Louis-Sébastien Mercier [1740 – 1814]
Langage, langue et style,
conscience métalinguistique et sentiment épilinguistique

Introduction Index

 

Le florilège arbitraire des citations suivantes, empruntées à l’œuvre profus de celui qui s’appelait « le premier Livrier de France », illustrent assez bien les conditions de réflexion dans lesquelles se sont opérées — à l’articulation des XVIIIe et XIXe siècles — les subversions « sémantiques » du lexique classique, que nombre de contemporains et de critiques ultérieurs firent mine d’ignorer ou ne surent pas reconnaître.

Entre épilinguistique et métalinguistique, même si les termes en sont alors anachroniques, entre sentiment et analyse, c’est indubitablement par l’auteur du Tableau [1781] et du Nouveau Tableau de Paris [1798], par le logolâtre de la Néologie [1801], par ce journaliste impénitent et cet auteur prolixe, que passe la conversion de l’esthétique humaniste en une esthétique individuelle.

Entre la célèbre assertion de Bossuet, dans son DISCOURS de réception à l’Académie française de 1753 : « […] le STYLE est l’homme même », et la phrase clivée à laquelle le XIXe siècle réduira psychologiquement son contenu : « Le STYLE, c’est l’homme », Louis-Sébastien Mercier est celui qui osera affirmer : « Le STYLE est l’homme et chacun doit avoir le sien bien et dûment caractérisé »…. Derrière la transition discrète que la syntaxe imprime à des MOTS restés identiques en surface s’effectue alors une translation importante du paradigme de l’universel vers l’individuel.

Le DISCOURS offre en l’époque de la Révolution la possibilité de puissants et profonds remodelages sémantiques des éléments lexicaux du français, et Mercier est un des premiers phénoménologues avant la lettre de la LANGUE et du LANGAGE à entrer dans l’exâmen des nouvelles transactions sociales rendues possibles par l’émergence progressive dans les MOTS de ces valeurs inédites.

Je n’insisterai pas sur le fait que cette fracture imposée par la Révolution — politique, économique, sociale, idéologique, culturelle — a eu ses traces lexicales et que le système de la LANGUE française a officiellement enregistré l’introduction de toute une série de modifications des systèmes des poids et mesures, du calendrier, de l’administration territoriale, de la justice, etc, qui ont eu leurs marques linguistiques. Il y a là des bouleversements que tout historien de la LANGUE est en mesure de décrire et d’expliquer : républicaniser, centraliser, ordonnancer, féruler, agioteur, terroriste, ingéniosité, effarement et même perfectibilité ont eu leur heure de gloire et leurs commentaires.

J’insisterai plutôt, en revanche, sur le sentiment de malaise et d’insécurité linguistique que ces transformations ont induit en chaque locuteur. Car nous sommes là dans la perception d’un sentiment épilinguistique que les DISCOURS laissent affleurer jusqu’à nous, et dans la découverte de ce que le sujet énonciateur entre alors et pour la première fois dans une ère nouvelle de soupçon à l’endroit du LANGAGE. Conscient de ce que les MOTS, les phrases sont désormais porteurs d’une efficace immédiate, et que le dire coïncide avec un faire souvent tragique, le sujet énonciateur ne saurait plus exciper face aux DISCOURS d’une maîtrise supérieure qui permettrait à la pensée de s’affirmer et de s’afficher antérieurement à son énonciation ; il est contraint de se reconnaître somme simple " sujet de l’énonciation " qui le constitue en homme de PAROLES …. Et, du coup, les MOTS, les phrases — même s’ils sont les mêmes que dans la période précédente — ne sauraient plus emporter avec eux la re-présentation d’un univers stable que chaque DISCOURS contribue supplémentairement à stabiliser encore.

Les DISCOURS de Louis-Sébastien Mercier, à l’inverse, déstabilisent, fissurent et fracturent les belles assurances de naguère et imposent au lecteur la conscience de l’insuffisance des mots. C’est dans ce rapport à la langue — dysphorique mais éminemment énergétique — que Mercier somme désormais le sujet de se placer, et l’on comprend que l’homme universel de naguère laisse alors transparaître l’énergumène sous l’individu : « il n’est point de règles fixes pour cet art inconnu qui rend sur le papier la force de nos idée et la chaleur de nos sentiments »…

Alors, entre XVIIIe et XIXe siècles, la langue peut s’affirmer comme cet espace-temps de paroles, soumis aux émois, frissons, vibrations et trémulations qui affectent durablement la conscience analytique et le sentiment spontané des sujets du discours.

Les extraits ci-dessous sont empruntés au volume anthologique déjà ancien de Geneviève Bollème : Dictionnaire d’un polygraphe. Textes de L. S. Mercier, Paris, U.G.E., Coll. 10 | 18, 1978 ; et à l’édition du Tableau de Paris et du Nouveau Tableau de Paris, publiée sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994. On consultera ces ouvrages pour la localisation des manuscrits et des éditions ayant servi à leur propre travail éditorial.

Les termes ou membres de phrases entre crochets droits restituent des repentirs de Mercier.

J.-Ph. S.-G.

 


Index hypertextuel des sections


 

 

ACADÉMIE. — L’Académie Française, si célèbre entre nos majestueuses barrières de sapin , et n’ayant plus d’existence au-delà, se déroberait-elle à nos pinceaux ? Non : elle appartient spécialement au caquet de la grande ville.

Richelieu ne pouvait former un établissement, même par instinct, qui ne tendît au despotisme. L’institution de l’académie est visiblement une institution monarchique. On a fait venir dans la capitale les gens de lettres, comme on y a fait venir les grands seigneurs, et par les mêmes motifs, pour les avoir sous la main. On les tient plus en respect de près que de loin.

L’écrivain qui veut être de l’académie est contenu bien avant que d’y entrer ; sa plume mollit lorsqu’il songe qu’il lui faudra un jour l’agrément de cette cour, qui peut lui fermer la porte, malgré le suffrage unanime du corps. L’écrivain cherche à ne pas déplaire, à éviter du moins ce désagrément ; et la vérité n’a plus sous son expression dénaturée, une physionomie vivante.

Quelques-uns même flattent par ambition, et préfèrent la faveur de la cour à l’estime publique.

L’Académie française n’a de considération et ne peut en avoir qu’à Paris ; les épigrammes qu’on lui lance de toutes parts, contribuent même à la sauver de l’oubli. […]

Les services que l’Académie française a rendus la LANGUE sont faibles, pour ne pas dire nuls. La LANGUE, sans ce corps eût fait sans doute des progrès plus rapides et plus audacieux. Quoi de plus fatal que de l’avoir fixée au milieu de tant d’arts féconds en conceptions neuves ? Quoi de plus ridicule que ce ton dogmatique qu’elle prend quelquefois ? Tout en se moquant de la Sorbonne, ne va-t-elle pas citant de vieux MOTS et de vieilles autorités, comme des théologiens qui ergotent sur les bancs ?

Ce corps, composé d’ailleurs des bons écrivains de la nation, mais qui est loin de les renfermer tous, vaut beaucoup, mais individuellement ; rassemblés, ils subissent la fatale loi des corps : ils deviennent petits, n’ont plus que de petites idées, emploient de petits moyens, et sont conduits par de petits MOTIFS. Ce corps deviendrait utile, s’il secouait jamais les misérables préjugés qui l’investissent, et s’il osait adopter un goût diamétralement opposé à celui qui l’anime ; c’est-à-dire si au milieu d’un ton et d’une manière locale, qui ressemble à la couleur d’une école de PEINTURE, il apercevait enfin l’immensité de l’art qui exprime la pensée, s’il invitait, admettait tous les tons, tous les STYLES, toutes les manières, et qu’il sût qu’il n’y a point de règles fixes pour cet art inconnu, qui rend sur le papier la force de nos idées et la chaleur de nos sentiments.

[…] Quelques académiciens voudraient représenter comme hommes de génie. Mais le génie est comme la pudeur ; il est impossible de le jouer. »

(Tableau de Paris, t. III, ch. cclxxxix, « L’Académie française », pp. 301-309)


 

 

DICTIONNAIRES — Pankouke et Vincent les commandent à tout compilateur armé de scribes; on bâtit des volumes par alphabet, ainsi que l'on construit un édifice dans l'espace de tant de mois." L’œuvre est sûre avec les manœuvres.

On a tout mis en DICTIONNAIRES. Les savants s’en plaignent; ils ont tort. Ne faut il pas que la science descende dans toutes les conditions? Ne faut il pas qu'elle soit hachée, pour être reçue par le plus grand nombre? Prise en masse, elle effraierait. Si telle; science était entière et parfaite, on aurait tort de la morceler; mais aucune n'a cet avantage : toutes en sont loin encore. Nous n'avons que des matériaux proprement dits; et les débris de la chose valent la chose même.

Tant mieux, si l'on a trouvé le secret d'instruire à peu de frais, si l'on a évité les recherches pénibles, laborieuses. Quant aux erreurs, elles se glissent partout; les gros livres n'en sont pas plus exempts que les abrégés. Ce qu'il y a de plus important, c'est que certaines connaissances soient à la portée de tout le monde.

Les DICTIONNAIRES ne contiennent pas tous les MOTS usités parmi le peuple; ils sont insuffisants pour une foule d'expressions qui valent bien celles que les poètes et les orateurs ont consacrées, et qui tiennent à des pratiques curieuses et journalières. Un Français enseignait à des mains royales à faire des boutons; quand le bouton était fait, l'artiste disait : à présent, Sire, il faut lui donner le fion A quelques mois de là, le MOT revint dans la tête du roi; il se mit à compulser tous les DICTIONNAIRES français, Richelet, Trévoux, Furetière, l'Académie française, et il n'y trouva pas le MOT dont il cherchait l'explication. Il appela un Neuchâtelois qui était alors à la cour, et lui dit : dites moi ce que le fion dans la LANGUE française? Sire, reprit le Neuchâtelois, le fion c'est la bonne grâce.

Graves auteurs, graves penseurs, naturalistes, politiques, historiens, vous n'êtes pas dispensés de donner le fion à vos livres; sans le fion vous ne serez pas lus. Le fion peut s'imprimer dans une page de métaphysique, comme dans un madrigal à Glycère. Académiciens qui parlez du goût, étudiez le fion, et placez ce MOT dans votre DICTIONNAIRE qui ne s'achève point.

(Tableau de Paris, T. VI, ch. dxxx "DICTIONNAIREs", pp. 257 à 259.)

 

 

DICTIONNAIRE — Il y a une foule de DICTIONNAIRES qui ont chacun leur utilité particulière. Qu'un écrivain s'environne de tous les matériaux, de toutes les lumières, soit; mais qu'il ose ensuite donner sa loi ou le projet de loi, car il faut oser en ce genre; qu'il décide ce qui paraît être incertain, il fera bien plus alors que tous les circonspects dits sages.

[ ... ] On parle de l'importance d'un bon DICTIONNAIRE : la première chose serait de ne pas le confier à une race d'étouffeurs qui se mettent à genoux devant quatre ou cinq hommes, du siècle de Louis XIV, pour se dispenser, je crois, de connaître et d'étudier tous les autres, et qui, criblés des plus misérables préjugés, fermant le petit temple de leur idolâtrique admiration, ne savent pas qu'il n'y a point de perfection fixe dans les LANGUES.

(Néologie, pp. iv à v.)


 

ACCOURCIR — Les abrégés et les méthodes n'accourcissent pas le chemin de la science; ils le masquent. Quant à la littérature, il n'y a plus là de préceptes vraiment sûrs; les poétiques sont à brûler....

 

ACERBES — La LANGUE révolutionnaire a eu son audace, ses nuances, ses aperçus convenables aux circonstances et aux, personnages. Il est impossible de bien connaître les événements, si l'on étudie pas toutes ces expressions. qui renfermaient des idées qui, pour être fugitives, n'en ont pas moins laissé des traces profondes. Il fallait bien une LANGUE nouvelle pour des choses si extraordinaires; une LANGUE n'est jamais pauvre au milieu d'une foule d'événements tumultueux. Voyez comme la LANGUE des gourmands s'enrichit; elle n'est pas ridicule : elle PEINT des mœurs actuelles, et on peut l'appeler d'inspiration, comme la LANGUE des Marat et des Robespierre : celle ci disait parfaitement ce qu'elle voulait dire; elle n'était pas amphibologique; et il y a bien moins d'esprit et de raison dans tel jargon académique où l'on joute à qui se fera le moins entendre; le tout pour paraître avoir de la finesse et de la tournure. La grande éloquence est dans la franchise. [...]

 

ADMONESTER — Les peuples sont un peu comme les enfants; ils ont besoin de tems à autre d'être Admonestés par les événements.

 

ADOLER (s') — Au lieu de réparer par son travail la perte qu'il vient de faire, il ne passe son tems qu'à s'Adoler, comme une femme sans force et sans courage.

 

S'ADOLORER — Se mettre en douleur. S'Adolorer sans cause ni sujet, signe de faiblesse. Telle femme s'Adolore, fond en larmes, et y trouve un plaisir sensuel. On a besoin de s'Adolorer dans quelques circonstances de la vie. Les âmes fortes ne connaissent point ces sortes de crises; mais il y a d'autres âmes extrêmement sensibles, qui sont presque toujours dans les avenues de la douleur, et qui y goûtent une jouissance inconnue. Adolorez vous Thémine, puisque le pleurer vous est si doux. Malheureux celui qui n'a pas connu dans sa jeunesse les larmes involontaires.

 

ADOMBRATEUR — Parasol. Il n'y a si petit buisson qui ne soit Adombrateur de la plante voisine. Il en est ainsi de toutes les carrières que l'on parcourt, et même des plus infimes. Desfontaines éclipse Fréron, et Fréron éclipse Vileterque et Geoffroi. Que dis je? Murville est éclipsé par Millevoye, etc. Les Mercuriens le sont tous par l'A.B.C., journal dit de l'Empire. Ô vanité des sciences humaines! Les grands cèdres du Mont Liban, les chênes littéraires du siècle de Louis XIV! voilà les Adombrateurs des articles que j'écris : car il n'y a plus de LANGUE française après le Grand Louis XIV: on le dit.

 

ADOMBRER — Voiler, cacher, Adombrer les fautes de son prochain; vertu rare.

 

ADONISER (S') — Se complaire dans sa petite personne, se parer, se croire, se faire beau.

Vous passez toute la journée à vous Adoniser, vous feriez bien mieux de travailler à vous bonifier. On s'Adonise le dimanche, et le lundi on manque de tout.

 

ADOPTABLE — Qui peut être adopté. Un parti Adoptable; des vues, un plan Adoptables.

Cette mesure, ce projet, ce moyen n'est point Adoptable.

 

ADORATEUR — Nul mortel n'est complètement heureux; le bonheur n'est pas compatible avec notre nature imparfaite; mais les religieux adorateurs de la Divinité, soumis à ses décrets et l'invoquant par la foi et l'espérance, peuvent jouir d'une félicité angélique, dont le complément se trouvera dans l'autre vie.

 

ADORATIONVous adorerez sur les montagnes. L'homme est un être religieux; mais il l'est encore plus dans certains climats et au milieu des grands objets de la nature. Leur immensité ajoute alors à son intelligence et à sa sensibilité.

C'est en Suisse que le spectacle qui l'environne, tout à la fois imposant et instructif, fait reconnaître à l'homme, et là plus qu'ailleurs, dans ces rochers sourcilleux et dans ces masses indestructibles, la puissance d'un Dieu qui, d'une main vigilante, a organisé le berceau des fleuves et déterminé leur course plus ou moins superbe.

Dans la contemplation de ces magnifiques objets, il ne vous reste plus qu'une idée; c'est celle du Souverain de la Nature; et cette idée s'empare tellement de toutes les facultés de votre âme, que rien n'en distrait.

Tandis que les athées sont dans les boues de Paris, les adorateurs habitent ces hauteurs majestueuses, s'instruisent chaque jour à une nouvelle admiration, et s'humilient de plus en plus sous cette main puissante qui régit l'univers.

Ni les temples, riches d'or et ornés de statues, ni la pompe de tous les arts n'enfantent ailleurs chez l'homme un sentiment aussi profond de la présence divine. C'est que tout l’annonce dans les montagnes: magnificence dans les formes, silence respectueux. Dans les airs, cataractes mugissantes; scènes dont l'auguste assemblage n'a rien qui l'égale. Voilà ce qui nourrit, dans le cœur de l'homme, ce sentiment admirateur, qui a fait en Suisse, des écrivains religieux. C'est aussi dans ces lieux que l'on dédaigne, pour ainsi dire, l'histoire des hommes, pour s'occuper de celle de la Nature et des anciennes révolutions de notre globe; et par la même raison que ces heureux montagnards ont une vue infiniment meilleure que les hommes de la plaine, ils ont un entendement plus sain et une bien meilleure logique.

C'est là qu'on a senti le vide du système de Locke, et que j'ai ri avec plusieurs, de l'extravagance Newtonienne; enfin c'est de ce point élevé que nous devons attendre le triomphe des vérités les plus augustes et les plus nouvelles.

La religion veut des cantiques, et non des dissertations. Chantez, priez, et je serai ému. La voix d'un enfant de chœur me dit plus que les phrases de Bossuet; il s'agit de sentir.

La théologie n'est point l'Adoration; je serai convaincu dès que je serai touché. Le plus grand abus de l'art d'écrire, c'est d'écrire sur la religion. Chants célestes, inspirez moi! Disparais fatras théologique, sanglante histoire du prétendu peuple de Dieu. Nous sommes tous ses enfants. Y a t il des époques pour monter à lui? Je veux l'adorer à toute heure, puisqu'il embrasse les tems; je. ne veux point m'enfermer dans les homes du tems; dès que mon cœur s'attendrit et se fond en sa présence, je crois. C'est à l'abus d'écrire sur la religion que nous devons l'Histoire du Peuple de Dieu, par Berruyer, et les longues histoires ecclésiastiques, et les débats de théologiens, et cette oeuvre bizarre mi poétique, mi théologique, connue sous le nom de Génie du Christianisme; j'inviterais son auteur à nous donner le pendant; le Génie du Mahométisme.

Adoration. Dans l'Adoration d'un Dieu créateur sont deux idées primordiales : l'idée d'un Être Suprême, dont la bonté et la justice sont infinies, qui nous a créés, et de qui nous dépendons; et l'idée de nous mêmes, comme créatures intelligentes et raisonnables, nous fournissent de tels fondements de nos devoirs, que nous pouvons en déduire les véritables mesures. du juste et de l'injuste, par des conséquences aussi nécessaires et aussi incontestables que celles qui se tirent des axiômes des mathématiciens, pourvu que nous suivions ces discussions de morale avec la même volonté et la même attention.

Lux vera quae illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum.

Joann. c. 1, v. 9.

— « Adoration. Cette lumière, oeuvre de l'instinct divin, oeuvre de la PAROLE intérieure, nous est donnée : c'est par cette PAROLE que l'homme tient encore à la Divinité, et que la Divinité tient à l'homme.

L'instinct divin est donc la source de tout ce qu'il y a de bon dans l'homme. Il était de la grandeur de Dieu, que ce fût ainsi que l'homme eût en soi un germe de vie spirituelle. La religion se fonde là dessus; elle nous parle par l'instinct divin, qui est notre guide et qui établit, dans notre conscience, ce tribunal sans appel qui prononce contre nous mêmes quand nous avons failli.

Ainsi l'homme porte en soi de quoi se diriger; et comment s'imaginer que la sagesse éternelle aurait soumis la religion (qui est pour l'homme ce qu'il y a de plus important) à sa faible raison ou à celle d'un autre. La PAROLE, qui est la vérité, mène l'homme à l’Adoration; il est ému, il est nourri du sentiment qui produit la vie. La PAROLE se fait entendre; la PAROLE opère, et l'homme alors, né pour être le temple de la Divinité, met son bonheur à l'adorer, à reconnaître toutes les merveilles qui l'environnent, à attendre sa récompense de cette prosternation où il ne sait plus que sentir et prier.

La Divinité n'habite point particulièrement dans les temples faits de main d'homme; elle se construit elle même son tabernacle; il est dans le cœur de l'homme qui écoute la PAROLE.

Il n'est besoin ni de docteur, ni de théologien, ni de vaines études pour se familiariser avec la PAROLE intérieure; elle est toujours près de nous c'est chez tous les hommes la même PAROLE, et l'on pourrait dire qu'il n'y a rien là à savoir,' mais que la science est toute apprise.

Adorons! C'est là la religion. A mesure que l'homme adore, la volonté de Dieu lui est déclarée; il sait ce qu'il a à faire; il est mu par l’instinct divin, et la PAROLE intérieure ne l'abandonnera plus. »

 

ADORER — Misérable condition de ceux qui sont contraints, pour se maintenir dans les hautes places, d'adorer les écarts des potentats de ce monde, et d'entretenir, nuit et jour à leurs pieds, le fumeux encensoir.

(Mon DICTIONNAIRE)


 

 

LA FONTAINE — [ ... 1 Il faut nommer et placer mon cher La Fontaine à la tête des écrivains français. C'est là un poète, titre que voudraient usurper tant de versificateurs modernes. Qui, plus que lui a animé notre LANGUE, lui a imprimé une finesse plus naïve a donné aux MOTS une propriété plus singulière, aux tours un naturel plus varié? C'est une originalité si frappante qui le caractérise, qu'on pourrait appeler sa LANGUE la LANGUE de La Fontaine. Il a su la créer et la conduire à la perfection. Quelle grâce! quelle abondance! quelle fécondité! quelles images concises et pittoresques! quel goût exquis! et ce ton sage et moral qui se marie à une imagination dans toute sa fleur. C'est des entrailles de la chose même qu’il tire l'expression dont il va faire un tableau. Sa touche est simple et fidèle comme la nature, elle a sa COULEUR et quelquefois sa richesse. Cet homme avait plus que le génie, il en avait l'instinct : son vers, dit on, tombait de sa plume. Oh! je le sens bien : point de manières, point de mouvements étudiés, point d'effort; et il est touchant, et il est sublime, et le bonhomme a l'air de n'y pas songer. Derrière son vers est toujours cachée quelque chose plus précieuse encore que ce qu'il vous dit. Quel était donc son secret? D'allier la gaieté à la profondeur, la finesse à la simplicité. On dit que c'est dans Rabelais et dans Marot qu'il a puisé cette prodigieuse érudition de STYLE, en faisant l'alliage de notre ancien IDIOME et de notre LANGUE moderne. En ce cas mettons nous à lire Rabelais et Marot.

(Du Théâtre, ch. xxviii " A un jeune poète ", p. 332, note 1.)


 

 

LANGAGE - LANGUE — De la supériorité du LANGAGE sur la LANGUE : Je veux prouver que le LANGAGE est hardi, expressif, excentrique, tandis que la LANGUE est faible et timide, qu'il est sans bornes comme nos besoins, qu'il préside à tous nos arts et métiers, qu'il est la véritable âme de l'ordre et de la vie sociale, et que fort de sa jouissance et de son utilité, il peut dédaigner la LANGUE des Académies. Les Académiciens auraient tué le LANGAGE, si les hommes avaient eu la faiblesse de les écouter. Le LANGAGE n’est point la grammaire, il n’est point l'anatomie de la LANGUE, il est fort au dessus de l'un et de l'autre. Le LANGAGE a son accent propre inhérent au climat, cet accent ajoute à sa richesse et lui donne une grâce et une variété particulière, [le geste accompagne le LANGAGE qu'est ce que] 1 la LANGUE, un objet perpétuellement contentieux, un foyer de chicane, un océan de caprice, une arène ouverte à l'orgueil, à l'entêtement, au pédantisme; qui aurait pu imaginer que quarante hommes mettraient tout leur esprit en commun pour le réduire [presque] à zéro dans [le labour séculaire d'un volumineux a.b.c.d.; production sèche] qui pour l'usage journalier d'une société agissante et travaillante ne vaut pas tel salon de nos provinces, mais le titre imposant d'Académie française.

Il y a [de temps en temps] des noms qui mystifient l'univers. On dirait qu'un malin génie s'est caché [dans] sous certaines syllabes pour tromper [l'esprit des] les pauvres humains. Ici l'on commande l'admiration, l'idolâtrie [au nom d'Aristote], là tout chantre harmonieux est écrasé d'avance par le nom d'Homère, il ne peut y avoir de sage depuis que Socrate [a bu la ciguë] l'a été; il n'y a plus d'orateur depuis le tonnant Démosthène; on ne fait plus de [bons] vers depuis Nicolas Boileau, et grâce à lui et à deux ou trois autres notre versification française avec sa rime monotone et son pesant hémistiche [est devenue devient analogue] sous un certain rapport la [une] LANGUE des perroquets. Le LANGAGE est l'âme de la PAROLE tandis que la LANGUE grammaticale n'en est que le corps. Qu'est ce que la PAROLE? L’assemblage de tous les sons distincts et articulés auxquels nous attachons des pensées. Comment imposer des lois à ces signes rapides? Si nos DICTIONNAIRES pouvaient enregistrer nos gestes et nos regards, ils leur défendraient [sans doute bientôt] d'avoir telle ou telle signification.

A cet écho machinal qui retentit dans un [vain] DICTIONNAIRE, j'oppose le riche vocabulaire du LANGAGE auquel nous sommes redevables de tant d'expressions. Ce sont des diminutifs, des nuances [augmentations] à l'infini. Dans nos provinces méridionales, l'air est en quelque sorte spiritualisé par cet enchaînement de sons avec la pensée, et il m'a paru dans ces belles contrées que la même idée n'y était pas répétée deux fois de la même manière.

L'obscurité de la métaphysique et les doutes de la Morale n'ont point d'autre cause que cette pauvreté des termes qui leur appartiennent : faites vous un LANGAGE intérieur, qui ne soit plus la LANGUE [grossière] de Locke et vous avancerez dans ces sciences véritablement accessibles à l'homme qui sent le besoin de connaître pour adorer.

[ ... ] Le génie serait naturel à l'homme sans les détestables méthodes des pédants, ils ont remplacé les théologiens;

[ ... 1 Ce n'est pas une bagatelle, je le sens, que de parler de la PAROLE et de la forcer à s'expliquer elle même. J'ai cru m'apercevoir que le LANGAGE parmi les hommes est la seule et véritable LANGUE, il n'est point soumis au hasard ni à cette fatalité auxquelles les LANGUES sont sujettes, il est enfin son propre législateur [et devient intraduisible, ce qui prouve sa dignité]. La LANGUE maternelle n'enfle point le cœur de vanité, elle suffira toujours d'être l'interprète de la raison et de l'esprit, parce que c'est un présent céleste dont le vulgaire se servira tous les jours, pour les intérêts [nombreux et] renaissants de la société. C'est au sens commun d'ourdir le système du LANGAGE qui donne au monde permission de parler à sa fantaisie, il tire son approbation tacite des peuples supérieurs en cette partie aux volontés les plus expresses des grammairiens. L'usage est l'arbitre suprême des LANGUES, les MOTS sont presque tous enfants du hasard et de la fantaisie et fort indifférents d’ailleurs à la Grammaire, l'usage ou le besoin peut les établir, les proscrire, les renouveller, les changer comme il lui plaira. Essayez de lever vos lois prohibitives, vous courrez enfin le risque d'avoir enfin une LANGUE poétique.

C'est donc le LANGAGE seul à qui il appartient d'enrichir notre LANGUE, de l'embellir, de la rendre plus souple et plus facile. Nous avons permis aux artisans, pour ce qui regarde leurs travaux et leurs outils, de créer des MOTS nouveaux et nous nous refuserions à emprunter des LANGUES voisines que nous n'avons pas, tandis qu'elles déploient de tous côtés un génie de conquête.

L'analogie est l'âme du LANGAGE [l'analogie est dans ce genre l'épée de la conquête]. L'analogie et le son gracieux sont aux MOTS ce que le beau coloris et les traits réguliers sont au visage; ne craignez point que le LANGAGE adopte des MOTS durs ou des inversions embarrassées, il a proscrit les MOTS trop longs, il les a fait de grandeur raisonnable, il a proscrit ce que la LANGUE retient quelquefois les consonnes entassées, les lettres doubles, les gutturales qui ont une rudesse qui écorche le gosier de ceux qui parlent et les oreilles de ceux qui écoutent.

La nature nous apprend le LANGAGE, ce que le bon sens prescrit à chacun, de borner la longueur de ses phrases en sorte que les poumons puissent en soutenir la prononciation sans perdre haleine, et l'esprit en suivre le cours sans perdre patience. Dans ces LANGUES la tyrannie de la mode se fait sentir jusque dans les MOTS, ils vieillissent et puis on les rajeunit, le LANGAGE est plus invariable; témoin fidèle du génie des peuples, il s'y prête incessamment, il fait circuler sans gêne les idées familières à la nation. La perfection des LANGUES n'est qu'une spéculation curieuse et presque chimérique pour la plupart des hommes, elle ne peut convenir qu'à ceux qui ont beaucoup de loisirs mais tous ont besoin du LANGAGE, il doit marcher avant les LANGUES mortes, il l'emporte même sur le travail des LANGUES vivantes quand ce travail n'aboutit qu'au luxe des spectacles et à la vaine harmonie des MOTS...

[…] la LANGUE obscure est dans les pensées raffinées du savant, c'est qu'il y a un esprit de secrète vérité qui se répand dans le LANGAGE familier à l'homme et que le mensonge se glisse dans les démêlées; contentieux de la LANGUE, la pompe qui enfle la bouche et qui remplit les oreilles de termes vastes et raisonneurs pour nommer les plus petites choses n'a point lieu dans le LANGAGE, simplicité, naïveté, vivacité, tels sont ses caractères.

Comment se décidera le problème de la prééminence des LANGUES? en donnant le pas au LANGAGE, car d'une LANGUE faite à une LANGUE parfaite, il y a encore loin. Le LANGAGE comble l'intervalle, une LANGUE quelque parfaite qu'elle soit, ne trouve pas toujours des gens qui la parlent bien. Le LANGAGE plus libre, plus dégagé d'entraves peut impunément bannir, créer, renouveler les MOTS et les tournures, il repose sur une base que rien n'ébranle, tandis que toutes nos LANGUES modernes sont informes au prix des vertus dominantes qui répandent la PAROLE depuis les chaumières et les fermes jusqu'aux ateliers des arts et métiers; à mesure qu’on avancera dans les connaissances humaines la grandeur et l'excellence du LANGAGE seront connues et l'emporteront sur la mutabilité des LANGUES sans même qu'on y travaille à dessein. Peu importe au vulgaire de savoir comment une LANGUE devrait être, c'est de la parler dans toute son abondance et souplesse qu'il a besoin à chaque opération manuelle. Que feront les DICTIONNAIRES? ils semblent plutôt ensevelir les phrases que de leur laisser leur mouvement et leur liberté.

Si nous nous renfermons dans les bornes de la littérature, nous trouverons que la LANGUE est l'instrument fait pour obéir. La puissance naturelle du LANGAGE doit y être considérée comme ce qui élève ou ce qui abaisse cette LANGUE. C'est ainsi que les matériaux d'un édifice sont soumis à la main de l'architecte qui imprime à des pierres une légèreté aérienne; le LANGAGE coupe la pierre et donne une physionomie à la pesanteur inerte. Nous dirons la LANGUE de Fénelon est le LANGAGE de la Fontaine; la LANGUE de Racine est le LANGAGE de Corneille et l'on sentira de quel côté est le génie créateur [le LANGAGE de Montaigne vaut bien la LANGUE de Malherbe].

[ ... ] La nature ne peut errer, elle a donné à l'homme un LANGAGE et elle ne lui a point donné une LANGUE; restituons au LANGAGE sa dignité primitive, tandis que la LANGUE cherche à captiver l'homme, celui ci aime à se débarrasser de toutes entraves c'est que le LANGAGE qu'il tient de l'auteur de son être est un et indépendant des caprices humains. Le matériel de la LANGUE pourrait s'oublier, que le LANGAGE, par sa flamme et ses précieuses ressources ferait encore d'un STYLE correct un STYLE éloquent; l'IDIÔME ne fait pas le STYLE, c'est le STYLE qui fait l'IDIÔME. L'IDIÔME du sauvage simple et borné reçoit une grande force par le STYLE, tandis que telle LANGUE riche dégénère par la faiblesse et la timidité de l’Écrivain; le STYLE est souvent en divorce avec la grammaire mais dans cette grande lutte, le STYLE est presque toujours absous.

Il est impossible à tel Écrivain d'avoir un LANGAGE à lui, c'est qu'on est plagiaire de toutes les idées, mais il n'y a point de livre pour deviner la magie du STYLE...

Le LANGAGE, enfin, est le STYLE musical de la LANGUE, tous les grammairiens sont et seront inhabiles à bien représenter l'accent, il échappera toujours à nos signes; tel patois devient délicieux par le simple accent, tel respire la mignardise, l'enjouement, tel autre rassemble des tons avec discernement et de plusieurs n'en fait qu'un. Ainsi tandis que nos âmes sont voilées par la matière, chez les plus ignorants des hommes, les pensées deviennent visibles et nous mettent en état de voir immédiatement celles des êtres les plus bornés. Par la formation de la voix tout devient net et distinct, tandis que nos pédagogues ont fait de la grammaire un chaos épouvantable, l'homme des champs tomberait dans une confusion où il ne se reconnaîtrait plus, s'il ne pouvait parler qu'en rangeant les parties de l'oraison dans sa mémoire suivant la distribution qu'en ont faite les grammairiens, le LANGAGE vient à son secours, facilite l'émission des idées et reprenant la route que nous a tracé la philosophie, conduit cet homme par la destination des MOTS; les MOTS sont la charpente réelle qui résistera toujours à la bizarrerie des grammairiens. Il n'y a dans le LANGAGE que deux sortes de phrases, l'une froide et paisible, qui se borne à affirmer ou à nier, l'autre pathétique et plus remuante, qui exprime les sentiments du cœur, comme la joie et la tristesse, ou les mouvements de la volonté, comme nos désirs, nos commandements, nos défenses etc... et cela par le moyen des interjections, des interrogations, et des modes impératifs et optatifs. L'une et l'autre sont ou simples ou composées, formelles ou équivalentes, implicites ou explicites. Voyez là dessus la logique.

(Néologie , IV, I°, ff. 262 à 269.)

 

 

— « Les révolutions se conduisent et s'achèvent par ceux qui mesurent et comparent ce qui est fait, et ce qui reste à faire; et les vertus morales deviennent d'autant plus nécessaires qu'on en a perdu toute idée, et que les dénominations injurieuses, c'est à dire, les PAROLES dépourvues de sens, sont des arrêts de mort qui portent sur les citoyens les plus jaloux de la liberté et du bonheur de leur pays.

Ce sont toutes ces phrases insignifiantes, et même celles qui étaient le plus inintelligibles qui ont été le ciment des prisons et des échafauds. Les chefs de parti ont osé s'en servir avec un succès qui atteste que dans une nation éclairée, le plus grand nombre d'individus ne l'est pas encore, et que les calamités particulières deviennent un pur spectacle pour ceux qui n'en sont pas atteints dans le moment. Sans doute pour PEINDRE tant de contrastes, il faudrait un historien comme Tacite, ou un poète comme Shakspeare.

S'il apparaissait de mon vivant, ce Tacite, ce Shakespeare, je lui dirais : Fais ton IDIÔME, car tu as à PEINDRE ce qui ne s'est jamais vu, l'homme touchant dans le même moment les extrêmes, les deux termes de la férocité et de la grandeur humaine. Si en traçant tant de scènes barbares, ton STYLE est féroce, il n'en sera que plus vrai, que plus pittoresque : secoue le joua de la syntaxe, s'il le faut, pour te faire mieux entendre: oblige nous, à te traduire : impose nous, non le plaisir, mais la peine de te lire.

Je ne crois pas en effet que notre LANGUE puisse marcher encore longtemps sans sortir de la gêne où une timidité gratuite la captive au milieu de tant de spectacles nouveaux ' et non moins étonnants. Si le STYLE demeure esclave, ils ne seront point transmis à l'admiration ou à l'horreur de la postérité. »

(Nouveau Paris, "Préface", p. xxii.)

 

 

— « […] Je fais ma LANGUE; tant pis pour celui qui ne fait pas la sienne l'instrument est à moi. La LANGUE française est ma servante, ma très humble servante... car je ne reçois pas la loi, Dieu merci, je la donne. »

("Notes de travail", II, f. 44.)

 

 

— « La LANGUE est l'instrument qui doit obéir; l'instrument, certes, m'appartient, et dès que je suis entendu, me voilà justifié. [ ... 1

Les plus belles LANGUES qui aient été connues dans le monde, c'est d'abord le hasard qui les a produites, et l'art ensuite qui les a perfectionnées. Quelque. parfaite que soit une LANGUE, elle n'a pas d'autre, origine que la plus barbare. Elle ne diffère que par l'abondance des MOTS, la variété des tours et la netteté de l'expression. Le Français qu'on parlera dans deux cents ans, sera peut être plus différent de celui qu'on parle aujourd'hui, qu'il ne l'est de celui qu'on parlait il y a deux cents ans. Point de LANGUE si barbare qui ne puisse acquérir la perfection de la LANGUE grecque ou latine; il ne faut que le temps, le nombre et le génie des hommes qui la parleront, qui l'écriront, et qui s'appliqueront, surtout à la perfectionner.

Plus d'un peuple a trouvé par lui même l'invention de l'écriture par des signes et caractères dont on ne s'était jamais avisé avant lui. C'est ainsi que tout peuple à naître se fera une LANGUE qui n'a jamais été, et qui ne laissera pas que d'exprimer d'une manière nouvelle, les mêmes choses que nous. »

(Néologie, pp. iv vi.)

 

 

— « Il en est d'une LANGUE comme d'un fleuve que rien n'arrête, qui s'accroît dans son cours, et qui devient plus large et, plus majestueux, à mesure qu'il s'éloigne de sa source. Mais plus un despotisme est ridicule, plus il affecte de la gravité et de la sagesse. Et qui ne rirait d'un tribunal qui vous dit : je vais fixer la LANGUE. Arrête, imprudent! tu vas la clouer, la crucifier...

Ces petits magistraux ne connaissent ni les desseins de la nature, ni les destinées de l'homme, car c'est à lui de créer la PAROLE, et la PAROLE envahit tous les MOTS; elle composera un jour la LANGUE universelle... »

(ibid., pp. vii viii.)

 

 

— « Il n'y a rien de tel qu'un peuple sans Académie pour avoir une LANGUE forte, neuve, hardie et grande.

Je suis persuadé de cette vérité comme de ma propre existence. Ce MOT n'est pas français, et moi je dis qu'il est français, car tu m'as compris : si vous ne voulez pas de mon expression, moi je ne veux pas de la vôtre. Mais le peuple qui a l'imagination vive, et qui crée tous les MOTS, qui n'écoute point, qui n'entend point ces lâmentations enfantines sur la prétendue décadence du goût, lâmentations absolument les mêmes de temps immémorial, le peuple bafoue les régenteurs de la LANGUE, et l'enrichit d'expressions pittoresques, tandis que le lâmentateur s'abandonne à des plaintes que le vent emporte. J'en appelle donc au peuple, juge souverain du LANGAGE; car si l'on écoute les puristes, l'on n'adoptera aucun MOT, l'on n'exploitera aucune mine, l'on sera toujours tremblant, incertain; l'on demandera à trois ou quatre hommes s'ils veulent bien nous permettre de parler et d'écrire de telle ou telle manière, et quand nous en aurons reçu la permission, ils voudront encore présider à la structure de nos phrases : l'homme serait enchaîné dans la plus glorieuse fonction qui constitue un être pensant. Loin de nous cette servitude la hardiesse dans l'expression, suppose, la hardiesse de la pensée. »

(ibid., pp. xxiv xxv, note 1.)

 

 

— « Je crois avec le président Desbrosses qu'il existe une LANGUE primitive, organique, physique et nécessaire, commune à tout le genre humain, qu'aucun peuple au monde ne connaît ni ne pratique dans sa première simplicité, que tous les hommes parlent néanmoins et qui fait le premier fonds du LANGAGE de tous les pays; fonds que l'appareil immense dont il est chargé laisse à peine apercevoir.

Il m'est donc licite, d'après le système fondâmental du LANGAGE humain, d'étendre la fabrique des MOTS, qui se trouve nécessitée par la nature de mon entendement. Je vois dés objets nouveaux, j’ai des idées sur des objets intellectuels qui n'ont d'existence que dans mon esprit; je fais descendre de ces noms radicaux, imitatifs des objets réels, des termes inusités, dont la formation devient applicable à mes nouveaux aperçus, parce que la propriété des choses nommées m'appartient, comme homme et comme PEINTRE. »

(ibid., p. xxvii.)

 

 

— « Un autre que moi remontera jusqu'aux racines qui ont produit les MOTS usités dans le LANGAGE humain; un autre cherchera les sources étymologiques; je suis loin de ce travail : j'ai greffé sur les arbres d'une vaste forêt, plusieurs sauvageons, si l'on veut, mais je me suis attaché à faire manger des fruits nouveaux; ceux qui ne les trouveront pas bons, les rejetteront; d'autres leur feront subir une sorte de coction salutaire. Il ne s'agit pas ici d'une ordonnance impérative.

Les costumes, parmi nous, tendent à tout uniformiser; c'est le contraire que je voudrais, quant au STYLE. Je désirerais que chacun eût le sien, d'après son caractère. Il ne serait pas même indigne de l'écrivain moraliste de descendre à l'exâmen des patois, et, attentif aux nuances qui les distinguent, de leur dérober des expressions enflammées et des tours naïfs qui nous manquent; nous avons trop écarté.

Qui croirait que l'on a rangé parmi les expressions Néologiques, les MOTS souveraineté, incendie, insidieux, féliciter, invectiver, exactitude, remporter la victoire, à présent, au surplus?

Racine est le premier qui se soit servi du MOT respectable. On ne pouvait pas dire, il y a cent ans, rentrer dans ses foyers; cela signifiait, selon les critiques, rentrer dans sa cheminée. On avait oublié le pro aris et focis des anciens. »

(ibid., pp. xxix xxx.)

 

 

— « S'il ne se formait pas une seule LANGUE impératrice pour l'Europe entière, d'ici à deux ou trois siècles, il est à présumer que, vu la multiplication des LANGUES et des connaissances humaines, les impressions, les livres, les traductions iront toujours en croissant, et feront masse, au point qu'il sera impossible à la vie d'un homme de suffire aux premières études nécessaires pour entrer dans le sanctuaire des sciences; et d'après ces réflexions, serait il déraisonnable de dire : Ne prenez pas une LANGUE factice, Européens, projet long, difficile, impraticable; prenez une LANGUE parlée, mais enrichissez la de tous les trésors de la Néologie : déjà tous les peuples chargent davantage la composition du nom, quand ils veulent marquer le degré superlatif d'une chose; un seul MOT est quelquefois devenu le fondement d'une science; la PAROLE est la PEINTURE par excellence, l’écriture n'est que la PAROLE fixée, l'écriture n'a presque point de bornes, et si je veux exprimer un LANGAGE pathétique et usité (même parmi les brutes), ne me faudra t il pas des signes ou des accens nouveaux? Et comment renoncerions nous, par exemple, aux agranditifs? C'est la nature elle-même qui nous en. fait une loi et qui nous indique l'échelle des expressions. »

(ibid., p. xxxvii.)

 

 

— « La LANGUE est à celui qui sait la faire obéir à ses idées. Laissez la LANGUE entre les mains de nos feuillistes, folliculaires, souligneurs, elle deviendra nigaude comme eux. Donnez vous la peine d'orienter la carte de la littérature, pour en désigner le midi et le septentrion, c'est à dire, les gens de lettres d'un côté, qui produisent des ouvrages, qui creusent les idées, qui vont en avant, et de l'autre, les jugeurs, impuissants à créer, et qui sont les dignes objets de la risée publique. Que reste-t-il de toute la scolastique de l'abbé Desfontaines jusqu'à celle de nos jours? C'est du LANGAGE sorbonique littéraire, rien de plus. »

(ibid., note 1 de la p. xliii-xlix)

 

 

— « Mais le projet d'ouvrir une LANGUE à toutes les pensées des hommes se développera de plus en plus sous la plume courageuse de ceux qui me succéderont. Qui sait si dans l'atmosphère de l'esprit humain épuré et de la réunion de mille étincelles, il ne se formera pas un faisceau de lumière inconnu à toutes les nations du monde, et qu'un Vocabulaire hardi ne soit le premier gage de cette intéressante promesse? »

(ibid., p. li)

 

 

— Le LANGAGE est un don du créateur, et naturel. A l'homme, comme de penser et de réfléchir. Le sauvage fait de la métaphysique tout comme...; souvent une pensée est exprimée dans sa LANGUE par un seul MOT. L'onomatopée est familière à tous les sauvages, et c'est plutôt une marque de force d'entendement que de faiblesse; car avoir lié ensemble l'action, l'agent et le sujet, ce n'est point l'opération de pauvres facultés. Voyez le Huron former le verbe, cette partie du DISCOURS où l'on remarque le plus d'art : s'il ne le modifie pas, c'est que son imagination met tout, pour ainsi dire, au présent; de là ces expressions hardies, animées, qu'on remarque dans leur élocution. Comme leurs idées sont immédiatement tirées de la nature, leur STYLE est concis, parce qu'ils ont plus d'idées que de MOTS; mais leurs MOTS font tous image. Il me paraît que les LANGUES dites barbares ou naissantes, tendent toutes à abréger les choses confuses, et à faire servir la principale circonstance d'une action à en représenter la totalité. Quelle est la manière la plus aisée et la plus naturelle d'enregistrer leurs conceptions, si ce n'est celle de parler par images? Je sais que les idées abstraites ne peuvent être toutes exprimées par ce LANGAGE; mais il y a peu d'idées abstraites. véritablement nécessaires pour aborder les grandes vérités morales. »

(ibid., pp. liii-liv)

 

 

— « J'avouerai qu’il y a, en fait de LANGUE, des pertes qui l'enrichissent; que toutes ses acquisitions ne sont pas également bonnes et fructueuses; mais dans l'incertitude de la direction constante et invariable qu'elle doit prendre, je soutiens que la LANGUE périra plutôt d’inanition que d’abondance. C’est faute de certains diminutifs et de MOTS échelonnés, gradués, soit qu'ils montent, soit qu'ils descendent, que toutes les nuances si nécessaires nous échappent, que les erreurs naissent, et que les mauvais raisonnements s’ensuivent. L'indétermination cessera lorsqu'on pourra donner à la pensée une mesure plus précise, plus détaillée. La LANGUE des grands écrivains est précieuse, qui en doute? mais elle ne se prête pas à tout ce que la conversation commande quelquefois. Parler comme un livre, c'est mal parler; il faut rompre la convention générale, pour le charme, l'agrément, le plaisir des conventions particulières.

[ ... ] L'autorité législative résidera dans l'homme qui fera adopter ses néologies. »

(ibid., pp. lxxi-lxxii)


 

 

LANGUE PHILOSOPHIQUE — Vous parlez de la génération des idées; mais quelle est la première? Je pense, donc je suis, voilà bien une idée innée voilà le premier anneau indestructible et qui nous attache à la connaissance de la Divinité; elle rayonne en nous, et quand vous direz que les LANGUES des sauvages ont les moins philosophiques, tout au contraire, elles simplifient tout ce que les subtiles rubriques des idiologues ne font qu'obscurcir. Selon moi la pensée ne devient vivante que lorsque la métaphysique la laisse dans un état de repos, sans la tourmenter de ces formules. Les images, les métaphores, les inversions, les ellipses abondent dans ces LANGUES que vous appelez barbares, et vont au devant de toutes les vérités par l'énergie du sentiment. Si pour s'exprimer avec clarté, il faut avoir porté dans son propre entendement la plus grande franchise, la netteté du STYLE appartient plus aux sauvages qu'aux professeurs d'entendement humain.

(Néologie, p. lv)

 

 

— « Pascal disait, se moquer de la philosophie, c'est déjà philosopher; ce MOT a un sens exquis, il veut dire qu'il ne faut pas prendre le jargon de la philosophie pour son LANGAGE. Celui ci n'admet rien de recherché, ni de fastueux; il avait sa perfection dans la bouche de Socrate, car on ne peut se lasser d'exposer ce grand homme comme un modèle de lumière, de simplicité et de courage.

C'est ce même Socrate qui disait, que si l'on voulait faire apprendre un art frivole à quelqu'un, on ne manquait point de maîtres à qui l'envoyer; de même si l'on voulait faire dresser un cheval, ou un chien, il y avait assez de personnes pour en prendre l'engagement; mais que si l'on voulait apprendre à être homme de bien, on ne savait où le prendre.

Vous chassez l'ignorance et la barbarie, vous faites tomber les superstitions, mais en éclairant les hommes sur les désordres de leur esprit, vous leur inspirez l'envie d'examiner tout, de sonder tout; ils subtilisent tant, qu'ils ne trouvent plus rien qui contente leur misérable raison. La saine philosophie est le remède de l'impiété et de la superstition; mais la mauvaise vous précipite dans une foule d'idées abstraites, et trouble l'entendement à force de l'enorgueillir. Ainsi ce mélange de bien et de mal qui se rencontre dans toutes les choses humaines, se remarque dans l'emploi de la philosophie; il importe donc de bien connaître l'instrument dont nous devons nous servir. [ ... ]

Je me suis séparé, et de toutes les puissances de mon âme, des métaphysiciens modernes français; ils ont le ton de l'école et la sécheresse du nihilisme; ils ont résolu, je crois, et par vengeance malicieuse, de me faire péris d'ennui et d'impatience; non moins obscurs, non moins tranchans que des théologiens, la logomachie de ces nouveaux docteurs remplace les vieilles formes scolastiques : c'est le poison de la pensée, de la sensibilité, de la vertu et du STYLE que leurs froides, discordantes et inutiles thèses, véritables scories de la science, et que le célèbre Kant a su frapper d'un mépris ineffaçable. Armés de leur terminologie, vous ne nous entendez pas, disent ils gravement, et nous vous avons pris vingt fois sur le fait; vous ne vous entendez pas vous-mêmes; nous entendons Descartes, nous entendons Leibnitz, nous entendons Wolaston, Shaftesbury, Kant, et nous comprenons que vous êtes parfaitement creux. Primus sapientiœ gradus, est falsa intelligere.

Établissons tout à coup la distance qui nous sépare; écoutez! Dieu existe, il a donné à l'homme la faculté de la PAROLE; atque affigit humo divinœ particulam aurœ, comme le dit notre cher Horace, quoique Épicurien; la PAROLE est innée chez l'homme, la LANGUE de l'homme n'est pas une convention... Vous fuyez à ces MOTS, vous craignez ce trait d'invincible lumière! Eh bien! nous aurons, nous, une métaphysique intelligible, sentimentale, adoratrice, qui plaît et qui plaira au genre humain. La vôtre est faite avec des ténèbres et pour des esprits de ténèbres. »

(ibid., pp. lvii-lxi)


 

 

LANGUE PRIMITIVE — Il serait beau de remonter à la LANGUE primitive de chaque climat, de trouver le vocabulaire de chaque peuple dans les productions de son sol, de voir les expressions les plus répandues dans telle contrée sortir des objets physiques : de reconnaître la transmigration des MOTS qui ont voyagé avec les peuples conquérants; de saisir l'altération de tel IDIÔME qui, fort ou faible, a pris naissance dans les pays où se manifestent les bruyants phénomènes de la nature, ou dans les plaines riantes où elle repose; enfin, de retourner le son, l'accent, le cri dans l'expression qui désigne chaque objet particulier. On verrait alors ce que les idées abstraites ont dénaturé, on apercevrait les liaisons primitives qui régnaient entre les êtres sensibles et nous.

(Mon bonnet de nuit, T. I « Écriture », p. 300.)


 

 

LANGUES (science des) — Qu'avez vous fait, dis je à mon voisin, de l'hébreu, du syriaque, du grec, du chaldéen? Nous ne perdons pas notre temps, reprit il, à l'étude de ces LANGUES mortes, et qui n'ont rien de commun avec nos usages.

La science des LANGUES étend très peu le cercle des connaissances humaines. On consomme la plus grande partie de sa vie à surcharger la tête de MOTS, ans augmenter, que de très peu, le nombre de ses idées. Ne vaut il pas mieux avoir sept pensées à une seule LANGUE, qu'une seule pensée en sept LANGUES?

L'acquisition des LANGUES absorbe le temps et use la faculté de penser, Souvenez vous de vos érudits! ils savaient le latin, le grec et l'hébreu, et ils ne raisonnaient pas!

On a désiré longtemps que le monde savant s'en tînt à une seule LANGUE pour la communication et le progrès des connaissances humaines; mais cela était vraiment impossible vu la rivalité des nations. L'orgueil de chaque Peuple, fondé sur une égalité de droits aurait voulu donner la préférence à son IDIOME. Aurait on choisi une LANGUE morte? Mais une telle LANGUE est fixe et invariable et n'aurait point eu assez de MOTS pour rendre toutes les idées des arts nouveaux.

Chaque science parmi nous a sa LANGUE propre et particulière. Ainsi les médecins de l'Europe, de votre temps, avaient maintenu constamment l'usage d'écrire en latin, ce qui faisait qu'ils écrivaient, en général, en très bon latin.

L'allemand est aujourd'hui la LANGUE des chimistes et naturalistes; l'anglais, la LANGUE des poètes et des historiens; l'italien, la LANGUE des opéras; l'espagnol, celle des hymnes et des odes; le français, la LANGUE éternelle des romans et de la politique.

Chaque science ayant sa LANGUE, celui qui la parle est nécessairement doué d'une plénitude d'expression, et si la LANGUE adoptée n'avait pas assez de MOTS, rien ne nous empêcherait d'en composer conformément à son caractère et à sa terminaison. Trop de timidité là dessus avait rendu la vôtre lâche et diffuse.

Il n'y avait, direz vous, qu'une seule LANGUE de commerce, comme sur toute la Méditerranée, mais puisqu'il a été impossible de faire entrer en communication d'idée le Turc, le Russe, l'Italien, l'Allemand et Nous, nous avons attribué du moins telle LANGUE à telle science.

Puis le théâtre de chaque peuple, vous en conviendrez, a besoin d'une LANGUE qui fasse perpétuellement allusion aux mœurs, aux arts mécaniques et libéraux du pays.

(L'An 2440, T. II, ch. Xlvii "Science des Langues", pp. 247 à 250.


 

 

LATIN — Aujourd'hui le petit bourgeois (qui ne sait pas lire) veut faire absolument de son fils un latiniste. Il dit d'un air capable à tous ses voisins à qui il communique son sot projet : oh! le latin conduit à tout, mon fils saura la latin.

C'est un très grand mal. L'enfant va au collège, où il n'apprend rien: sorti du collège c'est un fénéant qui dédaigne tout travail manuel, qui se croit plus savant que toute la famille, et méprise l'état de son père. On l'entend décider sur tout.

Cependant il faut qu'il vive; quel état va t on lui faire prendre, à quoi est il propre? Son père n'a point de fortune: on le lance dans l'étude poudreuse d’un procureur ou d’un notaire, et puis voilà mon jeune homme qui postule une place de clerc, de commis, d’hommes d’affaires : le plus souvent, il ne l’obtient pas. Oh !Le latin conduit à tout.

(Tableau de Paris, T. V, ch. cccxv, pp. 175-176)


 

 

MORALE Un poème, un drâme, un roman, un ouvrage qui PEINT vivement la vertu, modèle le lecteur sans qu'il s'en aperçoive, sur les personnages vertueux qui agissent ; ils intéressent, et l’auteur persuadé la morale sans en parler. Il ne s'est point enfoncé dans des discussions souvent sèches et fatigantes. Par l'art d'un travail caché, il nous a présenté certaines qualités de l'âme revêtues de ces images qui les font adopter. Il nous fait aimer ces actions généreuses; et l'homme qui résiste aux réflexions, qui s'aigrit par les leçons dogmatiques, chérit le pinceau naïf et pur qui met à profit la sensibilité du cœur humain, pour lui enseigner ce que l'intérêt personnel et farouche repousse ordinairement. L'auteur se fait écouter avec plaisir; et les préceptes de la plus austère morale se trouvent établis sans qu'on ait découvert le but de l'écrivain. Pectora mollescunt.

(Tableau de Paris, T. IV, ch. cccl, " Apologie des gens de lettres ", p. 258 et 259; et De la littérature et des littérateurs, pp. 4 et 5.)

 

 

.— « La morale dont le nom effarouche le plus grand nombre d'esprits, est peut-être la science la plus susceptible des ornements de l'éloquence. La morale se prête à toutes les formes agréables; et comme elle embrasse les plus petites règles du devoir, elle imprime une. certaine importance à tous les détails qui, dans les autres sciences, sont froids et inanimés. »

(ibid. T. VIII, ch. dcxxxiv "Du siècle littéraire de Louis XIV", p. 156.)


 

 

MOT . — Le MOT est le corps de l'idée simple; toute articulation qui ne donne pas une idée simple, n'est pas un MOT. Multipliez les MOTS qui portent avec eux l'idée simple; la phrase, qui est le corps de l'idée composée, sera plus riche et plus facile : c'est la pression subite de l'esprit sur l'idée simple qui produit la pensée, et la pensée n'étant qu'un aperçu du premier principe, s'étend avec la PAROLE ou avec l'écriture dans toutes les différences infinies d'exprimer une vérité. Les LANGUES pauvres s'opposent donc à la pensée.

Écoutez ces hommes à imagination pittoresque, dont le DISCOURS est un tableau qui amuse, ou une PEINTURE qui échauffe; ils éprouvent des sensations étrangères à l'auditeur, et créent leurs MOTS. Les phrases ou les circonlocutions promettent beaucoup, et donnent peu; mais un MOT neuf vous réveille plus que des sons, et fait vibrer chez vous la fibre inconnue. Ainsi, quand une idée pourra être exprimée par un MOT, ne souffrez jamais qu'elle le soit par une phrase.

Il n’y a personne qui ne soit charmé de vouloir se rendre raison à lui-même du plaisir que lui donne une expression qui le frappe, un tour original, un trait inattendu ; notre imagination aime qu'on lui parle d'une manière neuve, parce qu'elle est douée elle-même d'une grande vivacité pour tout ce qui porte ce caractère. [...]

Quand je ne ferais que contre-poids à la race des étouffeurs, j'aurais bien mérité, je crois, de ceux qui s'intéressent à la gloire des lettres. Elle dépend d'une sorte de hardiesse généreuse. Les altérations successives que subissent les termes, ne sont rien, quand les MOTS forts et vigoureux reviennent reprendre leur empire. Le MOT radical est le père et le souverain qui commande en maître, car c’est lui qui a donné une existence réelle et physique aux êtres intellectuels, abstraits et moraux : qu’elle ne sera pas son autorité quant aux objets physiques !

Ainsi, avec le simple MOT sans syntaxe et sans grammaire, vous aurez sous les yeux un tableau raccourci et fidèle de toutes les images de la nature, vous en ferez vous-même la liaison, vous en ferez vous-même la réunion, vous inventerez vous-même le STYLE ; vous serez grammairien, sans le savoir. La Néologie s'attache au sens absolu, à la forme radicale des MOTS, parce que les MOTS font la matière première des syntaxes. Rudes et sauvages, ils dominent la grammaire, car PEINDRE un objet en noir, en rouge, en verd, c'est toujours en vouloir tracer et transmettre l'image : la phrase viendra ensuite ; elle vient toujours, parce que la nature ordonne que nous allions au même but par des moyens différents.

Il y a une foule immense de LANGUES répandues sur toute la, terre, pourquoi, dans la mienne, n'aurais-je pas des variétés prodigieuses, qui se rattachent au même centre ? Laissez-moi toutes les COULEURs et toutes les nuances dont je veux PEINDRE mes idées; ainsi les LANGAGES humains, malgré la diversité du climat, des mœurs et des usages, tendent à se fondre dans une LANGUE qui ne serait pas nouvelle, mais qui serait excessivement riche et hardie. LANGUE , allemande s'approche avec majesté de cette grande conquête; et nous, qu'avons-nous fait ? La nation la plus fière dans les combats, est la plus molle, la plus timide dans son Vocabulaire : voilà l’ouvrage de défunte Académie française ! Qu'a fait l'académicien ? Il n'a vu l'édifice des LANGAGES humains que d'après ses fantaisies ; il a eu ses amours et ses haines pour des MOTS, animosités et tendresses aveugles ! ses caprices ont été des règles. Quoi ! la nature n’a mis aucune barrière entre ma pensée et le terme dont je veux la colorer, et tu prétends gêner, anéantir mon expression ! Le sauvage est plus avancé que toi dans l’ordre éternel des choses ; il appelle l’écriture, le papier qui parle, et toi, tu ne veux pas que les MOTS parlent. Le papier qui parle ! seras donc aussi loin de l'idée que de 1’expression.

Un MOT neuf énergique, bien placé, imite la lampe de l'émailleur ; c'est une LANGUE de feu qui fond tout et à qui rien ne résiste. [...]

C'est la serpe, instrument de dommages, c’est le ciseau académique qui fait tomber nos antiques richesses; et moi j'ai dit à tel MOT : enseveli lève-toi et marche. Ainsi que l'homme bon est encore meilleur que la loi bonne, et que le méchant est encore plus mauvais que la loi mauvaise; de même. l'homme veut enrichir sa LANGUE. vaut mieux à lui seul pour ce grand -oeuvre, que toute une académie à règle et à compas. Il faudrait plutôt en créer une de permutation et de combinaison de MOTS nouveaux et de phrases nouvelles; mais le génie en ce genre n'a point de compagnon.

Les mesures existaient dans la nature, avant les règles qui nous en démontrent les proportions; ainsi la LANGUE existe dans la force des MOTS, avant la syntaxe et la grammaire. Il n'y a peut-être qu'une science, celle de la perturbation des MOTS qui les renferme toutes, l'esprit ne dépendant en partie que d'un récensement perpétuel d'expressions; mais comme il serait impossible d'avoir un DICTIONNAIRE où tous les MOTS y fussent, et tous les adjectifs, passifs et participes s'y trouvassent, l’interprétation des MOTS d'une manière absolument neuve suppléera à notre indigence. Il y a plusieurs LANGUES dans une seule, pour qui sait bien, en tournant tous les MOTS, les faire passer dans des acceptions diverses, multipliées ou sans cesse modifiées. C'est ainsi qu’une discipline très-active, imprimée à un régiment, double et triple le nombre des soldats.

Je conçois donc une LANGUE universelle : celle qui emprunterait des MOTS à toutes les LANGUES connues, et qui les assujettirait ensuite à sa syntaxe. Tous ces MOTS se feraient adopter dans le besoin, on parlerait un peu obscurément d'abord, j’en conviens, mais peu à peu on naturaliserait tous ces termes étrangers; et dans le besoin, il vaut mieux parler imparfaitement que de ne point parler, ou que de parler trop tard.

(Néologie, pp. xi, xviii-xx et xxi-xxii)

 

 

— « Nous avons restitué aux MOTS ainsi qu'aux hommes une dignité égale. Il n'y a point de MOTS réputés bas. Car si les MOTS ne sont autres choses que les signes représentant des idées, dès que les idées sont nécessaires, l'expression devient nécessaire... Les idées peuvent choquer mais jamais les MOTS...

Il n'y a point de MOTS vils, comme il n'y a point de citoyens réputés bas. »

(L'An 2440, T. III, ch. lxxvii, "Restauration", pp. 184-185.)

 

 

— « C'est l'emploi des MOTS qui révèle le secret intime de la conscience. Je vois une foule d'écrivains qui se disent plus amis de la liberté que tous les autres... Eh! bien ils se servent de toutes les expressions qui prêtent aux équivoques, mais ils évitent avec soin de prononcer les MOTS décisifs république, républicains; comme 'ces MOTS ont un sens déterminé, ces MOTS leur coûtent infiniment à dire... »

(« Politique », VII, 1, f. 128, verso.)

 

 

— « Les hommes en général sont si esclaves des MOTS que les Naturalistes eux-mêmes en décrivant les termites, fourmis blanches, parlent du Roi et de la Reine, et presque du Capitaine des Gardes ... »

(Notions claires sur les gouvernements, T. I, ch. xxiii, Abus plaisant des MOTS ", p. 158.)

 

 

— « Un naturel pervers et corrompu décompose la signification précise des MOTS et loge les idées les plus fausses dans les termes les plus sacrés. La multitude ne sait plus à qui elle doit demander l'instruction; et des nuages pâles formés par les passions les plus contraires à la recherche de la vérité, obscurcissent les notions morales qui méritent le plus de respect. »

(Tableau de Paris, T. VII, ch. lxxx, "Philosophie", p. 180.)

 

 

— Tout ce que j'ai écrit tend à détruire les erreurs" sans nombre qu'ont produits les MOTS employés jusqu'ici par les publicistes, et à râmener vers des bases lumineuses les principes incertains de là science politique. »

(« Fragments de politique, d'histoire et de morale », 1792.)

 

 

— « Un peuple sage et éclairé devrait commencer par se faire un vocabulaire, où les MOTS principaux de la politique et qui servent de bases à toutes les discussions fussent expliqués d'une manière claire, exacte et précise; faute d'avoir déterminé le sens des MOTS, tel parle sans s'entendre; à la place de ces MOTS illusoires si chers au périodiste, mettez des poids matériels; suivez l'autorité souveraine de la nature qui veut que tout se balance ou se combatte. »

(De Jean-Jacques Rousseau, T. 1, p. 209.)


 

 

NÉOLOGIE — Les génies créateurs, c'est d'eux que j’attends, non point des suffrages (je peux m'en passer), mais la grande LANGUE harmonieuse et forte dont je ne leur ai offert au plus que l'instrument.

C'est donc sans crainte que je donne à ma chère nation, dont j'ai tant aimé la gloire et servi la liberté et l'indépendance politique, dans toutes les époques de ma vie; c'est donc à elle que je livre avec pleine confiance cette Néologie, qui veut dire création de termes nouveaux; c'est lui annoncer en même temps que je pourrai bientôt reproduire sous ses yeux et reporter à son oreille les mâles expressions de la LANGUE républicaine, qui me fut familière pendant quatre ou cinq années. Il y a là de quoi faire pâlir à jamais la LANGUE monarchique; mais encore un peu de temps, un peu de temps ,encore; vous nous l'accorderez, génie protecteur de la France, invincible génie à qui j'adresse toutes mes pensées.

Le temps est un trésor plus grand qu'on ne peut croire;
J'en obtins, et je crus obtenir la victoire.

(Corneille.)

Me voilà à peu près sûr que les généreux descendants des Gaulois et des Francs s'affranchiront eux-mêmes de tous les fers qui retardent et contrarient les progrès de leur LANGUE, car elle est faite (s'ils nous écoutent) pour multiplier à l'infini et d'une manière incalculable, tous les rapports heureux qui féconderont la masse des idées ordinairement inertes, faute d'un LANGAGE analogue à l'indépendance et à la vivacité de l'imagination humaine. Quand j'ai travaillé ce DICTIONNAIRE avec un nouveau degré d'alacrité et de courage, c'est qu'il en fallait; et, je le dirai, c'est la vertu la plus nécessaire dans l'épineuse carrière des lettres. Vaincre aujourd'hui je ne sais quel dédain superbe qui, chez le lecteur, surpasse encore de beaucoup l'amour propre ou l'orgueil tant reproché aux auteurs; voilà votre nouvelle tâche, écrivains!

Mais aussi il est de la dignité de mon art, de l'art que je cultive, de lui donner incessamment la préférence sur la PEINTURE et la sculpture; ainsi, que l'on n'attende pas de moi l'aveu tardif que l’on me suppose, que ces derniers arts puissent jamais rivaliser avec la poésie. Non, je n'ai plus besoin de les voir, ces héros armés de la lance ou décochant le trait de l'arc qui siffle; Ossian fait entendre le son du javelot sur le bouclier qui le repousse. Éloignez-vous, statuaires, vos figures sont immobiles, et je veux des images mobiles. Qu'est-ce que ces guerriers dont les bras sont toujours levés, et dont les glaives ne descendent jamais? Qui les a pétrifiés? — le PEINTRE. Qui les remettra en mouvement? — le poète.

Tant que l'art d'écrire ne sera pas réputé le premier de tous, je combattrai les autres arts imitatifs:qui ne lui rendront pas; cet hommage, Il en sera de même de cette géométrie transcendante, qui, superbe et aveugle, marchant dans les abîmes, sans véritable base et sans véritable fin, ne prouve rien et se trouve sans cesse en opposition avec les lois physiques. Un ouvrage que je conseille à un homme sensé, et qui immortaliserait un auteur, serait celui qui rétablirait un art totalement perdu, l'art de ne voir que par nos yeux.


 

 

PAROLE — De la PAROLE. Le bel ouvrage à faire qu'un traité sur la PAROLE!

Il ne s'agirait point d'un pacte de convention, valeur idéale des termes; pacte impossible à former en toute autre LANGUE que dans la LANGUE des signes, et qui resterait longtemps inintelligible, jusqu'à ce que la nature ait formé tous les esprits à la même, trempe.

LA NATURE SE NOMME en tout et partout et pour tous. Voilà le principe.

Et pour convenir de ce principe, commun à tous les systèmes, il suffit d'avoir des yeux, des oreilles et un cœur.

Arriver à la racine des MOTS c'est avoir saisi la racine des choses : c’est la PAROLE qui a tout fait, qui a crée l'Ordre dans l'univers; c'est la PAROLE qui sauve, qui nous guérit, qui purifie, qui régénère, nous encourage, qui nous éveille. Ô PAROLE! Les anciens sages t'ont nommée Dieu même; les hommes toujours inattentifs et frivoles, ne chercheront ils jamais à te comprendre?

Sera ce en vain, que les hommes remplis du feu sacré de la nature, ont déposé dans leurs PAROLES ces germes de vérité qui ne devaient éclore que dans l'immensité des siècles?

Soyez attentifs.

Tous les malheurs qui désolent les empires, les nations et l'espèce humaine toute entière, viennent d'un manque d'attention, d'une méprise dans le LANGAGE, d'une mésintelligence, d'un malentendu, d'un jugement précipité; (préjugé) et cependant on se hâte encore de faire croire sans réflexion.

(La Bouche de fer, 1er février 1791.)


 

 

PEINTRE. PEINTURE — Un écrivain éprouve un certain plaisir; tranchons le MOT, une sorte de jouissance orgueilleuse, lorsqu'il voit une de ses idées non comprise toutefois de la multitude, effaroucher néanmoins assez le vulgaire des lecteurs, pour qu'il se soulève et s'agite; ce qui prouve qu'il a conçu du moins une partie de la neuve vérité qui lui fut offerte.

La PEINTURE est un enfantillage de l'esprit humain. La PEINTURE n'existe que dans la LANGUE écrite. Ces PAROLES resteront; que dis je? elles vont fructifier. La génération qui s'éveille les entendra.

Le premier qui a voulu PEINDRE Dieu, a écarté la présence en tout lieu de la divinité. Le premier qui a élevé une statue à un homme a fondé l'idolâtrie monarchique. [ ... ]

C'est au milieu du Muséum que j'ai conçu le néant de la PEINTURE. Pas un tableau que je ne refasse; pas un tableau auquel je ne prête un mouvement, une vie toute différente. Ma tête est plus riche que cet immense cabinet; elle enfante plus d'images qu'il n'en renferme, et chacun pourrait voir comme moi ce que je vois en moi, en cultivant la PEINTURE intérieure; car la PEINTURE qui s'attache à la toile, et qui par son matériel, s'oppose à cette reproduction prompte et animée de tous les objets de la nature, faculté que je porte constamment en moi même; cette imitation grossière des choses créées n'est faite que pour ceux qui n'ont pas le sens intime, où la PEINTURE intérieure déploie sa magnificence et ses richesses inépuisables et renaissantes.

La PEINTURE est un enfantillage de l'esprit humain. La PEINTURE n'existe que dans la LANGUE écrite. Ces PAROLES vont lier mon nom à celui de Moïse; le vulgaire n'a jamais entendu Moïse dans son sublime précepte; le vulgaire ne me comprendra pas davantage; mais je lègue aussi ma pensée à un autre siècle, que le siècle qui m'a vu naître.

(Journal de Paris, 14 pluviôse an V [2 février 1797])

 

 

— « Mes idées abrégées sur le néant de la PEINTURE, exigent quelques développements. Les voici:

Il y a dans toute espèce de forme, quelque chose de divin, et qui semble ne tenir à aucun élément. Ce qui donne l'être, c'est la forme; mais il n'y a aucune forme absolument isolée dans l'univers. Or, la PEINTURE isole perpétuellement l'objet, coupe incessamment le grand cadre de la nature, et quelquefois d'une manière étroite ou ridicule. Elle détruit donc toujours la forme qu'elle semble vouloir embellir.

Ainsi, quand l'homme contemple, indépendamment de la froide imitation des choses créées, la figure ou la forme dont toute chose est revêtue, il s'étonne, il admire. Une sorte de trouble et de mouvement involontaire accompagne cet étonnement, et cette admiration élève naturellement son âme vers la divinité. C'est qu'il contemple alors le tout, l'ensemble, et qu'il applique ses facultés intellectuelles à l'harmonie des choses humaines. Il n'y a donc de tableau réel que celui qui rassemble l'universalité des objets, leurs rapports harmoniques; et si l'imitation n'est pas entière, elle est nulle. La PEINTURE marque donc son impuissance absolue, à l'instant même où elle ne peut offrir qu'un côté quelconque, et cette surface même est encore ou fausse ou infidèle.

Que d'hommes n'ont jamais élevé leur âme vers la grande idée de la création, pour avoir vu dans leur jeunesse, dans une bible in folio, un vieillard à grande barbe, et à large vêtement, qui d'une main pousse le soleil, et de l'autre la lune, tandis qu'au dessous un ânon cabriole! »

(Journal de Paris, 25 Pluviôse an V [13 février 1797].)

 

 

— « — Vous êtes l'ennemi des beaux arts.

— Vous vous trompez; mais je trouve très impertinent que l'on place les beaux arts par excellence au bout d'un pinceau, d'un crayon, d'un ciseau. Pauvres petites imitations froides, bornées, qui entraînent des dépenses incalculables pour ne produire que des sensations faibles ou trompeuses. Ce qu'il y a de plus inutile au monde pour le bonheur d'un peuple, ce sont vos tableaux et vos statues; l'histoire naturelle, si immense dans ses ramifications; l'astronomie, la médecine, la chirurgie, la chimie, les mécaniques, voilà les arts qui constituent la véritable grandeur de l'homme.

— Mais quand vous passez sous une superbe colonnade?

— Oh! quand on a passé sous les rochers ceintrés des Alpes!

— Quand vous apercevrez de loin un dôme majestueux?

— Oh! quand on a vu les sommets sourcilleux du mont Saint Gothard, pauvre petit panthéon, que tu parais mesquin!

— Mais n'est ce pas du moins une jouissance que d'avoir en poche le portrait de son amante?

— Celui là l'aime bien mieux qui relit pour la vingtième fois une de ses lettres qu'il sait par cœur, qui va revoir le banc où il s'est assis près d'elle. Voyez si J. J. Rousseau fait tirer à S. Preux de sa poche sur les rochers de Meillerie, un petit bracelet oval.

— Vous ne convaincrez personne.

— Qu'importe! on ne PEINT l'immense, l'active nature qu'avec la PAROLE; retenez bien cela. Celui qui veut la PEINDRE sur une toile immobile et avec ces COULEURS, je doute fort qu'il l'aie vue, puisqu'il a osé détacher un seul objet de l'ensemble.

— Vous êtes un iconoclaste.

— Non, car je ne vous dirai pas que vous êtes un iconolâtre; la preuve, c'est que je veux vous donner des images qui soient en vous, qui se renouvellent sans cesse et que rien ne puisse briser. »

(Journal de Paris, 20 Prairial an V [8 juin 1797])

 

 

— « La témérité, l'impuissance, l'inanité de la PEINTURE sont pour moi des choses démontrées; et de l'ignorance des PEINTREs, de leurs absurdités, de leurs froides et misérables conceptions, de leurs idées scandaleuses, on en ferait un gros volume.

Les idolâtres de toute espèce, la propagation des erreurs serviles, la décomposition puérile, la coupure du grand tableau de la nature, la ruine de la pudeur et peut être de l'honnêteté publique; voilà l'ouvrage de ces arts d'imitation si vains, si multipliés, si étrangers aux véritables jouissances de l'homme et à l'élan de sa pensée.

On avoue déjà que l'on a attaché beaucoup trop d'importance à ces arts stériles et bornés et qu'excessivement coûteux, ils ont usurpé ce que les arts productifs avaient droit d'attendre de la justice éclairée des gouvernements; mais ce n'est pas assez, il faut enfin remettre à leurs places les artistes non moins exigeants que présomptueux, qui, en créant les beaux arts, enfantent tant de productions difformes ou inutiles, ou même dangereuses.

Des toiles PEINTES ou des poupées de pierre et de métal trompent l'admirateur en lui offrant sans cesse l'imagiste au lieu de la nature éternelle.

Le verbe, la PAROLE, le DISCOURS; voilà ce qui la fixe, ce qui la reproduit telle qu'elle est; et tous les autres moyens sont faux; car plus on regarde un tableau, et plus il vous confesse tous ses mensonges. La PAROLE! Elle est tout; le sauvage quand il fait une harangue est plus PEINTRE que Raphaël. . .

Vous voulez avec des choses terrestres me représenter des objets terrestres; aveugles! L'image ne sera plus en vous ce qu'elle est véritablement; elle sera dès lors hors de vous, froide, mesquine, inanimée, et ce ne sera plus qu'une image coupée et fantasque. Pour exprimer parfaitement les objets de la nature, il faut des idées intellectuelles, qui n'isolent point les objets, parce que la reproduction de ces mêmes objets, et leur imitation parfaite ne sont qu'en nous; lisez les belles pages de Buffon, et sentez une fois que ce n'est que dans la PAROLE écrite que réside l'imitation au souverain degré du cheval, de l'âne, du lion, du chat, du colibri; et fermez les yeux pour mieux voir; toute la nature est en vous; la PEINTURE fait des cadres ridicules.

Que de gens s'imaginent PEINDRE et qui ne font que PEINTURER les grands, beaux ou les terribles objets de la nature; tels que le soleil, un volcan, la mer courroucée; les Alpes, les eaux de Tivoli; il est impossible de les PEINDRE, on ne peut que les PEINTURER.

Peinturer Dieu sous la forme d'un vieillard à barbe blanche, PEINTURER l'ange, PEINTURER le regard de l'innocence, l'ivresse de l'amour, le jardin d’Éden : Venez Isaïe, Milton et Klopftoch ouvrez-moi l'immensité du monde intellectuel et moral.

On me traîne au Muséum; on me dit: Voici le tableau du Déluge, par Le Poussin; c'est le plus poétique que je connaisse; mais le dirai je? Est ce bien là le torrent du déluge chargé de la dépouille immense des nations, et roulant ses effrayantes eaux au dessus des cités englouties? Le serpent qui est là (et qui n'est point entré dans l'arche), a nagé sans doute, et comme il a eu tout le loisir en rampant de venir jusque sur le rocher sous les cataractes ouvertes d'un ciel vengeur, il me dit qu'il n'a point monté bien haut: l'arche dans le sombre lointain ressemble à la galiote de Saint-Cloud démâtée.

Et pourquoi avoir tenté de rendre ce qu'il n'appartient qu'à la PAROLE d’exprimer; pourquoi une mutation nécessairement imparfaite tandis que nous avons l’écriture, et en elle seule de quoi créer et PEINDRE ces vastes objets dans notre pensée. comme des COULEURS gâtent les images d'un cataclysme, d'un jugement dernier, d'un embrasement universel!

Qu'il en coûte de rappeler à une génération nouvelle ce que Moïse et Platon ont dit avec ces expressions vivantes qui caractérisent la vérité; que les esprits vulgaires la rejettent puisqu'ils ne la comprennent point; mais pourquoi s'obstinent ils à parler sans nous avoir entendus? »

(Journal de Paris, 10 Fructidor an V [27 août 1797])

 

 

— « Les conservateurs du Muséum furent donc bien inspirés, quand ils choisirent cette galerie pour l'exposition permanente des dessins originaux enfouis' depuis cent ans et invisibles à tous les regards; cinq à six mille sont rangés sur une même ligne, rapprochés, mis sous verre dans des cadres d'or, ajustés à leur grandeur et à celle de tant d'autres qui les remplaceront successivement.

Que de richesses! Et combien le physionomiste, le moraliste et l'auteur dramatique n'ont ils pas d'idées à puiser dans ces esquisses plus précieuses que les tableaux mêmes!

Les plus belles pensées des grands PEINTRES sont beaucoup mieux exprimées dans ces premiers jets et sous ces coups de crayons rapides, qu'avec les COULEURS et le travail du pinceau. J'entre avec un religieux respect dans le sanctuaire de leurs conceptions; j'assiste à la création de leurs idées, j'en saisis l'immortel élan; ce trait de Raphaël ressemble à un geste sublime d'un grand acteur, il est empreint de vie, et n'a pas besoin de la palette et de la toile pour vivre à jamais.

C'est quand l'art de PEINDRE a voulu tout rendre, qu'il est devenu impuissant par sa témérité; ici le dessin se rapproche, pour ainsi dire, de l'écriture; c'est moi, qui fais le tableau; je m'interpose entre la tête de Michel Ange et sa main; je sens ses touches, je les dévore ou je les devine toutes; je vois découler la pensée et la vie au bout de son crayon; une autre jouissance, c'est que ce trait semble n'avoir rien coûté à son auteur.

Je donne la préférence aux esquisses, à ces études où mon âme vole au devant de celle du PEINTRE, où je reconnais son regard d’amour qui s’est promené sur ce papier. […]

Un dessin a beaucoup d'analogie avec un vers de Virgile, avec une phrase de Montesquieu, et voilà pourquoi le dessin, qui est tout pensée, brise le chevalet. Que d'idées fines, que d'intentions dans toutes ces études. Je suis aux sources de la faculté qui invente.

Par la même raison que la perfection de l'art dramatique est dans la pantomime, vu que tout y est action, vu que l'homme n'est jamais si éloquent que quand sa bouche est fermée, de même le dessin, pour l'homme intelligent et sensible, a beaucoup plus d'attraits et dit infiniment plus que la PEINTURE; il rivalise avec la plume de l'écrivain, car ce n'est point l'effort, c'est l'intellectualité qui fait tout le charme de l'art.

Prodiguez moi les dessins, je n'en serai jamais las; pour faire jaillir la pensée il ne faut qu'un simple trait.

C'est en resserrant les MOTS que l'on monte l'expression; quand on veut faire un tableau, et qu'on ne sait pas écrire, c'est avec le crayon qu'il faut PEINDRE. »

(« Galerie d'Apollon », Journal de Paris, 28 Messidor an VI [16 juillet 1798])

 

 

— « Je suis heureux en chaise de poste; ma tête s'illumine, et lorsque je descends dans une ville, petite, ou grande, qui m'est inconnue, voilà que je me jette à travers les rues,, que j'y marche à me lasser, et que je m'y perds à dessein.

Il en est de même quand j'entre dans un salon de PEINTURES, rien ne me fixe, rien ne m'arrête; je le parcours, rapidement. Loin de moi le livret explicatif; je veux deviner le sujet de tous ces tableaux; d’ailleurs, pour admirer telle toile, il est bon quelquefois dé ne pas savoir le nom du PEINTRE. »

("Salon du Musée central des arts ", Journal de Paris, 17 thermidor an VI, [4 août 1798])

 

 

— « La PEINTURE n'excite point des ravissements comme la musique et la poésie, il s'en faut. Elle est bornée dans son effet. Malgré le riant des COULEURS, elle a un air fixe, inanimé, un air local : si elle enchante, c'est par réflexion, surtout quand on l'étudie, parce qu'alors elle donne une satisfaisante idée de l'adresse, de la patience, et de l'esprit de l'homme, qui avec le bout de son pinceau a personnifié des COULEURS et crée un espace. On cherche, on se demande comment une toile peut représenter une campagne, un paysage, une mer vaste, un doux lever ou un pompeux coucher du soleil; et l’œil étonné qui suit chaque touche, a un plaisir de surprise qui ajoute encore à l'intérêt.

Vous serez poète à vingt ans, si la nature vous fait poète; mais vous ne saurez bien manier le pinceau qu'au bout de dix ans d'étude.

Ce que je reprocherais à la PEINTURE, c'est qu'elle ne donne pas un plaisir égal à la peine qu'on a prise pour y exceller : des combinaisons multipliées aboutissent à une sensation faible, à un plaisir momentané. Cet art coûte beaucoup d'efforts, et rend peu en volupté. On admire, mais en silence, et sans être ému; des travaux opiniâtres et difficiles sont attachés à une toile périssable qui n'occupe qu'un point; sans la gravure, qui ne fait que traduire un tableau, l'art serait, pour ainsi dire, inconnu à la multitude.

Les erreurs des anciens PEINTRES sont sans nombre. Ils ont presque tout défiguré; ils représentent Caïn tuant son frère avec la massue d'Hercule. Ils ont donné un fusil à Abraham. Le visage de Moïse, au lieu d'être rayonnant a des cornes. Quand S. Luc dit que Jésus était assis au milieu des docteurs, il ne veut pas dire qu'il était sur une espèce de trône élevé. Les PEINTRES l'ont placé dans un lieu éminent, comme un maître de synagogue...

Les graveurs protestants n'ont jamais copié ces tableaux où l'on a rassemblé des personnages contradictoires. »

(Mon bonnet de nuit, T. IV, "De la PEINTURE", p. 95.)


 

 

PENSÉE. PENSER. PENSEUR — L'art de penser exige une sorte de méditation prolongée; et ce n'est que dans le choc de plusieurs idées contradictoires, qu'on apprend à démêler l'idée véritable.

(Tableau de Paris, T. IX, ch. dclxxvit, « De la cour », p. 18)

 

 

— « Le plus beau présent que l'homme puisse faire à l'homme est la pensée, car une pensée dans l'ordre de l'infini, est toujours la clef d'une autre pensée [ ... ].

Les pensées quoique infinies en nombre, se tiennent toutes entre elles et toutes les pensées nécessaires au bonheur passent également dans l'esprit de tous les hommes. »

("Notes de travail ", f. 92.)

 

 

— « La cause pour laquelle il y a si peu de penseurs... c'est que les hommes ne veulent pas comprendre que les choses les plus compliquées peuvent se réduire à un MOT simple et intelligible pour tous. Si l'on parle trop longtemps sur un objet c'est que l'on ne s'entend pas soi même [ou que l'on fait le charlatan] car dès que l'on est compris on se tait.

Qui fait l'action sans songer à la réaction n'est plus un homme de sens. Qui parle ou écrit sans se dire à lui même : ai je gravé nettement ma pensée dans l'attention d'autrui et sans la fatiguer, n'est plus un philosophe. Au lieu d'éclairer les idées abstraites, il les embrouillera et il ne sera plus qu'un théologien sans robe et sans bonnet carré. »

("Néologie ", f. 286 verso.)

 

 

— « Il est des choses qui font penser rapidement et ce sont presque toujours celles que l'on n'écrit jamais. Il en est d'autres que l'on pense trop fortement, pour pouvoir les écrire, et ce sont celles là qui sont presque toujours perdues pour la postérité. »

(De la littérature et des littérateurs, p. 55, n. 25.)

 

 

— « Saint Evremond l'a bien dit, nous pensons plus fortement que nous ne nous exprimons : notre pensée, est toujours au dessus de notre STYLE, il ne dit pas tout ce que nous voudrions lui faire dire : aussi pour bien entrer dans la conception de l'auteur, il faut un esprit de pénétration qui s'arrêterait à l'intelligence des PAROLES ne comprendrait pas l'auteur, il faut composer avec lui et deviner dans ce qu'il ne dit pas, ce qu'il a voulu taire.

Ninon de Lenclos disait, je donnerais volontiers un louis d'or à tout auteur pour chaque phrase qu'il supprimerait, et qui se présenterait à mon esprit d'elle même. »

(Mon bonnet de nuit, t. III, "Réticence", pp. 213-214)

 

 

PENSER — Penser, parler, écrire c'est absolument la même opération de l'entendement humain. Ce n'est au fond que la PEINTURE des idées, PEINTURE plus ou moins rapide, et les idées étant la représentation des êtres, on peut dire que les modèles que le LANGAGE doit imiter, sont tous les êtres généralement quelconques.

Qu'on ne soit point étonné que l'âme perçoive la connaissance d'un si grand nombre d'êtres; elle embrasse, elle pénètre tout dans sa vaste compréhension. Tout ce qui ne peut se concevoir que par l'intelligence, lui appartient. Toutes nos facultés intellectuelles et morales ne sont que le développement d'une chose unique, indivisible et indestructible. Il n'y a que la pensée qui existe; tout ce qui n'a pas la conscience de soi, est comme s'il n'existait pas. La matière n'ayant ni la pensée, ni la volonté, ni une action propre, n'a point l'existence proprement dit. Voilà ce qui démontre la fausseté du système qui fait venir nos idées des sens. Elles passent ,par nos sens, d'accord; mais nous avons des idées, et une multitude d'idées, malgré nos sens. Cet univers matériel, nous l'apercevons bien, mais pour nous élever au dessus de lui, et pour juger que toutes les formes ne sont qu'accidentelles et passagères, qu'il n'y a qu'une réalité, la pensée, qu'elle est indépendante de tout ce qui l'environne, et qu'elle se suffit à elle même par sa propre émanation.

Ces observations ne sont point étrangères à la littérature. Comme je veux lui restituer son empire, je veux, que tout soit de son ressort, que rien n'échappe à son pinceau. Malebranche est plus propre à former un poète que tout autre écrivain, et j'adopterais ses écrits comme la première poétique du STYLE indépendant. Plaisans métaphysiciens, que ceux qui ne nous entretiennent que de la matière!

Vous tous qui m'écoutez, qui me lisez, vous êtes tous auteurs, métaphysiciens, qui plus est, puisque vous pensez, puisque vous parlez; faites votre LANGUE, faites votre STYLE, créez et prononcez, prononcez et créez. Si vous êtes émus, nous vous entendrons et nous vous écouterons; si vous êtes pleins de vos idées, mais sans calcul intéressé, vous serez éloquens. Presque toutes les sciences humaines ont été jusqu'ici un double amas d'extravagances et d'erreurs. Élevez vous au dessus de tout ce qu'on vous a dit; regardez en vous mêmes, et ces prétendus beaux génies deviendront bien petits. Je crois voir des impotens qui regardent avec admiration une troupe de danseurs. Levez vous! vous danserez comme eux.

L'exercice de la pensée appartient également à tous; et puisque le génie transcendant, véritablement lumineux, n'est pas dans les livres, il est dans les hommes.

(Néologie, pp. lxiii-lxv)


 

 

PHILOSOPHIE — La vraie philosophie recommande la soumission à la Providence, l'obéissance aux Puissances de la terre, la patience dans les maux; il ne faut donc pas réduire au silence, les hommes qui ont cultivé leurs âmes; ce serait insulter à la raison humaine. Croyez que les lois auront moins à faire, lorsque les lois seront établis par son Empire, La philosophie produit le courage, établit la tranquillité de l'âme, nous sauve des désirs extravagants. Elle enseigne aux rois à régner, aux sujets à chérir le devoir; elle prépare les matériaux tout prêts au législateur; elle l'éclaire, elle conduit son oeil, et même sa main. Elle parle sans cesse au peuple par l'organe touchant de la morale; d'où viennent donc ces clâmeurs contre cette philosophie respectée dans tous les temps, et, cultivée d'un pôle à l'autre par tous les sages de la terre?

(Songes philosophiques, Songe dixième, " le Ruisseau philosophique ".).


 

 

STYLE — Le STYLE est l’homme et chacun doit avoir le sien bien et dûment caractérisé.

Je demanderais volontiers d’un Écrivain, a-t-il puisé ses expressions à la cour, dans les académies, dans les livres ? Si l’on me dit, oui, je répondrai, tant pis. Je veux voir l’expression naïve de son âme ; elle sera forte, précise, abondante ou négligée. Je veux voir la physionomie de son idiome, connaître s’il est véhément ou délicat, solide ou fin, élevé ou simple, tranquille ou vif. A-t-il enrichi la LANGUE de quelques tours nouveaux, nombreux, rapides ? A-t-il créé de ces expressions que l’on retient ? La PAROLE accompagne-t-elle l’image avec précision ? Son STYLE a-t-il tous les mouvements que les idées lui impriment ? Je ne demande plus alors s’il est châtié, élégant ou fini. Cet auteur est un écrivain, et je laisse la cour et l’académie admirer, i bon leur semble, le STYLE décousu, froid et maniéré qui leur est analogue. Ces phrases à la mode passeront, ce jargon sautillant n’aura bientôt plus d’admirateurs. Mais cette suite d’expressions et de tours soutenus avec majesté dans le cours de l’ouvrage et qu’on pourrait comparer au cours d’un fleuve, ce ton de même couleur, cet ensemble, cet abandon, cette liaison naturelle, cette étendue de la phrase que l’antithèse et le bel esprit ne viennent pas étrangler, formeront dans les temps le STYLE de la raison, de la vérité et du goût »

(Du Théâtre, ch. xxviii, « A un jeune poète », pp. 330-332)

 

 

— « Une dispute familière à Paris, c’est elle qui roule sur le STYLE. Chaque écrivain ne dissimule pas qu’il préfère le sien à tout autre ; et cela ne doit pas étonner pour peu que l’on réfléchisse à la manière dont se forment nos idées ?

En quelque LANGAGE que ce soit, les MOTS ne répondent que très imparfaitement aux idées, surtout aux idées morales, combinées ou réfléchies. L’image qui se forme en notre cerveau est vive et nette ; et quand nous voulons la transmettre sur le papier, nous choisissons les MOTS qui nous sont les plus familiers, et qui nous paraissent les plus expressifs. Mais ces MOTS sont plus bornés que les pensées et que les images. Le lecteur, faute d’être au sens fixé à son juste point par celui qui a mis en avant sa manière et son expression, trouve du vague dans tout ce qu’il n’a pas écrit. Ainsi l’imagination du lecteur part et va plus loin que la pensée de l’auteur ; il crée souvent d’autres termes, pour rendre ce qu’il ajoute à la pensée de l’écrivain. Il est mécontent de son expression, parce qu’il ne l’aurait pas employé et il y substitue sa propre manière de concevoir et de PEINDRE.

Le lecteur prête toujours au livre soit à tort, soit avec raison, et exige, pour ainsi dire, que l’auteur ait rendu sa propre idée. Il ne lui permet pas la tournure d’une phrase qui choque sa tournure habituelle ; il blâme, parce qu’on n’a pas fait ce qu’il aurait fait ; il blâme enfin, parce qu’il a une couleur favorite qu’il cherche partout, et qu’il ne trouve pas autant qu’il le désirerait.

Comme il n’y a pas d’auteur au monde qui ne retouchât et ne songeât le ton et la manière de son confrère ; il ne doit point se formaliser si l’on trouve à reprendre à son STYLE, chacun ayant sa manière d’écrire , qui lui est tout aussi impossible de changer que son geste et sa démarche.

Pourquoi tel MOT expressif, harmonieux, nécessaire, est-il tombé dans l’oubli, tandis que tel autre aura reçu l’existence sans raison, et fera fortune, sans avoir d’autre mérite que sa nouveauté ? Pourquoi ne ressusciterait-on pas telle expression vieillie ? Quoi ! l’écrivain ne pourra pas faire de la LANGUE ce que l’ouvrier fait de l’instrument qui obéît à la main qui le guide ? Le STYLE le plus fort est toujours le meilleur, et l’expression la plus nette est celle que l’on doit employer de préférence .

Il y a dans les LANGUES quelque chose d’intellectuel ; car toutes les figures étant arbitraires, l’on devine encore plus que l’on entend. Voilà pourquoi le STYLE chargé de trop de MOTS, laisse l’âme dans l’inaction. Mettre en jeu l’imagination, et ne la point rassasier, voilà l’art d’écrire.

Aujourd’hui la forme d’un livre l’emporte sur le fond. On ne parle que de l’arrangement des PAROLES, du choix, de l’élégance des termes, de l’arrondissement des phrases, de leur cadence ; on n’entend que ces MOTS : c’est mal écrit ; et le sens, la vérité, la justesse des idées ne font point trouver grâce devant des lecteurs délicats ou plutôt superficiels.

Le STYLE à la mode, le STYLE académique, est celui qui affecte d’être précis, qui raffine les idées et les expressions, qui met de l’esprit à tout propos, qui, loin d’être naturel, sent la gêne et la recherche ; peiné, fin, compassé, il vise constamment à l’épigramme. Il est fort en vogue chez quelques auteurs depuis quinze à vingt ans ; il proscrit les images, les métaphores, i lévite sagement l’enflure, mis il devient quelquefois louche et flegmatique. Ce STYLE est toujours un peu froid ; il comporte de petites idées, et tue les grandes.

Cette manière étroite, quoiqu’ingénieuse, ne fera pas fortune, j’ose le prédire. Il faut, au lieu de tant de finesse et d’esprit, de la grâce, de la naïveté, de la facilité et du bon sens. Tout auteur qui n’a point de naturel, n’aura jamais le suffrage de la multitude.

Un bon STYLE, comme celui de J.-J. Rousseau et de l’abbé Raynal, mâle, clair, ferme et simple, est semblable à la baguette de Moïse changée en serpent. Ce STYLE dévore et anéantit tous les STYLES inférieurs, ainsi que le serpent dévora les couleuvres égyptiennes.

On s’est avisé depuis de vanter le STYLE des hommes de cour, comme le STYLE par excellence, et même de le proposer pour modèle. Je ne crois pas qu’il puisse subir l’épreuve de l’impression. Il est simple, dira-t-on, d’accord ; mais pourquoi le STYLE des gens de cour est-il simple. Par une bonne raison, parce qu’il ne s’y montre jamais de passions. Elles ont perdu dans ce pays, non seulement leur expression, mais jusqu’à leur accent. Tout est uniforme, parce que tout travaille derrière la tapisserie. Il faut paraître serein lorsqu’on brûle d’ambition, calme lorsqu’on est dévoré des feux de la vengeance. L’œil fixe son ennemi avec tranquillité. Point de couleur prononcée même légèrement. On évite jusqu’au ton de l’indifférence, qui pourrait marquer et dire quelque chose.

Or, malgré les éloges prodigués à ce prétendu STYLE, il n’est point convenable à l’homme de lettres, qui est par essence passionné, parce qu’il faut qu’il se pénètre, qu’il se transporte pour faire repasser dans les autres les sentiments qu’il veut, ou plutôt qu’il doit leur donner ; qu’il ne craigne point de pécher par un excès de chaleur ; on n’en a jamais trop pour annoncer la vérité. Ce qu’on appelle déclamation devient même nécessaire, puisque ce n’est que de cette manière que l’on émeut la multitude : or, l’essentiel est de lui faire épouser vos idées. Soyez concis, laconiques, compassés, elle ne croira pas à vos sentiments. Elle aime à voir le flot la frapper à plusieurs reprises, et c’est ainsi qu’on l’entraîne.

J’aime l’innovateur en fait de STYLE ; il remplit la LANGUE de termes et de tours vigoureux. Je n’entends point ici la création de MOTS nouveaux ; j’entends une signification neuve donnée à telle expression, des mouvements plus précipités, des termes creusés et approfondis, un LANGAGE pittoresque ; celui-ci nous trouve toujours éveillés et sensibles.

Cette facilité singulière que les grands ont à parler leur LANGUE, vient du commerce fréquent du monde, et de l’assurance qu’ils ont dans tout ce qu’ils font. Ils n’ont aucune connaissance des règles ; l’usage y supplée, la routine leur tient lieu d’études. Mais quand ils prennent la plume, leur insuffisance est à découvert, leur STYLE révolte les étrangers même, et il est de fait qu’à la cour de Londres, de Pétersbourg et de Vienne, on possède mieux la grammaire française qu’à la cour de Versailles.

On ne conçoit pas aisément toute la différence qui se trouve entre bien parler et bien écrire. Tel homme parle très bien, vous rend attentif pour le choix et la netteté de l’expression ; s’il écrit, il est lâche et vide. Tel autre ne forme point les phrases en parlant, les achève encore moins, mais il pense fortement, et la précision énergique de son STYLE, quand il écrira, vous fera rêver.

Je n’ai jamais pu définir un auteur de ma connaissance. Clair, rapide, et chaud quand il converse, obscur, lourd, embarrassé quand il écrit. C’est qu’il parle avec ses amis d’abondance de cœur, et quand il est à son bureau, il songe au public, il en a peur, il ne le traite pas comme ses amis ; il a recours à l’art, il se fatigue beaucoup pour écrire mal. S’étant mis en tête que l’art d’écrire était prodigieusement difficile, il fuit la manière aisée qui lui est naturelle, pour se jeter dans es combinaisons recherchées où lui seul se reconnaît et s’entend.

L’homme qui parle le mieux à Paris sur tous les arts, et dont la conversation intarissable n’est pas inférieure au STYLE, l’homme qui vous échauffe dans son cabinet encore plus que dans ses ouvrages, c’est Diderot. Je n’ai point entendu d’homme plus éloquent, plus net, plus varié, mariant avec le plus d’aisance et de force tous les tours, faisant jaillir enfin plus d’idées, plus d’expressions vivantes et pittoresques. On peut le considérer comme un improvisateur du premier ordre. Ce mérite est assez rare parmi les hommes de lettres de nos jours ; ils conversent, mais ils n’ont pas le flot de l’orateur. L’esprit subtil et railleur a desséché l’éloquence. »

(Tableau de Paris, T. VIII, « Du Style », pp. 62-69)

 

 

— « Quand le STYLE est trop étudié, l’Écrivain ment »

(De Jean-Jacques Rousseau, T. II, p. 343)

 

 

— « Le STYLE figuré est le STYLE par excellence, par ce qu’il anime et qu’il colore nos idées, à l’aide de ces images sensibles qui peuvent seules représenter l’esprit à lui-même. Il faut que le STYLE emprunte le LANGAGE des objets visibles pour exprimer nos sentiments les plus chers : sans la chaleur des métaphores, qui leur donnent la vie, ils seraient pour ainsi dire impalpables. Aussi toutes les LANGUES naissantes qui touchent au berceau des nations, ont cette énergie, qui annonce la vigueur d’un peuple encore entre les mains de la nature. Ce peuple n’anatomise point de petites sensations avec des expressions fines et délicates ; il a le STYLE hardi, qui élève l’âme et qui occupe toute sa capacité. Il parle, il entraîne, il subjugue. Loin de ces entraves arbitraires qui sont une suite de nos frêles institutions, il ne voit que les grands traits, que les traits caractérisés qui forment la physionomie des choses sublimes. De là naissent ces figures que nous appelons bizarres et outrées : ainsi que les armures qui habillaient les héros des anciens temps, et qui reposent maintenant dans nos arsenaux poudreux, nous paraissent pesantes et colossales : la LANGUE suit donc les progrès de la civilisation ; auguste et fière , quand un peuple à demi-barbare sent encore ses forces et se droits ; polie, timide et fleurie, quand ne servant plus aux grands intérêts de la nation, elle a perdu son accent primitif et qu’elle se borne à caresser l’oreille d’un peuple causeur, qui se dédommage par le nombre et la finesse des idées de l’énergie et de la simplicité qu’elles avaient. Il est donc inutile de disputer sur le STYLE : chaque nation a le sien, d’après sa manière de voir et de sentir. Chaque homme ensuite doit le modifier selon le degré de sensibilité qu’il a dans l’âme. Il y a donc, ou plutôt il devrait y avoir, autant de STYLE qu’il y a d’hommes »

(Discours sur la lecture, pp. 264-265, note a)

 

 

— « On ne parle que pour être entendu mais il faut plaire si l’on veut se faire écouter… Je dis qu’on ne doit point encore négliger les grâces de l’élocution. Notre organisation est-elle qu’il est certain que l’agréable nous conduit presque toujours à l’utile [ …]

La logique nous enseigne à diriger nos conceptions ; mais la connaissance du STYLE nous enseigne tout ce qui peut servir à les mettre en œuvre ; il n’y a personne qui ne soit charmé de pouvoir se rendre raison à lui-même du plaisir que lui donne une expression qui le frappe, un tour neuf, un rait inattendu. La pensée prend corps, devient vivante lorsque la métaphysique la laisse quelquefois dans un état d’inertie. Notre imagination aime donc qu’on lui parle d’une manière neuve, vive et brillante parce qu’elle est douée elle-même d’une grande vivacité ; et l’élocution a toutes les grâces qu’elle peut avoir quand elle est exempte de lenteur et d’obscurité. […]

La probité donne au STYLE un caractère franc. La LANGUE bégaye dans la colère, le STYLE s’obscurcit dans les mauvaises passions.

Après la netteté du STYLE il faut chercher la précision. La précision orne encore le LANGAGE ; il est plus vif et c’est alors qu’il nous pénètre [heureux lorsqu’on] a dégagé le DISCOURS de tout ce qui ne pouvait y entrer qu’à titre de parties auxiliaires. Ces parties surabondantes sont mises hors d’œuvre. On a réuni tous les objets sous un même point de vue. Les idées principales, celles auxquelles l’esprit doit se fixer sont présentées de front. On voit la physionomie de l’orateur tout entière et la persuasion gagne tous les cœurs. Elle est irrésistible cette persuasion, c’est-à-dire la cause qui la fait naître : elle dépend tout à la fois et de la diction prise en elle-même et du MOT qu’on lui imprime ; c’est ainsi que les PEINTURES des idées font toujours plaisir dans le DISCOURS. Elle rendent le STYLE plus [nerveux] complet et plus énergique.

On demande quelquefois si le STYLE animé convient à la philosophie comme si la froideur que quelques philosophes mettent dans leur composition avait accoutumé à penser que c’est une qualité essentielle à la raison d’être froide et sévère. Sans doute le STYLE tempéré convient aux compositions où il ne s’agit que de montrer la vérité et où le raisonnement doit dominer ; mais ce STYLE n’est appelé tempéré que parce qu’il n’a pas pour objet d’exciter les passions, et de gagner le cœur en le remuant ; cependant quoiqu’il soit vrai que le philosophe [parle surtout] à l’esprit et s’efforce de le convaincre, il ne doit pas pour cela être froid : si l’on ne peut voir la vérité sans ressentir un mouvement délicieux, on ne peut aussi la représenter sans intérêt ; le même plaisir qu’on éprouve, il faut le faire éprouver au lecteur. La règle d’Horace qui veut que l’on se montre affecté du même sentiment que l’on veut exciter dans les autres, a donc lieu ici comme dans l’éloquence et la poésie.

La seule différence des impressions que fait sur nous la simple et belle vérité et la brillante et vive représentation e la nature doit distinguer le STYLE philosophique du STYLE oratoire et poétique, [ce n’est point le défaut du sentiment] ; il serait plus facile de toucher les astres de la main que d’émouvoir quand on n’est point ému ; les Platon, les Cicéron, les Malebranche, ont transporté l’éloquence elle-même dans la philosophie, ils étaient orateurs et philosophes. Aristote, Descartes, Pascal, sans être orateurs, ont mis dans leurs compositions ce coloris qui PEINT les sentiments qu’ils éprouvaient à la vue de la vérité qui donne la vie à leurs productions et qui les distingue de toutes celles qui meurent en naissant.

[Ô Athéniens ! qu’il m’en coûte pour être loué de vous.

Toute l’âme d’Alexandre est dans ces PAROLES ainsi que l’éloge d’un peuple éclairé.]

Quand j’ai parlé de l’ossature du STYLE, je me suis servi d’un terme [absolument] nouveau pour rendre ce que j’entends par un STYLE qui rend la force et la netteté indépendantes de nos convenances modernes. [Ainsi la charpente dans un édifice] Ainsi le dessin dans la PEINTURE corrobore le tableau, [accroît la majesté] lui donne la vie et l’expression. Les anciens imprimaient à leur STYLE la nature même des choses, leurs pensées étaient fortes comme le sujet et leur élocution suivait le cours des pensées ; ils dédaignaient et l’emploi des liaisons et le secours des épithètes. La passion s’indigne de ces ressources comme d’autant de liens qui embarrassent sa marche et suspendent son impétuosité. Ce qu’elle voit, ce qu’elle sent, elle le fait partager à toute la nature. Les ouvrages des anciens ne sont autre chose que l’expression du besoin qu’ils éprouvaient de répandre et de communiquer les sentiments dont ils étaient agités. […]

Ossian ne connaissait pas sans doute les règles ni l’Arioste, ni le Dante, ni Milton, ni le Camoëns. Homère ne les connaissait pas non plus ; mais tous ces poètes connaissaient la nature, la sentaient vivement et la peignaient avec enthousiasme. On ne peut ce me semble, s’empêcher de reconnaître entre eux une grande conformité de génie. Ce génie se marquait précisément dans l’ossature du STYLE c’est-à-dire dans cette expression créée, [indépendante et forte] et la plus propre à caractériser les mouvements de leur âme ; ils n’auraient rien compris à ce MOT, bien écrit si usité parmi nous, si vide de sens, si favorable à nos minces petites idées. Longtemps dépravés par la superstition et la pédanterie académique, il est bien temps de rejeter une manière artificielle [corrompue par le mauvais goût et les préjugés] que dis-je longtemps assujettie au STYLE de d’Alembert. Style hardi et plein, diction grande et simple, métaphores claires et frappantes parce qu’elles sont prises dans des objets familiers qui sont également sous les yeux du poète et des lecteurs, succédez à cette petite manière qui contourne l’expression et nuit aux grandes images.

Les poètes juifs s’expriment avec audace et enthousiasme. (Job, Isaïe).

Je parlerai du STYLE, qui n’est point la grammaire, qui n’est point l’anatomie de la LANGUE, mais qui est au-dessus de l’une et de l’autre. La LANGUE n’est qu’un assemblage de MOTS ; le STYLE est ce qui la vivifie. La LANGUE obéissante à la grammaire et à toutes les règles de la syntaxe est encore une LANGUE inanimée si le STYLE ne la fait vivre et marcher. Le matériel de la LANGUE pourrait s’oublier que le STYLE par sa flamme et ses précieuses ressources ferait encore d’un LANGAGE incorrect un LANGAGE éloquent. […]

Le STYLE coupe la pierre et donne une physionomie à la pesanteur inerte. Je ne dirai donc pas un seul MOT des règles grammaticales, je parlerai du STYLE qui plane au-dessus d’elles. Éloignez-vous un instant, signes matériels ; je ne vous connais plus : j’appartiens au MOT qui traduit la pensée et à la pensée qui reproduit le MOT. La PAROLE n’est plus même la LANGUE. Le STYLE est la perfection de la PAROLE. […]

Je veux chercher ce qui est beau dans toutes les LANGUES ; et l’on ne saurait lire et admirer la bible sans trouver en même temps dans Homère, de ces passages qui attestent la dignité de l’homme dans la simplicité et la force de son LANGAGE primitif ; mais il ne faut pas déshériter les peuples modernes de l’éloquence qui leur est particulière. Cherchons partout ce qui parle à la pensée et au sentiment et ne croyons pas trop au génie privilégié. J’aurai augmenté tout à la fois la somme d nos plaisirs et la richesse de l’homme si je pus parvenir à transmettre dans vos âmes les idées si favorables à l’égalité et à la justice qui doivent régner entre les individus qui partagent le même rayon de l’émanation divine. […]

Ce n’est pas assez que la pensée apparaisse vivante, il faut qu’elle se produise avec cette harmonie qui enchante l’oreille ; dès qu’elle est flattée, notre entendement sourit. C’est là le secret qui ne s’enseigne point ; […] Il y a des expressions touchantes qu’un jurisconsulte ne rencontre point dans tous ses in-f° et pour qui sait lire les visages humains sont encore plus ressemblants que les STYLES.

Loin de l’éloquence l’uniforme et pénible symétrie… […] rien n’est donc plus vrai qu’une impression trop continue est enfin presque nulle. Notre âme n’existe et ne vit que par le mouvement et le même objet ne la remue qu’une fois. On doit être varié, mais peut-on l’être toujours. La diversité des objets qui entrent nécessairement dans un même ouvrage produira d’elle-même la variété du STYLE si l’on sait varier son STYLE. […] Et comme notre pensée s’est agrandie, notre LANGUE deviendra plus forte, et nous retrouverons la naïveté gauloise dans un idiôme simple et revêtu de grandes formes.

Le STYLE populaire, qui nous est commandé bientôt par le génie de la liberté républicaine sera universel sans bassesse, énergique sans dureté, lumineux comme le soleil qui éclairera notre tribune publique.

En attendant ces jours de gloire et de [splendeur] grandeur où l’éloquence commandera à l’irrégularité de la LANGUE et la ployera toute entière sous la majesté du peuple, composant alors un auditoire immense, les disputes sur le STYLE seront agitées parmi nous et il naîtra de ce choc quelques idées favorables ou à l’harmonie imitative dans le LANGAGE ou au redressement de plusieurs habitudes puériles. Il en résultera du moins une variété de STYLE qui nous familiarisera avec tous les sons et qui aidera au développement de toutes nos pensées grandes ou fugitives […]

Mais quoique le génie ait une grammaire inconnue à la foule des écrivains, il ne doit pas mépriser les règles générales, il ne faut les plier que pour les étendre ou pour leur donner plus de force. Mais il est des esprits faussement délicats qui de peur d’être incorrects, cessent d’être originaux. »

(Néologie, IV, 1° « De la Supériorité du Langage sur la Langue, ff. 282-304)

 

 

— « Le STYLE serré, plein, nerveux, sentencieux, fort de choses, est le STYLE des penseurs ; mais ce STYLE-là n’est point agréable, il aura peu de lecteurs. Ils préféreront toujours une certaine abondance, une marche harmonieuse, des MOTS amples qui aient de la grâce et de la souplesse. Fénelon plaît bien autrement que La Bruyère. Plusieurs auteurs ont affecté la précision, parce qu’elle donne un air de profondeur ; mais quelquefois aussi, elle voile la sécheresse de l’imagination. Le STYLE géométrique convient peut-être à l’histoire, dont le principal défaut est un déluge de faits et de raisonnements vagues. C’est là qu’il faut marquer avec soin et suivre les rapports. »

(De la Littérature, n. 16, pp. 236-37)