Rhétorique & grammaire dans la France du XIXe siècle: ou Comment faire bonne Figure?

Jacques-Philippe Saint-Gérand


                                       

"Figure: Terme de grammaire et de rhétorique. On entend par figure une disposition particulière d'un ou de plusieurs mots relative à l'état primitif et pour ainsi dire fondamental des mots ou des phrases. Les différents écarts que l'on fait dans cet état primitif, et les différentes altérations qu'on y apporte, font les différentes figures de mots ou de pensées. Ces deux mots : Cérès et Bacchus, sont les noms propres et primitifs de deux divinités du paganisme. Ils sont pris dans le sens propre, c'est-à-dire selon leur première destination, lorsqu'ils signifient simplement l'une ou l'autre de ces divinités. Mais comme Cérès était la déesse du blé, et Bacchus le dieu du vin, on a souvent pris Cérès pour le pain et Bacchus pour le vin; et alors, les adjoints ou les circonstances font connaître que l'esprit considère ces mots sous une nouvelle forme, sous une autre figure; et l'on dit qu'ils sont pris dans un sens figuré. Madame Deshoulière a pris pour refrain d'une ballade :

L'Amour languit sans Bacchus et Cérès

C'est-à-dire qu'on ne songe guère à faire l'amour quand on n'a pas de quoi vivre.

Il y a des figures de mots et des figures de pensées. Les premières tiennent essentiellement au matériel des mots, au lieu que les figures de pensées n'ont besoin des mots que pour être énoncées.

Il y a des figures de mots qu'on appelle figures de construction. Quand les mots sont rangés selon l'ordre successif de leurs rapports dans le discours, et que le mot qui en détermine un autre est placé immédiatement et sans interruption après le mot qu'il détermine, alors il n'y a point de figure de construction. Mais lorsqu'on s'écarte de la simplicité de cet ordre, il y a figure. Les principales figures de construction sont l'ellipse, le pléonasme, la syllepse ou synthèse, l'inversion ou hyperbate.

Il y a des figures de mots qu'on appelle tropes à cause du changement qui arrive alors à la signification propre du mot. Ainsi, toutes les fois qu'on donne à un mot un sens différent de celui pour lequel il a été primitivement établi, c'est un trope. Les écarts de la première signification du mot se font en bien des manières différentes, auxquelles les rhéteurs ont donné des noms particuliers.

Il y a une dernière sorte de figures de mots qu'il ne faut pas confondre avec celles dont nous venons de parler. Les figures dont il s'agit ne sont point des tropes, puisque les mots y conservent leur signification propre; ce ne sont point des figures de pensées, puisque ce n'est que des mots qu'elles tiennent ce qu'elles sont. Telles sont la répétition, la synonymie, l'onomatopée.

Les figures de pensées consistent dans la pensée, dans le sentiment, dans le tour d'esprit; de sorte que l'on conserve la figure, quelles que soient les paroles dont on se sert pour l'exprimer.

Les figures ou expressions figurées ont chacune une forme particulière qui leur est propre, et qui les distingue les unes des autres. Par exemple, l'antithèse est distinguée des autres manières de parler en ce que les mots qui forment l'antithèse ont une signification opposée l'une à l'autre [...]. Les grammairiens et les rhéteurs ont fait des classes particulières de ces différentes manière, et ont donné le nom de figures de pensées à celles qui énoncent les pensées sous une forme particulière qui les distingue les unes des autres et de tout ce qui n'est que phrase ou expression. Ces classes sont en très grand nombre et il est inutile de les connaître toutes. Le principales, outre celles que nous venons de nommer (antithèse, apostrophe, prosopopée) sont : l'exclamation, l'interrogation, la communication, l'énumération, la concession, la gradation, la suspension, la réticence, l'interruption, l'observation, la périphrase, l'hyperbole, etc.

Les figures rendent le discours plus insinuant, plus agréable, plus vif, plus énergique, plus pathétique; mais elles doivent être rares et bien amenées. Elles ne doivent être que l'effet du sentiment et des mouvemens naturels, et l'art n'y doit point paraître. Nous parlons naturellement en langage figuré lorsque nous sommes animés d'une violente passion. Quand il est de notre intérêt de persuader aux autres ce que nous pensons, et de faire sur eux une impression pareille à celle dont nous sommes frappés, la nature nous dicte et nous inspire son langage. Alors toutes les figures de l'art oratoire que les rhéteurs ont revêtues de noms pompeux, ne sont que des façons de parler très communes que nous prodiguons sans aucune connaissance de la rhétorique. Ainsi le langage figuré n'est que le langage de la simple nature appliqué aux circonstances où nous le devons parler.

Rien de plus froid que les expressions figurées quand elles ne sont pas l'effet naturel du mouvement de l'âme. Pourquoi les mêmes pensées nous paraissent-elles beaucoup plus vives quand elles sont exprimées par une figure, que si elles étaient enfermées dans des expressions toutes simples? C'est que les expressions figurées marquent, outre la chose dont il s'agit, le mouvement et la passion de celui qui parle, et impriment ainsi l'une et l'autre idée dans l'esprit; au lieu que l'expression simple ne marque que la vérité toute nue.

Les figures doivent surtout être employées avec ménagement dans la prose, qui traite souvent des matières de discussion et de raisonnement. On n'admet point le style figuré dans l'histoire, car trop de métaphores nuisent à la clarté; elles nuisent même à la vérité en disant plus ou moins que la chose même. Les ouvrages didactiques le réprouvent également. Il est bien moins à sa place dans un sermon que dans une oraison funèbre, par ce que le sermon est une instruction dans laquelle on annonce la vérité, l'oraison funèbre une déclamation dans laquelle on l'exagère.

L'imagination ardente, la passion, le désir souvent trompé de plaire par des expressions surprenantes, produisent le style figuré. La poésie d'enthousiasme, comme l'épopée, l'ode, et le genre qui reçoit le plus ce style. On le prodigue moins dans la tragédie, où le dialogue doit être aussi naturel qu'élevé; encore moins dans la comédie dont le style doit être plus simple. C'est le goût qui fixe les bornes qu'on doit donner au style figuré dans chaque genre. L'allégorie n'est point le style figuré. On peut, dans une allégorie, ne point employer les figures, les métaphores, et dire avec simplicité ce qu'on a inventé avec imagination. Presque toutes les maximes des anciens orientaux et des Grecs sont dans un style figuré. Toutes ces sentences sont des métaphores, de courtes allégories; et c'est là que le style figuré fait un très grand effort en ébranlant l'imagination et en se gravant dans la mémoire [...]

Lorsqu'une figure se présente trop brusquement, elle étonne plutôt qu'elle ne plaît; lorsqu'elle n'est pas soutenue, elle ne produit pas tout son effet. Il faut donc avoir soin de préparer et de soutenir les figures"

Laveaux, Dictionnaire des Difficultés Grammaticales et Littéraires de la Langue française, 1846, p. 292-95

Le texte ainsi mis en exergue souligne la place capitale dévolue à la notion de figure, entre pensée et expression, entre construction et syntaxe dans le dispositif d'intense manuélisation grammaticale qui -- au bénéfice supposé de l'instruction publique -- affecte la France depuis l'époque révolutionnaire. Si le dix-neuvième siècle français est effectivement une période de grands bouleversements idéologiques et techniques, s'il est réellement ce moment de l'histoire au cours duquel meurt -- après s'être restreinte -- une tradition de la parole efficace plus que bimillénaire, c'est aussi l'instant qui offre à la rhétorique classique la possibilité de renaître de ses cendres -- à l'instar du Phénix emblématique de la mythologie -- et d'occuper d'autres territoires que ceux de l'argumentation et de la persuasion. La grammaire, notamment dans sa constitution scolaire, lui délègue donc momentanément un large pouvoir explicatif, lorsque ses propres règles se révèlent impuissantes à sérier les formes d'un phénomène attesté, ou à justifier les pratiques observées, avant que, par les détours d'une notion de style rendue artificieusement technique, la "stylistique" émergeante, dès la fin du siècle, lui ravisse définitivement le droit de légiférer sur l'éthos des discours.

C'est une telle configuration de la discipline, fluctuante et problématique, que donne à observer la Grammaire Générale des Grammaires Françaises de Napoléon Landais, dont la première édition remonte à 1835. Une description plus générale de cet ouvrage est donnée sur ce site même à la rubrique ……..

Cet ouvrage est en effet particulièrement représentatif du champ d'étude d'une certaine grammaire, matière d'instruction, d'éducation et de normalisation sociale, à l'heure où l'institution scolaire commence à mettre en place ses dispositifs spécifiques d'inculcation civique et épistémique asservis aux besoins de légitimation du caractère public et national de la langue comme catalyseur politique et social. Il n'est ni nécessaire ici d'insister sur la personnalité "scientifique" et humaine du grammairien(1) ni opportun de rappeler les conditions de réception de son travail par les contemporains. J. Tell, dans Les Grammairiens français, s'en amuse ouvertement(2). Pierre Larousse le considère comme le produit d'un folliculaire borné(3). Quant aux frères Bescherelle, concurrence oblige, ils ne voient en lui "qu'une médiocrité de bas étage, [qui] à l'aide d'un feuilleton payé ou mendié, est parvenue à tromper sur la valeur de son oeuvre une grande partie des habitants de la province", marquant déjà ainsi cette centralisation parisienne qui frappe de vacuité toute recherche effectuée en ou pour la province... Je ne rappellerai pas non plus, dans ce climat, les affligeantes circonstances de la mort de Landais. Seules retiendront notre attention la conformation et la situation de la rhétorique dans le dispositif explicatif de la grammaire de Landais.

Six cent quarante cinq pages; vingt-deux sections(4), cent-dix autorités grammairiennes -- de l'Antiquité au premier quart du XIXe siècle -- citées en référence dans la bibliographie; quatorze cent soixante-quinze exemples littéraires extraits d'un ensemble réunissant La Fontaine et de Wailly; d'innombrables listes de particularités; douze tableaux synoptiques des conjugaisons... Voilà quelques chiffres qui pourraient illustrer la tentation exhaustive, cumulative et compilatoire de l'ouvrage. Mieux vaut s'arrêter, cependant, à des témoignages moins nettement quantifiables, mais tout autant significatifs. Napoléon Landais représente le cas typique de ces polygraphes tentés par la réussite commerciale de la Grammaire des grammaires de Girault-Duvivier(5), et qui veulent atteindre à un tel succès pour leur propre profit, ou -- plus plausiblement -- pour celui de leur éditeur, car la grammaire est alors devenue un objet symbolique dont la bourgeoisie a consacré toute la valeur en tant que forme sociale discriminante. Entre la masse inculte et le public cultivé ne cesse de se creuser un fossé d'autant plus large que les derniers nommés distinguent entre eux ceux qui ne possèdent que l'armature des règles -- l'orthodoxie grammaticale -- et ceux qui disposent en outre de toutes les libertés et latitudes de l'esthétique de la langue. Ceux-ci connaissent naturellement les articles du code, mais peuvent s'en affranchir dans un dessein supérieur d'expressivité, ce qu'attestent incessamment les grands écrivains institués en parangons, lesquels marquent nettement la frontière séparant la grammaire proprement dite et la haute grammaire ou grammaire transcendante, grâce à laquelle l'analyse peut passer de la phrase au texte(6) comme illustration d'une idéologie renvoyant nécessairement à la fondation des valeurs sociales dominantes. C'est dans cette configuration épistémique que se justifie la place de la rhétorique dans le dispositif explicatif de la grammaire de Napoléon Landais.

Parmi les autorités consultées -- ou alléguées comme caution -- pour la constitution de sa grammaire, dans une sorte d'éclectisme généralisé, Landais fait donc large place aux rhétoriciens ou aux auteurs qui ont été attentifs aux formes expressives de la langue française. L'Académie française est citée pour son opinion sur Le Cid. Aristote figure par sa Rhétorique même. Auger est redevable de son Commentaire sur Molière. Le Père Dominique Bouhours est représenté par ses Doutes sur la langue française, proposés à Messieurs de l'Académie française par un gentilhomme de province... Chompré s'inscrit grâce à son Introduction à la langue latine par la voie de la traduction, qui ménage une large place aux procédures de transposition. Thomas Corneille mérite la reconnaissance pour ses Notes sur les remarques de Vaugelas, tandis que Demandre, plus d'un siècle plus tard, excipe de son Dictionnaire de l'élocution française. Denis d'Halicarnasse justifie la référence à son De Structura orationis. Landais fait référence à l'article "Déclamation des Anciens", signé par Duclos dans l'Encyclopédie. Domairon est l'occasion de rappeler ses Principes généraux de belles-lettres, tandis que l'Encyclopédie Méthodique figure en bonne place autant pour ses articles de Grammaire que pour ceux de Littérature. Dumarsais, bien évidemment, se distingue autant par sa méthode pour apprendre le latin, que par ses contributions aux sept premiers volumes de l'Encyclopédie sus-évoquée et son emblématique traité Des tropes... qui introduit directement au coeur des mécanismes de la rhétorique comme pratique de la langue, dans un geste quelque peu prémonitoire de la sémantique moderne. Féraud introduit la référence au Dictionaire critique [sic], tandis que Desfontaines rappelle ses interminables Observations sur les écrits modernes. Girault-Duvivier, qui mettait en avant l'autorité des grands écrivains tant dans le domaine de la norme grammaticale que dans celui de la valeur morale, est référencé sans surprise, même de la part d'un concurrent, pour sa Grammaire des grammaires. Horace, quant à lui, donne l'occasion de citer son De Arte poetica. Le Journal Grammatical, Littéraire et Philosophique de la Langue française et des Langues en général, auquel ce site consacre par ailleurs une section spécifique, rassemble -- comme on sait -- sous son titre des articles mêlant grammaire et esthétique de la langue : les derniers idéologues qui en tiennent les rênes n'oublient guère de mentionner dans ses pages les constituants de l'armature rhétorique classique. Le Dictionnaire des Difficultés Grammaticales et Littéraires de la Langue française de J.-Ch.-Th. de Laveaux(7) qui faisait une si large place aux emprunts de l'Encyclopédie et de Dumarsais, est fréquemment mentionné comme autorité, à l'instar de Marmontel, dont les Leçons sur la langue française ne cessent pas de répéter l'articulation de la grammaire et de la littérature grâce à la rhétorique. Quintilien n'est pas autrement cité que pour l'ensemble de sa production!... Et Rollin justifie une nouvelle mention de son Traité des Études. On ajoutera à cette cohorte les noms de Roussel de Berville pour son Essai sur les convenances grammaticales, et de Voltaire pour ses Notes et Commentaires sur Corneille, par lesquelles il apparaît clairement que la dimension historique de l'interprétation des phénomènes est -- à cette époque et pour cet auteur tout au moins -- une pierre d'achoppement du raisonnement grammatical et un motif d'invoquer la rhétorique lorsque celle-ci sert déjà à caractériser la désuétude, si ce n'est l'obsolète déshérence aux yeux des usagers modernes du XIXe siècle, des objets passés du langage. Se posent ainsi, une fois encore, en termes d'histoire de la langue et d'histoire des conceptions grammaticales et linguistiques, la question du rapport du continu chronique au discontinu chronologique, et celle des relais par lesquels passent les conceptions anciennes lorsque certaines nécessités sociologiques et idéologiques les soumettent à une adaptation au présent. L'ensemble de ces références désigne alors, dans son éclectisme historique même, sa diversité méthodologique et la permanence de sa déférence à l'endroit de la parole en acte, une conception de la langue qui place l'accomplissement de cette dernière dans le monde infini et arbitraire de l'effet, très au-delà des limites propres de son fonctionnement grammatical. C'est pourquoi la technologie rhétorique déclinée par Landais ne peut qu'outrepasser incontinent le cadre restreint que le "grammairien" voudrait a priori lui concéder.

Ce n'est probablement pas là une grande originalité : le texte mis en exergue témoigne de cette difficulté à ne pas constamment induire des relations entre la forme de la langue et le sens des discours par les incessants transferts terminologiques qui font basculer une notion du plan de la grammaire dans le plan rhétorique. Laveaux, à cet égard, expose parfaitement cette collusion d'intérêts profondément différents, et l'impossibilité de débrouiller facilement les difficultés tant que l'observateur n'a pas à sa disposition une conception claire de la grammaire et une définition pratique de la rhétorique comme moteur principal de la transformation des sens, soumis aux aléas culturels et sociaux de l'histoire.

Le malaise épistémologique de Napoléon Landais est d'ailleurs perceptible dès les premières pages de son ouvrage : avant d'aborder la description de la grammaire française, il lui paraît impossible de ne pas sacrifier à une présentation succincte de "Notions de Grammaire Générale", comme pour s'intégrer à la lignée scientifique des Idéologues et des auteurs qui pratiquaient cette discipline en tant qu'analyse de l'esprit. Sans s'apercevoir qu'il n'appliquait là que des principes bâtards et détournés de leur finalité originelle, Landais ne parvient qu'à de confuses explications des différentes valeurs du "néologisme". Ce terme même désigne ainsi dans son discours l'articulation problématique de la langue et de la rhétorique :

Cette simple citation suffit à exposer toute une conception de la grammaire française de la première moitié du XIXe siècle; la néologie, qui ne s'applique pas seulement au vocabulaire et peut s'étendre aux formes mêmes de la syntaxe, y est reconnue comme élément mécanique et normatif de la langue, mais elle est immédiatement affectée d'un coefficient esthétique qui, la plupart du temps, en fait basculer le contenu dans l'opprobre d'un défaut et de sa dénonciation : le néologisme. Si l'on songe que, peu ou prou, c'est à la même époque qu'Henri Weil élabore sa thèse sur L'ordre des mots dans les langues anciennes et les langues modernes (1844), dans laquelle l'analogie et la néologie sont réhabilitées comme forces dynamiques de la langue indépendamment de toute axiologie esthétique, on ne peut que mesurer le fossé distinguant déjà définitivement langue et discours dans les conceptions modernes de la linguistique(8). Napoléon Landais se situe évidemment en-deçà de cette transformation de l'attitude observatrice des mécanismes grammaticaux, et ne peut faire l'économie du dispositif rhétorique qui permet de décrire la langue en projetant sur elle toutes les valorisations socio-culturelles connexes liées à des discours érigés en modèles à reproduire.

Après avoir présenté les éléments matériels de la langue : alphabet, voyelles, syllabes nasales, diphtongues, consonnes simples, consonnes composées, syllabes, accent, quantité, le grammairien fait intervenir une première fois la rhétorique classique à propos des mots, car, ce sont les unités grâce auxquelles s'opère la liaison des éléments physiques purement matériels et des éléments idéologiques de la langue. La référence aux notions d'Oraison et de Discours légitime le passage de la forme à la norme :

Mais, ce faisant, Napoléon Landais ne peut éliminer -- après Dumarsais -- une discussion des principes de la signification des mots. L'intermédiaire de Demandre ne suffit pas à dissimuler la conception métaphysique selon laquelle les mots d'une langue peuvent être sériés en deux catégories principales : les noms, termes de toute représentation, et les verbes, termes de tout jugement articulant ces dernières. La question de la valeur des mots reste pendante, et Landais ne l'approche qu'au moyen de la conception généraliste d'Estarac(9) : le sens propre distinct du sens figuré rapidement élargie par le recours à d'Alembert et -- une nouvelle fois -- à Demandre, qui raniment les vieilles subtilités de l'exégèse en séparant les sens absolu et relatif, abstrait et concret, adapté, composé, divisé, déterminé, indéterminé, équivoque, littéral, spirituel, moral, ou anagogique. Une telle prolifération de valeurs interprétatives fait presque une qualité de la rigidité de la théorie des Tropes, par laquelle la rhétorique s'infiltre -- en deçà de la néologie -- jusqu'aux principes du fonctionnement de la langue, car l'attribution à un mot d'une "signification qui n'est pas précisément sa signification propre" (Landais, p.88), valable pour l'unité de base du discours construit, s'applique aussi par extension aux figures de pensées et aux figures de construction qui régissent les autres niveaux de régulation de la langue. C'est toute une théorie ambiguë de l'analogie qu'il faudrait pouvoir retracer alors comme "relation, rapport, ou proportion que plusieurs choses ont les unes avec les autres, quoique d'ailleurs différentes par des qualités qui leur sont propres" (Landais, p.91). Reste que se légitime de la sorte l'irruption -- dans une grammaire -- d'une terminologie restreinte et hétérogène : Catachrèse, Métonymie et Métalepse, Synecdoque, Antonomase, Hyperbole, Litote, Métaphore, Syllepse ou Synthèse, Allégorie, Allusion, Ironie, Euphémisme, Périphrase, et Onomatopée, que les rhétoriciens -- pour leur part et à la même époque(10) -- prenaient soigneusement la peine de différencier sur la base de leurs constituants internes.

Landais ne retient plus que l'effet superficiel de sens : l'Euphémisme "consiste à déguiser des idées, ou tristes, ou odieuses ou désagréables, sous des expressions radoucies qui présentent des idées moins choquantes" (Landais, p. 98); la Litote "paraît affaiblir une pensée dont on suppose que les idées accessoires réveilleront toute la force; par modestie, ou par égard, ou par politique, on dit moins qu'on ne pense; mais on est bien assuré que ce moins réveillera l'idée du plus" (Landais, p. 95). "Déguiser", "Paraître", "Prendre pour", ou "Exagération", sont les termes qui rendent compte du fonctionnement de ces figures, et qui placent délibérément la théorie sous-jacente dans le domaine de l'éthos.

Lorsque le grammairien poursuit son incursion dans les domaines spécialisés de la dictionnairique : synonymie et homonymie (Landais, pp. 100-102), il peut aborder les "Figures de Construction", par lesquelles s'opère le passage aux niveaux supérieurs de la morpho-syntaxe de la langue, qui régulent la production du sens des énoncés : Inversion ou Hyperbate, Ellipse, Zeugme, Pléonasme, Périssologie, Répétition, Gradation, Régression, Conjonction et Disjonction scandent la litanie des diverses façons de contourner la loi, d'en renverser l'ordre, tout en en promouvant les vertus esthétiques du discours. L'opposition des procédures analytiques et figurées n'est plus là que comme subsistance d'une méthode scolastique, et le terme même de "Construction" paraît être devenu étranger à sa valeur d'origine, ne constituant plus qu'une approximation d'organisation superficielle de la phrase, et ne s'opposant plus à la "Syntaxe" que par le seul critère de la supplétion du sens.

Mais cette formulation pourrait servir aussi bien de sorite illustrant le caractère circulaire du raisonnement sur la langue qui ne s'appuie que sur des considérations esthétiques... Le Pléonasme est de même caractérisé comme ne servant "qu'à remplir le discours, et n'entre pour rien dans la construction des phrases dont on entend également le sens, qu'il y ait de ces mots surabondants ou qu'il n'y en ait pas" (Landais, p. 111)... La linéarisation de la phrase, constatée en surface, malgré l'arrière plan d'une décomposition idéologique qui convoque toujours à son appui l'analyse des Moutons de Mme Deshoulières par Dumarsais (p.404), est devenu le lieu de convergence de la construction analytique et de la construction figurée, à l'intérieur duquel l'évidence et l'immédiateté ainsi que l'efficacité expressive sont justifiées par le recours à la rhétorique :

Napoléon Landais ne peut d'ailleurs faire autrement que reprendre ce développement en substituant "Syntaxe" à "Construction" lorsqu'il aborde les faits d'expression dans le détail de leur énonciation :

La limite de l'acceptabilité de toutes ces procédures reste toujours la constitution d'un sens clair et transmissible, conforme aux canons de la représentation du modèle naturel; lorsque ce dernier n'est plus accessible, l'"irrégularité" devient profonde et constitue un vice qui -- avant de frapper la pensée -- touche la nature du langage :

Avec le filtrage de l'éthique, que justifie le recours au sentiment du naturel, on voit donc se réintroduire, dans la recevabilité et la compréhension des formes de la langue, tous les effets de la norme esthétique et du rhétorique préjudiciel inscrits dans le choix des exemples allégués pour illustrer précisément le fonctionnement de la langue.

Le chapitre de Landais traitant des "Figures de Construction" adjoint aux figures précédemment recensées celle d'Amphibologie. Celle-ci met en avant la possibilité de donner deux significations différentes à un même énoncé; et, contre tout impératif de clarté et de netteté, inscrit en conséquence l'ambiguïté au coeur même du dessein rhétorique d'enrichissement de la langue. En rendant possible la superposition de deux sens, cette figure contribue à délinéariser la construction et la syntaxe du sens.Mais elle fait courir le risque d'offusquer la signification des énoncés. Landais en repousse la pratique à l'aide d'un argument emprunté à Rivarol, qui met l'accent sur les nécessités de la communication :

Une telle conception marque très clairement les limites du raisonnement grammatical et la forte contention qu'exerce sur lui l'emprise non de la rhétorique comme technique mais du rhétorique comme savoir préalable à tout acte de communication verbale.

La technique rhétorique met à disposition de l'individu locuteur toute une panoplie de formes et de figures destinées à l'enrichissement, à la variation, à l'ornementation persuasives de l'expression. Mais ces diverses transformations d'un contenu profond -- stable et universel -- sont restreintes dans leur application par le sentiment d'acceptabilité ou d'irrecevabilité que projettent sur elles les lecteurs, les auditeurs, les descripteurs de la langue, en fonction de valorisations socio-culturelles liées à l'esthétique générale d'une époque.

Le savoir rhétorique, quant à lui, échappe à cette contingence historique, préexiste à toute technicité et réside dans les abysses d'un esprit humain réduit aux universaux de la pensée. Il permet de rendre compte logiquement des mécanismes idéologiques de métamorphoses du verbe, en deçà de l'affleurement linguistique des énoncés, antérieurement même à toute énonciation, et il en justifie l'efficacité comme il en légitime les byzantines distinctions, par l'idée que les principes premiers de législation de la langue sont inaltérables et généraux, fondés en raison et cautionnés par le bon sens :

Une telle configuration embrouillée de l'appareil explicatif de la pensée dans la langue marque nettement la situation péripatétique... de la grammaire française au regard de la rhétorique, dans la première moitié du XIXe siècle. Ce qui somme toute n'est jamais qu'un retour inattendu à Aristote! Il n'y a pas de valeur de l'énoncé qui soit indépendante des effets du style, lorsque ce dernier est simultanément défini par un savoir rhétorique étalonnant une axiologie de la langue, et actualisé par l'application de la technique rhétorique normalisant la production des discours de l'invention des lieux jusqu'à la formalisation des figures de sens et de construction.

Il n'y a pas plus d'analyse objective du fait de langue lorsque s'interpose entre l'observateur, son horizon idéal de perception et ses modes métaphysiques de compréhension, les étamines variables de l'usage :

Depuis Dumarsais, souvent cité hors de raison, par Landais et ses confrères, chacun sait "qu'il se fait plus de figures en un seul jour de marché à la halle, qu'il ne s'en fait en plusieurs jours d'assemblées académiques"(11) Qu'on ne s'étonne pas, dans ces conditions, que toute délimitation du domaine grammatical passe nécessairement encore par une déambulation en territoire rhétorique... et quelques haltes en territoires littéraires, malgré l'avertissement angoissant formulé, peu a près, par Flaubert : "Tous les faiseurs de rhétoriques, de poétiques et d'esthétiques me paraissent des imbéciles!"(12).

Sur la foi de l'exemple analysé de Landais, on étendrait volontiers la réflexion à la grammaire et aux grammairiens.


Notes

1. J'ai pu en dégager et éclairer quelques aspects dans : "Le coeur grammairien et l'esprit sensible d'Alfred de Vigny", Bulletin de la Société des Amis d'Alfred de Vigny, 1981-82/11, pp. 57-63.

2. Loc.cit., Slatkine Reprints, 1967, pp. 283-87.

3. Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, t. X, p.136 b.

4. Souvent mal homogénéisées et distinguées au reste, comme le montrent celles consacrées au substantif et au verbe.;

5. Première édition publiée en 1812.

6. Non dans le sens moderne où l'on oppose une grammaire de phrase, fondée sur l'énoncé, à une grammaire de texte, fondée dans l'énonciation même, mais dans un sens plus ancien qui fait de l'attestation littéraire un exemple probant et un modèle à reproduire. L'antépénultième paragraphe de la Préface de Landais revendique d'ailleurs cette qualité : "Quant à ce qui caractérise spécialement notre Grammaire, nous en aurons dit assez en annonçant qu'elle est à la fois élémentaire et transcendante, et qu'il ne s'y mêle aucune espèce de système" (p.9).

7. Première édition publiée en 1818.

8. Une nouvelle appréciation du travail de Weil est désormais rendue possible grâce à la réédition de sa thèse, avec une préface de Simone Delesalle, Paris, Didier Érudition, 1991, et aux analyses qui lui ont été consacrées dans : S. Delesalle et J.-Cl. Chevalier, La Linguistique, la Grammaire et l'École, 1750-1914, Paris, Armand Colin, 1986, notamment pp. 64-77.

9. Auguste François Estarac, auteur en 1811, d'une Grammaire générale, Paris, Nicolle, 2 vol

10. Comme on s'en persuadera en retournant aux pseudo Figures du Discours de Fontanier, réédition Genette, Paris, Flammarion, 1968, pp. 73-270, et, plus encore, à la Nouvelle Rhétorique de J.-V. Le Clercq, Paris, Delalain, 1823.

11. Des Tropes, Chap. 1er, Article premier, éd. Fr. Soublin, Paris, Flammarion, 1988, p. 62-63..

12. Flaubert : Bouvard et Pécuchet, éd. J. Bruneau, Le Seuil, L'Intégrale, p. 248b.