Les citations ci-dessous, dont l'éventail peut être élargi au gré de chacun, exposent quelques-uns des points de vue contrastés échangés sur l'objet rhétorique et ses alentours à l'époque romantique.
"On appelle ainsi une figure de rhétorique et de poésie qui sert à l'ornement et à l'éclaircissement d'un discours ou d'un poëme. Elle sert à rendre plus sensible, par une image, une qualité, une action, une idée, un sentiment, une vérité abstraite. Lorsque, par exemple, nous sommes vivement frappés de quelque qualité extraordinaire d'un objet, il arrive souvent que nous trouvons de la difficulté à rendre cette qualité sensible, précisément parce qu'elle est extraordinaire dans l'objet que nous voulons peindre, et que toutes les expressions que nous empruntons de la nature de cet objet même ne peuvent le tirer qu'imparfaitement de la classe commune dont il fait partie. Si je dis qu'un héros vole au combat, qu'une femme est belle, qu'un homme est léger à la course, je n'exprime rien qui ne soit dans la nature de tous les héros, de toutes les belles femmes, de tous les hommes qui sont légers à la course. Mais si je dis du héros qu'il vole au combat comme un lion, de la femme qu'elle est belle comme un astre, de l'homme qu'il est léger comme un cerf, ces comparaisons du héros avec le lion, de la femme avec un astre, de l'homme avec le cerf, rendent plus sensibles les qualités que je voudrais peindre dans chacun de ces objets, parce qu'elles les font voir semblables à des qualités de la même espèce que l'on connaît mieux dans les nouveaux objets qui sont présentés, et où l'on est accoutumé de les voir à leur plus haut degré. Les comparaisons sont comme autant de traits de lumière qui nous montrent dans les deux objets un rapport imprévu et frappant, et nous font embellir le premier de tout ce qui nous a séduits dans le second.
Puisque la comparaison doit rendre un objet plus sensible par la connaissance subite d'un rapport frappant, il faut que le rapport soit clair; qu'il embrasse tout l'objet à l'expression duquel il doit concourir, et que l'image qui doit caractériser, enrichir ou embellir cet objet, soit plus familière et mieux connue; il faut enfin que cette image soit plus vive. La comparaison d'un héros qui vole aux combats avec un coursier qui s'élance dans la carrière ne serrait pas assez claire, elle n'embrasserait pas entièrement les qualités que l'on veut exprimer, parce que le coursier n'a pas un rapport sensible avec cette ardeur belliqueuse qui ne connaît aucun obstacle, ne respire que le carnage et répand au loin la terreur. Au contraire, la comparaison avec le lion est juste et sensible, parce qu'elle offre tous ces rapports. Le nom seul de l'animal, dont on connaît toutes les qualités, le fait voir tout à coup à l'esprit.
Quoiqu'il ait plu aux écrivains didactiques de caractériser cette figure comme particulière à l'éloquence et à la poésie, elle a lieu dans tous les genres et dans tous les styles, et fréquemment elle prête de l'énergie et des charmes aux phrases les plus simples de la conversation familière. Une femme du peuple dira que son adversaire s'est jetée sur une elle comme une furie; le philosophe écrira dans son cabinet que les hommes ont peur de la mort comme les enfants des ténèbres; et le poète et l'orateur, pour rendre leurs idées plus sensibles, emprunteront des images qu'ils embellissent des détails et des expressions que comportent le genre dans lequel ils écrivent, et le sujet particulier qu'ils traitent.
Dans la métaphore, il y a une sorte de comparaison, ou quelque rapport équivalent entre le mot auquel on donne un sens métaphorique et l'objet à quoi on veut l'appliquer. Par exemple, quand on dit d'un homme en colère: c'est un lion, lion est pris alors dans un sens métaphorique; on compare l'homme en colère au lion, et voilà précisément ce qui distingue la métaphore des autres figures. Il y a cette différence entre la métaphore et la comparaison, que dans la comparaison on se sert de termes qui font connaître que l'on compare une chose à une autre; [...] la comparaison est en elle-même une excursion du génie du poète, et cette excursion n'est pas également naturelle dans tous les genres. Plus l'âme est occupée de son objet direct, moins elle regarde autour d'elle, plus le mouvement qui l'emporte est rapide, plus elle est impatiente des obstacles et des détours; enfin, plus le sentiment a de chaleur et de force, plus il maîtrise l'imagination et l'empêche de s'égarer. Il suit de là que la narration tranquille admet les comparaisons fréquentes, développées, étendues et prises de loin; qu'à mesure qu'elle s'anime, elle en veut moins, les veut plus concises et aperçues de plus près; que dans le pathétique, elles ne doivent être indiquées que par un trait rapide; et que s'il s'en présente quelques-unes dans la véhémence de la passion, un seul mot doit les exprimer.
Quant à la source de la comparaison, elle est prise communément dans la réalité des choses, mais quelquefois aussi dans l'opinion et dans l'hypothèse du merveilleux"
"La littérature romantique sera plus ancienne et plus idéale que la littérature classique; et toutefois, elle abondera davantage en comparaisons et en images: c'est que la poésie a bien plus besoin de traduire la pensée en images lorsque la pensée est si vaporeuse et si déliée qu'elle risquerait sans ce secours de n'être ni exprimée ni comprise. Car le langage poétique, en empruntant les secours des comparaisons d'objets matériels et physiques, procure par elle-même l'excellence de la pensée humaine sur le mécanisme des langues.
Le romantique, s'exerçant davantage dans l'idéal, a plus fréquemment recours à l'emploi des images, par le motif que nous venons d'expliquer: mais comme ici, l'usage est toujours voisin de l'abus, le romantique sera plus exposé que le classique à tomber dans l'exagération et dans l'emphase. On ne doit pas lui imposer le joug d'une grande régularité; mais il ne peut s'absoudre du défaut de vraisemblance"
"[...] L'usage de l'épithète doit être restreint aux seuls cas où l'idée principale ne suffit pas pour donner à la pensée une beauté sensible, une énergie réelle. Les épithètes pittoresques prises des choses sensibles sont indispensables lorsque l'orateur ou le poëte veut peindre à l'aide du discours. Elles servent à exprimer diverses petites circonstances qui font partie du tableau, ou à épargner des descriptions prolixes qui rendraient le discours languissant. S'agit-il, non de peindre, mais de donner à la pensée un tour plus fort, plus nouveau, plus naïf? C'est à l'aide des épithètes qu'on y parviendra plus aisément. Enfin, si l'on se propose de toucher le coeur, quel que soit le genre de la passion, rien de plus efficace que les épithètes bien choisies pour exciter le sentiment. Mais autant les épithètes peuvent dans ces circonstances donner de l'énergie au discours, autant elles sont insipides partout ailleurs. Rien n'est plus désagréable qu'un style rempli d'épithètes faibles, vagues ou oiseuses.
Il y a des hommes si illustres que leur nom seul vaut le plus bel éloge. Il y a de même des idées qui, par elles-mêmes, sont si grandes, si parfaitement énergiques, que tout ce qu'on y ajouterait par forme d'épithète pour les rendre plus sensibles, ne pourrait que les affaiblir. Quand César, au moment qu'on le poignarde, s'écrie: Et toi aussi Brutus! Quelle épithète jointe à ce nom aurait pu ajouter à l'énergie de cette exclamation? Dans tous les cas de cette nature, toute épithète est déplacée"
"[...] Les qualités de l'exorde sont la convenance, la modestie et la brièveté. Par la convenance, l'exorde est naturellement lié au reste du discours dont il est l'introduction; par la modestie, il fraie le chemin à la persuasion; par la brièveté, il conserve le caractère qui lui est propre, et rejette tout ce qui ne tend pas à préparer l'auditeur à ce qu'on va lui dire.
Le style de l'exorde doit être noble, grave, mesuré. C'est la partie du discours qui doit être travaillée avec le plus de soin, parce que c'est elle qui commence à donner de l'orateur une opinion favorable ou défavorable"
"Terme de grammaire et de rhétorique. On entend par figure une disposition particulière d'un ou de plusieurs mots relative à l'état primitif et pour ainsi dire fondamental des mots ou des phrases. Les différents écarts que l'on fait dans cet état primitif, et les différentes altérations qu'on y apporte, font les différentes figures de mots ou de pensées. Ces deux mots: Cérès et Bacchus, sont les noms propres et primitifs de deux divinités du paganisme. Ils sont pris dans le sens propre, c'est-à-dire selon leur première destination, lorsqu'ils signifient simplement l'une ou l'autre de ces divinités. Mais comme Cérès était la déesse du blé, et Bacchus le dieu du vin, on a souvent pris Cérès pour le pain et Bacchus pour le vin; et alors, les adjoints ou les circonstances font connaître que l'esprit considère ces mots sous une nouvelle forme, sous une autre figure; et l'on dit qu'ils sont pris dans un sens figuré. Madame Deshoulière a pris pour refrain d'une ballade :
L'Amour languit sans Bacchus et Cérès
C'est à dire qu'on ne songe guère à faire l'amour quand on n'a pas de quoi vivre.
Il y a des figures de mots et des figures de pensées. Les premières tiennent essentiellement au matériel des mots, au lieu que les figures de pensées n'ont besoin des mots que pour être énoncées. Il y a des figures de mots qu'on appelle figures de construction. Quand les mots sont rangés selon l'ordre successif de leurs rapports dans le discours, et que le mot qui en détermine un autre est placé immédiatement et sans interruption après le mot qu'il détermine, alors il n'y a point de figure de construction. Mais lorsqu'on s'écarte de la simplicité de cet ordre, il y a figure. Les principales figures de construction sont l'ellipse, le pléonasme, la syllepse ou synthèse, l'inversion ou hyperbate.
Il y a des figures de mots qu'on appelle tropes à cause du changement qui arrive alors à la signification propre du mot. Ainsi, toutes les fois qu'on donne à un mot un sens différent de celui pour lequel il a été primitivement établi, c'est un trope. Les écarts de la première signification du mot se font en bien des manières différentes, auxquelles les rhéteurs ont donné des noms particuliers.
Il y a une dernière sorte de figures de mots qu'il ne faut pas confondre avec celles dont nous venons de parler. Les figures dont il s'agit ne sont point des tropes, puisque les mots y conservent leur signification propre; ce ne sont point des figures de pensées, puisque ce n'est que des mots qu'elles tiennent ce qu'elles sont. Telles sont la répétition, la synonymie, l'onomatopée.
Les figures de pensées consistent dans la pensée, dans le sentiment, dans le tour d'esprit; de sorte que l'on conserve la figure, quelles que soient les paroles dont on se sert pour l'exprimer.
Les figures ou expressions figurées ont chacune une forme particulière qui leur est propre, et qui les distingue les unes des autres. Par exemple, l'antithèse est distinguée des autres manières de parler en ce que les mots qui forment l'antithèse ont une signification opposée l'une à l'autre [...]. Les grammairiens et les rhéteurs ont fait des classes particulières de ces différentes manière, et ont donné le nom de figures de pensées à celles qui énoncent les pensées sous une forme particulière qui les distingue les unes des autres et de tout ce qui n'est que phrase ou expression. Ces classes sont en très grand nombre et il est inutile de les connaître toutes. Le principales, outre celles que nous venons de nommer (antithèse, apostrophe, prosopopée) sont: l'exclamation, l'interrogation, la communication, l'énumération, la concession, la gradation, la suspension, la réticence, l'interruption, l'observation, la périphrase, l'hyperbole, etc.
Les figures rendent le discours plus insinuant, plus agréable, plus vif, plus énergique, plus pathétique; mais elles doivent être rares et bien amenées. Elles ne doivent être que l'effet du sentiment et des mouvemens naturels, et l'art n'y doit point paraître. Nous parlons naturellement en langage figuré lorsque nous sommes animés d'une violente passion. Quand il est de notre intérêt de persuader aux autres ce que nous pensons, et de faire sur eux une impression pareille à celle dont nous sommes frappés, la nature nous dicte et nous inspire son langage. Alors toutes les figures de l'art oratoire que les rhéteurs ont revêtues de noms pompeux, ne sont que des façons de parler très communes que nous prodiguons sans aucune connaissance de la rhétorique. Ainsi le langage figuré n'est que le langage de la simple nature appliqué aux circonstances où nous le devons parler.
Rien de plus froid que les expressions figurées quand elles ne sont pas l'effet naturel du mouvement de l'âme. Pourquoi les mêmes pensées nous paraissent-elles beaucoup plus vives quand elles sont exprimées par une figure, que si elles étaient enfermées dans des expressions toutes simples? C'est que les expressions figurées marquent, outre la chose dont il s'agit, le mouvement et la passion de celui qui parle, et impriment ainsi l'une et l'autre idée dans l'esprit; au lieu que l'expression simple ne marque que la vérité toute nue.
Les figures doivent surtout être employées avec ménagement dans la prose, qui traite souvent des matières de discussion et de raisonnement. On n'admet point le style figuré dans l'histoire, car trop de métaphores nuisent à la clarté; elles nuisent même à la vérité en disant plus ou moins que la chose même. Les ouvrages didactiques le réprouvent également. Il est bien moins à sa place dans un sermon que dans une oraison funèbre, par ce que le sermon est une instruction dans laquelle on annonce la vérité, l'oraison funèbre une déclamation dans laquelle on l'exagère.
L'imagination ardente, la passion, le désir souvent trompé de plaire par des expressions surprenantes, produisent le style figuré. La poésie d'enthousiasme, comme l'épopée, l'ode, et le genre qui reçoit le plus ce style. On le prodigue moins dans la tragédie, où le dialogue doit être aussi naturel qu'élevé; encore moins dans la comédie dont le style doit être plus simple. C'est le goût qui fixe les bornes qu'on doit donner au style figuré dans chaque genre.
L'allégorie n'est point le style figuré. On peut, dans une allégorie, ne point employer les figures, les métaphores, et dire avec simplicité ce qu'on a inventé avec imagination. Presque toutes les maximes des anciens orientaux et des Grecs sont dans un style figuré. Toutes ces sentences sont des métaphores, de courtes allégories; et c'est là que le style figuré fait un très grand effort en ébranlant l'imagination et en se gravant dans la mémoire [...]
Lorsqu'une figure se présente trop brusquement, elle étonne plutôt qu'elle ne plaît; lorsqu'elle n'est pas soutenue, elle ne produit pas tout son effet. Il faut donc avoir soin de préparer et de soutenir les figures"
"La connaissance des figures et des métaphores est la partie de la Rhétorique la moins essentielle; car il en est de l'éloquence comme des autres arts, où la méditation des modèles est plus propre à former un artiste que ne l'est l'étude des règles. Tous ces préceptes arides, tous ces mots scientifiques que les faiseurs de rhétoriques ont multipliés à l'infini, et que la mémoire s'efforce si péniblement de retenir, l'abandonnent bientôt dans le feu de la composition. Mais, nourri des beautés supérieures dont les chefs d'oeuvre des grands maîtres auront frappé son imagination, le poète, comme l'orateur, saura donner à ses écrits une teinte de ces mêmes beautés, suivant que son âme en aura plus ou moins conservé l'empreinte.
L'éloquence admet cependant des principes généraux, qui sont presque les mêmes dans tous les arts: ces principes sont comme un frein nécessaire au génie, pour empêcher qu'un excès d'enthousiasme ne l'emporte au-delà des bornes fixés par le goût; ce qui est principalement le défaut des jeunes écrivains. On ne saurait trop les prémunir contre un tel écueil, en leur faisant connaître les lois du bon goût, qui sont en même temps celles des bonnes moeurs"
"Une figure nouvelle est pleine de charme parce qu'elle donne l'idée d'un point de vue nouveau. Une figure rebattue, devenue lieu commun, n'est plus que le froid équivalent du sens propre. On doit donc éviter de prodiguer les figures dans une langue usée. Elles ne présentent plus alors qu'un faste insipide de paroles et de tours. Le style purement descriptif sera dès lors préférable au style figuré"
"Vous autres qui ne parlez que pour être compris, vous auriez dit tout simplement: une belle fille aux yeux noirs. Voyez le beau mérite! Quelle difficulté y a-t-il à cela? Parlez-moi des poètes de l'époque: ils prennent, quand ils en ont besoin, la plus petite partie d'une chose pour le tout: c'est la synecdoche romantique. Il suffit de ne pas oublier la couleur de l'objet [...]
Puisque j'en suis aux figures de rhétorique, je dois ajouter que les génies modernes aiment singulièrement un trope que nos professeurs de Belles-Lettres nous conseillent d'éviter avec grand soin. [...] [C'est] ce que nous nommons la grande Hyperbole. Nous nous en servons beaucoup, par ce que son effet est infailliblement d'exciter une vive surprise. Ce que nous redoutons le plus, c'est d'écrire comme les autres; ce ne serait pas la peine de faire une révolution dans la République des Lettres pour nous retrouver au point d'où nous sommes partis. Nous avons imaginé bien d'autres tropes dont jusqu'ici personne n'avait entendu parler. Je commencerai par la Triviale: elle abonde dans une pièce des Rayons Jaunes, que je regarde à juste titre comme mon chef d'oeuvre. Écoute avec attention!
Qu'en dis-tu? Tu ne sens peut-être pas tout le sublime de la figure triviale. Je ne connais que mes amis Alfred de Vigny et Émile Deschamps qui puissent descendre à cette profondeur. Aussi sont-ils, comme ton serviteur, les maîtres du siècle, dont ils ont acquis la propriété exclusive [...]
L'un de nos tropes les plus séduisants dont nous nous servons est le Non-sens; c'est l'ombre que nous jetons, comme d'habiles peintres, dans nos tableaux. Toutes les fois que cette figure se présente à notre esprit, et cela arrive souvent, nous sommes saisis d'enthousiasme:
[...] Le Vide est une figure qui tient au Non-sens, mais qui en est cependant séparée par une nuance délicate que le sentiment poétique peut seul faire distinguer. En voici un exemple bien instructif:
Je ne sais pas si tu goûtes comme il faut l'heureux mélange de Non-sens et de Vide que j'ai mis dans ces vers. Un livre ouvert sur une chaise, voilà le Vide; les rayons du soleil couchant, plus jaunes le dimanche que pendant le reste de la semaine, voilà le Non-sens. Cette alliance que notre Alfred de Vigny a -je crois- trouvé le premier, car je ne veux point lui enlever ce mérite; cette alliance est d'un grand secours pour les poètes du siècle. Avec elle, ils sont toujours sûrs de se tirer d'embarras. Je voudrais bien qu'on me montrât dans votre littérature à règles, dont nous voulons éteindre le souvenir, des beautés aussi éclatantes. Il y a encore des gens qui voudraient que la raison ne fût pas séparée de la poésie; cela est vieux comme le monde. [...]
Nous avons jugé à propos [...] de placer parmi les tropes dont nous aimons à nous servir celui que je nommerais volontiers l'Enfantin. Lamartine est un modèle en ce genre [...]
La Similitude éloignée, autre figure, dont le grand poète que je viens de citer a fait un admirable usage dans les vers suivants:
L'idée de comparer une vague au sein de la beauté n'était encore venue à personne. Voilà de ces coups de maître, de ces bonnes fortunes, qui doivent exciter beaucoup de jalousies [...]. Si je voulais énumérer toutes les richesses dont nous avons grossi le trésor de la langue nouvelle, tu serais frappé d'admiration; mais je n'en ai pas le loisir. Seulement, je ne saurais passer sous silence deux tropes nouveaux qui reviennent souvent dans nos vers. Le premier est la Battologie romantique, comme dans ces vers de Victor Hugo:
ou ceux-ci d'Alfred de Vigny:
La seconde figure est l'Exagérée, c'est-à-dire la tension violente et continuelle des pensées; ce qui produit une charmante sensation. Ainsi, dans la traduction déjà célèbre de Roméo et Juliette, tragédie de Shakespeare, Mercutio, l'un des personnages, est blessé à mort d'un coup d'épée; il revient sur la scène et s'écrie d'une manière agréable et très dramatique:
(A. Jay, Conversion d'un Romantique, Paris, 1830, pp. 49-60.)
"Bien convaincu que la religion et la morale sont les bases les plus essentielles de l'éducation; que les règles les plus abstraites sont mieux entendues lorsqu'elles sont développées par des exemples; et qu'à leur tour les exemples se gravent mieux dans la mémoire lorsqu'ils présentent une pensée saillante, un trait d'esprit ou de sentiment, un axiome de morale, ou une sentence de religion, je me suis attaché à choisir de préférence ceux qui offrent cet avantage. J'ai en outre multiplié ces exemples autant que je l'ai pu, et je les ai puisés dans les auteurs les plus purs, les plus corrects; de sorte que, si dans certains cas, nos maîtres en grammaire sont partagés d'opinion, si certaines difficultés se trouvent résolues par quelques-uns d'eux d'une façon différente, et qu'on soit embarrassé sur le choix que l'on doit faire, sur l'avis que l'on doit suivre, on éprouvera du moins une satisfaction, c'est qu'on aura pour se déterminer l'autorité d'un grand nom; car, comme l'a dit un auteur, Il n'y a de Grammairiens par excellence que les grands écrivains"
[Ex. le viorne débile; l'aboîment délateur; le fifre ignorant; l'arbre opulent]
"On peut observer que la plupart de ces épithètes tiennent à un certain goût qui règne actuellement parmi nos jeunes faiseurs de vers: ils se croient des génies quand ils ont pu donner la torture aux mots et transporter violemment quelques adjectifs. Le poëte Lebrun est le chef de cette détestable école: nul écrivain n'a plus abusé de ces sortes de figures de style, qui sont des licences heureuses, quand on les emploie avec art, et quand on ne les prodigue pas avec affectation. La foule des petits rimeurs s'est précipitée sur ses pas. Les pièces couronnées dans les Académies, les vers applaudis dans les Lycées, dans les Athénées, dans tous les bureaux d'esprit, sont pédantesquement hérissées de métonymies et d'hypallages; c'est aujourd'hui la grande ressource contre la platitude, le défaut d'idées, d'esprit et de talent: au moyen de quelques bizarres transpositions de mots, on se passe de bon sens, de goût, d'élégance et même de cette correction grammaticale qui est le premier devoir d'un écrivain. On tâche de persuader au vulgaire des lecteurs qu'un tel abus est le comble du génie et le dernier degré de l'art, tandis qu'il est au fond le plus faible de tous les charlatanismes; on voudrait faire croire aussi qu'on ne tombe dans ces excès que par un excès de génie; mais ce qui prouve le contraire, c'est que ces excès sont fort communs, et le génie fort rare"
"[...] Une seule chose s'était maintenue dans les collèges délabrés de l'Empire: la Rhétorique. Elle avait survécu à tous les régimes, à tous les changements d'opinion et de gouvernement, comme une plante vivace qui naît naturellement du vieux sol gaulois. Nul orage ne peut l'en extirper. Nous composions des discours, des déclamations, des amplifications, des narrations, comme au temps de Sénèque. Dans ces discours, il fallait toujours une prosopopée à la Fabricius; dans les narrations, toujours un combat de générosité, toujours un père qui dispute à son fils le droit de mourir à sa place dans un naufrage, un incendie, ou sur un échafaud. Nous avions le choix entre ces trois manières de terminer la vie de nos héros, ainsi que la liberté de mettre dans leurs bouches les paroles suprêmes. Je choisissais en général le naufrage parce que la harangue devait être plus courte"
"Mes succès dans les classes étaient très inégaux. Je fis un jour un Alexandre, qui doit être au Cahier d'honneur, et que je publierais si je l'avais. Mais les compositions de pure rhétorique m'inspiraient un profond ennui; je ne pus jamais faire un discours supportable. [...] écrire sans avoir à dire quelque chose de pensé personnellement me paraissait dès lors le jeu d'esprit le plus fastidieux"
"Tous les faiseurs de rhétoriques, de poétiques et d'esthétiques me paraissent des imbéciles!
" Car il est évident que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l'organisation même de l'être spirituel..."
[Ne serons-nous donc jamais débarrassés de ces gens qui marchent escortés de précautions rhétoriciennes; qui, sous prétexte de viser sans être vus ne se tiennent point debout, mais prennent toujours des poses d'accroupis? " Ce qui était tout au plus un moyen est devenu le but. On s'arrête à raffiner sa phrase, comme un soldat qui s'amuserait à sculpter avec un canif la crosse de son fusil. Seulement, au lieu de l'arrondir, cette phrase, on l'affile, on la taille si menu que la pointe casse comme un crayon trop fin; non qu'on veuille aiguiser le style! On essaye de glisser le trait malin, quel trait? -- Un pois de sarbacane, la boulette du petit Galuchet!
Ils prétendent que leur article ainsi fait porte dans ses flancs la révolte, la guerre. Ils disent que cette queue de période, la coquine, est soufrée comme une mèche de canon, et qu'il y a pour quatre explosions dans le ventre de cet adjectif. [...]
La mythologie relève la tête, l'allégorie bat des ailes, il n'est pas jusqu'à l'apologue, ce petit vieux, qui n'arrive, la canne à la main. On voit sortir de dessous terre des figures de l'autre monde, des habitudes littéraires d'un autre âge; on cite les anciens, on fait parler les bêtes: on enrégimente les revenants! On pille le Bottin des Grecs: les gens s'appellent Archylias, Omicron, Poluflosboyaux!
Où allons-nous? -- Qu'on appelle donc un chat un chat, morbleu!"
"Quelle influence désastreuse, sanglante et triste dans le monde romain, enseigné par les professeurs de lycée, a exercée cette discipline sur le monde nouveau! Je n'ose y penser... La moitié de nos maux, les plus pesants de nos désastres viennent de ce que des phénix de rhétorique ont gardé le pli que leur imprima l'éducation classique! Nous avons jusqu'à vingt ans, quelques-uns jusqu'à trente, nous avons rêvé bataille et mort, Roche Tarpéienne et Capitole sur la foi des souvenirs de classe, nous inspirant de Plutarque et de Tacite [...]"
"Les sujets de compositions universitaires étant choisis de façon à limiter et à dicter la pensée du candidat, M. Taine avait rédigé cela en un français et un latin de Sorbonne dont les examinateurs avaient dû se lécher les lèvres [...]"
"Savoir sa langue et la bien parler devient une obligation impérieuse en France; aux riches, pour consolider la prépondérance que leur donne leur position sociale; aux classes moyennes, pour soutenir leurs droits et leur influence; aux artisans, pour mériter la considération et répandre un certain lustre sur les professions industrielles; à tout le monde, parce que parler est une nécessité de tous les instants, et que bien parler peut devenir une habitude sans déplacer les sources de la puissance, sans confondre les conditions"
"[...] à mesure que la civilisation s'est perfectionnée, la délicatesse a remplacé la franchise, le vice lui même a exigé des ménagemens, la politesse a conseillé la dissimulation; la plaisanterie, qui avait succédé à la satyre, a éprouvé elle-même le reproche d'être trop directe, trop sévère et, de là, est né ce persiflage qui ne se laisse percevoir que par les initiés, et qui a fait naître chez tous ceux qui étaient condamnés à l'entendre la prétention de se faire remarquer par leur finesse et leur pénétration. Cette affectation de tout entendre à demi mot a fait prendre l'habitude de tout laisser à deviner. Il s'est établi un défi contre la finesse des lecteurs, et celle des écrivains; dès lors, le langage, les manières ont pris un caractère de subtilité, toutes les différences n'ont plus consisté que dans des nuances délicates, les couleurs n'ont été que pâles à force d'être adoucies"
"La métaphore est entièrement fondée sur la ressemblance de deux objets; elle n'est même qu'une comparaison abrégée. Si je dis de quelque ministre, qu'il supporte l'État comme une colonne le poids d'un édifice, je fais une comparaison; mais si je dis que ce ministre est lui-même la colonne de l'État, alors la figure de vient une métaphore. La comparaison du ministre et de la colonne est insinuée dans l'esprit plutôt qu'exprimée. L'un des objets est tellement supposé semblable à l'autre, que leurs noms peuvent se remplacer sans qu'on fasse formellement la comparaison: le ministre est la colonne de l'État. Ainsi c'est une manière plus vive et plus animée d'exprimer la ressemblance que l'imagination découvre dans les objets. Toutes les langues sont remplies de métaphores. Cette figure se répand jusque dans les conversations familières"
"Il est nécessaire de donner quelques règles sur l'emploi des métaphores:
D'abord, elles ne doivent pas être répandues avec profusion; elles doivent être adaptées à la nature du sujet qu'on traite; elles ne doivent pas être brillantes et plus élevées que le sujet ne le comporte; il ne faut pas qu'elles donnent au style une sorte d'enflure, ni qu'elles lui ôtent la dignité qu'il doit avoir.
Il y a des métaphores permises, belles même en poésie, et qui, en prose, paraîtraient absurdes ou peu naturelles. D'autres conviennent au style oratoire et seraient déplacées dans une composition historique ou philosophique. Il faut toujours se rappeler que ces figures ne sont que le vêtement de la pensée.
La seconde règle est relative au choix des objets d'où l'on tire les métaphores et les autres figures. Un vaste champ est ouvert au langage figuré. La nature entière, pour user nous-mêmes de figures, étale à nos yeux ses richesses et nous permet de prendre, dans tous les objets sensibles, ce qui peut éclairer nos idées intellectuelles et morales. Ce ne sont pas seulement les objets riches et brillants, mais encore ceux qui sont graves ou terribles, sombres même et hideux, qui peuvent fournir des figures assorties au sujet. Mais il faut se garder de faire jamais aucune allusion qui rappelle à l'esprit des idées désagréables, basses et dégoûtantes. Lors même que les métaphores sont choisies dans le dessein d'avilir ou de dégrader un objet, un auteur doit s'étudier à ne pas exciter le dégoût par ses allusions [...].
En troisième lieu, en observant que les objets d'où l'on tire les métaphores doivent avoir quelque dignité, il ne faut rien négliger pour que la ressemblance, qui est le fondement de la métaphore, soit claire et frappante.
Il n'y a point de grâce, pour excuser les métaphores forcées, d'y joindre la phrase, pour ainsi dire, dont quelques écrivains font un très grand usage. Une métaphore qui a besoin de cette excuse ne doit point être admise.
En quatrième lieu, il faut faire attention, dans l'emploi des métaphores, à ne point mêler le langage propre et le langage figuré, à ne comparer jamais une période de manière qu'une partie doive être prise métaphoriquement, et l'autre dans le sens littéral.
En cinquième lieu, si c'est une faute de mêler le langage propre et le langage métaphorique, c'en est une plus grande de s'exprimer de manière que deux métaphores différentes se rencontrent dans le même objet. C'est ce qu'on appelle une métaphore mixte, qui est l'abus le plus choquant que l'on puisse faire de cette figure [...]
On a donné une bonne règle pour reconnaître la justesse d'une métaphore, lorsqu'on a là-dessus quelque doute, et qu'on craint de mêler des images mal assorties. Il faut essayer d'en former un tableau, et considérer comment s'accordent ses différentes parties; voir quel aspect le tout présenterait si on venait à l'exécuter au pinceau [...]
Ce n'est pas assez d'éviter les métaphores mixtes, il faut, en sixième lieu, se garder de les entasser sur le même objet: c'est en vain que chacune sera distincte, s'il y en a trop, elles produiront la confusion [...]
La septième et dernière règle qu'il me reste à donner pour les métaphores est de ne pas les pousser trop loin. Si on s'arrête longtemps sur la ressemblance qui sert de fondement à la figure, si on la suit jusque dans les moindres circonstances, ce n'est plus une métaphore mais une allégorie. Le lecteur se lasse, ce jeu de l'imagination ne tarde pas à l'ennuyer, et le discours devient obscur. C'est ce qu'on appelle pousser ou presser la métaphore.
C'est une des principales causes de l'embarras et de la dureté dans le langage figuré. Il est des auteurs qui poussent aussi quelquefois leurs métaphores au-delà des justes bornes. Leur goût pour les ornemens du style les entraîne, et s'ils trouvent une figure qui leur plaise, ils ne peuvent se résoudre à l'abandonner [...]
Il n'y a point de figure qui puisse rendre intéressante une composition vide et sans âme, tandis qu'un sentiment ou une pensée sublimes ou pathétiques se soutiennent parfaitement d'elles-mêmes, sans emprunter le secours d'une décoration étrangère"
La métaphore est de sa nature une source d'agrément et rien ne flatte peut-être plus l'esprit que la représentation d'un objet sous une image étrangère. La métaphore, assujettie aux lois que la raison et l'usage de la langue lui prescrivent, est non seulement le plus beau et le plus usité des tropes, c'en est aussi le plus utile. Il rend le discours plus abondant, par la facilité des changemens et des emprunts, et il prévient la plus grande de toutes les difficultés en désignant chaque chose par une dénomination caractéristique. Ajoutez à cela que le propre des métaphores est d'agiter l'esprit, de le transporter tout d'un coup d'un objet à un autre; de le presser, de comparer soudainement les deux idées qu'elles présentent, et de lui causer, par ces vives et promptes émotions, un plaisir inexprimable.
Mais pour que les métaphores produisent ces effets, il faut qu'elles soient justes et naturelles. Les métaphores sont défectueuses:
a) Quand elles sont tirées de sujets bas. Il ne faut pas imiter cet auteur qui dit que "le déluge universel fait la lessive de la nature"
b) Quand elles sont forcées, prises de loin, et que le rapport n'est point assez naturel, ni la comparaison assez sensible.
c) Il faut aussi avoir égard aux convenances des différents styles. Il y a des métaphores qui conviennent au style poétique, qui seraient déplacées dans le style oratoire.
d) On peut quelquefois adoucir une métaphore en la changeant en comparaison, ou bien en lui ajoutant quelque correctif: pour ainsi dire, si l'on peut parler ainsi.
e) Lorsqu'il y a plusieurs métaphores de suite, il n'est pas toujours nécessaire qu'elles soient tirées exactement du même sujet.
f) Chaque langue a des métaphores particulières qui ne sont point en usage dans d'autres langues [...]
Il est si vrai que chaque langue a ses métaphores propres et consacrées par l'usage, que, si vous en changez les termes par les équivalents mêmes qui en approchent le plus, vous vous rendez ridicule.
A ces six remarques de Dumarsais sur le mauvais usage des métaphores, Beauzée ajoute un septième principe qu'il tire de Quintilien. C'est que l'on donne à un mot un sens métaphorique par nécessité, quand on manque de terme propre, ou par raison de préférence pour présenter une idée avec plus d'énergie ou plus de décence"
"Heureusement pour vous, Monsieur, vous vous êtes trompé en vous vantant d'avoir, dans votre poème, supprimé la métaphore. La métaphore, c'est-à-dire l'image, est la couleur, de même que l'antithèse est le clair obscur. Homère n'est pas possible sans l'image, ni Shakespeare sans l'antithèse, essayez d'ôter le clair obscur à Rembrandt. [...] Je félicite votre poème d'être infidèle à votre préface"
"La liberté n'a que la parole à opposer au pouvoir de la contre-révolution; mais sa parole pénètre dans toutes les classes de la société; elle affaiblit les efforts de ses ennemis, et détruit souvent en un jour ce qui a été l'oeuvre laborieuse de plusieurs années"
"Quand Aristote fixa à la fois les règles de la rhétorique et celles de la logique, il montra sans doute une force de tête, une sagacité, une profondeur, une finesse de jugement, une étendue de vue et d'idées qu'on pourrait souhaiter à plus d'un de nos idéologues actuels, en dépit de leurs superbes prétentions; mais que nous veulent aujourd'hui les compilateurs de métaphores, de métonymies, de synecdoches et de catachrèses? Il y a une foule de figures de rhétorique qui n'ont jamais fait, et qui ne feront jamais, fortune dans le monde; je conviens qu'elles ont du malheur: d'autres nomenclatures, non moins rudes, non moins hétéroclites et pédantesques y sont reçues avec fureur. Il me semble que le langage des peintres, des sculpteurs, des architectes et des musiciens peut hardiment le disputer, en fait de syllabes étranges et de dénominations bizarres, à celui des rhéteurs. Cependant il n'est pas rare d'entendre prodiguer dans la société ces mots baroques, sans qu'ils effrayent personne: les femmes mêmes sourient quelquefois avec grâce à ces termes si peu gracieux. Mais de quelle épouvante ne seraient-elles pas saisies, si quelqu'un s'avisait de remarquer devant elles une magnifique hypotypose dans un discours de M. de Bonald, ou une admirable catachrèse dans une page de Chateaubriand; il y aurait de quoi tomber à la renverse: cela fait honneur, selon moi, au grand art de la parole; cela me paraît y prouver que la technique et le matériel y dominent moins que dans les autres arts. En effet, l'orateur éloquent a fait sa belle hypotipose [sic] sans se rappeler qu'il y a une figure de rhétorique qui porte ce nom. Le grand et sublime écrivain a fait sa brillante catachrèse sans penser qu'il y eût au monde des catachrèses: voilà ce qu'on suppose avec beaucoup de fondement, parce qu'en littérature on se représente le génie comme ayant en lui-même toutes ses ressources; tandis que dans les autres exercices de l'esprit humain, l'artiste semble être et est en effet plus asservi à la méthode, plus enchaîné à la théorie, plus esclave des leçons de l'école; et c'est en même temps ce qui cause le décri de tous les traités d'éloquence"
"Il s'en faut beaucoup que nous attachions à la rhétorique autant d'importance que les anciens; elle entre dans notre cours d'études; mais la place qu'elle y occupe n'est pas plus distinguée que celle des autres parties; on consacre à cette étude une ou deux années, après lesquelles on l'abandonne pour toujours; les anciens y consacraient leur vie presque entière [...]. Il semble que dans les temps modernes on a eu, pour la rhétorique considérée en elle-même, un certain mépris dont il est difficile d'expliquer les causes: Voltaire se moque beaucoup de cet art, et, à ce sujet, se répand en facéties qui ne tarissent pas; il est vrai que dans les ouvrages de quelques rhéteurs, la rhétorique se présente hérissée de termes techniques, assez capables d'effaroucher; mais l'art en lui-même manque-t-il réellement de cette importance que les anciens y attachaient? Nous paraissons ne pas regarder les préceptes comme aussi utiles et nécessaires qu'ils le croyaient; nous accordons plus qu'eux au génie et au talent; ils avaient moins de confiance que nous dans la nature; dans les écoles mêmes, on semble avoir proscrit la lecture des rhéteurs: les noms des figures de rhétorique nous font sourire, tandis que les anciens non seulement s'occupaient très sincèrement de ces figures, mais entraient dans une foule de détails épineux et d'analyses difficiles dont, généralement, nous n'avons pas même l'idée aujourd'hui. Nos gens de lettres eux-mêmes et nos écrivains de profession méprisent les préceptes, et je crois qu'ils ont tort: à la vérité, lorsque le talent naturel manque, les préceptes sont à peu près inutiles; mais ils sont très propres à seconder la nature, à éclairer le génie, à étendre les moyens, à développer les dispositions, à féconder les germes du talent: l'art d'écrire cesserait d'être un art s'il n'avait point sa méthode, ses procédés et ses lois: il faut donc les étudier comme il faut étudier les règles de tous les autres arts.
[...] Quand on ne considérerait même la rhétorique que comme une spéculation métaphysique, elle serait digne encore de l'attention des hommes qui pensent, et ne mériterait pas le mépris que nous paraissons lui avoir voué: n'est-il pas admirable en effet qu'on soit parvenu à classer, à déterminer avec tant de netteté et de précision les opérations de notre esprit, les mouvemens de notre âme? Tout ce qui tient au goût le plus fin, au sentiment le plus délicat, à l'instinct le plus fugitif a été soumis à l'analyse, démêlé, apprécié avec une justesse qui étonne ceux qui savent encore s'étonner de quelque chose. Le coeur humain a été scruté, approfondi par quelques génies supérieurs, qui nous ont montré à découvert les ressorts qui le font mouvoir, et qui nous ont révélé tous les secrets de la persuasion. Tous les moyens capables d'ébranler l'imagination, de toucher le coeur, de fléchir sa volonté, tout ce qui peut contribuer à donner à nos pensées plus de force, de relief et d'effet, tous les artifices par lesquels nous pouvons les faire valoir et les communiquer aux autres avec empire; enfin, tout ce qui peut assurer au plus beau présent que nous ait fait la nature le degré de perfection dont il est susceptible, a été dicté, enseigné comme on enseigne les procédés de l'art le plus grossier et le plus mécanique. Quelle profondeur de métaphysique, quelle pénétration, quelle sagacité n'a-t-il pas fallu pour en venir là?"
"Nous sommes loin de donner ces productions de collège pour de parfaits modèles: ce ne sont que des essais, où même la main du professeur n'a rien corrigé; tout y appartient aux élèves, jusqu'aux notes attachées à quelques pièces. Mais, de ces oeuvres imparfaites où respirent cependant le goût et l'imitation des modèles anciens, nos rhétoriciens tirent parfois plus d'utilité que des modèles mêmes: elles sont plus accessibles à leur inexpérience. [...] Nos vétérans de Rhétorique ne sont ni des Thomas, ni des Lucain; mais leurs brillantes amplifications, comme celles de ces écrivains habiles, sont mieux comprises et plus aisément imitées par leurs jeunes rivaux que les simples et purs chefs d'oeuvre du goût"
"[...] destiné à servir de complément à la Grammaire, et d'introduction, soit à la Rhétorique, soit à la Philosophie, ce livre devait offrir, mais dans un cadre assez resserré, une vraie Théorie des Tropes , et une théorie même entière et complète; qu'il devrait en offrir, dis-je, un système raisonné et philosophique, dont tous les détails fussent assortis et liés entre eux de manière à ne former, par leur ensemble, qu'un même tout; un système, par conséquent, où, loin de ne voir les Tropes qu'un à un , et en quelque sorte isolément les uns des autres, on en vît toute la généalogie, et jusqu'aux rapports les plus généraux, comme jusqu'aux différences les plus particulières et les plus distinctives. Je ne pouvais donc trop m'appliquer à donner à mon plan et à ma doctrine tout ce qu'il était possible d'unité, l'ordre et de cohérence; je ne pouvais trop m'efforcer d'établir la classification la plus exacte."
"Un homme fit, dans la Grèce ou ailleurs, en terre, en plâtre, en marbre, une représentation de l'homme. D'autres l'imitèrent, et l'on eut des statues. Mais l'une avait l'épaule de travers, l'autre la tête trop grosse pour le corps, une troisième le genou mal attaché, etc. etc. A force d'essais, il en vint un qui fit de très belles statues très bien proportionnées. Des personnes de goût, qui s'étaient fort occupées de cet objet et qui avaient vu un grand nombre de tentatives infructueuses, se dirent: voilà un homme qui a réussi, et qui excite l'admiration universelle. Voyons, comment s'y est-il pris? Les critiques examinent, étudient les chefs d'oeuvre du statuaire, et y apprennent les justes proportions. Ils disent alors combien de longueur de tête doit avoir le corps, selon qu'on veut représenter un enfant, un homme fait, ou la taille héroïque, etc.; ils fixent enfin les règles de l'art. Les statuaires suivans se conforment à ces lois; et débarrassés de la nécessité de perdre du temps à chercher, à tâtonner pour trouver les vraies proportions, ils se livrent à leur génie, s'attachent davantage à l'expression, font encore faire quelques pas à l'art, et sont peut-être plus parfaits que celui qui a servi de modèle. Il s'en trouve d'autres, soit qu'ils vivent dans un pays où ces préceptes ne sont plus parvenus, soit qu'ils n'aient pas l'adresse de réussir en s'astreignant à suivre ces belles proportions; soit qu'affligés d'un esprit faux et superbe, ils dédaignent les leçons et croient trouver dans leur génie des proportions plus nobles ou plus agréables; il s'en trouve d'autres, dis-je, qui font des statues au gré de leur fantaisie, sans reconnaître de lois. On voit leur ciseau produire, au lieu d'hommes, des géans, des nains, des bossus, des boiteux, des monstres de toute espèce. Quelques artistes parmi eux ont le génie de l'art, au moins dans certaines parties. Ainsi la plus belle tête se trouve sur le corps de l'homme le plus mal fait; un bras admirable est attaché à une épaule difforme; l'expression la plus terrible et la plus vraie de la douleur se voit à côté des contorsions les plus ridicules. Dans un groupe, l'un d'eux, qui ne respecte pas plus les règles de convenance que les autres préceptes, représente un homme retenant sa respiration, exprimant dans tous ses traits une rage concentrée, impatiente de s'exercer, serrant un poignard dans sa main qui tremble de fureur, déjà levant le bras pour assassiner son ennemi; et à deux pas de cette figure qui fait frissonner, il place la figure étourdie d'un enfant qui lui porte son polichinelle entre les jambes; car il n'y a pas de disparate qui les effraie, et cela peut arriver dans la nature. Si l'on admire le bon dans ces statues, il ne peut, à quelque degré qu'il soit, donner qu'une demi-satisfaction; car le plaisir est troublé par le dégoût qu'inspirent les monstrueux défauts qui l'avoisinent"
"J'établirai donc que ces lois existaient dans la nature; que le code poétique n'est que le recueil de ce qui plaisait aux gens de goût dans les ouvrages de l'art. De là on a dit: Faites ceci, évitez cela; rien de mieux, rien de plus naturel. Si quelques érudits, si Jodelle en France, et les Jodelles des autres pays ont fait de mauvaises pièces calquées sur celles des Anciens, ce n'est point parce qu'ils ont suivi les règles établies que leurs pièces sont mauvaises, c'est parce qu'ils ont suivi les règles établies que leurs pièces sont mauvaises, c'est parce qu'ils n'avaient pas de génie: car l'observation des règles peut bien faire éviter les fautes les plus grossières, mais ne donne pas une étincelle de talent. Si Calderon et Shakspear ont fait des ouvrages où brillent de grandes beautés, ce n'est pas parce qu'ils ont violé les règles, c'est parce qu'ils avaient du génie: car la violation des règles ne donne pas et n'ôte pas le génie, quoiqu'elle puisse rendre nuls ses efforts. Ces hommes de génie qui ont fait de beaux monstres auraient pu produire des ouvrages parfaits, si, au talent qui crée les beautés, ils avaient joint aussi le goût qui garantit des absurdité"
"[...] dans toute composition littéraire, le soin du fond doit l'emporter sur le soin de la forme; une rhétorique nouvelle substitue à mille règles subtiles cette observation unique sur l'art d'écrire, observation que justifient les exemples des maîtres: une pensée est bien dite quand les mots font passer l'idée de l'esprit de l'écrivain dans l'intelligence du lecteur. pour satisfaire à ces exigences nouvelles, notre langue n'a qu'à conserver et à développer les qualités qui l'ont toujours recommandée à l'admiration du monde civilisé: la clarté et la précision.
"Les ouvrages sur la rhétorique, sur la poétique, sur la critique littéraire, sont nombreux dans notre langue, mais il en est peu qui aient conservé leur réputation. Personne aujourd'hui ne consulte le P. Le Bossu pour apprendre les règles de l'épopée, ni l'Abbé d'Aubignac pour étudier la pratique du théâtre; on lit même assez rarement les écrits du P. Bouhours, rhéteur, dont les hommes les plus éclairés du XVIIe siècle estimaient le goût et la correction. Le Traité des Études de Rollin demeure encore placé parmi nos meilleurs livres élémentaires: car si l'auteur a peu d'idées neuves, au moins sait-il exposer, dans un style élégant et clair, les excellents préceptes de Cicéron et Quintilien [...], Batteux, Fleury, Dubos, Racine le fils, Diderot, Marmontel, Fénélon, Voltaire ["Un véritable arbitre du goût et le plus grand littérateur de l'Europe moderne"]
[à propos de Lebrun] "S'il est permis de lui reprocher le luxe et l'abus des figures, l'audace outrée des expressions, et trop de penchant à marier des mots qui ne voulaient pas s'allier ensemble, l'envie seule oserait lui contester une étude approfondie de la langue poétique, une harmonie savante, et ce beau désordre essentiel au genre qu'il a spécialement cultivé"
"Ce langage, si remarquable par sa modération dans une question aussi palpitante d'intérêt; ce langage si propre à calmer les passions; cette leçon salutaire donnée par la sagesse à l'imprudence de parti; ce respect des convenances; cette mesure parfaite; tout annonce le citoyen qui possède la qualité la plus essentielle que Cicéron exige de l'orateur, la vertu. Oui, la vertu! Les organes des contre-révolutions et des congrégations la dédaignent: ils n'ont à exciter que des passions mauvaises; mais elle est le génie des orateurs de la liberté. C'est elle qui les avertit de ce qu'ils ont à dire, et de ce qu'il faut taire; c'est elle qui donne l'autorité à leur geste et la puissance à leur parole; c'est elle qui leur fait mépriser même la popularité, lorsqu'elle ne peut s'acquérir qu'aux dépens de la justice et des vrais intérêts de la patrie; c'est aussi par elle que la gloire s'attache à l'immortalité"
"Il est temps de dire un mot du style, cette qualité sans laquelle les ouvrages sont comme s'ils n'étaient pas. On se figure assez généralement parmi les gens du monde, qu'écrire sa langue avec correction et avoir du style, sont une seule et même chose. Non: l'absence de fautes ne constitue pas plus le style que l'absence des vices ne fait la vertu. C'est l'ordre des idées, la grâce ou la sublimité des expressions, l'originalité des tours, le mouvement et la couleur, l'individualité du langage, qui composent le style [...]. Ainsi on n'a point de style pour écrire correctement des choses communes, et on peut avoir un style et un très beau style, tout en donnant prise à la critique par quelques endroits. Une autre erreur, à laquelle sont même sujets certains hommes de lettres, c'est de croire qu'il n'y a qu'une manière de bien écrire, qu'un vrai type de style. Comme Racine et Massillon passent avec raison pour les écrivains les plus irréprochables, ces messieurs voudraient, par exemple, que Racine eût écrit les tragédies de Corneille, et Massillon les Oraisons funèbres de Bossuet [...] par ce que de cette manière la perfection du langage se trouverait, suivant eux, réunie à la supériorité des conceptions et des pensées. Comme si on pouvait séparer l'idée de l'expression dans un écrivain; comme si la manière de concevoir n'était pas étroitement unie à la manière de rendre; comme si le langage enfin n'était qu'une traduction de la pensée, faite à froid et après coup! Ces prétendues combinaisons ne produiraient que des choses monstrueuses ou insipides. On corrige quelques détails dans son style; on ne le change pas. Autant d'hommes de lettres, autant de styles!"
"C'est lui qui est le vrai, le seul législateur en fait de langage. En remontant à la source de son autorité, nous l'avons reconnue tout à la fois utile et légitime. Elle est aussi le plus souvent à l'abri du caprice, et fondée sur une métaphysique lumineuse: mille façons de parler, qu'on est d'abord tenté d'attribuer au hasard, ou à un pur caprice, sont souvent le résultat d'une analyse exacte qui paraît avoir conduit les peuples, comme par instinct et à leur insu, dans la formation des langues. C'est ce dont nous avons eu l'occasion de nous convaincre; et nous présumons que celui qui aurait une connaissance suffisamment étendue des langues et un esprit vraiment analytique, viendrait à bout de démontrer que la plupart de ces locutions extraordinaires, dans toutes les langues, ont un fondement raisonnable. Ce seraient des spéculations aussi dignes d'un vrai philosophe, qu'elle seraient utiles au perfectionnement des langues. Du moins les irrégularités que l'usage a adoptées, consacrées, et fait passer en lois, n'ont été introduites que pour donner à l'expression plus de vivacité, ou de grâce, ou d'énergie, ou d'harmonie, et de pareils motifs méritent bien qu'on se soumette à l'usage, lorsqu'il ne se montre pas absurde"