Charles Nodier, Dictionnaire des onomatopées, 1808

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PRÉFACE.

On a désiré quelquefois un dictionnaire des Onomatopées françaises. On a cru que ce recueil serait utile à ceux qui étudient notre langue, et je souhaite que mon ouvrage ne trompe pas cette espérance.

Il y a, sans doute, peu de mérite à ces sortes de compilations. Ce sont de ces travaux qui, suivant l'expression de Duverdier, exigent plus de zèle que de talent, et plus de patience que d'industrie. Mais c'est en cela même qu'ils sont dignes de quelque considération, quand ils atteignent leur but, puisqu'ils supposent à la fois du désintéressement et du courage. On connaît ces vers de Scaliger:

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"L'Onomatopée, dit Dumarsais, est une figure par laquelle un mot imite le son naturel de ce qu'il signifie. On réduit sous cette figure les mots formés par imitation du son, comme le glougloude la bouteille: le cliquetis, c'est-à-dire le bruit que font les boucliers, les épées, et autres armes en se choquant: le tric trac qu'on appelait autrefois tic tac, sorte de jeu assez commun, ainsi nommé du bruit que font les dames et les dez dont on se sert à ce jeu: tinnitus acris, tintement, c'est le son clair et aigu des métaux: bilbire, bilbit amphora, la petite bouteille qui fait glouglou, on le dit d'une petite bouteille dont le goulot est étroit: taratantara, c'est le bruit de la trompette,

C'est un ancien vers d'Ennius au rapport de Servius. Virgile en a changé le dernier hémistiche qu'il n'a pas [p. ix] trouvé assez digne de la poésie épique; voyez Servius sur ce vers de Virgile:

Cachinnus, c'est un rire immodéré. Cachinno, onis, se dit d'un homme qui rit sans retenue. Ces deux mots sont formés du son ou du bruit que l'on entend, quand quelqu'un rit avec éclat.

Il y a aussi plusieurs mots qui expriment le cri des animaux, comme bêler, qui se dit des brebis.

Baubari, aboyer, se dit des gros chiens. Latrare, aboyer, hurler, c'est le mot générique. Mutire, parler entre les dents, murmurer, gronder comme les chiens. Les noms de plusieurs animaux sont tirés de leurs cris, sur-tout dans les langues originales.

Upupa, huppe, hibou.

Cuculus, qu'on prononçait coucoulous, un coucou, oiseau.
[p. x]
Hirundo, une hirondelle.

Hulula, une chouette.

Bubo, un hibou.

Gracculus, un choucas, espèce de corneille.

Gallina, une poule ".......

Le nom de cette figure est composé de deux mots grecs, onoma, nomen, et poïo, fingo. Nominis seu vocabuli fictio.

Il paraîtra, peut-être, étonnant qu'on ne puisse citer sur l'Onomatopée que cette notice imparfaite, et à-peu-près insignifiante. Elle n'a été traitée qu'en passant par Dumarsais, parce que les détails auxquels elle aurait pu le conduire étaient étrangers au plan et à la marche de son ouvrage. Ici même, il serait hors de propos d'épuiser cette matière, et de rassembler les raisonnemens qui attestent que les langues n'ont pas eu d'autre type, et n'ont pas suivi dans leur formation d'autre mode que cette [p. xj] figure. En attendant que je puisse offrir au public le résultat des études dont cette question a été pour moi l'objet, je dois me borner à des applications purement classiques; et si j'y attache cependant quelques considérations élémentaires qui feront pressentir mon systême, c'est que j'ai cru qu'il étoit nécessaire à la tête d'un recueil d'Onomatopées, de donner de l'Onomatopée une idée plus distincte et plus précise que celles qu'on puiserait dans les vagues définitions des rhéteurs.

Pour faire passer une sensation dans l'esprit des autres, on a dû représenter l'objet qui la produisait par son bruit ou par sa figure.

Les noms des choses, parlés, ont donc été l'imitation de leurs sons, et les noms des choses, écrits, l'imitation de leurs formes.

L'Onomatopée est donc le type des [p. xij] langues prononcées; et l'hieroglyphie, le type des langues écrites.

Les êtres qui n'ont pas des formes propres et des bruits particuliers n'ont été dénommés que par analogie, soit dans le langage, soit dans l'écriture.

Les abstractions morales qui sont plus ou moins postérieures à l'établissement des premières sociétés, du moins en très-grande partie, ont dû être dénommées, conformément à la même règle.

Les premiers rapports des choses sensibles et des choses intellectuelles, tels qu'ils ont été saisis par des sens neufs, ayant échappé à nos organes, à travers la succession des temps, ne peuvent être que difficilement retrouvés. Les motifs qui ont déterminé la désignation de ces idées, étant assez généralement perdus, il restera dans les langues une partie qu'on peut appeler la langue abstraite, et dont l'origine ne se démontrera que par une longue suite d'analyses et de comparaisons.
[p. xiij]
L'autre partie s'expliquera d'elle-même. La nature se nomme.

On aurait tort de conclure, cependant, que suivant les principes que j'émets, tous les hommes dussent parler la même langue, ou que toutes les langues du moins, dussent rapporter leurs termes aux mêmes racines; car, non-seulement, les objets physiques ne nous apparaissent pas à tous sous les mêmes rapports, en raison de la variété de notre organisation; mais encore il n'en est aucun qui ne puisse nous apparaître sous un grand nombre de rapports différens, parmi lesquels notre choix s'est fixé quand il s'est agi de déterminer des signes. Il n'est donc pas surprenant que dans des temps postérieurs à la création d'une langue première, et après de grandes révolutions du globe qui ont dispersé les hommes et effacé les traditions, on en soit venu à reconstruire de nouvelles langues, formées sur des racines [p. xiv] nouvelles; mais le procédé aura été le même, l'analyse de ces langues n'exigera que le même genre d'études, et on remontera par elles, comme par les langues antérieurement parlées, aux racines naturelles, seule et véritable source de tout idiome.

Il en sera de même des mots à sens abstrait ou figuré, car l'esprit ne fait pas par-tout les mêmes comparaisons et ne saisit pas toujours les mêmes analogies. Tel aperçoit entre deux objets une relation qui n'y sera point pour les autres, ou qui ne se révélera à leur esprit qu'au moyen d'une série d'observations moins rapides.

Ces modifications dans la nature des sons dont se composent les langues, dépendent de toutes sortes d'influences dont il serait trop long d'examiner l'effet; mais celle des climats s'y fait sur-tout reconnaître. Dans le vocabulaire des pays chauds, tous les mots sont vocaux et [p. xv] fluides. Le grec a une emphase majestueuse, comme le bruit des flots du Pénée. L'italien roule dans ses syllabes sonores, le murmure des cascatelles et le frémissement des oliviers. Dans celui des pays froids, tous les mots sont rudes et consonnans; leurs sons retentissans et heurtés rappellent la rumeur des torrens, le cri des sapins que l'orage courbe, et le fracas des rocs qui s'écroulent.

L'extension des sons radicaux qui expriment une chose bruyante à des sensations d'un autre ordre, n'est pas plus difficile à comprendre. Parmi les sensations de l'homme, il n'y en a qu'un certain nombre qui soient propres au sens de l'ouïe, mais comme c'est à ce sens que s'adresse la parole, et que c'est par lui qu'elle transmet le signe de l'objet qui nous frappe, toutes les expressions paraissent formées pour lui. Des sons ne peuvent exprimer par eux-mêmes les sensations de la vue, du goût, du tact [p. xvj] et de l'odorat, mais ces sensations peuvent se comparer jusqu'à un certain point avec celle de l'ouïe, et se rendre manifestes par leur secours. Ces comparaisons n'ont rien d'ailleurs qui ne soit naturel et facile. C'est à elles que toutes les langues doivent les figures et tout concourt à prouver que le langage de l'homme primitif était très-figuré.

Quand on dit qu'une couleur est éclatante, par exemple, on n'entend point par là qu'une couleur puisse produire sur l'organe auditif la sensation d'un bruit violent, comme celui dont la racine du mot éclatant est l'expression; mais bien que cette couleur produit sur l'organe visuel une sensation vive et forte comme celle à laquelle on la compare.

L'impression que font éprouver à l'organe du goût les substances acres, âpres ou aigres, n'est accompagnée d'aucun bruit qui reproduise à l'oreille la racine de ces mots qualificatifs; mais elle [p. xvij] rappelle à l'organe de l'ouïe les impressions qui ont agi sur lui d'une manière analogue. Si on était porté à croire que ces idées sont forcées, et que l'esprit ne fait pas aisément les comparaisons de sensations, il suffirait de jeter un coup d'oeil sur les poésies primitives qui en sont remplies, ou de donner un instant à la conversation d'un homme ingénieux et simple. Le langage des enfans abonde en figures de cette espèce, et au défaut du terme propre, ils emploient souvent le signe d'une sensation étrangère pour représenter la leur. Les femmes qui ont la sensibilité plus délicate, et qui saisissent plus vite les rapprochemens les plus fins, en font aussi un grand usage. Enfin, on peut dire que les sens se servent si nécessairement les uns les autres, que sans les emprunts qu'ils se font, on ne pourrait guère peindre qu'imparfaitement les effets qui leur sont propres, et qu'il n'y a rien qui en rende la [p. xviij] perception plus exacte et plus profonde.

Indépendamment des mots formés par imitation, il y a dans les langues un très-grand nombre de mots qui sans avoir la même origine n'en sont pas moins composés très-naturellement, et doivent être rapportés à la même figure, c'est-à-dire, à l'Onomatopée, littéralement fiction de nom.

Par exemple, chaque touche vocale étant appropriée à deux ou trois sons particuliers, on ne s'étonnera pas que le nom de ces touches ait été construit sur les sons auxquels elles étaient affectées. C'est ce que j'appellerais langue mécanique. Ainsi la lettre labiale B a désigné initialement dès le commencement des langues l'organe qui la forme.

Les lettres dentales D et P ont caractérisé les dents.

Les lettres gutturales G et K expriment universellement l'idée de gorge et de gosier.
[p. xix]
La nazale N indique le nez.

La lettre L a été consacrée à la langue, parce qu'elle est le plus liquide des sons que la langue forme, et que la langue, pour la prononcer, ne faisant qu'agir contre la voûte du palais, en paraît d'abord la seule touche et le seul agent.

Qui ne voit quelles immenses générations, cette petite quantité de mots a pu fournir, et jusqu'à quel point leurs dérivations ont dû s'étendre dans les langues?

Ensuite, en considérant, avec tous les philosophes qui ont analysé la parole, les sons simples ou vocaux comme la première langue de l'homme, et en passant de là aux sons compliqués, ou consonnans, qui ont dû se succéder suivant le degré de facilité de leur prononciation, nous verrons les langues s'enrichir d'une immense famille d'expressions également naturelles, et c'est [p. xx] ce que j'appelle la langue puérile, par ce qu'elle se retrouve toute entière dans le premier langage des enfans.

Le desir, la haine, l'épouvante, le plaisir, toutes les passions que peut éprouver l'homme si voisin de son berceau, ne se manifestent d'abord que par une émission de sons simples, de cris ou de vagissemens. C'est sa langue vocale.

Il invente de nouvelles lettres à mesure que ses organes se développent, et qu'il commence à juger de leurs rapports et de leurs actions réciproques. Il apprend l'emploi des touches de la parole. C'est sa langue consonnante ou articulée.

Mais comme il ne s'en instruit que lentement, et dans un ordre successif, en allant du plus simple au plus composé, les sons dont l'artifice est le plus facile sont les premiers qu'il saisisse, et par conséquent les premiers qu'il attache [p. xxj] à ses idées. Telles sont les lettres labiales.

Aussi observe-t-on que ces lettres sont les caractéristiques de toutes les idées essentiellement premières qu'admet l'esprit des enfans. C'est par elles qu'ils désignent presque toutes les choses qui les touchent immédiatement, comme le bien et le mal physique, les rapports de parenté les plus prochains, le boire, le manger, l'action même de parler, etc.

Parcourez les peuples de l'univers, anciens et modernes, dit M. De Brosse; vous verrez que dans tous les siècles et dans toutes les contrées, on employe la lettre de lèvre, ou à son défaut la lettre de dent, ou toutes les deux ensemble, dans la construction des mots enfantins qui représentent ceux de père et de mère.

Le Chananéen, continue-t-il, l'Hébreu, le Syriaque, l'Arabe, et autres dérivés de l'Assyrien et du Phénicien, [p. xxij] que nous n'avons plus, disent aB, aBBa, aVa, aBoh, aBou;

Le Grec, le Latin, l'Italien, l'Espagnol, le Français: PaTer, PaDre, Père;

L'Istrien, le Catalan, le portugais, le Gascon: Pari, Para, Pae, Paire;

Le Tudesque, le Francisque, l'Anglo-Saxon, le Belgique, le Flamand, le Frison, le Rhunique, le Scandinave, l'Écossais, l'Anglais, l'Allemand, le Persan, et autres qui paraissent dériver du Scythe: FaDer, FaTer, VaTTer, VaDer, PaDer, Payer, Peer, Feer, FoeDor, FaDür, FaTher, FaTTer, etc.;

L'Arcadien, FaVor;

Le Malabare, PiTaVe;

Le Chingulais de l'île Ceylan, PiTa;

L'Ethiopien, l'Abyssin, le Mélindien des Côtes d'Afrique, et autres qui paraissent dérivés de l'Arabe: aBi, aBBa, aBa, BaBa;

Le Turc, BaBa;

Le Moresque, aBBé;

Le Sarde, BaBu;

L'ancien Rhoetique, PaPa;

Le Hongrois, aPa;

Le Malais de l'Inde et du Bengale, BaPPa;

Le Mogol, BaaB;

Le Tangut, haPa;

Le Thibet, Fa;

Le Hottentot, Bo;

Les Chinois, l'Annamitique du Tunquin, Fu, Phu;

Le Tartare, BaBa;

Le Mantcheou, aMa;

Le Tunguz, aMin;

Le Georgien et l'Ibérien, MaMa;

Le Caraïbe, BaBa;

Le Groënlandais, uBia;

Le Galibis, BaBa;

Le Sauvage de la rivière des Amazônes, PaPe;
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Le Kalmouck, aBega;

Le Samoïède, aBaM;

Le Moluquois, BaPa;

Le Tamoul, BiTa, ViDa;

Passant ensuite à la lettre de dent, le même Savant rapporte les synonimies de l'Egyptien, du Cophte, de l'Africain d'Angola, qui disent TaauT, TheuT, ThoT, ToT;

L'Africain du Congo dit TaT;

Le Cimraëc, le Celtique, l'Armorique, le Bas-Breton, le Gallois, le Cantabre disent TaaT, TaaD, TaD, TaTh, Taz, aiTa;

L'Irlandais, naThair;

Le Gothique, aTTa;

L'Epirote, aTTi;

Le Frison, haiTe;

Le Valaque, TaTul;

L'Esclavon, le Russe, le Polonais, le bohémien, le Dalmate, le Croate, le Vandale, le Bulgare, le Servite, le Carnique, le Lusacien, et autres dérivés de [p. xxv] l'ancien Illyrien et de l'ancien Sarmate: oTTsc, oTsche, oTshe, ou par corruption, oièze, woTzo, wschzi, oTzki, wosche;

Le Sauvage de la Nouvelle Zemble, oTeze;

Le Lapon, aTTi;

Le Livonien, le Curlandais, le Prussien, le Lithuanien, le Mecklembourgeois: TaBas, Tewes, Tews, Thawe, Tewe;

Le Hongrois, aTyank, aTya;

Les Sauvages du Canada, aisTan, ayTan, ouTa, aDatti;

Le Huron, aihTaha;

Le Groënlandais, aTTaTa;

Le Mexicain, TaThli;

Le Brasilien, TuBa;

Le Sybérien, a Taï;

Le Russe, oTeTze, etc.

Je ne serais même point étonné qu'on m'alléguât que la lettre dentale de l'une et de l'autre touche paraît déjà d'un artifice [p. xxvj] un peu difficile pour ces premiers essais de la parole, et que l'expérience prouve d'ailleurs que les enfans ne l'employent point successivement mais simultanément avec les lettres labiales. Il sera aisé de répondre à cette objection, en rappelant simplement que l'articulation de cette lettre nous est apprise, en quelque sorte, dès le premier jour de la vie, puisque la succion du sein de la mère se fait nécessairement avec un petit claquement de la langue contre la partie la plus extérieure du palais, à l'origine des dents, ou plutôt vers la place qu'elles doivent occuper, et que ce bruit ne peut être représenté que par la lettre dentale douce ou forte. Aussi voit-on que le son thet ou theta, représenté chez les Grecs par une lettre qui a la forme de la mamelle avec son mamelon, est, dans toutes les langues connues, le type ou la racine des signes servant à exprimer les idées qui ont rapport [p. xxvij] à l'action de teter, comme de ceux qui désignent les premières relations de parenté.

Veut-on s'assurer de l'affinité de la langue puérile et de la langue primitive dans leurs progrès? Que l'on consulte les vocabulaires recueillis par les voyageurs et les missionnaires chez les peuples incivilisés, on verra que presque tous leurs mots sont composés de voyelles et de consonnes des premières touches.

C'est encore guidé par le même principe d'imitation et d'analogie, que l'homme a composé un grand nombre de mots, d'après l'affinité de nature qu'il a cru apercevoir entre le son de certaines lettres et l'esprit de certaines idées. La lettre h, par exemple, voyelle indéterminée, ou plutôt signe particulier d'aspiration, qu'on attache quelquefois aux voyelles, fut propre à exprimer imitativement tous les accidens [p. xxviij] de la respiration humaine; mais en la considérant sous le rapport de son esprit, et en prenant égard à la manière dont elle est formée, qui a quelque chose d'un empressement avide, d'une rapacité impatiente, on la consacra à représenter les idées qui ont rapport à l'action de saisir ou de dérober. La palatale roulante R peignait à l'oreille un bruit méchanique engendré par le mouvement circulaire des corps; et comme on ne peut faire rendre ce son à la touche, par un mouvement simple et indécomposable de la langue, mais seulement par un frôlement rapide et prolongé de cet instrument, il est devenu le caractère de tous les signes par lesquels on avait à rendre l'idée de continuité, de répétition, de renouvellement; et cela s'est opéré d'une manière si naturelle, qu'il est commun dans les langues de le voir unir capricieusement et sans règles à toutes les espèces de mots [p. xxix] dans lesquels on a besoin d'indiquer la reproduction ou la multiplicité d'action, et que le peuple l'employe tous les jours arbitrairement à cet usage.

"On peut remarquer, dit M. De Chateaubriand sur ce sujet, que la première voyelle de l'alphabet se trouve dans presque tous les mots qui peignent les scènes de la campagne, comme dans charrue, vache, cheval, labourage, vallée, montagne, arbre, pâturage, laitage, etc.; et dans les épithètes qui ordinairement accompagnent ces noms, tels que pesante champêtre, laborieux, grasse, agreste, frais, délectable, etc. Cette observation tombe avec la même justesse sur tous les idiomes connus. La lettre a ayant été découverte la première, comme étant la première émission naturelle de la voix, les hommes, alors pasteurs, l'ont employée dans tous les mots qui composaient le simple dictionnaire [p. xxx] de leur vie. L'égalité de leurs moeurs et le peu de variété de leurs idées, nécessairement teintes des images des champs, devaient aussi rappeler le retour des mêmes sons dans le langage. Le son de l'a convient au calme d'un coeur champêtre et à la paix des tableaux rustiques. L'accent d'une ame passionnée est aigu, sifflant, précipité; l'a est trop long pour elle: il faut une bouche pastorale qui puisse prendre le temps de le prononcer avec lenteur. Mais toutefois il entre fort bien encore dans les plaintes, dans les larmes amoureuses, et dans les naïfs hélas d'un chévrier. Enfin, la nature fait entendre cette lettre rurale dans ses bruits, et une oreille attentive peut la reconnaître diversement accentuée, dans les murmures de certains ombrages, comme dans celui du tremble et du lière, dans la première voix ou la finale du bêlement des troupeaux, [p. xxxj] et la nuit dans les aboiemens du chien rustique".

L'Onomatopée est d'un grand secours aux poëtes, puisqu'elle est comme l'ame de l'harmonie pittoresque et de la poésie imitative.

On voit qu'indépendamment des Onomatopées nombreuses qu'a employées le poëte, il a trouvé un autre moyen d'harmonie dans le concours heureux de certains mots choisis, qui sans être imitatifs par eux-mêmes, produisent cependant une imitation parfaite.

Ce vers, par exemple, est composé de monosyllabes durs et heurtés qui représentent très-bien la marche du boeuf, et qui la notent exactement à l'oreille.

Tout le monde se rappelle cet admirable passage de Boileau, dans le poëme du Lutrin:

Cet hémistiche ne le cède en rien au procumbit humi bos de Virgile.

Ces exemples ne sont pas rares chez les Latins, et sur-tout dans ce dernier poëte. Il n'est personne qui n'ait entendu citer ces vers d'une si riche harmonie:

On est même parvenu à exprimer les différentes passions de l'ame, au moyen de la seule prosodie.

Et dans Virgile:

Mais autant ces belles combinaisons sont agréables et ingénieuses, autant est misérable l'abus qu'on en a fait quelquefois, et principalement de nos jours. [p. xxxiv] Puisqu'on a osé reprocher à Racine un emploi trop recherché de l'Onomatopée dans certains vers d'Andromaque et de Phèdre, que doit-on penser, en effet, de ces poëmes descriptifs de venus si communs, et qui ne sont, à dire vrai, qu'un entassement laborieux d'expressions étudiées? Cette affectation est tout-à-fait indigne d'un vrai poëte, et le résultat de tant d'efforts minutieux n'est bon qu'à augmenter le nombre de ces nugoe difficiles si méprisées des gens de goût. Il me serait trop aisé de montrer à quel point on a porté récemment ce travers d'esprit, et ce que j'en dirais ne serait peut-être pas sans utilité; mais qu'il me suffise de rappeler la description de l'alouette, par Dubartas, qui est le prototype de toutes les sottises qu'on a faites dès lors en ce genre.

Je ferai la même observation sur les mots purement factices que des auteurs peu délicats dans le choix des termes, [p. xxxv] ont cru pouvoir créer pour exprimer des sons qu'ils ne savaient pas imiter autrement. Si une pareille fantaisie était de nature à de venir contagieuse, la langue serait bientôt inondée d'onomatopées barbares et n'offrirait plus qu'une suite de cacophonies intolérables. Le vers macaronique, qui peint les éclats de l'escopette, et le taratantara d'Ennius sont de cette espèce; mais il n'y a rien de comparable, parmi les abus de l'harmonie imitative et du langage factice, au breke ke koax de J.-B. Rousseau. Il est d'ailleurs important de remarquer qu'il n'est donné qu'aux poëtes d'un grand talent d'employer heureusement les effets d'une harmonie rauque et pénible. On ne choque impunément l'oreille, qu'autant qu'il le fallait pour ajouter à la force et à l'éclat de la pensée. Ce sont de ces licences qui veulent être justifiées par le succès, et qu'on ne pardonne qu'en faveur de l'impression qu'elles produisent.
[p. xxxvj]
Je parlerai maintenant du plan que je me suis tracé pour la composition de ce Dictionnaire. Mon premier projet était de recueillir les Onomatopées de tous les peuples, et de faire ainsi un espèce de lexicon polyglotte de tous les sons naturels qui restent dans les langues, de manière à remonter, en quelque sorte, à une langue commune et primitive, indépendante des conventions particulières, et universellement intelligible. Mais, sans compter les difficultés essentielles que mon impuissance aurait opposées à l'exécution de cet ouvrage, ainsi conçu, et les circonstances qui ont restreint mes recherches, il m'a semblé qu'une énumération raisonnée des Onomatopées françaises remplirait assez bien le dessein le plus important que je me sois proposé, qui est d'épargner un soin incommode et futile, et de présenter, sous un cadre étroit, une série de rapprochemens curieux à ceux [p. xxxvij] que ce genre d'observations intéresse, et qui peuvent en tirer parti pour leurs études.

J'ai cru cependant ne pas devoir négliger les principales Onomatopées que les langues mortes ou étrangères ont consacrées; mais je ne les ai recueillies qu'autant qu'elles avaient rapport à des Onomatopées françaises, et qu'il résultait de leur analogie une comparaison instructive et piquante.

Je ne me suis point attaché à rassembler tous les mots dont un son naturel a pu être la racine. Je crois ces mots très-nombreux, mais inutiles à mon plan. Je crois même qu'il n'y en a presque point qu'on ne dérive au besoin de cette espèce d'origine, soit immédiatement, soit par extension. On pourra voir quelques-unes de leurs immenses générations, dans le systême de M. Court de Gébelin, systême spirituel et séduisant, mais encore un peu conjectural, comme tous [p. xxxviij] les systêmes, et dans l'ouvrage non moins docte et non moins ingénieux que prépare un écrivain de l'amitié duquel j'aime à m'honorer, M. David de Saint-Georges. Je répète que si l'avenir me laisse quelques loisirs, et que ce faible essai m'obtienne un seul encouragement de l'indulgence, j'entreprendrai sans doute un jour de jeter quelque lumière sur cette partie importante de la grammaire générale, et d'appliquer d'une manière plus complète ma théorie des étymologies naturelles. En attendant, il n'y aura ici que des Onomatopées incontestables et frappantes, et qu'il sera aisé de ramener à leur racine, sans le secours d'une analyse laborieuse.

Je n'ai pas cherché non plus à rapporter à chaque Onomatopée spécifique toutes les expressions qui en sont composées dans notre langue, et tous les modes qu'elle a subis, si ce n'est quand il a pu sortir de cette aride énumération [p. xxxix] des observations de quelque intérêt. Ceux à qui ces dérivations ne paraîtraient pas si superflues, les retrouveront sans peine en partant du mot typique.

Enfin, j'ai rangé sous le même titre, et à leur rang alphabétique, un certain nombre d'Onomatopées que notre langue n'a point encore admises, mais qui sont comme naturalisées par l'usage que d'excellens écrivains en ont fait. Les Onomatopées anciennes qui sont tombées en désuétude avec une partie de notre langue, trouveront place dans cet ouvrage toutes les fois qu'elles me sembleront bonnes à conserver, et que je n'en verrai pas l'équivalent dans les vocabulaires modernes; mais pour éviter les méprises qui proviendraient d'une telle confusion, je distinguerai ces deux familles de mots inusités, par l'astérisque en tête de l'article.

Qu'on me permette d'ajouter à ce propos que si la manie du néologisme est [p. xl] extrêmement déplorable pour les lettres, et tend insensiblement à dénaturer les idiomes dans lesquels elle se glisse, il n'en serait pas moins injuste de repousser sous ce prétexte, un grand nombre de ces expressions vives, caractéristiques, indispensables, dont le génie fait de temps en temps présent aux langues. Il n'appartient à personne d'arrêter irrévocablement les limites d'une langue, et de marquer le point où il devient impossible de rien ajouter à ses richesses. Voltaire, pour qui la nôtre était si opulente et si féconde, l'accuse d'être une gueuse fière à qui il faut faire l'aumône malgré elle. J'avoue que je me suis souvent étonné de la voir exclure tel mot qu'elle ne peut remplacer que par une périphrase languissante, et le dictionnaire que je soumets au public en renferme quelques-uns de ce genre. C'est une témérité qui avait besoin d'apologie.

Au reste, on insistera moins sur le [p. xlj] reproche qu'elle devrait me mériter, si on daigne se rappeler que la classe de littérature de l'Institut fait espérer un dictionnaire qui ne laissera plus de doute sur la valeur des mots que notre langue a acquis ou qu'elle a tenté de ressusciter dans ces derniers temps. En attendant le monument que cette savante compagnie se propose d'élever, l'homme de lettres peut lui apporter des matériaux, et le Lexicographe peut essayer d'en réunir quelques-uns, en subordonnant son jugement prématuré à celui de ses maîtres.

Je ne finirai point cette préface sans payer de justes tributs de reconnaissance à ceux qui ont bien voulu protéger ou éclairer mes études. Il en est un à qui j'en ai offert les premiers fruits. Il m'est doux de joindre à son nom celui d'un ami que l'élévation de son caractère doit porter à de grandes destinées, sous un gouvernement qui [p. xlij] apprécie et qui récompense, M. De Roujoux, sous-préfet de Dôle; si jamais j'ai osé désirer que cet écrit fût accueilli de quelque estime, c'était pour le voir plus digne d'eux.