diversifie: de même quoique tous les pas que l'on fait doivent provenir du même principe d'action et annoncer une même allure, il faut cependant qu'ils varient entr'eux, suivant la diversité des causes accidentelles" [p. 309-310]

"Voltaire chez les modernes a été un véritable Protée littéraire: il n'est personne qui ne sache quelle prodigieuse variété de genres embrasse la collection de ses oeuvres" [p. 310]

"Dans le monde, pour juger des talens et du mérite d'un homme, on ne va point dans le secret de son cabinet épier et calculer ses réflexions solides et ses connaissances profondes; on n'attend pas même les grandes épreuves, parce qu'il est rare de mettre les hommes à ce qu'on appelle épreuves décisives; mais on les juge par analogie: leur talent pour les choses ordinaires semble prouver leur aptitude pour des choses plus difficiles; or, comme celui de tous les talens qui frappe, qui séduit le plus dans la société, est le talent du bon style, c'est surtout par là que l'on présume de la capacité d'un homme" [p. 330]

"L'harmonie d'Homère, le sublime de Pindare, la véhémence de Démosthènes, la tendre mélodie d'Euripide, la mâle énergie de Sophocle, l'élégance de l'âme de Scipion, le naturel noble et touchant de Virgile, la force et la précision d'Horace, la dignité de Tite-Live, l'abondance heureuse et variée de Cicéron, les grâces de Tibulle, voilà leurs titres; ils n'en ont pas d'autres" [p. 343]

"C'est que le style de Cuvier est sec, dur quelque fois obscur et toujours dénué d'agrémens; au lieu que le style de Buffon est tout à la fois noble et naturel, clair et précis, harmonieux et simple, convenable et varié, majestueux et élégant" [p. 349]

"Un style est en rapport avec les moeurs et la civilisation contemporaine; ces moeurs et cette civilisation ayant éprouvé des changemens dans l'entraînement des siècles, c'est vainement que dans d'autres conjonctures et dans une autre société, l'on voudrait réintégrer dans ses anciens droits un style, miroir d'un ordre social moins avancé" [p. 353]

"[Mme de Staël] Le style doit donc subir des changemens par la révolution qui s'est opérée dans les esprits et dans les institutions; car le style ne consiste point seulement dans les tournures grammaticales: il tient au fond des idées, à la nature des esprits; il n'est point une simple forme. Le style des ouvrages est comme le caractère d'un homme; ce caractère ne peut être étranger ni à ses opinions, ni à ses sentimens; il modifie tout son être" [p. 380-381]

"[Mme de Staël] Le charme du style dispense de l'effort qu'exige la conception des idées abstraites; les expressions figurées réveillent en vous tout ce qui a vie; les tableaux animés vous donnent la force de suivre la chaîne des pensées et des raisonnemens. On n'a plus besoin de lutter contre les distractions, quand l'imagination qui les donne est captivée, et sert elle-même à la puissance de l'attention. Quelques néologues, depuis la révolution, se sont jetés dans un défaut singulièrement destructeur de toutes les beautés du style; on a voulu rendre toutes les expressions abstraites, abréger toutes les phrases par des verbes nouveaux, qui dépouillent le style de toute grâce, sans lui donner plus de précision. Rien n'est plus contraire au véritable talent d'un grand écrivain. La concision ne consiste pas dans l'art de diminuer le nombre des mots; elle consiste encore moins dans la privation des images. La concision qu'il faut envier, c'est celle de Tacite, celle qui est tout-à-la-fois éloquente et énergique; et loin que les images nuisent à la brièveté du style, justement admirée, les expressions figurées sont celles qui retracent le plus de pensée avec le moins de termes" [p. 382-383]

"[...] l'art de toucher par le sentiment, d'enchanter par les images, de nourrir, et de satisfaire l'activité de l'âme par une juste variété d'objets convenables, d'éclairer et d'étendre la raison par des connaissances nouvelles, [...] a toujours été un art précieux. [...] C'est que le plus grand des besoins moraux de l'homme est d'être occupé d'objets qui l'intéressent, qui lui présentent des images nettes et vives; qui aient le mérite de la variété, et qui soient propre à l'instruire" [p. 403]

"[...] ayez soin que vos ouvrages me présentent réunis, comme en un tableau, l'ordre et la convenance dans les choses, le choix et la force dans les pensées, la chaleur et la précision dans les termes, la netteté et la variété dans la tournure de vos phrases; que surtout votre ton soit honnête, noble et décent; que vos sentiments soient francs et délicats; que le tout soit naturel: vous ferez germer en moi le goût de ces mêmes qualités sans que vous m'en parliez; vous les infuserez dans mon âme; vous en ferez chez moi des vertus pratiques; et cela par un effet immanquable du plaisir que vous m'aurez fait trouver" [p. 427]

"Mais si les poétiques sont pleines de dispositions réglementaires dont l'observation ne produit aucune beauté, dont l'accomplissement ne donne que la froide et stérile satisfaction de la difficulté vaincue, il est des règles naturelles qui sont dans le fond des choses; il est des règles qu'il faut suivre parce qu'elles sont dans la nature, et dont le fol affranchissement jetterait dans des extravagances, des bizarreries. Ainsi, par exemple, en vain l'on voudrait briser les plans que présente la rhétorique aux orateurs; il faut que l'exorde prépare l'attention de l'auditoire pour le sujet que l'on va traiter. Bien fou serait l'effréné romantique qui commencerait un plaidoyer par une péroraison, et diviserait son discours après l'avoir fini" [p. 428-429]

"La gesticulation est aujourd'hui nulle et même souvent ignoble. Les uns frappent des mains dans le feu de leur débit, les autres posent leur dextre ou leur gauche sur le bords de la tribune et les lancent en avant, le tout sans variété, sans harmonier leurs manières à leurs discours" [p. 495]


Table des Matières

Ière Leçon. Qu'est-ce que le Style? p. 11

IIe -- Des Élémens du Style. p. 32

IIIe -- Suite des Élémens du Style. p. 49

IVe -- Suite des Élémens du style. p. 65

Ve -- Du Choix des Sujets. p. 80

VIe -- Des divers Buts que se propose d'atteindre l'Écrivain. p. 87

VII -- Du Genre que l'on adopte. p. 104

VIIIe -- De la Langue française. p. 117

IXe -- Des Qualités du bon Écrivain. p. 127

Xe -- Des Dispositions caractéristiques pour écrire. p. 141

XIe -- De l'importance de l'A-propos et des circonstances pour l'Écrivain. p. 150.

XIIe -- Du Talent. p. 169

XIIIe -- Du Génie. p. 179

XIVe -- Du Goût. p. 195

XVe -- Des qualités qui sont communes au Goût et au Talent. p. 215

XVIe -- Des Qualités qui sont particulières au Goût. p. 232

XVIIe -- De l'Imitation. p. 246

XVIIIe -- De l'Exercice. p. 259

XIXe -- De l'Originalité du Style. p. 272

XXe -- Des Styles individuels. p. 289

XXIe -- Des qualités qui sont particulières au Talent. p. 309

XXIIe -- Avantages d'un bon Style dans le monde. p. 328

XXVIIIe -- Avantages d'un bon Style dans la carrière littéraire. p. 342

XXIVe -- Des Styles tombés en désuétude. p. 335

XXVe -- Du Style romantique. p. 369

XXVIe -- Des Couleurs locales contemporaines. p. 385

XXVIIe -- Au bon Style sont dus les Progrès des Sciences. p. 399

XXVIIIe -- Le bon Style contribue à la Perfection et à la Politesse des Mœurs. p. 406

XXIXe -- De la Conversation. p. 417

XXXe -- Néologisme. -- Allusion. -- Affectation. -- Servilité. -- Idée-Mère. p. 428

XXXIe -- De la Tragédie romantique. p. 440

XXXIIe -- Du Mélodrame. p. 454

XXXIIIe -- Du roman historique. p. 457

XXXIVe -- Des Pièces de Vers romantiques. p. 465

XXXVe -- Des Écrits en Prose poétique. p. 471

XXXVIe -- De la nouvelle Manière d'écrire l'Histoire. p. 477

XXXVIIe -- Du Poëme moderne. p. 484

XXXVIIIe -- De l'Éloquence moderne. p. 491

XXXIXe -- Du Vaudeville. p. 496

XLe -- Du Journal. p. 503

Fin de la Table des Matières [p. 512]