DE L'AUTORITÉ
DE L'USAGE SUR LA LANGUE
Discours
Lu dans la Séance publique
De l’Académie Françoise, le 16 Juin 1785,
Par M. Marmontel, Secrétaire Perpétuel de l’Académie,
& Historiographe de France
A l’immortalité
A Paris,
De l’Imprimerie de Demonville, Imprimeur – Libraire
de l’Académie Françoise, rue Christine
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M. DCC. LXXXV
A l’immortalité
DE L'AUTORITÉ
DE L'USAGE SUR LA LANGUE
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Dans la manière de s'exprimer, comme dans celle de se vêtir, l’usage diffère de la mode, en ce qu'il a moins d’inconstance : mais l'usage, comme la mode, ne reconnoît pour règle que le goût ; & selon que les mœurs publiques, le caractère & 1'esprit dominant rendent le goût d'une Nation plus raisonnable ou plus fantasque, l'usage est aussi plus sensé ou plus capricieux dans ses variations.
Chez les Peuples qui ne parlent que pour se faire entendre, la Langue est presque invariable ; & qu'elle suffise au commerce de la vie & de la pensée, c'en est assez : elle a pour eux le nécessaire, & ils ignorent le superflu.
Mais à mesure que dans son langage, comme dans ses vêtemens, une Nation se livre à l’attrait du luxe, & qu'en parlant pour son plaisir, plus que pour ses besoins, elle, s'occupe de l'élégance & de l’agrément de l’élocution, le désir & le soin de plaire la rendent inquiète, curieuse, incertaine dans la recherche de ses parures ; & de là les raffinemens & les caprices de l'usage.
Cependant on observe que de toutes les Langues, celle qui a le plus donné à l'ornement & au luxe de l'expression, la Langue grecque, a été peu sujette aux variations de l'usage ; & la différence de ses dialectes une fois établie, on ne s’apperçoit plus qu'elle ait changé depuis Homère jusqu'à Platon. La Langue d'Homère sembloit douée, ainsi que ses Divinités, d'une jeunesse inaltérable : on eût dit que l'heureux génie qui l'avoit inventée, eût pris conseil de la Poésie, de l'Eloquence, de la Philosophie elle-même, pour la composer à leur gré. Vouée aux grâces dès sa naissance, mais instruite & disciplinée à l'école de la raison, également propre à exprimer & de grandes idées, & de vives images, & des affections profondes, à rendre la vérité sensible, ou le mensonge intéressant, jamais l’art de flatter l'oreille, de charmer l’imagination, de parler à l'esprit, de remuer le cœur & l'âme, n'eut un instrument si parfait: Pandore, embellie à l'envi des dons de tous les Dieux, étoit le symbole de la Langue des Grecs.
Il n'en fut pas de même de celle des Latins. D'abord rude &. austère comme la discipline & comme les lois dont elle étoit l'organe, pauvre comme le Peuple qui la parloit, simple & grave comme ses mœurs, inculte comme son génie, elle éprouva les mêmes changemens que le caractère & les mœurs de Rome. De sa nature, elle eut sans peine la force & la vigueur tragique qu'il falloir à Pacuvius, la véhémence & la franchise que demandoit l'éloquence des Gracques ; mais lorsqu'une Poésie séduisante, voluptueuse, ou magnifique, en voulut faire usage ; lorsqu'une éloquence insinuante, adulatrice, & servilement suppliante, voulut l'accommoder à ses desseins, il fallut qu'elle prît de la mollesse, de l'élégance, de l'harmonie, de la couleur ; & que, dans l'art de prêter au langage un charme intéressant & une douce majesté, Rome devînt l'écolière d'Athènes, avant que d'en être l'émule. Ce qu'ont fait les Latins pour donner de la grâce à une Langue toute guerrière, est le chef-d'œuvre de l’industrie ; & dans les vers de Tibulle & d'Ovide, elle semble réaliser l'allégorie de la massue d'Hercule, dont l'Amour, en la façonnant, se fait un arc souple & léger.
Celles de nos Langues modernes qui se sont le plutôt fixées, sont l'Espagnol & l’Italien : l'une, à cause de l'incuriosité naturelle des Castillans, & de cette fierté nationale, qui, dans leur Langue, comme en eux-mêmes, fait gloire d'une noblesse pauvre & dédaigne de l'enrichir ; l'autre, à cause du respect: trop timide que les Italiens conçurent pour leurs premiers grands Ecrivains, & de la loi prématurée qu'ils s'imposèrent à eux-mêmes, de n'admettre, dans le bon style & dans le langage épuré, que les expressions consignées dans les Ecrits de ces hommes célèbres. De telles lois ne conviennent aux Arts qu'à cette époque de leur virilité ou ils ont acquis toute leur force & pris tout leur accroissement: : jusques là rien ne doit contraindre cette intelligence inventive, qui élève l’industrie au-dessus de l'instinct; & réduire les Arts, comme l’on fait souvent, a leurs premières institutions, c'est perpétuer leur enfance. La Langue Italienne se dit la fille de la Langue Latine ; mais elle n'a pas recueilli tout l'héritage de sa mère : l'Arioste & Le Tasse même, à côté de Virgile, sont des successeurs appauvris.
Le même esprit de liberté & d'ambition qui anime la Politique & le Commerce de l'Angleterre lui a fait enrichir sa Langue de tout ce qu'elle a trouvé à sa bienséance dans les Langues de ses voisins ; & sans les vices indestructibles de sa formation primitive, elle seroit devenue, par ses acquisitions, la plus belle Langue du monde. Mais elle altère tout ce qu'elle emprunte, en voulant se l'assimiler. Le son, l'accent, le nombre, l'articulation, tout y est changé : ces mots dépaysés ressemblent à des Colons dégénérés dans leur nouveau climat, & devenus méconnoissables aux yeux même de leur Patrie.
Nous avons mis moins de hardiesse, mais plus de soin à perfectionner notre Langue ; & s'il n'a pas été permis de la refondre , au moins a-t-on su la polir : au moins a-t-on su lui donner des tours mieux arrondis, des mouvemens plus doux, des articulations plus faciles & plus liantes ; & en même temps qu'elle a pris plus de souplesse & d'élégance, elle a de même acquis plus de noblesse & de dignité.
Cependant, quelque différente que soit la Langue de Racine & de Fénelon, de celle de Baïf & de Dubartas, il est encore profitable, sinon de la rendre plus douce & plus mélodieuse, au moins de l'enrichir, d'ajouter à son énergie, de la parer de nouvelles couleurs, d'en multiplier les nuances ; & plus on en fait son étude, mieux on sent qu'elle n'en est pas à ce point de perfection où une Langue doit se fixer.
Comme vivante, elle est variable; mais elle l’est; dans les deux sens : elle peut acquérir & perdre ; & cette alternative, on vouloit autrefois qu'elle dépendît de l'usage uniquement, absolument, & sans qu'il fût permis à la raison, dit Vaugelas, de lui opposer sa lumière.
Soyons moins superstitieux. Mais pour éviter un excès, ne donnons pas dans l'autre ; & si l'on a trop accordé à l'autorité de l'usage, modérons-la, sans oublier qu'elle a ses droits, comme elle a ses limites. Reconnoissons, avec Vaugelas, que l'usage a fait beaucoup de choses avec raison, même beaucoup plus qu'on ne pense. En effet, il y a dans la Langue mille façons de parler qu'on attribue au pur caprice de l’usage, et dont la raison se découvre dans une Métaphysique très-déliée, qui semble avoir conduit la multitude à son insçu, & qu'appercoit celui qui examine la Langue avec un œil philosophique. Dans les irrégularités même que l'usage a reçues & qu'il a fait passer en lois, on remarque souvent que ce qui les a introduites, c'est qu'elles donnent à l’expression plus de vivacité, de grâce, ou d'énergie; & jusques-là rien n’est plus juste que de se soumettre à l'usage.
Reconnoissons encore que dans ce que l'usage a fait, ou sans raison, ou même contre la raison, dès que le temps, l'exemple, la sanction publique, durant un siècle de lumière, l'ont ratifié, l'ont confirmé, rien ne dispense plus d'observer ses lois positives, c'est-à-dire, ce qu'il prescrit. Mais tenons-nous sur la réserve à l'égard de ce qu'il défend : car autant il seroit à craindre que la liberté fût sans frein, autant il seroit dangereux que l'autorité fût sans bornes. Et c'est dans le centre des Lettres, au milieu de leur République, & en présence de leurs amis, que je viens réclamer leurs droits.
Je dirai donc qu'en observant ce que l'usage aura prescrit, on aura droit d'examiner ce qu’il lui plaira d'interdire ; & cette restriction, que je crois devoir mettre à sa puissance illimitée, est fondée sur deux motifs :
1°. Quand l’usage prescrit, sa loi porte, il est vrai, quelque atteinte à la liberté, mais ne la détruit pas : je puis, par un détour, éluder sa décision, & par une façon de parler qui me plaise, éviter celle qui me déplaît : ce sera une gêne, mais non pas une servitude. Il n'en est pas de, même de ses lois négatives ; elles nous ôtent toute liberté de faire ce qu'elles défendent ; & pour les éluder, il n’est point de détour.
2°. Si les lois positives de l'usage sont défectueuses, le mal est fait : la Langue est telle ; des hommes de génie n'ont pas laissé de la rendre éloquente, pleine de majesté, d'élégance, & de grâce ; il reste à la parler comme eux ; & c'est le cas de dire, avec Horace, ainsi l'usage l'a voulu. Mais à l'égard de ses lois négatives ou prohibitives, rien n'est fixe, rien n'est confiant : ce sont les décrets d'un tyran bizarre, dont les dégoûts s'annoncent par des proscriptions. Cela ne se dit point, cela ne se dit plus, telle est leur formule ordinaire. Mais si cela s'est dit, pourquoi ne plus le dire, mais si cela est bien dit en soi, quoiqu'on ne l'ait pas dit encore, pourquoi ne le diroit-on pas ? La Langue est-elle déjà si riche & si complette, qu'elle n'ait plus rien à acquérir ? a-t-elle une surabondance qui nous console de ses pertes ? Comment se fût-elle formée, si, depuis Joinville jusqu'à Fénelon, personne n’avoit osé dire, pour première fois, ce qu’on n’avoit pas encore dit ? Comment se conservera-t-elle, si, au lieu de se reproduire à mesure qu'elle se dépouille , ce n'est plus qu'un vieux arbre, dont les rameaux séchés se brisent, & qui ne repousse jamais ?
Quel est donc ce droit négatif, arbitraire & indéfini, qu'on a laissé prendre à l’usage, & si l’expression nouvelle, ou rajeunie, est douce à l'oreille, claire à l’esprit, sensible à l'imagination ; si la pensée la sollicite, & si le besoin l'autorise; si le tour en est animé, précis, naturel, énergique ; si elle est conforme à la syntaxe & au génie de la Langue ; si elle ajoute à sa richesse ; si par elle on évite une périphrase traînante, une épithète lâche & diffuse; si elle n'a point d'équivalent pour exprimer une nuance intéressante, ou dans le sentiment, ou dans l'idée, ou dans l’image, où est la raison de ne pas l'employer ?
Ce sont les téméraires, dit Vaugelas, qui inventent les mots comme les modes. La parité n'est pas exacte : car dans les modes, presque tout est de fantaisie, de caprice, ou de vanité ; au lieu que, dans la Langue ainsi que dans les Arts, l’invention a souvent pour objet la nécessité, l'utilité, la beauté réelle. Alors, où est la témérité d'oser être inventeur, Malherbe fut il téméraire lorsqu'il emprunta du latin insidieux & sécurité? & Desportes, lorsqu'il transplanta dans notre Langue le mot pudeur, pour exprimer cette espece de honte délicate & timide qui saisit une âme innocente ou une âme noble & sensible, à la première idée de ce qui peut blesser sa fierté ou sa modestie : mot précieux que La Fontaine a si bien mis à sa place dans la fable des deux Amis? Dévouloir, proposé par Malherbe, pour dire, cesser de vouloir, n'a pas été reçu ; mais que deux ou trois bons Ecrivains l'eussent adopté, il faisoit fortune, & la Langue y gagnoit un mot clair & précis. Vaugelas regardoit sortir de la vie comme un barbarisme : falloit-il que, sur sa parole. La Fontaine s'abstînt de dire, en parlant de la vieillesse :
Je voudrois qu'à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d'un banquet,
C'était, nous dit ce même Vaugelas, la plus saine partie de la Cour, c'étoit la plus saine partie des Auteurs du temps qui étoient les arbitres de l'usage ; & dans cette espèce d'Aristocratie, composée de deux puissances souvent contraires l’une à l’autre, on ne savoit à laquelle obéir. Ainsi, une foule de mots qui manquoient à la Langue & qu’on y vouloit introduire y étoient arrêtés au passage, & le plus souvent rebutés. Féliciter paroissoit barbare ; face n'étoit pas du bon style ; la Cour ne vouloit pas que l’on dît ambitionner; ployer choquoit l’oreille, c'étoit plier qu'il falloit dire; transfuge n'étoit point admis, non plus qu’insulter & qu'insulte.
Heureusement vinrent des hommes qui furent donner à la Langue plus d'aisance & de liberté, & en même temps plus d'autorité & de consistance à l'usage. Les grands Hommes du siècle passé, dit Voltaire, ont enseigné à penser & à parler. Ce fut d'abord l’Auteur de Cinna, des Horaces, de Polieucte, & après lui, la Rochefoucault, le Cardinal de Retz, Pascal , Bossuet, Bourdaloue, Molière, Pélisson, Boileau, Racine, Fénelon, la Bruyère, qui formèrent l’esprit, la Langue, & le goût de la Nation.
On voit alors comment l'usage, en se fixant, put acquérir une autorité légitime, & comment les juges naturels de la Langue usuelle, formés à l'école des Maîtres de la Langue écrite, purent prétendre à juger celle-ci. Mais ce droit acquis à une Nation cultivée ne s'étend pas jusqu'à interdire aux Artisans de la parole toute espèce d'innovation ; & s'il arrivoit que le goût devînt trop minutieux, trop efféminé, trop timide, ou que la fantaisie , le caprice, la vanité du faux bel esprit, voulussent marquer à leur gré les bornes de la Langue écrite, & défendre au génie de les passer, je ne présume pas qu'il dût à leur défense une aveugle docilité.
Un goût délicat & craintif se croit le goût par excellence, lorsqu'il s'abstient de ce qui peut déplaire ; mais un goût très-supérieur seroit celui qui hasarderoit , avec une hardiesse éclairée, ce qui, après avoir déplu quelques momens, seroit fait pour plaire toujours.
Je dirai plus encore : dans un Public imbu d'une saine Littérature, ce ne sera jamais ni au plus grand nombre, ni à l'élite des bons esprits que l'on risquera de déplaire par d'heureuses innovations, par des rénovations utiles. Ce sont toujours des hommes indignes d'être libres qui veulent que chacun soit esclave comme eux. Mais qu'a de commun la timide inertie de leur instinct avec la noble audace du génie ?
C'est un Scudéri qui défend à l'Auteur du Cid, à Corneille , de dire :
Plus l'Offenseur est cher, plus est grande
l'offense.
Je dois à ma Maîtresse, aussi bien qu'à mon
père.
Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.
On l’a pris tout bouillant encor de sa querelle.
C'est Scudéri qui prétend qu’arborer des lauriers, gagner des combats, instruire d'exemple, ne sont pas des phrases françoises. Et voilà le modèle de cette foule de critiques dont Racine fut assailli, lors même qu'il poussoit la Langue à son plus haut degré de gloire. Ce qu'on admire aujourd'hui dans son style, comme les hardiesses d'un Maître, lui étoit reproché de son temps, comme les fautes d'un Ecolier. O Subligni, tu prétendois savoir la Grammaire mieux que Racine ! Ainsi l'œil louche de l'Envie, ou l'œil trouble de l’ignorance, en examinant les Ecrits des grands Hommes vivans, y prend pour des incorrections les élégances les plus exquises ; & c'est toujours l'usage que le faux goût met en avant : comme si l'homme de génie n'avoit jamais droit de parler sans l'usage, & avant l'usage.
Il y a dans notre Langue, de l'aveu même de Vaugelas, une infinité de phrases qui sont les dépouilles des Langues savantes, & qui, accommodées à son génie, sont une partie de ses richesses. Or, je demande à Vaugelas : Ces façons de parler, & toutes celles qui de la Langue écrite passent dans la Langue usuelle, ou qui restent comme en réserve dans le trésor de la Poésie & de l'Eloquence, qui nous les a données! Ne sont-ce pas les Gens de Lettres, & n'est-ce pas sur-tout en cela que consiste cette invention du style, qui caractérise & distingue nos plus grands Ecrivains, & nommément cet Amyot, que Vaugelas a tant loué, Or, si Amyot fut louable d'avoir osé les inventer, ces expressions heureuses que nous avons laissé vieillir, pourquoi celui qui les rajeuniroit feroit il si répréhensible?
Que l'on soit soumis à l'usage dans les formules, établies, comme dans l’emploi des articles, des particules, & des pronoms, rien de tout cela n’est gênant; & de toutes les difficultés grammaticales dont Vaugelas s'est occupé, il n'y en a peut-être pas une qui intéresse sérieusement la Poésie ou l'Eloquence, Mais ce qui peut contribuer à la richesse de l'expression, à sa délicatesse, ou à son énergie, toutes ces façons de parler qui, négligées dans la Langue usuelle, ne laissent pas d'avoir leur place & leur utilité dans la Langue écrite, soit pour l'idée, soit pour l'image, soit pour la précision, le nombre & l'harmonie, sont-elles condamnées à ne jamais revivre? & l'Eloquence & la Poésie n'ont-elles plus aucun espoir de recouvrer les larcins que leur a faits l'usage, ou plutôt que leur a faits l'oubli, Car le plus grand nombre de ces phrases & de ces mots perdus pour elles, ont été délaissés plutôt que rebutés; & l’on ne s'en sert plus, par la seule raison qu'on a cessé de s'en servir.
Lorsque les grands Ecrivains ne sont plus, on nous les cite comme des modèles de déférence & de docilité pour les défenses de l'usage. On ne sait pas, ou l’on oublie combien de fois ils se sont permis ce que l’usage n'approuvoit pas. On ne sait pas, en lui cédant, combien il leur en a coûté de dégoûts & de sacrifices ; combien de fois, dans l'expression des mouvemens de l'âme ou des saillies du caractère, ils ont envié l'énergie, la franchise, le naturel, le tour vif & rapide de la Langue du Peuple ; combien de fois ils ont soupiré après la liberté de l'imagination & de la plume de Montaigne. Quoi qu'il en soit, si de grands Ecrivains ont méconnu leur ascendant, & se sont fait un devoir trop étroit de céder à l’usage, lorsqu'ils auroient voulu & dû lui résister, c'est un excès de modestie dont nous les louons à regret, comme d'une vertu timide.
Rien, ou presque rien de la Langue de Pascal n'a vieilli : cela prouve sans doute un goût pur & sévère, mais trop sévère & trop exquis. Pascal, en épurant la Langue, l'a, pour ainsi dire, passée à un tamis trop fin. Il n'a pas assez conservé de la substance de Montaigne. On trouve à celui-ci une force & une saveur préférable à la pureté même. Ce n'est pas que son vieux langage n'eût grand besoin d'être purgé, & que la Langue, dans son état actuel, ne soit mille fois préférable : elle a plus de clarté, d'aisance, de noblesse, de décence & de dignité, de délicatesse & de grâce, d'harmonie & de coloris ; mais son élégance a trop pris sur sa vigueur : ses polisseurs l'ont affoiblie ; elle a perdu de sa naïveté, de sa concision, & de son énergie ; & je crois qu'il étoit possible d'en perfectionner les formes, & d'en moins altérer le fond.
Je ne mets certainement pas au nombre de ses pertes la rouille qu'elle a déposée, les inversions dures, les tours forcés, les locutions mal construites, les termes bas ou pédantesques, d'un son déplaisant, d'un sens louche, d'une articulation pénible, ou qui avoient de l'affinité avec des objets dégoûtans, & je ne reproche à l'usage que d'avoir manqué trop souvent de discernement dans son choix.
Mais à mesure qu'il rebutoit une foule de tours naïfs, qu'on ne retrouve plus que dans La Fontaine, un grand nombre de tours vigoureux & concis, & de phrases substantielles, qui sont perdues depuis Montaigne, une multitude de mots harmonieux, sensibles, faits pour parler à l'âme, faits pour plaire à l'oreille, je demande comment des hommes qui, en fait de goût, disposoient de l’opinion, ont pu laisser périr tant de richesses ? Qui les eût empêchés de les conserver dans leur style ?
La Cour, dont le langage roule sur un petit nombre de mots, la plupart vagues & confus, d'un sens équivoque ou à demi-voilé, comme il convient à la politesse, à la dissimulation, à l'extrême réserve, à la plaisanterie légère, à la malice raffinée, ou à la flatterie adroite, la Cour a pu, dans tous les temps, négliger une infinité d'expressions naïves ou franches, dont elle n'avoit pas besoin. Le monde poli & superficiel, qui suit l'exemple de la Cour, & qui croit qu'il est du bon ton de parler de tout froidement, légèrement, à demi-mot, sans chaleur & sans énergie, ce monde, dis-je, a dû laisser tomber tout ce qui n'étoit pas de sa Langue usuelle. L’expression fine & piquante a dû lui être chère ; il l’a dû conserver : il a dû conserver de même le langage du sentiment dans toute sa délicatesse, comme essentiel au caractère de politesse & de galanterie, qui est la surface de ses mœurs. Mais son Dictionnaire n'a pas dû s'étendre au delà du cercle de ses besoins ; & mille façons de parler, nécessaires à l'homme qui pense fortement & qui veut s'exprimer de même, à l'homme qui s'affecte d'un sentiment passionné, ou d'une image pathétique, & qui veut rendre ce qu'il sent, en deux mots, le langage de l'Eloquence & de la Poésie n'a pas dû trouver dans le monde des conservateurs bien zélés. Mais en négligeant des richesses qui leur étoient inutiles, la Cour & le monde faisoient-ils une loi de les abandonner comme eux, Et ceux à qui toutes les couleurs, toutes les nuances de la Langue étoient si précieuses, n'auroient-ils pas été au moins bien excusables de ne pas les laisser périr,
La Langue usuelle se trouve riche, parce qu'elle fournit abondamment au commerce intérieur delà Société: mais la Langue écrite ne laisse pas d'être indigente & nécessiteuse, parce que ses besoins s'étendent au dehors. Tous les jours elle est obligée de correspondre à des mœurs étrangères, à des usages qui ne sont plus : tous les jours l’Historien, le Poète, le Philosophe se transplante dans des pays lointains, dans des temps reculés ; & que deviendra-t-il, si sa Langue n'est pas cosmopolite comme lui, si elle n'a pas les analogues & les équivalens de celle des pays & des temps qu'il fréquente.? Que deviendra surtout le Traducteur d'un Ecrivain assez habile pour avoir mis en œuvre toutes les richesses de sa propre Langue ? Il en est qu'il est impossible de traduire fidèlement ; & la raison n'en est que trop sensible : c'est que les Langues, dont le but commun devroit être une parfaite correspondance, se sont enorgueillies de leurs propriétés, & ont négligé leur commerce. Ce qui dans l’une surabonde, manque dans l'autre, & réciproquement. Ce sont, pour changer de figure, des palettes de Peintres, qui n'ont pas les mêmes couleurs ; & c'eût été aux Gens de Lettres à s'en appercevoir & à les assortir. C'est ce qu'ont fait Montaigne, Amyot, La Fontaine, souvent Racine. Leur Langue est conquérante; elle prend les tours & les formes des Langues éloquentes & poétiques qu'elle a pour adversaires, comme les Romains empruntoient les armes de leurs ennemis.
Si, plus asservis à l'usage, nous renonçons à ce droit de conquête, au moins que ne conservons-nous ce que nos pères ont acquis, Et sans parler des phrases que nous avons perdues (car ce détail nous meneroit trop loin), par quelle complaisance avons-nous, renoncé à une infinité de mots ou négligés ou rebutés, ou, si je l’ose dire, dégradés de noblesse par le caprice de l'usage,
Val, par exemple, n'eût-il pas dû garder sa place dans de beaux vers, comme vallon, Ombreux n'avoit-il pas sa nuance à côté de sombre, & rais à coté de rayons? Labeurs, au figuré, ne valoit-il pas bien travaux, & pour le sens & pour l'oreille? Quel goût assez bizarre aurait pu rebuter blondir, Soulagement est-il plus doux que léniment, qu'allégement ou qu'allégeance ? Alléger lui-même, en parlant de peines, auroit-il dû être interdit au langage du sentiment ? Dévaler devoit-il être moins durable que ravaler, dérivé de la même source ? Se prendre exprime une action plus forte que s attacher : pourquoi se détacher est-il plus noble que se déprendre, Et secouer, dont le son est si foible, a-t-il bien remplacé brandir, Aventureux n'auroit-il pas du se soutenir à côté d'aventure? Et puisqu'on a détourné le sens de délayer, ne falloit-il pas conserver à délai son verbe délayer, qui valoit mieux que traîner en longueur, & qui n'a pas d'autre synonyme, Ne falloit-il pas laisser à émouvoir, émoi? à se souvenir, souvenance? Bruit n'eût-il pas dû garder bruire, dont on a retenu bruyant, Pourquoi fallacieux a-t-il péri depuis Corneille, & affres depuis Bossuet? Pourquoi l’usage a-t-il conservé oubli, & abandonné oublieux ? Pourquoi du verbe simuler n'avons-nous que le participe, & ne disons-nous pas, comme les Latins, simuler & dissimuler, Feindre exprimeroit les mensonges de l’imagination ; dissimuler exprimeroit les mensonges du sentiment ou de la pensée. Pourquoi loisible, nuance fine & délicate de permis, n’est-il plus du haut style, Pourquoi dit-on durable, & ne dit-on plus perdurable, qui l’agrandit, Pourquoi calamité, & non calamiteux ; peuplé & non populeux, Pourquoi prépondérant, & non pas pondérant, qui nous seroit si nécessaire, & auquel ni grave, ni lourd, ni pesant, ne peuvent suppléer? Car pondérant se diroit du style; il se diroit de l'éloquence ; il se diroit de l’esprit même ; & ce seroit tout autre chose qu'un style pesant, qu'une éloquence grave, qu'un esprit lourd. On croit n'avoir perdu que des synonymes, & l’on se trompe, Ecumant se diroit des vagues ; écumeux se diroit de recueil ou du rivage blanchi d'écume : pourquoi l'avoir abandonné ? Discord, dans les trois sens, ne devoit-il pas être inséparable de discorde ; & ne devroit-on pas dire encore un caractère inégal & discord, des esprits divers & discords, les discords qui troublent le monde ? âpre donnoit exasperer ; entrave donnoit entraver. Pourquoi l'un de ces mots a-t-il vieilli, & non pas l'autre ? Pourquoi félon & félonie ne se trouvent-ils plus que dans le Code Criminel? Loyal & déloyal, loyauté & déloyauté auroient-ils dû jamais être bannis du langage héroïque? Ferveur devoit-il être exclu du langage de l'amitié? devoit-il l'être de celui de l'amour, à qui d'ailleurs on a laissé tous les caractères du culte, Déhonté ne devoit-il pas se dire aussi long-temps que honte? Instabilité devoit-il être plus heureux qu'instable, & importun plus heureux qu’opportun ? Pourquoi a-t-on perdu le pluriel de jeunesse, qui exprimoit si bien d'un seul mot les illusions, les erreurs, les folies de ce bel âge, Si Cour & Courtisan sont nobles, pourquoi leurs analogues, courtois & courtoisie, ne sont-ils plus du même ton, Quel mot remplacera liesse, pour exprimer une douce joie & la volupté du bonheur,
Qu'on se donne la peine de remettre à leur place quelques-uns de ces mots, & qu'on se demande à soi-même s'ils feroient tache dans le style.
Supposons, par exemple, que, pour exprimer la chute de ce qui roule, ou glisse par une longue pente, avec lenteur & sans bondir, on employât le vieux mon dévaler;
Les neiges par monceaux
dévalaient des montagnesNe seroit-ce pas une image de plus ? Si on faisoit dire à un homme affligé, qu'il trouve à sa douleur une douce allégeance, qu'on applique à ses maux un foible léniment : si l’on disoit d'une Province qu'elle n'étoit pas populeuse de sa nature, mais qu'elle a été peuplée, par l’industrie & le commerce :
Si l'on disoit que tout ce qui dépend de la fortune ou de l'opinion est instable comme elles :
Qu'une longue souvenance du passé éclaire un vieillard sur l'avenir, & qu'il la tourne en prévoyance :
Qu'en Politique, la dissimulation est permise, mais non pas la simulation :
Que dans les temps calamiteux l'humeur du Peuple s’exaspére y qu'il faut le contenir, mais non pas l’entraver :
Que d'élever un homme, en un instant, du rang infime au rang suprême, ce n'est qu'un jeu pour la fortune :
Qu'un riche étale son opulence -avec un orgueil outrageux :
Que le caractère du Peuple est uniforme dans les pays de despotisme, &, qu'il est multiforme dans les pays de liberté :
Si l’on disoit qu'un homme déshonoré, mais impudent, levé un front déhonté contre la renommée:
Si l'on disoit,
Les temps calamiteux sont féconds en
grands Hommes.
Qu'attendez-vous d'un homme oublieux des bienfaits?
Le Ciel enfin pour nous fera-t-il exorable ?
Il parvint, à la Gloire à force de labeurs.
Respirer la fraîcheur des ombreuses vallées.
Les vents bruyoient au loin dans les forêts profondes.
Ils ont de leurs discords fatigué l’Univers.
De ses rais argentés Diane se couronne.
Le épis ondoyans commençoient à
blondir.
Parleroit-on une Langue étrangère ? ne seroit-on pas entendu ? ne le seroit-on pas même avec le plaisir qu'on éprouve à retrouver des biens que l’on croyoit perdus, & qu'on a long-temps regrettés ?
Mais un tort; bien plus sérieux & d'une conséquence plus étendue, que font à la Langue les lois prohibitives de l’usage, c'est de la dégrader, & de rendre inutile au langage noble & soutenu la meilleure partie de ses richesses. Les bons Ecrivains la décorent de nouvelles translations de mots & de nouvelles alliances ; mais son vrai fonds, ses termes propres, ses analogues, ses synonymes, ses diminutifs, ses primitifs, ses dérivés, &, si j’ose le dire enfin, ses richesses de première nécessité périssent tous les jours pour l'Orateur & le Poète : or ce seroit à conserver cette partie si-précieuse du langage de la Poésie & de l'Eloquence, qu'on devroit donner tous ses soins.
Une communication habituelle, entre les différentes classes de la Société, fait que la Langue du Peuple dérobe tous les jours quelque chose à celle d'un monde plus cultivé ; & celle-ci, pour se dédommager, usurpe aussi tous les jours quelques termes du langage plus relevé de l'Eloquence & de la Poésie. Ainsi, par degrés l'héroïque devient familier, le familier devient populaire : en sorte que la Langue écrite est à l'égard de la Langue usuelle comme une île au milieu d'un fleuve qui la ronge insensiblement, & finira par la submerger.
Ce qu'Horace a dit de la vie, on peut le dire de la Langue.
« Tous les ans dans leurs cours nous font quelque larcins ».
Le terme propre est devenu commun ; le tour naturel est usé ; l’épithète la plus hardie & la plus forte n'est plus qu'un mot parasite & vague ; l'expression figurée est ternie ; l'élégance a perdu sa fleur ; & si l’on veut donner au style un peu d'éclat, il faudra bientôt tirer de loin des mots auxiliaires, accumuler des métaphores, enfin se rendre étrange, de peur d'être commun en osant être naturel.
Que faire donc pour retarder au moins cette dégradation successive & continuelle ? Opposer à l’usage la même force de résistance, pour retenir ce qu'il veut rebuter, qu'on lui oppose quelquefois, pour rebuter ce qu'il veut introduire. Ne voit-on pas quel est le sort de ces mots aventuriers dont parle la Bruyère, qui courent le monde pour tenter fortune, & qui, après une vogue éphémère, sont délaissés & tombent dans l'oubli ? Pourquoi donc, si le bon esprit & le bon goût font périr les mots qu'ils dédaignent, n'auroient ils pas le droit de faire vivre les mots qu'ils auroient adoptés, si ces mots ont de l'harmonie, de la clarté, de la couleur, & une noblesse naturelle, je veux dire de l’analogie avec des idées & des images nobles, sans nulle affinité avec des objets rebutans ?
Le Peuple, dit-on, s'exprime ainsi. Eh bien ! alors le Peuple s'exprime noblement. Où en serions nous si l’Ecrivain même le plus élégant ne devoit rien dire comme le Peuple ? Une grande partie de la Langue est commune à tous les Etats ; & cette espece de domaine public est plus ou moins étendu, selon le caractère & l'esprit de la multitude. Le Peuple d'Athènes parloit la langue de Théophraste, & croyoit même la parler mieux que lui. Le Peuple Romain, du temps de Scipion, ne parloit pas la Langue de Térence ; mais avant même le règne d'Auguste il étoit, en fait de langage, si difficile & si sévère, qu'il intimidoit ses Orateurs. Le Peuple de Toscane parle aujourd'hui l'Italien le plus pur. Les Paysans de la Castille parlent leur Langue dans toute sa noblesse. Par quelle vanité voulons-nous que, dans la nôtre, tout ce qui est à l’usage du Peuple contraste un caractère de bassesse & de vileté, Faut-il qu'une Reine dise bon jour en d'autres termes qu'une Villageoise,
Par-tout sans doute, & dans tous les temps, il y a des façons de parler qu'il faut laisser au Peuple, & qui n'appartiennent qu'à lui, parce qu'elles sont analogues aux idées qui lui sont propres, & qu'elles tiennent à ses coutumes, à ses travaux, ou à ses mœurs : mais ce qui n'a pas ces rapports exclusifs, & qui n'a rien de rebutant ni pour l’esprit ni pour l'oreille, appartient à toute la Langue.
Quel sera donc, dira quelqu'un, le caractère distinctif du langage élevé du haut style, Une réserve semblable à celle que je viens d'assigner au langage du Peuple, c'est-à-dire, un grand nombre de termes & d'images exclusivement analogues aux mœurs, aux habitudes, à la façon de voir, de penser & d'agir des hommes d'un rang élevé. Mais à cet apanage réservé à leur classe, elle joindra les jouissances de tout le domaine commun, d'où la vanité veut l'exclure & qu'une fausse délicatesse lui conseille d'abandonner.
Quoi ! parce que le Peuple dit tous les jours : Comment faire, vous savez, sa coutume ; pousser a bout quelqu'un ; être instruit de ce qui se passe ; prendre son chemin vers un endroit ; parce qu'il dit, vous qui parlez pour lui ; attendrait-il si tard ; prenez, votre parti, & mille choses qu'on ne peut dire autrement que le Peuple, sans les dire plus mal que lui ; faut-il pour cela que ces façons de parler, impies & naturelles, soient interdites à la Poésie, Falloit-il que Racine (de qui je les emprunte) se les refusât au besoin ? Ne voit-on pas qu'entremêlées avec des termes & des images d'un ton plus haut elles donnent au style un air de vérité, de naïveté, qu'il n'auroit pas s'il étoit plus tendu, C'est l'artifice qu'Aristote enseigne aux Poètes pour sauver l’invraisemblance du merveilleux, que d'y mêler des choses simples & communes, afin, dit-il, que la croyance accordée à ce qui est naturel, se communique à ce qui ne l'est pas. Il en fera de même de la vraisemblance du langage, si le naturel s'y marie avec le rare & le merveilleux.
Qu'on affecte au contraire de se tenir sans cesse au-dessus du ton familier, bientôt on ne parlera plus que par figures accumulées & la Langue écrite le fera si artistement & si pompeusement, qu'elle ne fera plus aucune illusion. Il faut, nous dit M. de Voltaire, qu'une métaphore soit naturelle, vraie, lumineuse (& il ajoute), & quelle échappe a la passion. Or comment peut-elle paroître échapper à la passion, si la passion en est prodigue , & si son langage n'est qu'un amas de figures accumulées & de termes évidemment recherchés & tirés de loin ?
L’expression ne doit jamais être plus simple que lorsque la pensée ou le sens même est sublime : or tout ce qui est simple dans une Langue y devient nécessairement familier par le progrès de l'imitation. L'on voit même que parmi nous, soit au Théâtre, soit dans les Livres, soit dans le monde , le Peuple a déjà pris les expressions les plus fortes de la Poésie & de l'Éloquence : un accident le fait frémir ; une calomnie lui fait horreur, un caractère lui paroît odieux, détestable, atroce ; un artisan est désolé, désespéré de s'être fait attendre ; il est pénétré, confondu, inconsolable, &c. Il ne faut donc pas s'imaginer que tout ce qui devient familier au Peuple soit populaire ; & en dépit de l’usage & de ses abus, la Langue noble a droit de conserver, non feulement ce qui lui est propre, mais ce qui doit lui être commun avec tous les autres langages.
Cependant l'art d'écrire, comme tous les Arts d'agrément, doit s'occuper du soin de plaire à ce Public qui s'est rendu l'arbitre de la Langue. Il est donc inutile d'examiner, me dira-t-on, si le caprice & la fantaisie, ou la réflexion et le goût président à ses décisions ; & dès que la Langue est l’instrument des Arts destinés à lui plaire, il faut la parler à son gré.
C'est là, je crois, l'objection la plus forte qu'on puisse faire en faveur de l’usage ; & je conviens qu'elle est sans réplique pour les Ouvrages dont le succès dépend de l'émotion simultanée du Public assemblé : car dans ces assemblées l’usage est dans toute sa force & dans la plénitude de son autorité : il y décide & ne raisonne pas ; & il falloit tout l'art de Racine, tout l'ascendant de Bossuet, pour risquer au Théâtre & dans la Chaire d'éloquentes témérités.
Mais hors de là, & dans des écrits jugés par des Lecteurs isolés & tranquilles, pourquoi, si l'on est sûr d'avoir pour soi la raison & le goût, n'oseroit-on parler d'après soi-même & pour le petit nombre, L'usage, comme l'opinion, existe, sans que l'on puisse dire quelle en est l'origine, ni quelle en sera la durée. C'est une assimilation de langage, comme l'opinion est une assimilation d'idées, l'une & l'autre le plus, souvent fortuite & passagère, sans autre cause que. l'exemple, sans autre lien qu'une adhésion superficielle des esprits. Si donc l’homme qui veut penser avec une liberté sage, commence par se dégager du pouvoir de l'opinion, & ose lui-même s'en rendre juge ; pourquoi l'homme qui veut écrire avec une noble franchise , ne commence-t-il pas de même par soumettre l'usage à son propre examen ? Comment veut-on que la parole suive le vol de la pensée, si tandis que l’une sera libre, l'autre est chargée de liens? Cela me rappelle un emblème, où un aigle attaché à un vieux tronc de chêne, s'efforçoit de prendre l'essor : ses aîles étoient déployées, mais son corps étoit enchaîné.
Lorsque le goût du temps a paru aux hommes de génie dans tous les Arts, ou trop timide ou trop frivole, qu'ont fait ces grands Artistes ? Ils se sont recueillis, retirés de leur siècle, & se sont mis devant les yeux les grands exemples du passé, pour être dignes, en les imitant, des suffrages de l'avenir. Pourquoi donc l'Ecrivain solitaire & indépendant, qui ne sera jamais livré au mouvement de la multitude, & qui n'aura pour juge qu'un Lecteur isolé & solitaire comme lui, n'auroit-il pas le même courage que le Peintre & que le Statuaire a dans son atelier ? Son style y prendra, je le sais, un caractère un peu sauvage : mais je sais bien aussi qu'il en aura une vigueur plus mâle, une vérité plus naïve, enfin plus d'abondance, plus de sève, & plus de saveur.
J'entends ici les vrais amis du goût & les zélés conservateurs de la pureté du langage, me demander si, en accordant aux Ecrivains cette liberté légitime que je sollicite pour eux, on n'ouvrira point la barrière à une licence immodérée, & si je pense qu'il en résulte plus d'avantages que d'abus ?
A cela je réponds, que l'éternel écueil de la liberté c'est la licence, & que la liberté n'en est pas moins le premier bien des Arts, comme le premier bien des hommes. Je réponds, qu'il importe peu que les mauvais Ecrivains en abusent, pourvu que les bons en profitent : car ce n'est jamais à la foule qui va périr, mais au petit, nombre qui doit vivre, qu'il faut penser en s'occupant des Arts. Un Ecrivain judicieux sentira mieux que je n'ai pu le dire, à quelles conditions il peut oser ce que l'usage lui défend ou ne lui permet point encore ; & celui à qui la Nature aura refusé ce discernement juste & sain, cette sagacité d'intelligence & de sentiment qui fait l'homme de goût, celui-là, dis-je, n'a pas besoin, pour mal écrire, qu'on lui en facilite les moyens.
Qu'il se rencontre, par exemple, un de ces esprits vains & vagues, qui, pour déguiser leur foiblesse & leur inanité , s'efforcent de produire des mots en guise de pensées, & qui, n'ayant que des idées communes, les fardent & les enluminent pour leur donner un air de singularité, rien ne l'empêchera de se faire un langage aussi bizarrement construit que péniblement travaillé.
Qu'il se rencontre un cerveau brûlant, d'une chaleur stérile & sans lumière, comme celle d'un sable aride ; un de ces hommes qui, sans talent, veulent se donner du génie ; rien ne l'empêchera de se former un style aussi obscur, aussi incohérent, aussi informe que ses pensées. Avec des notions superficielles & confuses, il tâchera de se montrer profond ; vigoureux & hardi, avec des idées foibles ; plein de verve & d'enthousiasme, avec une âme sans ressort & une imagination sans élans. Il cherchera la nouveauté, la hardiesse, l'énergie, dans un mélange monstrueux de mots étrangers l'un à l'autre, & d’images incompatibles ; & donnant sa bizarrerie pour de l'originalité, je crois l'entendre s'applaudir d'avoir un langage qui n'est qu'à lui. Tant mieux qu'il ne soit qu'à lui seul. Mais eût-il des imitateurs, des admirateurs même, pourquoi s'en mettre en peine ? Jetons les yeux sur le passé ; & de ces productions sauvages dont le vaste champ de la Littérature fut hérissé dans tous les temps, regardons ce qui reste : observons à quel petit nombre de bons esprits & de bons Ecrivains tient la gloire de tout un siècle ; & pourvu que ceux-là prospèrent, laissons la foule des faux talens se débattre dans les liens de l'usage ou s'en échapper, n'éviter la bassesse & la trivialité que par l'enflure & l'extravagance, & ne faire un moment quelque bruit qu'en passant de 1'obscurité dans l'oubli.