Pour reprendre le fil des idées développées en introduction à la présentation de cette tranche chronologique, nous remarquerons que les quatre essais généraux (ou à telles prétendues visées) qui voient le jour dans cette synchronie, constituent une sorte de synopsis des grandes tendances se partageant alors l'épistémé langagière, et façonnent la doxa grammaticale. Ce sont des principes issus de la logique, qui, dans la filiation des Idéologues, modèlent la rationalité de la langue à l'instar de celle de la mathématique (n° 447); le souvenir de Condillac est toujours présent, mais les formes et le champ d'application de cette Raison ne sont déjà plus identiques. Ce sont aussi, parfois, des principes de reconstruction d'une histoire ontologique du langage, par là même universelle et omnipotente, conférant à ce dernier les attributs d'une véritable cosmogonie. Certes, l'aspect socio-culturel n'est pas oublié. Dans la lignée de Rivarol, Alexandre fait l'éloge de la prééminence du français (n° 342). Toutefois quelques indices attestent l'insensible passage à une philologie naissante, telles les recherches de Raynouard, qui, à partir d'éléments réellement occurrents dans les textes, induit les origines et la constitution d'une langue roman encore quelque peu mythique (n° 252), puisque les principes de la mise en série, constitutifs de la rétrodiction structurale, ne peuvent être encore qu'intuitivement entrevus(10)
La production dictionnairique reste dans l'ensemble constante tout au long de la période; elle varie dans un rapport de 1 (1815-16-17) à 4 (1821, 1829), mais en corrélation avec la production grammaticale stricte(11); ce qui assure cet équilibre. La vogue de l'abrégé ou du dictionnaire portatif, signe des temps, ne cesse de s'accroître (n° 239, 253, 262, 274, 288, 305, 308, 465, 548), ce qui n'interdit pas d'affirmer, à l'occasion, des ambitions supérieures à celles du texte-source (n° 306, 344, etc.), sous un volume plus petit qui en facilite la diffusion, l'acquisition et la consultation. Le dictionnaire correctif, prenant définitivement la succession, plus exhaustive donc plus scientifique, des cacographies et des cacologies du siècle précédent, connaît la même faveur (n° 326, 327, 348, 360, 372, 467, 496). Parallèlement au travail précédemment cité de Raynouard, le souci de l'histoire se manifeste aussi dans une série de d'ouvrages qui exhibent, à l'usage des curieux, des formes passées de la langue (n° 289, 311, 349, 374, 468, 492, 549) avec le présupposé idéologique qu'elles serrent de plus près, avec l'origine, les formes pures d'une pensée que dégrade le temps.
Mais ce sont évidemment les ouvrages de grammaire qui, en nombre et par leur diversité, s'imposent. A eux seuls, ils sont exactement deux fois plus nombreux que tous les autres réunis! Preuve d'une activité au moins autant commerciale que scientifique, suscitée par la pulsion de savoir émanant du milieu social ascendant, la bourgeoisie, qui dissimule à peine son désir de pouvoir derrière l'édifice imposant des règles et de leurs exceptions; ainsi que l'atteste l'essor de revues telles que les Annales grammaticales (n° 285), ou le Journal grammatical (n° 443), qui, en faisant du débat linguistique et grammatical matière à dispute quotidienne, marquent la fixation progressive d'une norme socio-culturelle d'expression, et, partant, d'idéologie(12).
La tendance intrinsèque à l'augmentation de la publication dans les divers domaines normatifs et normés (orthographe, morphologie verbale, notamment) est incontestable et souligne ce projet social implicite. Plus particulièrement encore dans les huit dernières années de cette synchronie, puisqu'en 1823, il se produit deux fois plus d'ouvrages de ce type qu'en 1816. Cette prolifération culmine en 1829 avec le nombre extraordinaire et révélateur de 45(13). La loi Guizot de juin 1833, sur l'enseignement primaire des garçons, sanctionnera officiellement peu après ce mouvement social en donnant la réponse de l'État monarchique à cette requête tacite de ses constituants bourgeois. En même temps, elle renforcera le caractère exclusiviste de cette norme en en faisant un objet, théorique, de connaissance nationale. Objet complexe et fragile dans sa constitution, mais d'autant plus rigoureux dans son application. Les jeux grammaticaux (n° 459, 522, 523, 529, 570), les recours aux subterfuges obsolètes des demandes et réponses ou de la correspondance (n° 316, 499, 510, 520, 578), pour ne plus parler du vaudeville, n'en altèrent pas véritablement l'intransigeance. La grammaire est perçue comme un dogme tout puissant; elle est vécue comme un savoir difficile à maîtriser, mais nécessaire pour parvenir à l'intelligence du monde tout entier. Les Bescherelle donneront un peu plus tard (1834-35) l'exemplaire formulation de cette tension:
" Et, aujourd'hui surtout que le don de la parole doit assigner un rang si distingué à celui qui aura su le cultiver avec le plus de succès, l'étude approfondie du langage prend une importance encore plus grande. Cette étude est, il est vrai, le plus rude exercice de l'esprit. Mais aussi combien ne sert-il pas à le fortifier! Il n'est pas d'initiation plus puissante ni plus féconde à tous les travaux qu'on peut entreprendre sans la suite. C'est là la base, le fondement de toutes les connaissances humaines." (Grammaire Nationale, p. 21).
Afin de rendre le produit plus attrayant, et son approche moins traumatisante, les auteurs insistent sur les caractères de simplicité, de rapidité, et de facilité, quand ce n'est pas d'infaillibilité et de démocratisation généreuse, qu'un grammatiste peut employer pour valoriser son enseignement (n° 269, 289, 299, 300, 332, 334, 339, 352, 361, 362, 385, etc.). La Raison, bien différente de celle invoquée par Port-Royal puis par les Généralistes de l'Encyclopédie, pourra même servir de prête-nom à ces opérations mercantiles, qui ont cependant à voir avec la grammaire et l'épistémologie linguistique, puisque par leur intermédiaire l'objet langagier se trouve être dissimulé sous les travestissements qu'imposent les phantasmes de la société (n° 283)(14). Quelquefois, le rédacteur peut bien avoir conscience de cette surabondante et perverse production, mais il en tire paradoxalement parti pour mieux placer son ouvrage sur le marché (n° 368, 405); il n'est pas interdit alors de déprécier la concurrence et de vanter son produit même si, à l'évidence, le démarquage devient pratique quotidienne et commune. On peut également arguer des avantages offerts par de mirifiques "nouvelles méthode " (n° 392, 398, 405, 419, 421, 424, 438, 440, 455, 554) destinées à faire arbitrairement entrer une langue essentiellement conçue comme anormale dans les cadres d'une description normative étalonnée par l'esthétique littéraire. Dans cette entreprise, après les adultes, les enfants constituent une cible de plus en plus fréquemment visée (n° 380, 381, 396, 519, 521, 565); et, ipso facto, leurs maîtres pour qui sont rédigés d'innombrables ouvrages pratiques, moins conseils pédagogiques que compendium de solutions aux questions infinies d'usage (n° 419, 469, 555, 556). Dans tous les cas, le fait grammatical, orthographique, morphologique, syntaxique, se voit toujours associé à un autre ordre de faits, idéologique et commercial, qui en assure presque prioritairement la diffusion.
Les ouvrages de notre dernière catégorie, qui ressortissent à la rhétorique, sous sa plus large extension, outre qu'ils sont sensiblement moins nombreux que les précédents, sembleraient corrélés(15) dans leurs variations avec les dictionnaires (catégorie B); fait qui serait à interpréter, par un anachronisme dont les usagers de l'époque ne pouvaient avoir conscience, comme l'interpénétration du lexicologique et du sémantique. Et comme un signe précurseur du mal qui aura raison de toute théorie des tropes. Le trait le plus marquant de ces seize années est, au reste, une disparition progressive des rhétoriques strictes (Fontanier, à cet égard, constitue un point d'achèvement) au profit de véritables manuels de composition littéraire, poétiques pratiques qui n'osent s'avouer comme telles (n° 414, 463, 544, 547, 580), et qui placent le "faire " au-dessus du "savoir ", recourant nonobstant au même dispositif hiérarchisé, exemplifié par les meilleurs auteurs, que celui dont disposaient les anciennes tropologies(16) .
Il se pourrait bien que l'on trouve dans cette inflation du pragmatique, en dépit des dénégations des auteurs de manuels qui avancent toujours l'argument de la connaissance, le secret du sens profond de l'évolution qui affecte conjointement l'épistémé linguistique et la doxa grammaticale pendant cette période. Au fur et mesure que la langue devient, par le figement d'une norme, un instrument sélectif de distinction sociale, l'idéal du Savoir, qui avait naguère orienté toutes les recherches de la Grammaire Générale dans la constitution de ses Eléments(17), s'abâtardit en Principes qui offrent de plus en plus d'accommodements avec les vues systématiques d'une théorie logique. La décadence de cet idéal le voit donc se transformer peu à peu en un pseudo-matérialisme pratique aussi avide de correspondre aux règles socialement arbitrairement de l'Usage que de reconstituer la Vérité de l'univers à partir du témoignage des mots et des tournures de la langue. En 1836, à l'heure du progrès positif (puisque la philosophie générale de Comte s'édifie depuis 1826) le Traité de prononciation de Sophie Dupuis entérinera cette évolution en ensevelissant avec dédain les restes de la Grammaire Générale dans le vaste cimetière des théories dépassées(18), ce qui, jusqu'à l'avènement du Comparatisme, n'empêchera pas l'esprit métaphysique de renaître indéfiniment de ses cendres. Au plan de la théorie grammaticale, le fait particulier, fondamentalement anomal, supplante désormais l'Idée générale qui l'organisait antérieurement; il ne lui resterait plus qu'à être soigneusement observé pour offrir l'enseignement de la déduction rationnelle, mais il n'est prétexte qu'à induction phantasmatique des grammairiens. Au plan de la pratique discursive quotidienne, l'idéologie d'une petite fraction du corps social impose sa conception de la Norme, qui relativise le fait d'expression jusqu'à en faire un élément malléable, selon les circonstances, de son axiologie implicite. Et de l'imaginaire social.
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Notes
10 On notera toutefois que dans les Annales de Grammaire (IV, 1820, p. 504), l'idéologue Scott de Martinville écrit: "Cependant, si nous sommes privés de faits positifs sur les tems où le langage oral prit naissance, ne pourrions-nous pas, comme dans les sciences spéculatives, procéder à la recherche des causes qui l'ont fait instituer, par le moyen de l'induction et surtout de l'analogie qui, comme on sait, est le plus sûr guide de nos jugements dans les choses qui ne sont point démontrées". Mais c'est là un postulat sur lequel on peut se méprendre puisque, citant un peu plus loin Pougens, Scott de Martinville, au lieu de prendre acte du renversement épistémologique naissant, prétend détourner le projet de son objectif (permettre les conditions d'une histoire de la langue pré-scientifique) et rattacher l'activité de reconstruction des formes à l'obsédante recherche d'une logique universelle. A la manière ancienne.
11 Ce que confirme l'analyse statistique; d'après la formule de Bravais-Pearson utilisée pour calculer le coefficient de corrélation déductible des diverses catégories envisagées plus haut, Jean Breuillard trouve, concernant B et C, r - 0,41, avec une probabilité comprise entre 0,10 et 0,05, ce qui est significatif.
12 J'ai eu l'occasion d'illustrer ce phénomène dans un article du Français Moderne, 1981, n° 4, pp. 337-357: " Un aspect de l'histoire de la langue française au XIXe siècle: le Journal Grammatical et sa fonction sociolinguistique". Ainsi que dans Travaux de linguistique, 1996/33, pp. 91-114 .
13 Avec une probabilité de 0,001, l'effectif théorique serait, je le rappelle, de 38 seulement.
14 Je rejoindrais ici l'opinion d'A. Berrendonner qui, dans Les grammaires du Romantisme (Actes du colloque de Sonnewil 1979, éditions Universitaires de Fribourg, Suisse, 1980), opposant l'utilitarisme et les divagations des grammairiens de l'époque, voit dans cet antagonisme une impuissance fondamentale à triompher du réel, trop difficile à masquer (p. 46). Tout en me demandant, outre le fait que l'auteur n'appuie sa démonstration que sur Giraud (sic)-Duvivier, Bescherelle et Léger Noël, s'il est licite d'interroger l'épistémologie d'une époque (fût-elle à nos yeux pré-scientifique), laquelle possède sa propre axiologie intérieure, avec une épistémologie anachronique, en l'occurrence celle de la linguistique saussurienne et structurale, fondée sur un autre système de valeurs. J'ai tenté d'illustrer ce point dans une communication au colloque du G.E.H.L.F., Limoges 18-19 juin 1982 : " Le discours esthétique sur la langue française dans quelques grammaires au début du XIXe siècle ", pp. 19-32.
15 Le conditionnel est ici justifié par les chiffres; contrairement aux apparences, le test de corrélation de Bravais-Pearson indique effectivement entre B et D une valeur r = 0,08 qui, compte tenu d'un degré de liberté de 14, n'est pas ici significative.
16 Cette tendance, qui ira s'accentuant avec le siècle, culminera en 1866 avec l'exemplaire et abondant Choix de compositions françaises et latines, ou Scènes, Narrations, Discours, développements historiques, et vers latins de J. Girard (1866), qui relègue définitivement les Leçons françaises de Littérature et de morale publiées par Noël et De La Place en 1816.
17 Pour reprendre la distinction traditionnelle qu'illustre encore, au tournant du siècle, la Grammaire française de Caminade, v. p. 1, par lui-même dénommée Grammaire Usuelle.
18 Je cite le rapport fait par Touvenel devant la Société Grammaticale: Parmi la foule des livres didactiques qui surgissent de tous les côtés, nous devons à la vérité de reconnal-tre que celui-ci (le Traité de Sophie Dupuis) se distingue et par le fond et par la forme. L'auteur, au moins d'après la marche qu'elle a suivie, parait ne s'être nullement crue liée par ceux qui l'ont devancée dans la carrière, […]. Ses observations ont été faites en présence des faits, qui, partout dans l'ouvrage, précèdent le raisonnement. Cest donc l'inverse de la marche malheureusement habituelle qui semble n'admettre les faits que comme conséquence du principe, tandis qu'au contraire les règles doivent naturellement venir après l'examen des faits et résulter de leur comparaison. (B. n° X.24550, pp. IX - X). Mais que l'exemple désormais précède l'analyse ne signifie nullement une conduite scientifique où l'hypothèse et la déduction s'articulent par la raison. Et l'ouvrage de Sophie Dupuis, au surplus limité par le charnp restreint de son propos, reste une exception. Dès qu'il s'agit de morphologie, de syntaxe, ou de lexicologie, l'antériorité des faits peut servir de caution aux explications grammaticales les plus arbitraires et aux reconstructions cosmogoniques les moins certaines.