Conclusion : D'une lexicologie fondatrice à la lexicographie

La première observation portera sur le caractère d'auxiliaire de la pensée -- ou plus exactement du penser actif -- qu'assume la lexicologie. Mettant immédiatement l'accent sur des procédures analytiques, le grammairien et le lexicographe rappellent dans ce texte que les mots sont à la base de toute analyse idéologique :

Seconde remarque : le passage du mot par la grammaire permet de construire les bases du raisonnement logique. Ce raisonnement est indissociable de la constitution des notices lexicographiques et de la formation intellectuelle des jeunes enfants. On se rappellera à cet égard que l'entreprise de Larousse est contemporaine d'autres entreprises, plus réduites d'empan mais non moins ambitieuses, qui avaient pour dessein de souligner l'organisation logique [Élie Blanc, 1859 et 1882], voire analogique du lexique [Boissière, dont Larousse lui-même fut l'éditeur posthume, en 1862]. Dans ce cadre, le mot ne vaut pas seulement comme élément notionnel, mais par ses conditions de contextualisation et ses situations d'usage, il vaut aussi comme opérateur d'une logique rationnelle.

Troisième remarque : cette aptitude analytique est confirmée par les exercices de grammaire, de rédaction ou de composition, dans lesquelles l'aptitude dénominative discriminante des mots trouve à s'affiner par l'apprentissage de la synonymie, de l'homonymie, de l'étymologie et des diverses formes de transferts métaphoriques ou métonymiques. Au moment où la rhétorique va peu à peu quiter le devant de la scène pédagogique, la lexicologie lui substitue un programme de travail directement fonctionnel.

C'est ici que le modèle littéraire retrouve toute sa prégnance : une notice de dictionnaire, a fortiori lorsque celui avoue son ambition encyclopédique, ne peut s'affranchir des contraintes d'une narrativité qui la rapproche constamment du modèle de la littérature. C'est ainsi que l'on peut lire dans le G.D.U. un roman de la langue, et l'épopée d'un savoir en proie aux douloureuses conversions de la modernité ; une inépuisable réserve de fantasmes et un kaléidoscope idéologique sans pareil. La marge est si étroite qui sépare le dictionnaire du fictionnaire

La liste des autorités littéraires, philologiques et linguistiques, invoquées dans la préface du G.D.U., dont il conviendrait de rechercher le détail dans les notices correspondantes, est éclairante à cet égard : Académie (L'), Alembert (d'), Ampère., Andrieux, Anquetil, Arnault, Bouhours, Buffon, Charma, Chasles (Philarète), Dangeau, Dezobry, Dictionnaire de Commerce, Dictionnaire de la Conversation, Dictionnaire de Trévoux, Diderot, Dumarsais, Encyclopédie (L'), Furetière., Grimod de la Reynière, Humboldt (de), Lafaye, Laveaux, Legoarant, Litttré, Marmier (Xavier), Marmontel, Ménage, Nicot, Nisard, Nodier, Nysten, Noël, Olivet (d'), Paris (Paulin), Peignot, Pluche, Port-Royal, Proudhon, Quitard, Raynouard, Renan, Rémusat (de), Roubaud, Vaugelas, Volney, Weiss, Wey (Francis)… Que ces noms aient, à un titre ou à un autre, marqué l'évolution des idées développées sur le langage au cours des siècles, et donné à la langue française une conformation spécifique, cela ne fait aucun doute. Qu'ils aient tous contribué également au développement de connaissances nouvelles sur le langage, cela est certainement plus douteux. Certains sont des techniciens, d'autres sont des philosophes, certains sont des prescripteurs, d'autres des observateurs, certains sont des savants, d'autres des poètes… Mais, finalement, peu importe. Lorsque Pierre Larousse réfère à leurs écrits et à leurs travaux, il assure pour son propre compte que seul le langage peut débrouiller la complexité du monde extérieur à l'individu et ordonner les entrelacs obscurs de sa pensée. En ce sens, le dictionnaire est bien pour lui l'expression la plus achevée d'une science du langage, pour laquelle les linguistes contemporains élaboraient des protocoles méthodologiques et pratiques de plus en plus puissants. Il suffit seulement de s'entendre sur le sens dans lequel se lit l'expression " science du langage ". Comme tout Janus bifrons de la syntaxe, ce syntagme adnominal peut alternativement désigner le savoir scientifique que l'on applique à l'objet langage, ou signifier les connaissances que le langage, par lui-même et en soi, grâce à une judicieuse maîtrise de ses moyens, est susceptible de produire sur le monde. Je me garderai bien ici de trancher définitivement en faveur de la suprématie d'un sens sur l'autre. Les 524 fascicules composant les 15 volumes originaux du G.D.U. attestent que Pierre Larousse n'a guère cessé de rechercher les acquis du premier pour en faire profiter son exceptionnelle sensibilité aux charmes du second…

Ainsi, lorsqu'on observe l'influence exercée par les dictionnaires, et notamment par le G.D.U., sur le savoir et l'imaginaire des hommes de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle, pourrait-on être tenté de rappeler ce beau texte de Leiris :

Si l'image de la science du langage véhiculée par le G.D.U. est donc infiniment complexe, l'œuvre pyramidale qui la porte et en résulte n'en demeure pas moins pour nous, sur le seuil du XXIe siècle, un témoignage unique… Le témoignage d'un guide précieux nous permettant d'explorer les aspects les plus divers du monde et de l'homme du XIXe siècle ; un magistral condensé d'intelligence critique qui unifiait pour ses contemporains, et qui unifie toujours pour nous, la disparité rétrospective des objets du savoir dans la matière et sous les formes du langage. D'un langage qu'un jeune poète né à l'époque des premiers fascicules du G.D.U. invoquera plus tard sous les espèces de la sainteté, et en en faisant l'honneur laïc des hommes ; probablement sous l'effet de la reconnaissance des vertus syncrétiques de la nouvelle science… du langage !

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