La philologie française, dans ces conditions eut du mal à se déprendre d’une certaine forme de poésie de la pensée. Elle s’écartait sensiblement, en tout cas, des avancées de la linguistique qu’exposaient à la même date des travaux plus austères. A cet égard, le texte de Schleicher — Les Langues de l'Europe Moderne [1852] — était déjà une réponse linguistiquement argumentée à la thèse idéologico-politique d’une répartition des nationalités par langues pratiquées. L'histoire des peuples y était corroborée par les faits de la linguistique historique; l'anthropologie molle des milieux religieux et conservateurs laissait alors progressivement place à une ethnologie dure, qui, en termes de biologie et de sciences naturelles, dans les milieux progressistes, n'hésitait pas à parler de race ; le terme de dialectologie n'apparaîtra cependant en France qu'en 1881, avec la création de la chaire de l'École Pratique des Hautes Études, attribuée à Gilliéron. Et l’on sait ce que valait alors cette reconnaissance dans l’ordre de la science : une sorte d’aseptisation de tous les dangers de pulvérisation de l’identité linguistique française. La linguistique et l'ethnologie se piquaient de tracer des frontières linguistiques. Toutes innocentes qu'elles sont, si on se contente de ne leur demander que des démarcations d'idiomes, ces disciplines s'infatuent rapidement de dangers latents, et de tensions désintégrantes de l'unité nationale, lorsqu'elles dessinent les territoires indécis des zones d'influence et l'espace fracturé des origines; aréologie fluctuante dont les isoglosses ne décrivent pas nécessairement les mêmes tracés selon qu'on s'adresse aux faits phonétiques, phonologiques, morphosyntaxiques et lexicaux. Mais, destinée obligée de toute frontière...
D. Monnier, correspondant de la Société Royale des Antiquaires de France, avait envisagé dès 1823 la possibilité de réaliser des cartes géographiques reproduisant l'extension des phénomènes phonétiques. En 1844, Nabert avait marqué les territoires respectifs du gaélique écossais et de l'anglais. En 1866, Schuchardt avait souligné le fait que, si l'on parlait alors de frontières linguistiques, ce n'était jamais que d'une manière métaphorique ; et pour lui, les dialectes s'enchevêtraient et s'entrecoupaient de telle sorte qu'il était impossible de fixer des limites stables et reconnues. En 1878, enfin, Sébillot présentait à l'Exposition Universelle de Paris une carte linguistique de la Bretagne, qui distinguait les territoires gallo et briton.
L'accession de la linguistique au statut de science, neutralisant donc la question de l'Origine, comme le marquent encore en 1866 les statuts de la 3e Société de Linguistique de Paris, occultait ainsi du même coup dans la société quotidienne la dimension politique conflictuelle de la langue, et réduisait les discours à de simples énoncés privés de leur puissance illocutoire. Dans cette réduction, il est aujourd’hui possible de lire non seulement l'ambition de constituer un objet d'étude, mais aussi — et, non sans paradoxe — la volonté d'aseptiser des pratiques dont la vitalité était une permanente provocation à l'égard du sentiment prophylactique de la norme. Les débuts de la philologie française scientifique au XIXe siècle coïncident alors avec une amnésie de l'origine, qui suspend les postulations politiques antagonistes du romanisme et du celticisme, au seul profit de l'affirmation d'une langue et d'une unité nationales patiemment et — même quelquefois — tragiquement, conquises sur les siècles.
La transition d'une grammaire revisitée par les principes explicatifs de l'histoire vers une linguistique prenant en compte les aspects systématiques de la langue s’est donc principalement réalisée dans ces décennies par l'intégration de plus en plus marquée de tous les aspects — oral et écrit — de la production verbale et l'analyse des observations qui en découlaient. Émile Egger, considérant le demi-siècle au cours duquel il exerça son talent de professeur, notait d’ailleurs :
La recherche de l'articulation de ces résultats avec les systématisations philosophiques rendues possibles par l'émergence d'une véritable épistémologie des sciences acheva de promouvoir la conversion des empiries grammaticales en faits linguistiques. B. Jullien, par exemple, dans son Cours supérieur de grammaire, qui signait en quelque sorte l'éveil français d'une modernité linguistique que les Paul Meyer, Gaston Paris et Michel Bréal — sur la base des connaissances acquises en Allemagne — développeraient de la manière que l'on sait, consignait déjà des remarques sur le mot qu'il suffira d'envisager sous l'aspect sémiologique de la représentation pour convertir en définition du signe linguistique :
De ce milieu du siècle date encore la prémonition des principes d'une sémantique à venir, que les analyses philosophiques de Claude-Bernard suscitaient par leur volonté de concilier l'observation des faits et sa réfraction dans l'analyse :
Autour de la sémantique bréalienne alors en cours de constitution, Brigitte Nerlich a bien étudié cette émergence de nouveaux intérêts scientifiques, et la progressive affirmation des principes sociologiques d’une linguistique française qui cherchait alors à se démarquer du modèle germanique. On saisira là le parcours qui mène de Paul Ackermann [1812-1846], et Honoré Chavée [1815-1877], à Raoul Guérin de la Grasserie [1839-1914]. Les premiers s’inspirant à l’évidence du modèle historique d’engendrement des formes de la langue, le dernier, à l’inverse, cherchant à distinguer précisément entre les faits d’ordre statique et les faits d’ordre temporellement dynamique. Et dans cette observation se lit en germe le développement futur d’une science linguistique du français fondée sur l’observation stéréoscopique des faits : d’une part celle du jeu interne des constituants en présence, comme la pratiquera Charles Bally; d’autre part celle des variations historiques qui en ont altéré les formes superficielles, comme le feront Léon Clédat et Ferdinand Brunot. Indépendamment de l’impact exercé par Saussure, il est indéniable qu’Antoine Meillet, qui vécut équitablement au XIXe et au XXe siècle, tirera de cet antagonisme la force dialectique nécessaire à la constitution d’une linguistique générale et historique à la française, c’est-à-dire profondément empreinte d’intérêts sociologiques.
Au terme de ce parcours d’un siècle d’évolution de la langue et de ses modes de réflexion théorique, entre une anthropologie universalisante de départ et une ethnologie singularisante à l’arrivée, nous retrouvons là, une dernière fois, à mi-chemin de ces deux postulations, la question de la dialectologie comme ferment de promotion de la linguistique. La première étape de ce développement, précédemment relatée, trouvait ses origines dans l’intérêt que des érudits locaux éprouvaient à décrire et fixer des formes de parler en cours de subversion par le français national. Cette première étape, couvrant quasiment l’espace de cent ans, s’achevait avec la création de la chaire de dialectologie implantée à l’École Pratique des Hautes Études, dont Jules Gilliéron devait devenir immédiatement détenteur. A l’issue de cette institutionnalisation, nous sommes désormais sur le seuil de la seconde étape, celle dans laquelle la dialectologie non seulement concourt à la constitution d’une linguistique française, mais aussi propose aux chercheurs français ses modèles descriptifs et analytiques à l’heure de la naissance d’une véritable linguistique générale. Il est à cet égard un document capital : le discours prononcé par Gaston Paris à l’Assemblée générale de clôture du congrès des Sociétés savantes, le 26 mai 1888. Ce discours fonde non seulement la charte de la Société des Parlers de France, il expose clairement quelle articulation se dessine alors entre la collecte des documents rassemblés par les enquêteurs et leur exploitation selon des méthodes nouvelles, au premier rang desquelles figure la phonétique expérimentale. C’est-à-dire la reconnaissance de cette face cachée et tue du français national, cet affront permanent et incessamment répété jeté à la face unificatrice, normalisatrice de la République négatrice de toute variation. L’orateur y relativise tout d’abord le rapport des dialectes à la langue nationale, le français, en asseyant son argumentation sur le critère politique :
Mais ce n’est que pour renforcer la force avec laquelle il assenait alors l’argument unitaire du français, au nom duquel s’était consommée la récente rupture avec les provençalistes. Ces derniers, Mistral en tête, mais Chabaneau et Boucherie également, n’avaient guère à leur secours que le folk lore; au mieux la littérature d’oc dont Raynouard avait déjà fait sa pâture scientifique aux environs de 1820; Gaston Paris, Paul Meyer, quant à eux, pouvaient se prévaloir de la science :
Il n’y a bien sûr de science que du général, et l’on comprend que la négation de la fragmentation linguistique soutenait ici un intérêt idéologique plutôt qu’elle ne servait une vue réaliste des choses. Gaston Paris développait donc son argumentation en s’appuyant sur des conceptions réputées infalsifiables en fonction des critères épistémologiques et des faits établis de son époque ; et c’est ici que la référence à la notion de linguistique jouait son rôle assertif et produisait son effet incontestablement démonstratif, désengagé en apparence de toute implication idéologique :
Une fois énoncé le terme de " linguistique ", il est intéressant de voir le raisonnement du savant neutraliser la bigarrure géographique par l’argument historique de l’origine commune, en l’occurrence romane, des dialectes enregistrés :
Serait-il hasardeux de parler à cette date d’impressionnisme représentatif sur la base de l’homologie qui semble ici s’établir entre la décomposition de la lumière dont les peintres d’alors faisaient leur provende et cette irisation des dégradés dialectaux dont Paris fait son modèle explicatif? Il est clair en tout cas que cette position permettait de concilier " le fait général de l’unité essentielle et de la variété régionale et locale des parlers de la France ", et qu’elle autorisait de la sorte la déclaration d’un programme de travail dans lequel était enclos tout le devenir de la linguistique française de la première moitié du XXe siècle; un inventaire cartographique des formes géographiques diverses du français, suivi — sous l’hypothèse de l’organicisme — d’une description et d’une explication des formes recensées dans les différents plans de la phonétique, de la morpho-syntaxe et du lexique :
Et cette science, c’était la linguistique. Une linguistique de terrain, désormais, humble et particulière, avant que d’être générale ou plus particulièrement française, mais qui reconnaissait enfin la légitimité du témoignage oral à l’égal de celui enregistré par l’écriture. Car, en dépit des avertissements de L. Petit de Julleville, l’histoire de la langue se confondant encore largement avec l’histoire littéraire, il y avait beaucoup à entreprendre pour faire reconnaître officiellement cette parité. A l’heure où s’achevait la constitution en France d’une philologie moderne scientifique, les grammairiens trouvaient leurs exemples dans les plus grands textes littéraires, et les gloses métalinguistiques des lexicographes cherchaient toujours à appuyer leurs premières attestations sur le matériau documentaire de la littérature érigée en conservatoire de modèles culturels.
Hors de la dialectologie confinée dès lors en une position subalterne par les tenants de la culture classique, les avancées de cette linguistique nouvelle ne se réaliseront ultérieurement qu’à tout petits pas. Les héritiers de la philologie première manière, devenus — à l’ombre sécurisante des formes institutionnelles dominantes de la science — les maîtres de cette seconde philologie française qui exerça tant d’influence sur les formes de l’éducation au début du XXe siècle, ces valeureux intercesseurs, devront alors accepter de cesser d’être désespérément accrochés aux lambeaux des signes écrits lacérés par le vent de l’histoire. Contre l’inertie des idéologies, et les pesanteurs du conformisme politique garant de la stabilité des régimes, ils devront aussi admettre de courir le risque d’attacher du sens et de conférer une valeur aux labiles bruissements de la parole oralisée et aux frondes populaires des discours non canalisés par les institutions du savoir national.
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