NOTIONS ÉLÉMENTAIRES
DE
LINGUISTIQUE,
OU
HISTOIRE ABRÉGÉE
DE LA PAROLE ET DE L'ÉCRITURE,
POUR SERVIR D'INTRODUCTION
A L'ALPHABET, A LA GRAMMAIRE ET AU DICTIONNAIRE.
PAR CHARLES NODIER,
DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE.
PARIS,
LIBRAIRIE D'EUGÈNE RENDUEL,
RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, N° 22.
1834.
Table des Matières
I. Introduction 3
II. Langue organique 21
III. Langue abstraite et figurée 43
IV. Langue poétique 61
V. Langue imitative, langue poétique. -- Origines de l'Écriture 75
VI. §. Ier. De l'invention de la lettre. - §. II. Des imperfections de l'alphabet 97
VII. Suite de l'examen de l'alphabet 117
VIII. Suite de l'examen de l'alphabet 135
IX. De l'orthographe et de l'étymologie 153
X. De l'étymologie et du dictionnaire étymologique 177
XI. Des mots nouveaux 195
XII. De l'origine des noms propres locaux 223
XIII. Des patois 245
XIV. Des langues de convention 263
XV. Conclusion. - Ce qui reste à faire dans les langues 287
"Les formules scientifiques exigent l'habitude d'une certaine terminologie, ou, si l'on veut, d'un argot plus ou moins solennel, dont tout le monde n'a pas la clef. Les divisions systématiques forcent la mémoire à un travail fatigant. Je m'en abstiendrai. J'essaierai d'exprimer naïvement ce qui m'apparoît d'une manière naïve. L'érudition est le résultat d'une étude progressive et patiente; elle n'en est pas le moyen essentiel. Arrivée en son temps, elle fortifie les doctrines de l'autorité des faits. Prise trop tôt, elle les embarrasse, les obscurcit et les rebute. Nous commencerons en vrais commençants, par le commencement.
Je dirai donc, pour déterminer le cadre où s'enferment nos recherches, qu'on n'entendra pas ici par linguistique, la science universelle du langage, ainsi qu'on est convenu; mais la simple histoire de la parole et de l'écriture, considérées depuis leur origine, jusqu'à la fin de leurs premiers développements naturels, sauf à la suivre plus loin, si nous y prenons plaisir, ce qui n'est pas plus malaisé quand on s'y plaît.
Le don de la parole consiste dans la faculté de manifester une pensée intime par des sons convenus, et de la communiquer avec toutes ses modifications à ceux qui entendent la parole.
Cette faculté a pour auxiliaires, et quelquefois suppléants, l'expression et le langage de la physionomie et du geste; mais quoique ces moyens soient déjà intelligentiels et probablement primitifs, ils appartiennent à la mimique plutôt qu'à la linguistique proprement dite, et ce n'est pas maintenant le lieu de s'en occuper.
L'aptitude à parler sa pensée ou à traduire ses impressions sous la forme du discours, est une attribution spéciale de l'homme. Elle lui a été accordée dans la succession ascendante des êtres créés avec une faculté organique de plus.
Ainsi s'est poursuivie et se poursuit graduellement l'œuvre de Dieu, jusqu'à son accomplissement." [6-7]
Matière = être
Minéral = croître
Végétal = vivre
Animal = sentir
Homme = penser
"La lettre est la plus sublime des inventions; et que l'alphabet est la plus sotte des turpitudes" [116]
"Ce que l'orthographe doit conserver, ce n'est pas une prononciation fugitive que modifient, pour me servir de l'expression de Pascal, trois degrés d'élévation du pôle; c'est la filiation du mot sans laquelle aucun mot n'a de signification arrêtée. La prononciation ne change rien à la valeur intime du verbe de l'homme. C'est l'étymologie qui le définit. Quoi conque parle sans se rendre compte de la valeur originaire de sa parole, et le ciel fasse grâce à tous ceux qui sont dans ce cas, en sait à peine la moitié. Ce qui fait vivre la parole n'y est plus." [168]
"La raison de la langue, si on s'en souvient, c'est l'étymologie; l'orthographe n'est que la raison de l'écriture.
Un bon Dictionnaire de la langue écrite ce seroit un bon Dictionnaire Etymologique.
Un bon Dictionnaire ce seroit le chartrier de la langue avec tous ses actes d'origine et d'alliances. [178]
XIII.
des patois(1).
Sans remonter à la patavinité de Tite-Live, dont les latinistes seroient fort embarrassés de donner une idée claire, l'étymologie de patois s'explique très-bien toute seule.
C'est la langue du père, la langue du pays, la langue de la patrie.
Cette langue s'est conservée dans les races simples, éloignées du centre, isolées, par des circonstances que je tiens pour extrêmement heureuses, des moteurs immédiats de l'éducation progressive.
Elle a sur la langue écrite, sur la langue imprimée, l'avantage immense de ne se modifier que très-lentement.
Le patois a été l'intermédiaire essentiel des langues autochtones et des langues classiques, qui se sont faites dans les villes, comme l'indiquent les noms si bien éclaircis par l'étymologie de leurs propriétés les plus saillantes, la politesse, l'atticisme, l'urbanité, la civilité, l'astuce. Du côté des paysans, il n'y a que la rusticité et le patois.
Il n'est pas besoin d'avoir beaucoup exercé son esprit à réflexion, pour comprendre que le patois, composé plus naïvement et selon l'ordre progressif des besoins de l'espèce, est bien plus riche que les langues écrites en curieuses révélations sur la manière dont elles se sont formées. Presque inaltérable dans la prononciation, dans la prosodie, dans la mélopée, dans l'orthographe même quand on l'écrit, il rappelle partout l'étymologie immédiate, et souvent on n'y arrive que par lui. Jamais la pierre ponce de l'usage et le grattoir barbare du puriste n'en ont effacé le signe élémentaire d'un radical. Il conserve le mot de la manière dont le mot s'est fait, parce que la fantaisie d'un faquin de savant ou d'un écervelé de typographe ne s'est jamais évertuée à détruire son identité précieuse dans une variante stupide. Il n'est pas transitoire comme une mode. Il est immortel comme une tradition. Le patois, c'est la langue native, la langue vivante et nue. Le beau langage, c'est le simulacre, c'est le mannequin.
Quand on parle de patois au vulgaire des gens lettrés, ces messieurs se représentent soudainement un jargon confus et sans règles, abandonné à l'arbitre de la parole, et qui exprime certaines idées en vertu d'une habitude, bien plutôt qu'en vertu d'une convention. C'est se tromper grossièrement que d'en juger ainsi. La langue imaginaire que l'on suppose seroit inaccessible aux inventions de l'homme, quoiqu'elle paroisse n'exiger que l'absence d'invention. L'homme n'est pas maître de faire une langue dénuée de méthode ; il n'est pas maître de créer une nouvelle méthode dans la classification des mots ; il fait sa grammaire et sa terminologie comme l'abeille fait son alvéole, comme l'oiseau fait son nid. Voilà toute sa science.
Les patois ont donc une grammaire aussi régulière, une terminologie aussi homogène, une syntaxe aussi arrêtée que le pur grec d'Isocrate et le pur latin de Cicéron. Moins sujets aux caprices de la mode, ils sont peut-être en général plus harmonieusement, plus rationellement composés. Le savant André de Poça le dit d'une manière très-positive dans son rare et curieux ouvrage De la antiqua Lengua de las Españas, quand il avance, en parlant d'un de ces dialectes, qu'il n'y en a point de plus substantiel et de plus philosophique parmi les langues les plus perfectionnées de l'Europe : No menos substancial y philosophical, que las mas elegantes de la Europa. Cap. 12, fol. 30(2).
Pour trouver une langue bien faite, et j'entends par là comme tout le monde, une langue bien grammaticale et bien syntaxée, qui n'est inconséquente avec elle-même, ni dans la déclinaison ni dans la conjugaison, qui est toujours fidèle à elle-même, à la prononciation dans le mot, à une forme donnée dans la locution, on ne court donc aucun risque de remonter à un patois. J'irai plus loin, car je ne recule pas devant les conséquences expérimentales : ce seroit le parti le plus sûr.
S'il s'agit de comparer les avantages du patois avec ceux des langues écrites, on ne lui contestera pas la précision et la netteté. Il dit si parfaitement ce qu'il veut dire, que les plus habiles écrivains renoncent à le traduire, de peur d'en atténuer l'expression, et que Rabelais, Montaigne, La Fontaine, Molière, ont dû les plus piquants de leurs succès à la franche hardiesse avec laquelle ils l'ont abordé, toutes les fois qu'il leur venoit à point, dans leurs inimitables ouvrages. N'a-t-on pas essayé de transporter dans ce qu'on appelle le bon françois les délicieux Noëls de Lamonnoye ? Voyez un peu la belle besogne !
Si c'est l'élégance que l'on demande à la parole, qui vous tiendra lieu de la canzonnette et de la pastourelle du midi, répétée sur des airs qui enlèvent l'âme aux sons d'un pauvre galoubet, sous l'ombre menue du pin ou de l'olivier ? Il est impossible de ne pas sentir à les entendre que c'est là l'œuvre d'un peuple adolescent qui chante la poésie et la musique de sa jeunesse, qui en séduit l'oreille des femmes, et qui en réjouit le cœur des vieillards. Cette grâce virginale du patois qui n'appartient qu'à lui, nos belles langues l'ont perdue.
Si c'est la richesse qu'il vous faut, je conviendrai sans difficulté que le patois n'est pas riche, et il me souvient d'avoir démontré dans un des chapitres précédents que les langues pauvres étoient les seules qui eussent le privilège d'une poésie intime, où rien n'est dû à l'imitation et au plagiat. C'est la nature des temps et des choses qui a établi ce partage. Aux langues riches, l'art et le goût ; aux langues riches, le luxe de l'érudition et la profusion du synonyme. Aux langues pauvres, la vivacité de l'expression et le pittoresque de l'image ; aux langues pauvres la poésie. Choisissez et n'excluez pas : il y en a pour tout le monde.
Eh mon Dieu, oui ! les patois sont pauvres ! Ils n'ont ni odéon, ni chevalorama, ni mélolonthe, ni cette multitude d'argotismes à demi sauvages et à demi présomptueux qui débordent du dictionnaire des nations civilisées. Ils ne savent ce que c'est que linguistique et que lexicologie, et que mille autres barbarismes greffés sur le grec et sur le latin, dont les pédants ont fait des mots ; mais montrez-leur un être sensible à formes prononcées et à caractères saillants, et vous verrez avec quelle puissance ils lui imposeront son vocable propre, et de quel tour ils sauront le peindre !
Ce qu'il y a de merveilleux dans les patois, c'est qu'ils procèdent à travers les éléments d'une langue inspirée, avec une autorité que nous n'avons plus. Comme une multitude d'objets que nous avons dénommés de vieille date sont encore nouveaux pour eux, ils ne les saisissent d'un nom vivant qu'à mesure que ces objets le réclament en s'introduisant dans l'usage de la vie, ou dans les habitudes de la pensée, et ce nom vaut essentiellement mieux que le nôtre, parce que c'est la nécessité qui le fait.
Vous dites qu'ils sont pauvres, les patois, et je ne l'ai pas contesté ! Ils sont pauvres sans doute en mots inutiles à la vie physique et morale de l'homme, en superfétations lexiques inventées dans les cercles et dans les académies ; mais ils sont plus riches que vous cent fois en onomatopées parlantes, en métaphores ingénieuses, en locutions hardiment figurées ; ils sont plus riches que vous dans le mouvement de la parole et dans le nombre souvent rhythmique de la période ; ils sont plus riches que vous d'acceptions singulières et nouvelles qui rajeunissent le mot par l'idée, ou l'idée par le mot ; ils sont plus riches que vous jusque dans leur alphabet verbal, puisqu'ils ont des prosodies, des accentuations, des lettres toniques dont l'harmonieux secret a disparu de vos langues. Ils sont plus riches que vous, et de beaucoup, en articulations. Je vous ai prouvé que vous en aviez vingt en françois que vous ne saviez pas écrire. Ils en ont vingt autres que vous n'écrirez jamais.
Je déclare que je ne connois point d'articulation dans les langues européennes, et je ne craindrois pas d'aller plus loin, qui ne se trouve dans les patois de France, et dont je ne puisse à l'instant fournir un exemple. Quelqu'un qui attacheroit à chacune un signe propre, et qui auroit l'art facile de ranger ces caractères dans un ordre philosophique, toucheroit de bien près à l'alphabet universel, s'il n'y arrivoit pas tout-à-fait. C'est une épreuve aisée à faire, et que j'abandonne aux jeunes et curieux(3) esprits qui m'ont accompagné jusqu'ici dans le développement de mes principes, et qui s'en sont approprié la substance.
Je pose donc en fait, premièrement : Que l'étude des patois de la langue françoise, bien plus voisins des étymologies, bien plus fidèles à l'orthographe et à la prononciation antiques, est une introduction nécessaire à la connoissance de ses radicaux ; secondement, que la clef de tous les radicaux et de tous les langages y est implicitement renfermée.
J'en conclus même quelque chose de plus absolu, ce qu'on appellera, si l'on veut, un paradoxe, et cela m'est bien égal : c'est que tout homme qui n'a pas soigneusement exploré les patois de sa langue ne la sait encore qu'à demi.
En général, c'est une dénomination aussi heureuse qu'universelle que celle des lettres et des lettrés ; car l'écrivain qui ne sait pas la raison de la lettre et du mot qu'il écrit, est à peine digne de l'écrire, et ce principe déjà établi ci-devant me ramène à mon sujet la raison de la lettre et de ma est dans l'étymologie, et le plus grand nombre des étymologies ne s'expliquent distinctement à l'esprit que par les patois.
Ce que je dis là, il n'y a certainement personne qui ne le pense comme moi, après dix minutes de réflexion, pour peu qu'elles aient été précédées par hasard de dix jours entiers de bonnes études. Il n'y a personne qui ne sente comme je le sens, que si les patois étoient perdus, il faudroit créer une académie spéciale pour en retrouver la trace, pour rendre au jour ces inappréciables monuments de l'art d'exprimer la pensée qui est le premier de tous. Les sociétés savantes qui s'efforcent si noblement à interprêter quelques traits indécis sur les marbres pulvérulents des Étrusques, un glyphe de la Haute-Égypte, une ligne des atellannes, ne dédaigneraient peut-être pas nos titres de famille, ces témoins progressifs de tant d'efforts rivaux, qui ont amené notre littérature au point de supériorité où l'ont placée les admirables écrits du dix-septième siècle. Elles avoueroient mêmes au besoin que cette inconcevable variété de dialectes, luxe ingénu et sans faste des langues néo-latines, leur a prêté souvent un attrait de jeunesse et d'originalité qu'on seroit tenté de ne demander qu'aux langues primaires. Elles seroient mal fondées en tout cas à faire étalage d'une érudition plus profonde que celle de Varron, et d'un goût plus scrupuleux que celui du sage et modeste Du Cange, qui ont exploité dans ces mines fécondes les plus riches trésors du langage.
Et cependant, qui l'auroit cru ! c'est au nom de la civilisation qu'on insiste aujourd'hui sur l'entière destruction des patois ; j'ai vu cette gigantesque prétention de la perfectibilité dans les spirituelles doléances de deux ou trois conseils généraux, et s'il faut le dire (horresco referens !) dans des articles et des livres ad hoc signés de noms littéraires. " Quoi, me direz-vous, il est entré dans la tête d'un homme d'esprit (passe encore pour celle d'un conseiller !) d'anéantir ces dialectes gracieux qui sont aux langues ce que la base est à l'édifice, l'arbre aux fruits, et le sol à la moisson ! Où se réfugieront l'expression et le sentiment de la parole humaine, où se réfugiera sa grammaire détrônée par l'invasion des langues arbitraires, et par celle des folles écoles, si on lui ferme le consolant asile du patois, comme le désert à l'exilé, comme la solitude au sage ? Faudra-t-il renoncer pour plaire à quelques monopoleurs de la science sociale, aux doux chants de la Provence et du Languedoc, aux joyeux rébus du picard, aux Kiriolés naïfs du lorrain, aux ingénieux noëls du bourguignon ? Adieu, Bellaudière ; adieu, Goudouli ; adieu, Zerbin ; adieu, aimables enfants des troubadours ! Inimitable Lamonnoye, railleur inoffensif qui pince sans blesser, badin La Fontaine du cantique, faut-il te dire adieu pour jamais !... "
Oui, mes enfants ! Les progrès de cette époque d'intelligence et de raison vous y condamnent sans appel. Vous n'avez acquis la liberté de la presse qui vous rend si parfaitement heureux, qu'à condition de renoncer à la liberté du langage. Ce jargon quasi-françois que la politique vous jette, comme le Sphinx thébain ses énigmes, c'est votre langue, entendez-vous ! Celui de votre village n'est rien. Les rois et les dieux sont partis : partent les langues à leur tour, car à votre société, c'est tout ce qui restoit du génie de l'homme. Et ne croyez pas que vous ayez mesuré dans votre douleur toute la portée de cet arrêt ! Mort aux dialectes, vraiment, c'est une loi de proscription qui atteint plus loin qu'on ne pense, une exécution de barbares qui fait pâlir les torches d'Alexandrie. Voyez plutôt ! Elle finit à Walter Scott et commence à Homère !
Ai-je besoin de dire que, dans mes rapides considérations sur ces langues rustiques faites à côté de nos langues policées, et qui reconnoissent évidemment les mêmes radicaux, je n'ai pas entendu comprendre les langues spéciales, les langues caractérisées et tout-à-fait à part qui sont propres à certaines régions de notre domaine topographique, mais qui révèlent une nationalité individuelle, une autre origine et un autre génie, le bas-breton de l'Armorique et le basque des vallées cis-pyrénéennes ? Ce sont là des langues propres, qui sont langues au même titre que le françois de l'Académie, et qui ne manquent pour prendre place à côté de lui que de quelques grandes illustrations littéraires, comme le sublime néerlandois de Vondel, et le sublime slave de Gondola. L'anglais lui-même, langue bâtarde s'il en fut jamais, et dont on connoît le père et la mère adultérins, lutte de gloire aujourd'hui avec toutes les langues classiques des anciens et des modernes, parce qu'il a produit un Shakspeare, un Milton, un Scott et un Byron. Le basque et le bas-breton n'attendent aussi que des poètes, car tous les instruments de la poésie sont prêts chez eux, comme ils l'étoient en Angleterre à l'avénement de Chaucer, en France à celui de VilIon ; et, pour ne vous rien cacher de ma pensée, je ne crois pas qu'ils aient le moindre avantage à envier aux nôtres qui ont un avantage essentiel à leur envier. Ceux-là(4) sont tout neufs.
Je ne me serois pas cru obligé à cette réticence, en parlant des patois, si notre France perfectionnée savoit ce que c'est qu'un patois, et si elle n'avoit colloqué sous cette désignation qu'on voudroit bien rendre injurieuse, de belles et nobles langues qu'elle n'a pas pu modifier, parce qu'elle ne les connoît point, et qu'elle tenteroit inutilement de détruire, parce qu'il n'appartient pas plus à la civilisation de détruire les langues que de les faire.
Ceci passeroit à coup sûr pour une polémique en l'air, pour une de ces guerres d'imagination que les esprits romanesques entreprennent à plaisir contre des ennemis sans réalité, comme il arriva dans la célèbre affaire de don Quichotte avec l'enchanteur des moulins-à-vent, s'il n'avoit été sérieusement question de détruire le bas-breton, et probablement toute autre langue suspecte de lèze-gallicisme. Détruire le bas-breton, dites-vous ? Et de quel droit détruiroit-on une langue que Dieu a inspirée comme toutes les langues ? et de quel moyen se serviroit-on pour y parvenir ? Sait-on seulement ce que c'est qu'une langue, et quelles profondes racines elle a dans le génie d'un peuple, et quelles touchantes harmonies elle a dans ses sentiments ? Sait-on qu'une langue, c'est un peuple, et quelque chose de plus qu'un peuple, c'est-à-dire son intelligence et son âme ? Une langue ! le sceau que Dieu lui-même a imprimé à l'espèce pour la tirer de l'ordre des brutes, et l'élever presque jusqu'à lui, vous penseriez à l'effacer ! Que d'extravagance et de misère !
Quand on en est venu à de pareilles théories, il faut avoir au moins l'affreux courage d'en adopter les conséquences. Il faut anéantir les villages avec le feu ; il faut exterminer les habitants avec le fer ; Il faut se tenir en armes au bord du fleuve, comme les Galaadites, pour exterminer le dernier des Éphratéens qui substituera dans le nom de schibolett le sifflement aigu d'Éphraïm à la consonne chuintante de Galaad. Et remarquez bien que de ce massacre épouvantable, il n'est pas même résulté l'anéantissement d'un patois ; car ces deux articulations rivales qui coûtèrent la vie il y a plus de trente siècles à quarante deux mille hommes, se retrouvent aujourd'hui aux deux acores opposées des mêmes gués du Jourdain.
Allez donc, gens de Galaad ; et puisqu'il le faut à l'accomplissement de votre absurde civilisation, détruisez des langues, si vous pouvez.
feuilleton [du Temps]. -- 8 novemb. 1834.
linguistique.
supplément aux notions élémentaires.
[Premier article.]
Il faut avouer franchement que lorsque j'écrivois sur la Linguistique, entendue à ma manière, et dans la profonde simplicité de mon intelligence, des articles qui sont devenus un livre, je ne pensois guère qu'on feroit des livres sur mes articles. J'avois rassemblé, coordonné, expédié en écriture courante mes réminiscences grammaticales, sous la seule inspiration d'un peu d'expérience que le temps a donnée à mon âge, et d'un peu de bon sens que le ciel a donné à mon esprit. Mon intention bien explicite, et le lecteur m'est témoin que je l'ai rappelée trop souvent, étoit de formuler avec clarté les opinions que l'étude m'a faites autrefois, sans prétendre aujourd'hui les imposer à personne. S'il m'avoit paru nécessaire que les hommes devinssent exorbitamment savants, plus savants que De Brosses et Rousseau, plus savants que Locke et Leibnitz, je me serois bien gardé de les convoquer de mon chef aux mystères d'une initiation qui m'épouvante. J'ai vraiment trop peur de la science pour cela.
Si on avoit suivi d'un regard attentif la direction de mon esprit (mais à quel propos s'en seroit-on occupé ?) on sauroit que j'ai porté le même scrupule, le même instinct de défiance et de timidité dans toutes les questions scientifiques à l'examen desquelles je me trouvois appelé par mon goût et par mes études ; on m'accorderoit de n'avoir jamais dérogé à l'opposition consciencieuse, et si l'on veut, systématique et paradoxale, dans laquelle je me suis retranché contre toutes les théories de progrès qui m'ont paru abusives et menteuses ; on ne me reprocheroit point d'être resté en arrière avec les découvertes, quand j'use depuis trente ans un filet de voix inentendue à proclamer, selon ma pensée, que toute découverte nouvelle nous entraîne d'un pas de plus vers l'abyme où toutes les civilisations vont mourir. J'ai fixé ma vie littéraire, opiniâtre et récalcitrante, mais obscure et inutile, sur un point dont je ne me suis jamais départi, et je l'y ai retenu avec ce clou inflexible que Montaigne auroit voulu mettre, il y a deux cent cinquante ans, à la roue de la société tout entière. Les nomenclatures d'histoire naturelle n'ont point d'antagoniste plus obstiné que moi, quoique j'aie passé mes meilleures années à les apprendre, et quelquefois à les faire. Il en est de même de la nomenclature chimique que j'écrivois à quinze ans sous la dictée de Fourcroy, en protestant sourdement contre elle, et qui est morte avant moi, comme je l'avois pressenti. Enfant, j'avois conçu le même sentiment de la philosophie du dix-huitième siècle qui m'a vu naître ; jeune homme, de la politique des révolutions que j'ai vue naître et mourir. Ce n'est pas ma faute, si l'on s'éclaire avec un gaz fétide et dangereux, et ce ne sera plus ma faute, je vous prie de le croire, si les femmes s'émancipent.
Voilà le terrain sur lequel il faut me combattre, si l'on juge à propos de me combattre, parce que c'est celui sur lequel je me suis posé, suivant l'élégante expression des saint-simoniens : arriéré, rétrograde, obscurant, superstitieux et fanatique au besoin (ce sont, ma foi, de belles choses, et ne l'est pas qui veut), je n'ai point d'autre auxiliaire que la conscience qui est le premier criterium de la raison humaine, et puis, le préjugé qui est le second. Quand un pauvre philomathe, un dilettante sans prétention, a écrit une bonne fois cette déclaration sur sa bannière, ce seroit vraiment mal user de l'avantage qu'il laisse à ses adversaires que de lui porter une botte en sanskrit, et que de le balafrer d'un revers en cimraëc.
Ce que je serois désolé qu'on pensât, et je conçois à merveille que mes bouderies de vieillard et mes mutineries d'écolier aient pu donner lieu à cette fausse interprétation, c'est que j'eusse affecté un sot mépris pour des travaux que j'honore. J'ai la science en haine, depuis qu'elle a cessé d'être naïve, parce que je crois, follement peut-être, que toute science qui se perfectionne devient décevante et funeste, mais je fais grand cas des savants, qui accomplissent dans leur sens une vocation respectable, s'ils pensent de bonne foi que la science aboutit à quelque chose, et je supplie instamment la critique de ne pas me brouiller avec eux. Tout homme qui s'occupe sérieusement du progrès, et sans rire en tapinois dans sa barbe philosophique, a des droits à mon estime et à mon admiration, quand il fait faire tant bien que mal quelques pas à la vérité ; et j'entends ici la vérité dans un sens fort restreint et fort relatif, car en vérité, mes amis, il n'y a point de vérité, et la vérité absolue ne nous appartiendra jamais. Elle n'est ni de notre espèce bornée, ni de notre monde étroit. Elle est autre part, sans doute.
Il ne faut pas, je le répète, me brouiller avec les savants, sous le prétexte assez spécieux que je ne sais pas ce qu'ils savent. Hélas ! ce qu'ils savent, qui le sait, et qui dira ce que vaut le savoir ? S'ils savent beaucoup, beaucoup ! ils savent au moins que le désir d'apprendre est un titre à leur indulgence, et que ce droit ne périme qu'à force de vanité. Ce reproche ne peut pas s'adresser à moi, qui me targue d'ignorance avec une ostentation qu'on a quelquefois trouvée suspecte ; ignorant par nature et ignorant par doctrine, ignorant de parti pris, ignorant volontaire et résolu, ignorant ininstructible, ignorant fossile ; parce que je ne sais rien, hors la sagesse, qui vaille la peine d'être étudié. Encore faut-il convenir que les livres y sont de trop.
Je dois avouer que ce qui m'avoit plu davantage dans le mince volume que je défends, c'étoit la simplicité d'un enseignement sans prétention qui se faisoit à lui-même sa méthode et sa terminologie, qui résumoit ingénument les questions claires, qui excluoit les discussions fortes comme inutiles à l'instruction générale, qui n'exigeoit du lecteur qu'autant de savoir qu'il en faut pour désirer de savoir mieux, et qui le disposoit à tout comprendre en lui donnant le goût d'apprendre, qu'on ne puise guères dans les ouvrages gourmés des savants ex professo. J'avais trouvé ingénieux, je m'en confesse humblement, de faire partir d'un peu haut, et c'étoit ce que je pensois de mon intelligence dans ses rapports avec celle de la multitude, les notions les plus infimes de l'éducation élémentaire, de manière à rendre accessible le peu que je savois à ceux qui ne savoient pas ; et je croyois avoir assez manifesté ce projet en donnant mon livre pour ce qu'il est réellement, une Introduction à l'étude de l'alphabet, c'est à dire en le rejetant dans les limbes de l'esprit humain comme un pauvre enfant mort-né, au-delà des incunables des petites écoles. Je commençois même à recueillir déjà quelque fruit de mon labeur, puisque j'étois parvenu à me faire lire par des femmes fort aimables et fort spirituelles, qui ne se soucient pas autrement de philosophie, et c'est ce qui n'arrivera peut-être pas de dix générations littéraires. Je comprenois bien que mes idées pouvoient être controversées comme toutes les idées possibles, et qu'elles seroient d'autant plus exposées à la controverse que leur tour vulgaire et leur allure pédestre annonçoient mieux l'intention de se dérober au monopole de la science ; car il en est de la science comme de la douane qui tarife et qui vexe avec une chicaneuse prédilection le commerce de première nécessité. J'aurois fait passer en effet avec plus de facilité un plein carrosse de galimatias que ma brouette d'instituteur primaire, et j'ai dit que je m'y attendois. J'avois évité dans cette persuasion, et quelques-uns ont trouvé que j'y prenois un soin trop méticuleux, d'empiéter sur le domaine des hauts suzerains du pays ; et, comme les peuples primitifs dont j'essayois de scruter l'opération naïve, je ne voulois bâtir qu'au rez-de-chaussée, ce qui est peut-être beaucoup dire encore en parlant des fondements modestes sur lesquels j'établissois ma doctrine. On n'échappe point à sa destinée, et l'œil de l'aigle m'a surpris dans le sillon de l'alouette.
Quiconque a bien voulu prêter l'oreille à cette confidence de mon travail, en connoît tous les secrets. Le seul inconvénient que j'eusse à craindre en me faisant aussi savant que j'en suis capable, pour ceux qui ne le sont pas, c'étoit de paroître plus savant qu'il ne convenoit à mon projet ; et il faut bien que je sois tombé, par la maligne influence d'une fatalité qui me poursuit, dans cet inconvénient presque impossible, puisque je me suis trouvé sans m'en douter des adversaires qui sourient au nom de Locke et de Leibnitz. J'ai par devers moi d'excellentes raisons pour n'être pas si fier.
Ce simple exposé des choses contiendroit, ce me semble, une réponse suffisante à mes critiques. Elle est complette parce qu'elle est radicale, et qu'elle tranche toutes les questions fort au-dessous du point où on les a prises. Entre ce qu'ils savent en effet, et ce que j'ai entrepris d'enseigner, on feroit passer autre chose qu'une dissertation ; on y feroit passer l'Encyclopédie par ordre de matières, et tout un monde avec elle. Si j'ai été intelligible pour de bons esprits que leurs lumières n'ont pas encore pénétrés, j'ai atteint le but que je voulois atteindre, et que j'étois décidé à ne pas franchir. S'ils ne le sont au contraire que pour des érudits profès, ils marchent dans une voie où ils ne risquent pas de me retrouver jamais. Qu'ils forment à leur aise des élèves destinés à devenir illustres comme eux, et qu'ils me laissent les miens. Les uns et les autres n'auront de commun dans leur carrière à venir que l'air, le ciel, et la bienveillance, qui est probablement aux yeux des savants, comme aux miens, la première des sciences et le plus utile des enseignements.
C'est sous cette acception indulgente que les Notions élémentaires de Linguistique ont été considérées par le profond et lumineux écrivain(5) qui en a rendu compte dans le Semeur, qui sait ce que je sais mille fois mieux que moi, qui sait mille fois davantage, et qui s'est cependant abaissé à la portée de mon dessein avec l'humilité d'un sage, parce qu'il a daigné s'associer à mes intentions. Je le prie d'agréer ici l'expression de ma reconnoissance, puisqu'il n'a voulu se faire connaître que par des formes de discussion et de style qui trahissent son anonyme. L'auteur(6) du savant article qui me concerne dans le Journal de l'Institut historique, a pris la chose plus au sérieux ; et en dépit de toutes mes bonnes raisons pour crier : Je n'irai point, comme Panurge, au guichet des Chaffourés, il faut bien que je ramasse, pour l'honneur de la Linguistique, le gant qu'il m'a loyalement jeté, jusques dans les sentiers obscurs où se cachoient à plaisir mon ignorance et ma paresse. Je le suivrai donc un moment dans cette lice si nouvelle, et un moment est le mot propre, car mes seconds et mes témoins peuvent être assurés d'avance que je les retiendrai tout au plus aussi long-temps sur le champ de bataille qu'il nous en falloit pour y arriver en bon ordre, ce qui veut dire sans métaphore que ma réponse ne sera pas plus longue que ma préface. Tout me fait un devoir de me borner, et ce ne seroit pas une faible tâche que de répondre à toutes les objections, l'article dont je parle et celui qui doit le suivre excédant en dimension probable les bornes mêmes du livre qui a eu le bonheur de faire éclater au jour de la publicité tant de savantes élucubrations. J'ajouterai que, plus éclairé, si Dieu m'avoit fait ainsi, je me garderois pourtant bien d'être plus explicite, parce que cette polémique d'un volume n'entreroit ni dans les convenances d'un homme autrement occupé, ni dans celles de la feuille où j'écris, ni dans celles du monde où nous vivons, et qui me paroît empêché pour le moment à éclaircir des questions plus importantes, au moins en apparence, que celle de l'interjection et de la langue voyelle.
Je l'avouerai d'ailleurs à ma honte, mais ce n'est pas la plus grande des humiliations qu'on puisse subir sur le chemin de la science ; j'ignorois profondément qu'il y eût en France un autre Institut que l'Institut de France, et l'existence de l'Institut historique ne m'a été révélée que dans un cabinet littéraire, par un de ces articles pleins de saine instruction, de bonne littérature et d'érudition élevée qu'on prend toujours plaisir à lire, surtout quand ils se recommandent par une signature aussi justement accréditée que celle de M. le baron d'Eckstein ; c'est précisément celui qui me touche, et on comprendra aisément que je n'aie pu en rapporter, dans une lecture rapide, qu'un petit nombre de souvenirs qui me serviront de texte. Il est évident que ce qui m'échappera par la tangente, étoit moins immédiat à mon sujet.
M. le baron d'Eckstein est un écrivain jeune encore, qui s'est montré dès ses débuts un des émules les plus distingués de nos maîtres en philologie et en linguistique. Nourri d'études très fortes, très variées, et pour ainsi dire universelles, il s'est naturalisé dans notre langue étrangère à la sienne, par la puissance d'un esprit doué au plus haut degré d'invention et de sagacité. Il se l'est appropriée comme une conquête, et, dans le temps même où on lui reprochoit encore de la plier avec quelque violence aux tours inusités d'une phraséologie un peu mystique, j'ai eu le bonheur d'être le premier à reconnoître qu'il y apportoit en précision et en énergie tout ce qu'il falloit pour racheter quelque défaut de clarté. Il écrit aujourd'hui avec une clarté qui est devenue élégante sans cesser d'être vigoureuse, et les pages qu'il a publiées contre moi sont des meilleures que j'aie lues depuis long-temps dans nos magasins scientifiques. A l'immense avantage de beaucoup savoir, il réunit l'avantage non moins précieux de bien dire, et je n'ai presque pas besoin d'ajouter qu'il les relève tous deux par cette urbanité de bon goût qui devroit toujours caractériser la critique, mais qui n'appartient en propre qu'aux hommes supérieurs. Je me devois à moi-même d'écrire tout cela avant d'entrer en carrière, d'abord parce qu'il ne m'en coûte jamais rien d'accomplir une obligation de conscience ; et puis, parce que j'avois quelque intérêt à fixer l'attention sur des objections qui sont dignes de l'occuper, mais que je ne serai pas en peine de résoudre, au moins en tout ce qui tient directement au système de mon travail.
Le lecteur connoît donc maintenant le fond de la question, et l'adversaire que je me suis fait sans y penser. S'il n'avoit tenu qu'à moi, je ne me serois jamais avisé d'être le sien.
feuilleton [du Temps]. -- 10 novemb. 1834.
linguistique.
supplément aux notions élémentaires.
(Voir le Temps du 8 novembre.)
En écartant de l'article auquel j'ai à répondre toutes les questions qui s'y trouvent soulevées, à l'occasion de mon livre, et non pas sur mon livre, toutes les thèses juxtà-posées dont j'y suis le prétexte et non pas l'objet, tous les ornements d'une érudition de luxe dont je fais les frais, et dont je n'ai pas les honneurs, je me restreins à discuter terre-à-terre et aussi intelligiblement que j'en suis capable, les doutes et les arguments qui m'y concernent d'une manière particulière. Cela sera plus tôt fait qu'on ne pourroit l'imaginer, au format et à la justification du factum éloquent de mon adversaire. Je m'engage d'ailleurs à n'être pas savant du tout. Je n'en ai ni le pouvoir, ni le temps, ni le besoin.
Le reproche le plus général de M. le baron d'Eckstein porte sur la simplicité de ma doctrine de dilettante qui n'a pas suivi le mouvement des sciences. Simplicité comprend ici tout ce que la politesse de M. d'Eckstein l'a empêché de dire, naïveté, routine, vieillerie, endurcissement dans les doctrines surannées de tant de maîtres dont la Linguistique éclairée ne daigneroit plus faire des écoliers, et c'est dans ce large sens qu'il me convient d'accepter la désapprobation de la nouvelle école. C'est ainsi que j'ai conçu mon livre, et je l'ai dit.
Je n'ai donc nulle honte de n'être pas resté beaucoup au-dessus de la bonhomie d'Hérodote " lorsqu'il nous raconte la fable de ce Pharaon, envieux de savoir quel seroit le premier mot échappé à un enfant, sevré dès sa naissance de toute société humaine. Vivant avec les chêvres, il parla l'idiome des chêvres. Le premier nom qu'il proféra fut un nom phrygien. " J'ajoute seulement que, fable ou non, ce Pharaon avoit eu une idée admirablement philosophique, et qu'il découvrit, sans s'en douter autrement, le véritable artifice du langage humain. Les savants ne furent pas de cette opinion, car il y eut une sottise de dite à ce propos, et ce furent les savants qui la dirent, ce qui arrivoit encore quelquefois du temps d'Hérodote. Ils conclurent que la langue phrygienne étoit primitive, parce que les phrygiens avoient transporté ce mot par une extension naturelle à la dénomination d'un aliment de première nécessité. Je suis tout-à-fait de l'avis du Pharaon, s'il a eu le bon esprit de tirer d'un fait qui se reproduit partout sa seule induction naturelle, qui n'est pas neuve, comme on voit, mais que je me suis bien gardé de donner pour telle. C'est la mienne.
M. d'E. paroît craindre plus loin que je n'aie confondu le signe avec la parole, et c'est un grand tort qu'il me fait, mais je lui en garderai d'autant moins rancune que j'ai peur, au contraire, qu'il n'ait pris, durant tout le cours de son article, la parole pour le signe. Si l'on a vu de grands différends survenir pour de moindres équivoques, nous ne renouvellerons pas ce fâcheux exemple. Dans ma terminologie, le signe est l'expression méchanique, soit orale, soit écrite, de la parole pensée. La parole est de Dieu, le signe est de l'homme ; et c'est dans l'organisme physique de l'homme que j'en ai cherché l'origine et les éléments. Quand la pensée de Dieu se transmua dans le verbe ou dans le mot, elle s'incarna. Voilà un emblème sensible, pris d'assez haut, je pense, et qui explique tout. Le signe, c'est la parole incarnée.
Je continue, avec peu d'égards à la logique de la discussion, mais par déférence pour le mouvement que mon antagoniste lui a donné et dans lequel il m'est plus facile de le suivre. " La science du langage universel, dit-il, est une chimère. " Je le veux croire, mais il n'y a rien à en conclure contre mes théories. Je n'ai jamais parlé de la langue universelle ou caractéristique de Leibnitz qu'à titre de chiffre ou de truchement, acception sous laquelle j'en conçois parfaitement la possibilité. Je suis d'ailleurs bien convaincu qu'elle ne pourroit jamais remplacer les langues progressives de l'homme, dans le développement de la pensée, et j'ai répété jusqu'à satiété qu'il n'étoit pas donné à la science de faire une langue.
Je partage tout à fait l'opinion de M. d'E. sur ce qu'on appelle ridiculement une langue complette. Les langues ne se complettent pas plus que le monument de Babel ; il y reste toujours un étage à faire, et la confusion de la parole arrive entre les ouvriers avant qu'il soit commencé ; mais si l'on vouloit tirer de mon ouvrage l'expression d'une pensée essentielle et dominante, c'est précisément celle-là que l'abstracteur de quintessence trouveroit dans son alambic. Comment se fait-il qu'elle ait pris dans un article de critique la forme d'une objection, quand elle n'est à dire vrai qu'une glose brodée à riche[s] compartiments ? En général, il y a dans toute cette dissertation beaucoup d'érudition à côté du sujet, et c'est sans doute la faute de la matière.
J'aurai un peu plus à faire pour me défendre de mes hérésies sur l'interjection, que j'ai donnée en effet pour le premier vocable que l'homme ait dû employer, hypothèse à laquelle je crois, mais qui ne peut être qu'une hypothèse, puisqu'elle est prise au-delà de toutes les traditions et de toutes les histoires. Il faut d'abord établir que ce n'est point de l'interjection proprement dite, saillie abrupte et incise qui tombe inopinément dans un discours passionné, mais de l'exclamation ou du cri d'élan dans lequel l'analyse peut chercher sans effet toute l'énonciation d'une idée complexe, que j'ai entendu parler au passage critiqué. Ce n'est pas ma faute si les grammairiens de collège ont confondu ces deux figures sous la même dénomination, et si M. d'E. n'en a pas fait la distinction lui-même, car elle se manifeste par leurs propres noms, comme dans tous les mots bien faits. On ne me soupçonnera pas sans doute d'avoir supposé que l'interjection qui est nominativement un mot jeté dans le discours, ait précédé non seulement la formation du discours, mais jusqu'à celle de la parole, et c'est ce que j'aurois fait, si j'avois confondu comme M. d'E., l'interjection avec l'exclamation primitive.
La première chose à observer dans l'examen d'un livre qui mérite qu'on l'examine, c'est la terminologie de son auteur ; on y gagneroit presque toujours en précision et en clarté ce qu'on y perdroit en étalage d'érudition inutile. M. d'E. retombe immédiatement après dans la même erreur d'attention, quand il s'écrie à propos de cette propriété de l'exclamation dont j'ai fait le premier maître de la vocalisation humaine : " Je ne sache pas de mots d'aucune langue dont on puisse dire avec vérité qu'ils ont eu l'interjection pour origine. " Et qu'est-ce que cela me feroit, si cela étoit vrai ? J'ai écrit vocalisation, et M. d'E. le copie. Il s'obstine à entendre vocabulisation, et il a tort. J'ai dit que l'exclamation avoit été le premier essai, le premier enseignement du son voyelle, vocalis, et non pas le premier radical du mot, vocabulum. Il me prête un tort gratuit en me prêtant une syllabe, et il est malheureusement évident que c'est lui qui se trompe.
Cependant, M. d'E. ne me tient pas quitte sur l'exclamation, et il y revient au bout de deux ou trois feuillets, pour me contester la plus haute idée morale de mon ouvrage, le rapprochement que j'ai établi, selon toutes mes convictions, entre le premier cri de l'homme, et la première perception qu'il ait eue de Dieu dont les noms primitifs sont voyelles. Je persisterai dans cette croyance et dans les inductions que j'en ai tirées, d'abord parce que jamais pensée ne m'apparut d'une manière plus lucide, et puis parce qu'elle est encore patente dans l'usage universel. Le cri ou l'exclamation est resté si généralement affecté au nom du Seigneur que celui-ci se prend toujours pour l'autre dans toutes les langues parlées, bien que cette remarque ait été négligée par les fabricateurs de Dictionnaires. Je conviens qu'il en résulte d'étranges rapprochements, et que ces élancements naïfs et touchants de l'étonnement, de la crainte ou de la douleur, Dieu ! mon Dieu ! Jésus ! sainte Vierge ! ont des analogues fort grossiers, mais les langues ont pris encore la peine de consacrer ce mystère, en attachant le même adjectif à la désignation des choses les plus saintes et des choses les plus profanes, kadasch en hébreu, agios en grec, sacer en latin. Une jolie actrice de nos jours ne prononçoit jamais sans hésitation ce vers de l'Andromaque :
Sacrés murs que n'a pu conserver mon Hector !(7)
parce qu'elle se faisoit scrupule de jurer sur le théâtre ; et j'ai moi-même quelque pudeur à raconter cette anecdote.
Je ne fais cependant que suivre en cela l'exemple de M. d'E., qui a saisi avec empressement l'occasion d'égayer la question la plus noble et la plus sérieuse de la Linguistique, par une saillie dont je ne ferai pas tort au lecteur : " Si l'exclamation voyelle a été le premier nom de Dieu, dit-il, bah ! est probablement le nom du diable. " Je ne sais en vérité si le mot bah ! est entré quelque part comme radical dans le nom du diable, ni sous quel rapport l'esprit des langues premières auroit pu admettre ce rapprochement. Ce que je sais à merveille, c'est que cette plaisanterie, qui manque de sel et de finesse, étoit peu digne d'un écrivain aussi ingénieux que M. le baron d'E., et je suis tout étonné que l'Institut historique n'en ait pas jugé comme moi. Comme il n'y a point toutefois de badinerie si mièvre et si légère dont un esprit appliqué ne puisse tirer quelque instruction solide, je profiterai de ce hasard pour demander à M. d'E., " qui ne connoît point de mots dans aucune langue dont on puisse dire avec vérité qu'ils ont eu l'interjection pour origine, " d'où pourroit venir le mot ebahi, s'il ne venoit de l'interjection bah ! et je lui saurai un gré infini de me l'apprendre après tant de belles choses qu'il m'a apprises. La science des hommes de bonne foi ne se compose que d'un échange de doutes et de solutions.
La discussion sur les radicaux imitatifs n'auroit point de fin, et le premier venu peut en faire des volumes sans recourir aux folies des celtomanes dont j'ai répudié avant M. d'E. les étymologies grotesques, mais que je n'ai pas nommés celtomanes, parce que je répugne aux mots hibrides et mal faits. J'ai indiqué comment et pourquoi ces radicaux devoient différer beaucoup entr'eux, suivant le peuple qui les emploie et la sensation qui les produit, sans cesser d'être imitatifs, et de remonter plus ou moins directement à l'onomatopée. De ce qu'il nous seroit impossible à M. d'E et à moi, de pousser tous ces rapports jusqu'à une démonstration matérielle, il n'en résulteroit point qu'ils n'existent pas. Mon système est comme tous les systèmes, une proposition à démontrer par les faits, et qui laisse peut-être autant de carrière au doute qu'à l'imagination ; mais c'est ainsi que je l'ai considéré, parce que je savois ce que valent les systèmes.
" On diroit d'après M. Nodier, ajoute M. d'E., que l'homme a composé son langage comme l'abeille sa ruche, comme la fourmi ses habitations. " Si M. d'E. a cru faire preuve d'une indulgence obligeante en donnant à sa phrase le tour de la suspension et de la réticence, il a porté trop loin la politesse, car il n'a fait que formuler dans mes termes les plus explicites ma véritable opinion. Telle est en effet, selon moi, la manière dont s'est opérée l'œuvre méchanique du langage, sans préjudice de l'action, de l'intelligence et de la pensée qui a soumis ce travail matériel aux opérations de l'âme, et qui en a fait une révélation vivante pour l'humanité. J'ai dit et je répète que celui qui a donné la pensée à l'homme, et qui l'a placé par cette faculté au plus haut degré de l'échelle des espèces, lui avoit donné en même temps des organes fort analogues à ceux des animaux, et qu'il les lui avoit donnés pour s'en servir à la manière du reste des êtres creés. Cette simplicité de moyens se retrouve dans tous les ouvrages de Dieu, parce qu'elle est un des caractères de la grandeur et de la puissance. La difficulté un peu vague, parce qu'elle est un peu diffuse, que M. d'E. m'a faite à ce propos, ne tient entre nous qu'à un déplacement d'idées, car il importe assez peu de différer sur le moyen quand on est d'accord sur le principe ; mais je n'ai fait que suivre l'opinion de saint Grégoire de Nysse qui avoit une trop haute idée de Dieu pour le réduire aux attributions d'un maître d'école de village. Si j'avois fait l'histoire de la facture du violon, comme elle se pratiquoit dans les ateliers de Stradivarius et d'Amati, je me serois cru obligé à parler des tables, des éclisses, du manche, des touches, du sommier, du chevalet, et je ne serois pas tombé dans la distraction d'un personnage de Sedaine qui oublie la clef au nombre des pièces d'une serrure ; j'aurois parlé de l'archet avec sa baguette, son bec, sa hausse et ses crins. C'est mon érudition à moi, et je serois bien le maître de l'étaler, mais on ne pourroit pas conclure de tout cela que j'eusse mis en question le génie et l'empire de la musique. J'en porte le défi à M. le baron d'Eckstein et à Paganini.
" Si tel est le salto mortale par lequel l'homme se distingue de l'animal, dit M. d'E. (et le salto mortale dont il s'agit, c'est la construction méchanique du langage d'imitation), je ne sais ce qui empêche l'animal de le franchir ; ce ne seroit pas du moins un prodigieux effort. "
On croiroit, en vérité, à lire ces lignes, que le salto mortale est franchi, et plus je les relis, plus je répugne à en croire mes yeux. Ce ne seroit pas seulement un prodigieux effort que celui dont vous parlez, ce seroit un effort impossible. Si l'animal pouvoit franchir ce salto mortale, il seroit créé pour penser sa parole, et pour parler sa pensée ; il penseroit. Si l'homme l'a franchi, c'est qu'il pense, et je suis désolé qu'on m'en fasse douter quelquefois. Ai-je rien dit nulle part qui pût donner lieu à une pareille insinuation ? L'homme s'est servi de ses organes vocaux pour exprimer sa parole, comme le peintre s'est servi de sa vue pour embrasser et pour comparer les objets, comme le musicien s'est servi de son oreille pour discerner les sons, et pour les combiner dans un ordre harmonique et mélodieux. Sont-ce là des absurdités et des blasphêmes ? Les architectes conviennent qu'ils ont emprunté des méthodes de construction au castor, les médecins qu'ils ont employé des remèdes indiqués par le chien et par la cigogne. Les accusera-t-on d'avoir imaginé que le castor fût organisé pour édifier des basiliques, et la cigogne pour dicter des aphorismes ? Cela est au-dessous de toute discussion.
On croira probablement que j'ai choisi parmi les arguments de M. d'E. ceux qui se réfutoient d'eux-mêmes, pour me procurer le facile avantage de triompher sans combattre, et je conçois très bien cette prévention. Hélas ! il n'en est rien, et j'en suis presque fâché, car après le plaisir intime qu'on éprouve à se saisir le premier d'une idée de quelque valeur, il n'y en a point de plus vif que celui de la défendre. M. d'E. s'est bien gardé de me le laisser. Tous les raisonnements qu'il a fait valoir contre moi se réduisent, ou bien à présenter une pensée qui est la mienne, sous une autre forme plus habillée, plus scientifique, plus bigarrée de noms propres, de citations, et d'érudition verbale, ou bien à chercher hors de ma pensée, dans des idées qu'elle a dédaignées ou qu'elle a fui[es], et quelquefois contradictoirement avec elle, de mauvais paradoxes de rebut bien triviaux et bien usés, dont j'ai fait justice en principe sans prendre la peine de les nommer. Cette manière de discuter peut avoir un aspect spécieux pour les gens qui lisent vite, pour les gens qui lisent mal, et surtout pour ceux qui ne lisent pas, et je ne suis pas étonné qu'elle ait porté dans l'esprit de quelques-uns de mes amis une terreur proportionnée à la joie qu'elle excitoit dans je ne sais quel recoin de la littérature savante. Elle équivaut en réalité à celle du philosophe de la farce. " Rousseau a dit ça, ça et ça ; qu'avez-vous à lui répondre ? " Pas la moindre chose, en vérité, si Rousseau a dit ça, ça et ça. Il y a toujours un certain public qui raisonne ainsi, mais ce n'est pas pour celui-là que M. d'E. devroit écrire. La mauvaise querelle qu'il m'a faite a reçu chez nous du peuple un nom fort expressif, dans une locution proverbiale que je ne rapporterai point, parce qu'elle est injurieuse à une nation que je respecte et que j'aime, et parce que la circonstance qui me la rappelle en feroit une personnalité de mauvais ton(8). Se fâcher, c'est avoir tort, même quand on a raison.
Je ne reviendrai donc plus sur cette espèce de dispute, et j'y resterai aussi étranger à la défense que je l'étois à la provocation, quoiqu'elle menace de se prolonger dans l'attaque. M. d'E. dispose à son gré des studieux loisirs d'une académie philologique et des pages démesurées d'un recueil volumineux. Je n'ai à mon service ni presse ni auditoire, et je n'écris, par la grâce d'un journal, que sous la condition expresse de ne pas donner plus de carrière à mes théories de langage et de philosophie que n'en doit la justification exiguë du feuilleton quotidien au roman du matin et au vaudeville de la veille. Tous les avantages de la position resteroient donc à M. d'E. comme tous ceux du savoir, si j'avois le moindre penchant à entretenir, pour mes distractions d'hiver, cette antagonie déjà passablement fastidieuse. En dernier résultat, M. d'E. persisteroit certainement à croire qu'il a raison, et j'en ferois autant de mon côté, parce que je n'ai jamais écrit une ligne qui ne jaillît d'une conviction profonde et invariable. M. d'E. continueroit à ne me pas comprendre, parce que je suis trop simple, et je n'arriverois jamais à le comprendre parce qu'il est trop savant. La vérité enfin ne gagneroit rien à nos débats, parce que la vérité n'est pas chose humaine, et que la formation des langues est un mystère impénétrable pour nos facultés heureusement transitoires et expectatives, comme la mesure de l'espace et du temps. Est-ce la peine de discuter ?(9)
1. Le Temps, 10 mai 1834.
2. Ce livre daté de 1587, et le premier, dit-on, où il est parlé de la langue basque, est aussi le premier qui soit sorti des presses de Bilbao. (N.d.a.)
3. Le Temps: " patients ".
4. Le Temps: " Ils ".
5. Alexandre Vinet (1797-1847).
6. Ferdinand d'Eckstein (1790-1861).
7. Racine, Andromaque (1667), acte I, sc. 4, v. 336.
8. Nodier vise l'expression populaire " querelle d'Allemands ", qui se serait appliquée trop exactement à son différend avec d'Eckstein, juif converti et danois d'origine.
9. Le dernier mot de cette discussion fut apporté par d'Eckstein, dans sa lettre à Nodier du 12 novembre [1834] : " J'ai lu les deux articles que vous avez bien voulu insérer dans le Temps, en réponse à ma critique de votre livre. J'y ai vu deux choses ; l'une m'afflige et l'autre me confirme dans l'opinion que j'avais toujours eu de la noblesse de votre caractère. Je vous remercie du fond du cœur de tout ce que vous avez cru devoir dire d'aimable à mon sujet, y eût-il même quelque fond d'ironie, car je sens que c'est l'honnête homme qui parle en vous et le cœur généreux. Je suis cependant affligé de penser que dans ma polémique il ait pu se rencontrer quelque chose dont vous auriez personnellement à vous plaindre ; mais je n'en ai pas la conscience. Je l'ai constamment et hautement dit à qui voulait l'entendre, que vous étiez du nombre des hommes qui honorait le plus la France littéraire. Je désavoue formellement dans mon article tout ce que vous pourriez interpréter en sens contraire au sentiment qui l'a dicté. Ce sentiment c'était et ce sera toujours le respect que m'inspire un talent de premier ordre, appuyé sur un caractère essentiellement honorable ; car je ne suis pas du nombre de ces hommes qui prétendent isoler la morale et le génie, pour les traiter en choses distinctes. Etc. "