La première observation portera sur le caractère d'auxiliaire de la pensée -- ou plus exactement du penser actif -- qu'assume la lexicologie. Mettant immédiatement l'accent sur des procédures analytiques, le grammairien et le lexicographe rappellent dans ce texte que les mots sont à la base de toute analyse idéologique :
" Lexicologique (Méthode) pour l'enseignement de la langue française, créée par M. Pierre Larousse, et appliquée par lui dans toute la série des nombreux ouvrages qu'il a publiés pour les écoles. L'idée dominante de cette méthode consiste à exercer constamment l'intelligence des élèves, non comme une faculté simplement passive, mais comme une faculté active et capable par elle-même d'exprimer des idées et d'en créer même au besoin, quand on lui trace d'avance le champ limité dans lequel ces idées doivent être circonscrites.
Le premier livre publié pour jeter les fondements de cette méthode parut d'abord sous le titre de Lexicologie des Écoles ; il a dépassé sa 18e édition, et il a pris pour nouveau titre : Cours lexicologique de style. Ce n'est point une grammaire proprement dite, c'est plutôt un recueil de devoirs combinés pour donner aux élèves des notions qui manquent dans toutes les grammaires, bien qu'elles se rattachent aux mots de la langue, aux différentes sortes de propositions, aux figures de grammaire ; mais le but principal de ces devoirs est toujours d'exercer l'esprit, de l'accoutumer à tirer quelque chose de lui-même. Le livre traite d'abord des synonymes. Après avoir expliqué ce qu'on entend par des synonymes, M. Larousse s'est attaché à rechercher toutes les manières possibles d'exercer sur ce sujet l'esprit des élèves, et il est parvenu à les faire travailler utilement de plus de dix manières différentes sur les synonymes : d'abord, étant donnés plusieurs synonymes, l'élève choisit celui qui convient pour remplir un vide laissé dans les phrases dont il doit avant tout s'appliquer à bien comprendre le sens ; puis l'élève invente lui-même des phrases où il fait entrer les synonymes selon qu'ils s'appliquent le mieux au sens général ; plus loin, il est chargé d'expliquer lui-même les nuances qui distinguent certains synonymes, et, pour l'aider à découvrir ces nuances, on met sous ses yeux des phrases où ils sont diversement employés ; il doit ensuite disposer par gradation les synonymes qui ne diffèrent entre eux que du plus au moins ; puis on lui donne des phrases empruntées à nos grands écrivains, et dans ces phrases on lui indique des mots qu'il doit remplacer par des équivalents, ou bien il doit changer la phrase toute entière et la remplacer par une autre exprimant le même sens, etc., etc.
La construction grammaticale, la distinction des diverses natures de propositions, la gradation, l'inversion, l'ellipse et le pléonasme, les périphrases et les définitions offrent ensuite la matière de nouveaux exercices tout aussi variés et non moins ingénieusement combinés.
On passe au syllogisme, et là c'est l'art de raisonner qu'il s'agit d'enseigner, toujours d'une manière pratique : l'élève s'exerce à trouver la conséquence quand les prémisses seules sont connues, puis à trouver les prémisses, ou l'une d'elles, quand la conséquence est donnée. Les proverbes ont leur tour : on les donne d'abord à l'élève, et celui-ci est chargé d'en expliquer le sens, puis, renversant le procédé, on lui indique le sens, et il doit retrouver le proverbe dans sa mémoire ou créer lui-même une phrase exprimant la même pensée sous une forme proverbiale. Les fabulistes ont quelquefois négligé de déduire la morale de leurs fables ; eh bien, dans ce cas, l'élève sera chargé de la déduire lui-même ; mais il le fera en prose, car il ne s'agit pas encore de faire des poëtes, c'est dans d'autres ouvrages spéciaux que M. Larousse traitera de la versification et de la poésie ; pour le moment, il s'agit seulement de faire des enfants intelligents, ayant confiance dans la force propre de leur esprit et sachant déjà en tirer quelque chose de sensé, d'utile.
Enfin l'ouvrage se termine par cinquante sujets de narrations françaises. Ces sujets ont tous quelque chose de piquant qui doit naturellement plaire à de jeunes intelligences, et le travail de rédaction qu'ont à faire les élèves leur est singulièrement facilité quand ils se sont exercés à bien faire la série parfaitement enchaînée de devoirs dont nous avons essayé de rendre compte.
La Lexicologie des Écoles ne tarda pas à être adoptée par un grand nombre d'instituteurs et d'institutrices, non-seulement en France, mais encore en Belgique et en Suisse. Si les maîtres la jugèrent, dès le premier moment, d'une manière très-favorable, elle fut ensuite singulièrement goûtée par les élèves eux-mêmes, et les maîtres remarquèrent avec joie que des enfants, qui jusqu'alors ne s'étaient distingués que par leur paresse d'esprit, prenaient goût au travail et promettaient pour l'avenir des résultats jusque-là inespérés. Mais M. Larousse ne s'endormit pas sur cette première victoire, il se flatta d'en remporter beaucoup d'autres, et c'est alors qu'il se mit à composer cette série de grammaires graduées et d'ouvrages classiques de tout genre, toujours conçus dans l'esprit de la méthode lexicologique, mais dont nous ne parlerons pas ici, parce que nous leur avons consacré dans ce Dictionnaire, des articles spéciaux sous leurs titres divers. "
Seconde remarque : le passage du mot par la grammaire permet de construire les bases du raisonnement logique. Ce raisonnement est indissociable de la constitution des notices lexicographiques et de la formation intellectuelle des jeunes enfants. On se rappellera à cet égard que l'entreprise de Larousse est contemporaine d'autres entreprises, plus réduites d'empan mais non moins ambitieuses, qui avaient pour dessein de souligner l'organisation logique [Élie Blanc, 1859 et 1882], voire analogique du lexique [Boissière, dont Larousse lui-même fut l'éditeur posthume, en 1862]. Dans ce cadre, le mot ne vaut pas seulement comme élément notionnel, mais par ses conditions de contextualisation et ses situations d'usage, il vaut aussi comme opérateur d'une logique rationnelle.
Troisième remarque : cette aptitude analytique est confirmée par les exercices de grammaire, de rédaction ou de composition, dans lesquelles l'aptitude dénominative discriminante des mots trouve à s'affiner par l'apprentissage de la synonymie, de l'homonymie, de l'étymologie et des diverses formes de transferts métaphoriques ou métonymiques. Au moment où la rhétorique va peu à peu quiter le devant de la scène pédagogique, la lexicologie lui substitue un programme de travail directement fonctionnel.
C'est ici que le modèle littéraire retrouve toute sa prégnance : une notice de dictionnaire, a fortiori lorsque celui avoue son ambition encyclopédique, ne peut s'affranchir des contraintes d'une narrativité qui la rapproche constamment du modèle de la littérature. C'est ainsi que l'on peut lire dans le G.D.U. un roman de la langue, et l'épopée d'un savoir en proie aux douloureuses conversions de la modernité ; une inépuisable réserve de fantasmes et un kaléidoscope idéologique sans pareil. La marge est si étroite qui sépare le dictionnaire du fictionnaire…
La liste des autorités littéraires, philologiques et linguistiques, invoquées dans la préface du G.D.U., dont il conviendrait de rechercher le détail dans les notices correspondantes, est éclairante à cet égard : Académie (L'), Alembert (d'), Ampère., Andrieux, Anquetil, Arnault, Bouhours, Buffon, Charma, Chasles (Philarète), Dangeau, Dezobry, Dictionnaire de Commerce, Dictionnaire de la Conversation, Dictionnaire de Trévoux, Diderot, Dumarsais, Encyclopédie (L'), Furetière., Grimod de la Reynière, Humboldt (de), Lafaye, Laveaux, Legoarant, Litttré, Marmier (Xavier), Marmontel, Ménage, Nicot, Nisard, Nodier, Nysten, Noël, Olivet (d'), Paris (Paulin), Peignot, Pluche, Port-Royal, Proudhon, Quitard, Raynouard, Renan, Rémusat (de), Roubaud, Vaugelas, Volney, Weiss, Wey (Francis)… Que ces noms aient, à un titre ou à un autre, marqué l'évolution des idées développées sur le langage au cours des siècles, et donné à la langue française une conformation spécifique, cela ne fait aucun doute. Qu'ils aient tous contribué également au développement de connaissances nouvelles sur le langage, cela est certainement plus douteux. Certains sont des techniciens, d'autres sont des philosophes, certains sont des prescripteurs, d'autres des observateurs, certains sont des savants, d'autres des poètes… Mais, finalement, peu importe. Lorsque Pierre Larousse réfère à leurs écrits et à leurs travaux, il assure pour son propre compte que seul le langage peut débrouiller la complexité du monde extérieur à l'individu et ordonner les entrelacs obscurs de sa pensée. En ce sens, le dictionnaire est bien pour lui l'expression la plus achevée d'une science du langage, pour laquelle les linguistes contemporains élaboraient des protocoles méthodologiques et pratiques de plus en plus puissants. Il suffit seulement de s'entendre sur le sens dans lequel se lit l'expression " science du langage ". Comme tout Janus bifrons de la syntaxe, ce syntagme adnominal peut alternativement désigner le savoir scientifique que l'on applique à l'objet langage, ou signifier les connaissances que le langage, par lui-même et en soi, grâce à une judicieuse maîtrise de ses moyens, est susceptible de produire sur le monde. Je me garderai bien ici de trancher définitivement en faveur de la suprématie d'un sens sur l'autre. Les 524 fascicules composant les 15 volumes originaux du G.D.U. attestent que Pierre Larousse n'a guère cessé de rechercher les acquis du premier pour en faire profiter son exceptionnelle sensibilité aux charmes du second…
Ainsi, lorsqu'on observe l'influence exercée par les dictionnaires, et notamment par le G.D.U., sur le savoir et l'imaginaire des hommes de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle, pourrait-on être tenté de rappeler ce beau texte de Leiris :
" Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations naturelles. C'est dans ce but d'utilité qu'ils rédigent des dictionnaires, où les mots sont catalogués, doués d'un sens bien défini (croient-ils), basé sur la coutume et l'étymologie. Or l'étymologie est une science parfaitement vaine qui ne renseigne en rien sur le sens véritable d'un mot, c'est-à-dire la signification particulière, personnelle, que chacun se doit de lui assigner [...] Quant à la coutume, il est superflu de dire que c'est le plus bas criterium auquel on puisse se référer. [...] En disséquant les mots que nous aimons, nous découvrons leurs vertus les plus cachées et leurs ramifications secrètes, qui se propagent à travers tout le langage, canalisées par les associations de sons, de formes et d'idées. Alors le langage se transforme en oracle, et nous avons là (si ténu qu'il soit) un fil pour nous guider, dans la Babel de notre esprit " [Michel Leiris, Brisées, Mercure de France, 1966, 11]
Si l'image de la science du langage véhiculée par le G.D.U. est donc infiniment complexe, l'œuvre pyramidale qui la porte et en résulte n'en demeure pas moins pour nous, sur le seuil du XXIe siècle, un témoignage unique… Le témoignage d'un guide précieux nous permettant d'explorer les aspects les plus divers du monde et de l'homme du XIXe siècle ; un magistral condensé d'intelligence critique qui unifiait pour ses contemporains, et qui unifie toujours pour nous, la disparité rétrospective des objets du savoir dans la matière et sous les formes du langage. D'un langage qu'un jeune poète né à l'époque des premiers fascicules du G.D.U. invoquera plus tard sous les espèces de la sainteté, et en en faisant l'honneur laïc des hommes ; probablement sous l'effet de la reconnaissance des vertus syncrétiques de la nouvelle science… du langage !
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