LE SON ET LE SENS : 1860-1900.
A PROPOS D'UNE MUTATION CARDINALE
EN LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET EN HISTOIRE DE
LA LANGUE
Arsène Darmesteter, qui est initialement titulaire
d’une maîtrise de conférence en Langue et
littérature françaises du moyen âge, soutient dès l’origine un programme
d’enseignement total très ambitieux. C’est ainsi qu’il expose d’abord les origines de la littérature française jusqu’à
la fin du XIe siècle, puis l’histoire
de la littérature épique, avant de se consacrer aux principes de l’étymologie française. Lorsqu’il consacre son
enseignement à la Chanson de Roland
(1878-1879), il prend appui sur ce texte pour commencer une histoire du lexique français dont les
résultats majeurs seront consignés dans le Dictionnaire
général (1890-1900). Le Traité de la formation de la langue française
qui précède cet ouvrage fait paraître un très intéressant développement
concernant l’étymologie :
La science étymologique a fait un immense
progrès dans ces dernières années ; elle a été, tant en France qu'à l'étranger,
pour les langues romanes, et pour le français en particulier, l'objet de
travaux considérables qui l'ont en quelque sorte renouvelée. Nous n'avons rien
épargné pour que cette partie de notre travail résumât d'une manière à peu près
complète les résultats acquis jusqu'à ce jour.
Donner l'étymologie d'un mot de notre
langue, c'est d'abord indiquer le mot latin, grec, étranger, français même, qui
lui a donné naissance ; puis faire connaître toutes les formes par lesquelles
ce mot a passé pour arriver à sa forme actuelle ; enfin montrer comment de la
signification étymologique sort la signification moderne. Autrement dit, c'est
faire l'histoire du mot dans sa forme et dans sa signification, depuis son
origine jusqu'aux premiers emplois qu'on en rencontre dans notre langue.
Nous plaçons l'étymologie en tête de
chaque article, parce que c'est elle qui doit rendre compte de la signification
première et qui conduit à la définition comme au classement des sens.
Mais ce n'est pas assez d'indiquer cette forme
primitive et celles qui en dérivent, il faut expliquer en vertu de quelles
règles la forme étymologique a subi telle ou telle métamorphose. Chacune des
formes indiquées dans le Dictionnaire, à l'étymologie du mot, est accompagnée
d'un renvoi au paragraphe du Traité de la formation de la langue qui en
explique la raison d'être.
Toutes les formes que le mot a revêtues
par des changements successifs de la prononciation depuis l'époque primitive,
les procédés de dérivation, de composition populaire ou savante auxquels il
doit naissance ; s'il est d'origine étrangère, les circonstances historiques
qui ont amené son importation : en un mot, tous les faits qui constituent les
divers moments de son existence sont donnés en détail à chaque article du
Dictionnaire, pour être repris et étudiés d'une manière générale dans la partie
du Traité qui s'y rapporte.
Toutes les fois que le mot moderne
conserve la signification unique ou les significations diverses du mot
étymologique, nous l'indiquons par la formule : " même signification
". Quand le sens étymologique s'est transformé aux diverses époques de la
langue, la même formule s'applique au premier sens, qui représente seul la
signification originaire, et nous indiquons qu'il y a eu extension pour le sens
ou les sens suivants. Parfois le premier sens du français moderne n'offre qu'un
rapport éloigné avec le sens étymologique. Dans ce cas, le plus ordinairement,
une forme du vieux français vient combler la lacune, et c'est par elle que
commence l'article. A défaut du vieux français, le bas latin, les dialectes de
la langue d'oïl ou de la langue d'oc et les autres langues romanes sont appelés
en témoignage. Nous nous efforçons ainsi d'éclairer l'étymologie par la
filiation des sens, aussi bien que par la filiation des formes.
L'étymologie d'un mot doit être vérifiée
par son histoire. Les explications les plus vraisemblables, les hypothèses les
plus ingénieuses, restent à l'état de simples conjectures et ne sont pour la
science que des jeux d'esprit, dès qu'elles contredisent les faits ou les lois
de la formation des mots, et ne reposent que sur des analogies apparentes.
C'est en étymologie surtout que le vraisemblable est loin du vrai.
La rouanne est une sorte de
grattoir qu'on emploie pour marquer des pièces de bois ; comme l'empreinte qui
sert de marque est circulaire, on a voulu faire dériver ce mot de roue :
or, le mot n'est pas un trissyllabe (rou-an-ne), mais un dissyllabe (rouan-ne)
; il est encore noté comme tel par les grammairiens du xviiie siècle[i]
; au moyen âge il est écrit roisne[ii]
; l'étymologie roue est donc inadmissible. Le changement de roisne
en rouanne vient de ce qu'on a écrit le mot comme on le prononçait.
L'origine véritable de roisne est le latin runcina, rabot, plus
exactement *rucina (cf. le grec <GR=rukanê>), qui a
donné roisne, comme acinum, en latin vulgaire acina, a
donné aisne. Runcina, qui signifie rabot, grattoir, convient donc non
seulement pour le sens, mais encore pour la forme ; c'est la véritable
étymologie de rouanne, qui, d'après nos habitudes orthographiques,
devrait s'écrire roine.
L'erreur porte là sur le mot étymologique
; elle peut venir de l'interprétation inexacte d'une étymologie d'ailleurs
véritable. Nous disons au sens propre une ornière en parlant du sillon
tracé sur une route par les roues des voitures, et au figuré verser dans
l'ornière en parlant de ceux qui tombent dans la routine. Le mot ornière
suppose le latin ordinaria : il éveille donc naturellement, en vertu de
son étymologie, l'idée d'une chose ordinaire, suivie par tous, banale, idée qui
explique d'une manière satisfaisante le sens propre et le sens figuré.
L'histoire montre que la pensée a suivi un autre chemin. Le mot ordinem,
ordre, a donné en vieux français le mot orne, signifiant ligne, rangée :
une orne d'arbres ; de l'idée de ligne est venue l'idée du sillon tracé
par les roues, qu'a exprimée le dérivé orn-ière ; d'où, au figuré,
l'idée de voie suivie par tous, de routine.
Une autre conséquence des erreurs
étymologiques peut être la réunion dans un même article de mots d'origine
différente qui n'ont de commun que la forme. Appointer veut dire mettre
au point, dans la locution appointer un procès ; il signifie disposer en
pointe, dans l'expression appointer un épieu. Ces deux sens ne sauraient
être réunis : ils appartiennent à deux verbes différents, le premier formé de à
et de point, le second de à et de pointe.
Le verbe ouvrer s'applique, dans la
fabrication du papier, au travail de celui qui puise dans la cuve la pâte du
papier. De là le nom d'ouvreur donné à cet ouvrier. C'est par erreur que
dans certains dictionnaires ce terme est placé au mot ouvreur, ouvreuse,
désignant la personne chargée d'ouvrir.
La science étymologique, malgré les grands
travaux de Diez, de Littré, de Scheler et des nombreux savants qui ont exploré
ce domaine, est loin d'avoir résolu tous les problèmes. Dans les cas, encore
trop nombreux, où l'étymologie a échappé aux investigations des érudits, nous
le constatons par ces mots : " origine inconnue ". Dans les cas
douteux, nous mentionnons les hypothèses qui méritent d'être prises en
considération, et nous écartons les autres, sans entrer dans des discussions
qui dépasseraient le cadre de cet ouvrage. Le même motif ne nous a pas permis
d'indiquer, avec les étymologies, le nom de ceux qui les ont données les
premiers, et de distinguer les solutions nouvelles que nous proposons de celles
qui ont été adoptées avant nous. Les personnes compétentes feront aisément
cette distinction.
Lorsque l'étymologie est connue, le mot se
rattache par formation populaire à la période du latin vulgaire ou du roman, ou
il est de formation purement française. S'il remonte au latin vulgaire ou au
roman, deux cas se présentent. Certains mots primitifs nous sont connus par des
textes classiques, comme patrem, patre, père ; hominem, homine,
homme ; tabulam, tabula, table ; murum, muru, mur, etc. D'autres
ont été restitués au latin populaire par induction : leporariu, lévrier
; petrone, perron. Nous distinguons les seconds des premiers par un
astérisque. Dans ces deux cas, il n'y a pas de date à fixer pour l'apparition
du mot, puisqu'il a vécu sans interruption de l'origine latine à nos jours.
Quant aux mots qui sont nés, non dans la
période latine ou romane, mais dans la période française, les uns sont
d'origine vulgaire, formés par dérivation ou par composition populaire (comme chevalet,
de cheval ; déménager, de ménage) ; les autres, empruntés à une
langue étrangère (comme escadron, de l'italien squadrone ; budget,
de l'anglais budget) ; d'autres enfin, d'origine savante, empruntés
directement au latin, au bas latin ou au grec (comme abjection, de abjectio
; individu, de individuus ; phtisie, de <GR=phthisis>), ou
formés par dérivation ou composition savante selon les procédés usités en latin
et en grec (comme rosacée, de rosa ; horticulteur, de hortus
et cultor ; hypertrophie, de <GR=uper> et <GR=trophê>).
Dans tous ces cas, il importe de déterminer autant que possible l'époque de
l'apparition du mot dans la langue. C'est ce que nous avons essayé de faire en
indiquant, à la suite de l'étymologie, l'exemple le plus ancien que nous ayons
rencontré ; nous poursuivons cette enquête historique jusqu'à la fin du xviiie siècle. Les mots
créés au xixe siècle
sont accompagnés de la mention : " néologisme ".
Pour soutenir ces recherches, Darmesteter traite de la
formation populaire et de la dérivation populaire des mots
(1879-1880), puis de la formation des
mots composés et des mots d’origine celtique et germanique, ainsi que
l’influence exercée par ces derniers sur le lexique du latin populaire
(1880-1881), avant de s’attacher à l’étude de l’élément grec et de l’élément
germanique dans le latin populaire et le français (1881-1882). C’est à
cette époque, d’ailleurs, que la maîtrise de conférence de Darmesteter est
transformée en chaire de Littérature
française du moyen-âge et histoire de la langue française et que le
programme d’enseignement subit un infléchissement notable: Darmesteter y expose
en effet l’histoire de la syntaxe
française, à partir de La Chanson de
Roland, et la grammaire comparée des langues romanes (phonétique,
déclinaisons et conjugaisons). Dès cet instant, Darmesteter mène ainsi en
étroit parallèle un enseignement de langue et un enseignement de littérature
française: histoire de la poésie épique
du moyen-âge et grammaire historique
de la langue française en 1883-1884; textes
d’auteurs français du moyen-âge et questions
diverses d’histoire de la langue en 1885-1886; textes d’ancien français et histoire
de la dérivation française en 1886-1887. Et c’est en novembre 1888, avant
de commencer ses enseignements d’histoire
littéraire du moyen-âge et d’histoire des mots invariables en français, que disparaît Arsène Darmesteter.
Comme on s’en rend compte par le résumé biographique
de la carrière de Godefroy, celui-ci relève incontestablement du même univers.
Godefroy, Frédéric-Eugène, philologue, né à Paris, le 13 février 1826 et mort à
Lestelle-Betharram, Pyrénées-Atlantiques, le 30 septembre 1897.
Second fils d’une famille de la moyenne bourgeoisie
parisienne, GODEFROY reçut son éducation première de sa mère et de son père, et
les bases de son instruction sous l’autorité de l’abbé Dupanloup, au petit
séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, à Paris, où il était de trois ans le
cadet d’Ernest Renan. Il reçut là une formation littéraire très
classique ; son intérêt pour les langues antiques et modernes ainsi que
pour le sanscrit ne s’affirma qu’autour de sa vingtième année, alors qu’il lui
fallait envisager une carrière d’enseignant . Au lieu du système de l’instruction
publique d’État, GODEFROY choisit de rejoindre l’enseignement confessionnel de
l’église catholique et y trouva un emploi de professeur de littérature qui lui
laissait assez de temps pour qu’il consacre ses loisirs, d’une part, à des
tâches de journalisme dans les cercles catholiques conservateurs, et, d’autre
part à des recherches personnelles sur le français dans les bibliothèques et
les archives nationales et étrangères. GODEFROY put ainsi commencer à se faire
connaître en publiant à partir de 1859-60 les premiers volumes de sa
monumentale Histoire de la littérature française. Ce renom acquis dans
les milieux conservateurs le fit distinguer par Victor Duruy, à l’instigation
de qui, en 1870, peu avant la défaite de Sedan, lui fut confiée par le
gouvernement impérial la responsabilité de fouiller les bibliothèques de Rome,
Florence, Milan, et Naples pour y trouver des traces de documents concernant
les débuts de la langue littéraire française.
Le gouvernement de la troisième République, en 1888,
missionna également GODEFROY pour des recherches similaires à Modène et Venise,
puis dans les plus grandes bibliothèques du Royaume-Uni, d’Allemagne et de
Suisse. GODEFROY renouvelait ainsi, dans un tout autre contexte historique,
scientifique et social, le geste fondateur des philologues de la première
génération des années 1830-1840, autour de Gabriel Peignot, Paulin Paris,
Georges-Adrien Crapelet, Francisque Michel, Xavier Marmier, Gustave Fallot,
etc. Et l’on peut donc envisager l’œuvre de GODEFROY comme une tentative de
refondation de la philologie française médiévale, classique, moderne et
contemporaine, sur les bases des acquis de la linguistique historique et
comparée développée depuis le milieu du XIXe siècle. Ce qui implique
rétrospection, réflexion et diffraction des objets, des méthodes et de
l’épistémologie de la science du langage.
Dans le cas précis, ce travail n’allait pas sans un
certain éclectisme de méthodes et de protocoles d’analyses probablement
imputable aux présupposés philosophiques, sociologiques et politiques de sa
recherche, qui permit à GODEFROY d’établir des contacts entre des personnalités
aussi diverses et souvent contradictoires que Louis Veuillot, Émile Littré,
Émile Egger, Prosper Mérimée, Abel-François Villemain ou Sainte-Beuve… Des personnalités,
qui, en grande partie regardaient plutôt vers le passé de la société et de la
science. Toutefois Littré encouragea généreusement GODEFROY à publier à partir
de 1881 les trois premiers volumes de son Dictionnaire de l’ancienne langue
française. Salué encore de nos jours comme un instrument irremplaçable, cet
ouvrage laisse néanmoins très vite percevoir aujourd’hui le caractère fruste de
sa technique lexicographique, que rédime seulement un évident amour du travail
de documentation philologique.
En dépit de l’appui paradoxal de Littré, puisque ce
dernier était le chef de file du rationalisme positiviste en matière de science
linguistique, GODEFROY resta néanmoins toujours un marginal au regard des
institutions officielles de la recherche et de l’enseignement supérieur. Il est
symptomatique à cet égard que, malgré l’additif du soutien très actif du Duc
d’Aumale, et les missions officielles qui lui furent confiées par ce dernier,
GODEFROY ne fut jamais élu à l’Institut de France, devant se contenter de voir
son Histoire de la littérature française couronnée par l’Académie
française, juste avant d’obtenir la seconde nomination du prix Gobert, en 1882,
puis le premier, de 10.000 fr., en 1883, et de le recevoir une nouvelle fois,
mais posthume, en 1898 !…
Il est vrai que l’époque, dominée par le passage de la
science du langage d’un marché civil à un marché étatique, était alors à
l’institutionnalisation de la philologie et de la linguistique par le biais de
sociétés savantes et de grands établissements d’enseignement — Société de Linguistique de Paris,
Société de l’Enseignement supérieur, École Pratique des Hautes Études,
Sorbonne — ainsi que de la création de
revues spécialisées — Revue critique
d’Histoire et de Littérature, Revue des Langues Romanes, Romania, Revue des
patois, Revue des patois gallo-romans, Bulletin de la Société des parlers de
France, etc… Et, de fait, les
nouveaux hérauts du savoir, Paul Meyer, Gaston Paris, Gaston Clédat, y compris
Michel Bréal et même leurs propres adversaires, tels que Jules Boucherie ou
Georges Chabaneau, refusèrent toujours d’accorder quelque reconnaissance de
valeur aux travaux de GODEFROY On peut penser que cet ostracisme est imputable
aux idées politiques développées par GODEFROY dans quelques-uns des articles
qu’il publiait simultanément à ses recherches de philologue dans les journaux
catholiques de l’époque : la Patrie, l’Univers, le Correspondant, la
Revue du monde catholique, etc.
Œuvres :
(1859-63):
Histoire de la littérature française, depuis le XVIe siècle
jusqu'à nos jours, 3 vol. suivis de 12 autres volumes jusqu’en 1882.
(1862):
Lexique comparée de la langue de Corneille et de la langue du XVIIe
siècle en général, Paris.
(1872):
L’Instrument de la revanche. Études sur les principaux collèges chrétiens,
3 vol. in-8°
(1872):
Morceaux choisis des prosateurs et poètes français des XVIIe,
XVIIIe et XIXe siècles.
(1865-1876):
Nombreuses éditions de Boileau, Corneille, Fénelon, La Bruyère, La Fontaine,
Massillon, etc.
(1878):
La Mission de Jeanne d’Arc.
(1881-1902):
Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes, du IXe
au XVe siècles, avec une préface: De l'étude méthodique des
langues anciennes et des langues vivantes, Meulan, De Belcourt.
(1885):
Grammaire française.
(1890):
Réponse à quelques attaques concernant le Dictionnaire de l'ancienne langue
française.
(1901,
posth.): Lexique de l'ancien français, Paris, Bertrand.
Sources :
ROMAN
d'AMAT (1955): Dictionnaire de biographie française, vol. XIV, B.N. 4° Ln1
192.
TAVERNIER,
R.(1898): Notice nécrologique de F.GODEFROY in La Revue du Monde
Catholique, 27, p. 197.
Dès cette époque un binôme coordonné devient
régulièrement exprimé: histoire de la
langue ou de l’ancienne littérature. On pourrait s’interroger sur la valeur
de la coordination: disjonction non exclusive, équivalence plus ou moins
exacte, alternative, etc. Reste la récurrence de la formulation. Alors qu’on
aurait pu attendre en cet emploi un Antoine Thomas, lui-même étymologiste déjà
renommé et proche collaborateur de Darmesteter et de Hatzfeld, c’est Petit de
Julleville, prenant immédiatement la succession de Darmesteter, qui hérite donc
cette situation en tant que “directeur d’études pour les lettres et la
philologie” (1890). Avec lui la coordination tend à devenir cumulative, et l’on
passe alors de “ou” à “et”, puisqu’en 1890-1891, Petit de
Julleville enseigne l’histoire de la
grammaire française et l’histoire
de la littérature médiévale. On
pourrait alors interpréter cette accommodation réciproque des champs de la recherche
et de l’enseignement comme une heureuse superposition des deux domaines; mais
il est plus juste de penser que cette évolution aboutit peu à peu à une
résorption des activités de l’historien de la langue dans celles de l’historien
de la littérature, avec la série des enseignements confiés à Petit de
Julleville entre 1892-1893 et 1896-1897: Vie
et œuvre de Charles d’Orléans et de Villon, Histoire des origines de la
Renaissance en France durant le moyen-âge, histoire du théâtre au moyen-âge,
etc. Une spécialisation désormais s’impose et, quoique la documentation de la
langue continue de s’appuyer sur les textes littéraires, de même que ces
derniers ne peuvent être exploités que grâce à des connaissances précises des
états de langue du passé, il importe de se définir soit comme historien de la
langue, dans ses dimensions idéologiques et sociales, soit comme historien de
la littérature, dans ses dimensions politiques et esthétiques.
Parmi ses collaborateurs, et dans une partition
désormais très nette du champ de l’histoire, Julleville délègue donc à un
maître de conférence en Sorbonne de grammaire et philologie, la responsabilité
d’organiser le champ institutionnel de l’histoire de la langue, sous réserve de
respecter le principe de l’opposition entre histoire
externe et histoire interne
qu’avaient déjà mis en évidence les premiers philologues du XIXe
siècle. Ce jeune professeur est Ferdinand Brunot, qui enseigne alors l’histoire de la syntaxe française du XVIIe siècle (1891-1892), et l’histoire de la langue française au XVIe
siècle (1895-1896) et au XVIIe
siècle (1896-1897). Un relais est ici passé, que Brunot lui-même
transmettra ultérieurement à Charles Bruneau, son successeur à la Sorbonne,
sous l’hypothèque d’un identique détournement du contenu du relais, puisque
Brunot interdit en 1934 à son successeur de faire de la dialectologie et de
l’histoire de la langue au sens strict du terme, ne laissant à ce dernier que
l’issue de la stylistique littéraire à soubassement de lexicologie et grammaire
historique. L’histoire de la langue est donc en quelque sorte confisquée au XXe
siècle, sous l’effet du prolongement des translations et transformations de
contenu qu’elle a connues au XIXe siècle. La situation et les
responsabilités, volontaires et involontaires, avouées ou implicites, de Petit
de Julleville et de certains de ses contemporains demeurent capitales dans ce
processus… Il importe en conséquence de revenir sur le détail de cette
métamorphose.
Le mouvement historiographique du français, enté sur des présupposés
idéologiques et un implicite politique transparent, est alors bien lancé, qui a
fait se succéder les travaux d’Ampère (1841)[1],
de Génin (1845)[2], et
de Wey (1845)[3]; mon
propos n’étant pas ici de reconstituer une véritable et exhaustive histoire de
l’histoire de la langue française, je ne m’arrêterai pas plus longtemps sur ces
ouvrages. En revanche, il semble nécessaire de faire intervenir ici directement
les deux tomes en trois précieux volumes posthumes d’Albin d’Abel de Chevallet
(1853-1857)[4], sur
lesquels je m’appesantirai plus loin, bien d’autres textes connexes, disséminés
dans des revues ou des journaux, et
d’abord, peut-être même surtout, le nom célèbre d’Émile Littré, le
lexicographe.
À l’endroit de ce dernier, et derrière la révision du dictionnaire de
Nysten, l’édition du Dictionnaire analogique de Boissière, ou la rédaction de
son propre Dictionnaire de la Langue française, on oublie trop facilement
qu’Émile Littré fut d’abord un historien au sens propre du terme, qui
dispensait régulièrement son savoir, en particulier dans les colonnes du Journal
des savants. C’est pourquoi je m’arrêterai rapidement sur cette Histoire de la
Langue Française, publiée en 1862, et sous-titrée par lui: Études sur les
origines, l’étymologie, la grammaire, les dialectes, la versification et les
lettres au moyen-âge; ensemble composite qui procède de la récollection des
articles publiés dans cet organe par Littré, entre 1855 et 1861, mais qui se
recommande par une préface affichant nettement son ambition méthodologique.
On ne saurait guère être plus clair et dénué
d’ambiguïtés: la référence au système organique, alors en vogue dans les
sciences naturelles, rappelle le souci qu’ont les savants contemporains de
dégager des lois régulières qui soient simultanément prédictives et
rétro-prédictives, qui anticipent sur le devenir et soient en même temps
susceptibles de contribuer —sur le
modèle de la paléontologie— à la reconstitution
des états du passé. Mais il y a plus. La participation de Littré au Journal des savants lui permet de
disséminer dans cet organe toute une série d’idées accréditant ce qu’il nomme
lui-même, d’après Bossuet, “la loi du changement”, et qui n’est autre, sous
l’hypothèse de l’organicisme, que la trace d’une régularité inhérente au
système explicatif, laquelle fait découler les conséquents de leurs
antécédents, et les effets de leurs causes:
Le mot roman succède au mot latin et germanique, la
règle à la règle, la syntaxe à la syntaxe, la conjugaison à la conjugaison; et,
au bout du temps qu’exige une telle transformation, à la suite d’un travail
intestin que deux agents, le fond primordial et la localité, déterminent
rigoureusement, apparaissent dans le monde des choses et des idées ces belles
créations que l’on nomme l’espagnol, le français, l’italien, le provençal,
héritières du grand nom latin et soutenant glorieusement l’héritage. (p. vi)
C’est dans ce cadre que Littré est obligé de s’en
remettre à la littérature pour retracer la suite des causalités et de leurs
conséquences, sans s’apercevoir du caractère tautologique de son principe dès
lors que — depuis Louis-Philippe et ses
ministres Guizot et Salvandy — la
littérature est érigée par les autorités politiques en monuments de l’histoire
de France[6]:
il est bien difficile dans ces conditions de ne pas assentir à ce qu’écrit
l’historien:
L’histoire d’une langue est intimement liée à
l’histoire littéraire du peuple qui la parle, et, de la sorte, à son histoire
sociale. Là est le principe de ses changements. Une langue pourrait être
supposée immobile au milieu d’une société qui ne changerait pas, mais, au
milieu d’une société qui change, elle ne peut être que mobile. Cette mobilité
est limitée d’un côté par le fond primordial qui vient des aïeux et de la
tradition et dont l’origine, se perdant dans la nuit des temps, se perd aussi
dans l’obscurité de toutes les origines, et d’un autre côté par le sens de
grammaire, de régularité et de goût qui, connexe du développement général de la
société, est soutenu par les bons livres et les grands écrivains. (p. ix-x)
À partir de ces considérations, il devient logique que
l’étude des documents de la littérature fournisse la matière première des
explications appliquées aux transformations et à l’évolution de la langue: “Nous
avons des textes du dixième siècle qui prouvent dès lors l’existence du
français; et un trouvère du douzième siècle, Benoît, nous apprend qu’à la fin
du neuvième les Français firent en leur langue des vers satiriques à l’adresse
d’un comte de Poitiers qui s’était mal conduit dans une bataille contre les
Normands. Ce sont là des preuves directes […]” (op. cit., p. xxxil-xl).
Mais l’argumentation de Littré souffre nettement ici
d’une circularité qui en affaiblit la portée: “Nous sommes, depuis plusieurs
siècles —écrit-il— habitués à considérer le français comme une
langue littérairement une et dans laquelle les caractères de localité
n’existent pas. Les différences locales qu’on y connaît, ne servant qu’à
l’usage journalier, portent la qualification de patois. Autrefois c’étaient des
dialectes, c’est-à-dire des idiomes non pas seulement parlés mais encore
écrits; aucun n’avait sur l’autre une primauté qui en fît par excellence la
langue commune” (p. xl); or il avait déjà assumé précédemment: “La vérité est qu’il n’y a jamais jargon
là où florit une riche littérature; ces deux choses s’excluent” (ibid.). En retraçant, par conséquent
l’évolution de l’organisme linguistique au travers des modifications de son
support littéraire, Littré suggère une corrélation en quelque sorte
néo-humboldtienne qui constitue la réponse française à l’interrogation générale
des linguistes et savants européens des débuts de la seconde moitié du XIXe
siècle, lesquels se demandaient en quoi une langue peut exprimer les
postulations essentielles d’un peuple:
On a remarqué depuis longtemps que le développement
littéraire des nations dépend étroitement de leur état social et des phases
successives de leur civilisation. Il faut maintenant ajouter une dépendance de
plus, celle qui appartient à la langue, celle que l’outil a nécessairement sur
l’œuvre produite. De quelque façon que l’on se représente la cause des phases
littéraires, il ne sera indifférent ni à leur caractère, ni à leur évolution,
que la langue ait été dans tel ou tel état, embryonaire ou développée, en un
moment de crise ou fixée. Une analyse attentive vérifiera ces connexions dans
le long parcours des huit ou neuf siècles de production qui font l’histoire de
notre langue. (p. lv-lvi)
Je préférerais utiliser ici le terme d’enfermement: enfermement de la langue
dans la littérature et enfermement de l’histoire de la langue dans l’histoire
littéraire. Mais ce terme, Littré fort consciemment ne l’emploie point et, pour
justifier a posteriori son entreprise
historiographique, préfère recourir à l’idée d’enchaînement qu’il met en relation avec celle d’événement pour illustrer sa conception
de cette liaison nodale de la langue et de la littérature:
[…] une langue n’est ni ne peut être jamais fixée. La
production des nouvelles choses et l’usure des anciennes ne le permettent pas,
et un nécessaire néologisme de mots et de tournures qu’il faudrait seulement
raccorder avec la tradition se manifeste clairement dans le dix-neuvième
siècle.
Telles sont les phases de cette longue histoire de neuf
siècles, tout y est enchaîné, tout s’y succède par voie de filiation. Les
modifications qui surviennent sont produites par des causes organiques
inhérentes à l’esprit des hommes qui parlent la langue et à cette langue qui
est parlée par eux. Les perturbations extrinsèques, qui sont effectives sans
doute, n’ont qu’une action restreinte et n’empêchent pas les événements
grammaticaux de se produire. Les événements grammaticaux; ce mot n’échappe pas
à mon insu à ma plume, il sera la conclusion de cette introduction, car il
rappelle que les langues ont des événements, que ces événements en font
l’histoire, et qu’ils se lient de toutes les façons au développement social,
politique, littéraire des peuples. (p. lviii-lix)
Par là se réalise dans la langue l’idéal d’une
consubstantialité tangible réunissant sans paradoxe les tendances matérialistes
de l’époque aux tensions et tentations idéalistes rémanentes dans l’esprit d’un
chercheur né au tout début du XIXe siècle, et qui fit ses premières
armes érudites et heuristiques en pleine période romantique…
Ainsi, dès le début du dernier tiers du XIXe siècle, voit-on s’opérer la transformation qui va réduire à la portion congrue l’importance d’une histoire de la langue française depuis longtemps souhaitée et esquissée, notamment au travers des ouvrages lexicographiques de Ménage, de La Curne de Sainte-Palaye, et de bien d’autres encore. Cette réduction est paradoxalement confortée à l’époque moderne par la grammaticalisation du français et les acquisitions de la philologie issue du comparatisme. Ces deux processus ont en effet le paradoxal effet de renfermer la langue et son évolution dans des mécanismes réguliers que seule une analyse de plus en plus technique est à même de développer. La grammaticalisation du français, d’autant plus influente qu’elle devient le bras armé de tous les projets de scolarisation, impose le respect de règles impératives et la mémorisation des exceptions que produit cet absolutisme idéologique soutenu par les meilleurs exemples de la littérature, choisis à travers les siècles, mais de préférence dans la période classique. Le comparatisme linguistique, pour sa part, particulièrement fécond entre 1820 et 1840 dans le domaine du romanisme, a facilité les débuts d’une première philologie française soucieuse de scruter les textes empoussiérés que les Michel et autres, à la demande Guizot et Salvandy, extraient des bibliothèques étrangères. Et, de ses principes mêmes, la linguistique historique et comparée déduisait tout un appareil de lois et de procédures, tant phonétiques, que morphologiques, syntaxiques, étymologiques et lexicales, grâce auxquelles était enfin réouvert l’accès au sens des textes de cette ancienne littérature. Mais à quel prix d’érudition, d’apparente rigueur, et de laborieuse austérité !
Antoine Thomas, philologue de la seconde génération
(puisqu’il était né en 1857), et bon connaisseur du phénomène, saura se gausser
en ces années des « phonétistes » et des « sémantistes »[7]
aux protocoles mécaniques. Reste que les Notions Générales sur les Origines
et sur l’Histoire de la langue française de Petit de Julleville (Paris,
Delalain, 1883) font preuve au sujet de l’étymologie d’un scepticisme de bon
aloi :
Telles sont les principales lois qui régissent
l’étymologie des mots français tirés du latin, loi vraiment régulières et
positives, en ce sens que, dans les cas identiquement semblables, elles
s’appliquent toujours de la même façon, du moins dans un même dialecte ;
mais telle est la variété infinie des combinaisons possibles, que les exceptions
réelles ou apparentes sont fort nombreuses. Toutefois, le mot d’exception
convient-il bien ici ? N’est-il pas plus juste de dire que plusieurs lois
opposées se trouvent en présence, et qu’alors la plus forte l’emporte ?
d’où ces qui compliquent tant la
science du grammairien et de l’étymologiste. [loc. cit., p. 48]
Chacun de ces chapitres était abondamment pourvu
d’exemples et d’explications modèles, tant d’évolution phonétique, que de
transformations sémantiques, ou de modifications morpho-syntaxiques, l’ensemble
étant soutenu par les recherches du temps de Julleville, qui n’hésite pas à
donner comme références à son travail introductif les noms et les œuvres de:
Auguste Brachet, Jules Chabaneau, Arsène Chassang, Arsène Darmesteter,
Friedrich Diez, Émile Egger, Léon Gautier, Émile Littré, Charles Marty-Laveaux,
Mercier, Gaston Paris, Paul Meyer, Natalis de Wailly, ainsi que la revue Romania…. Nous sommes bien là dans le
domaine de la linguistique historique, proprement dite, linguistique comparée des
langues romanes au cœur desquelles la langue française trouve sa place.
On ne saurait guère faire plus immédiatement
contemporain puisque les philologues de la première génération française, dont
les produits scientifiques avaient été largement périmés par leurs successeurs
de la seconde génération, scientifiquement acculturés quant à eux outre-Rhin,
ces pionniers romantiques sont globalement proscrits d’un tel ensemble. Petit
de Julleville restait par là constamment ouvert aux innovations de la recherche
et appelait même de ses vœux les plus chers le développement de cette nouvelle
et rigoureuse philologie. Exposant par exemple la phonétique conçue par Diez
dans sa Grammaire des langues romanes,
Julleville écrit à la suite des recherches menées et exposées par Gaston Paris
dans un numéro de 1881 de la Romania:
La classification de Diez se trouve en partie ébranlée;
mais celle qui devra lui succéder n’est pas encore établie, et ce n’est pas ici
le lieu de chercher à l’établir. D’ailleurs, bien ou mal classés, les faits
observés par Diez demeurent exacts: ce qui nous permet de les exposer, d’après
lui, sous réserve des modifications de détail que le temps apportera dans une
science encore si jeune. (Loc. cit.,
p. 37)
A l’époque où les analyses de morphologie lexicale,
d’étymologie et de sémantique se renouvellent en profondeur, Petit de
Julleville exposait avec une grande netteté les principes généraux de
constitution du vocabulaire français:
Le plus curieux phénomène qu’ait produit dans la langue
l’existence de la double formation, c’est le grand nombre de doublets qu’elle renferme. Les doublets sont les doubles formes
françaises qu’un seul et même mot latin a fournies. Dans la plupart des cas,
les doublets ont dû naître de l’ignorance étymologique: un mot latin était
devenu français dès l’origine de la langue, mais en se conformant aux lois de
la phonétique: ainsi la forme extérieure s’en trouvait assez différente, et
l’étymologie avait pu s’oublier. Les clercs, les écrivains ne reconnaissant
plus, par exemple, fragilis dans frêle, ou rigidus dans roide, ont
tiré de ces deux mots latins deux nouveaux mots français, fragile et rigide, formés
sans aucun souci de l’accent tonique, et par la simple transformation de la
terminaison latine en une terminaison française. […] On a dressé la liste
complète des doublets: le français en
possède environ huit cents. Nous choisirons comme exemples ceux qui montrent
l’observation de l’accent tonique dans la forme populaire, et la violation de
cet accent dans la forme savante: Decimam,
dîme, décime; Examen, essaim, examen
[…]. (Loc. cit., p. 46-47).
Et l’on peut bien entrevoir là des sympathies fortes
avec le Traité de la formation de la
langue française que Darmesteter et Hatzfeld, complété — après la mort de Darmesteter — par Thomas, conçoivent et rédigent en ces
mêmes années.
La présentation des règles grammaticales de l’ancien
français — déclinaisons, fonctions, cas
et positions — était réalisée dans ces Notions… d’une manière telle que le même
exposé dans le Précis de Grammaire
historique de la langue française que Ferdinand Brunot publie en 1884 à
l’adresse de l’enseignement secondaire des jeunes filles se trouve en être une
exacte copie, comme le sera encore la version révisée, publiée près de
quarante-cinq ans plus tard, et avec l’aide de Charles Bruneau, chez Masson.
Ainsi de relais en relais la dynamique transmission des connaissances se
convertissait-elle non sans paradoxe en une solide stabilité du savoir que gage
alors la pertinence des notions techniques mises en avant, directement déduites
des acquis de la nouvelle science historico-comparative...
En mai 1888, à l’occasion d’une conférence inaugurale
faite devant la Société des Parlers de
France, qui devait assurer la fonction d’une « charte de fondation »,
quoiqu’elle dût attendre près de cinq ans encore pour être publiée, Gaston
Paris revient sur le même sujet du français
et de la langue française, mais dans une perspective bien différente. Il n’est plus
question alors que des pratiques linguistiques réunies sous le nom de français. Et l’on se rappelle
certainement cette longue mise en perspective des variations de l’usage qui
aboutit à la métaphore des nuances « d’une vaste tapisserie » que
serait la carte des parlers pratiqués sur l’étendue du territoire français.
Alors, histoire, géographie, anthropologie culturelle et linguistique
s’unissent dans un discours désireux de promouvoir la nouvelle valeur du français de référence qu’est le français de la République: celui en
lequel, au-delà de toutes les variétés et par-delà toutes les diversités, se
reconnaissent les Français. On retrouve dans ces lignes de Gaston Paris cette
même distinction de la langue populaire
et de la langue littéraire que
Julleville mettait en œuvre au premier chapitre (p. 3) et en conclusion (p.
156-158) de ses Notions… Et cette
discrimination va permettre de différencier, bien avant la formalisation
théorique qu’en donnera Saussure, une approche historique et une approche
synchronique du matériau de la langue. Mais surtout, le plaidoyer s’appuie
désormais sur la revendication de la nationalité de la langue et des individus,
qui ne saurait être mieux exprimée que sous le terme unique de « français »; l’artifice graphique de
la majuscule initiale servant seulement à distinguer l’homme de la langue:
La France a depuis longtemps une seule langue
officielle, langue littéraire aussi, malgré quelques tentatives locales
intéressantes, langue qui représente notre nationalité en face des nationalités
étrangères, et qu'on appelle à bon droit « le français ». Parlé
aujourd’hui à peu près exclusivement par les gens cultivés dans toute l’étendue
du territoire, parlé au moins concurremment avec le patois par la plupart des
illettrés, le français est essentiellement le dialecte […] de Paris et de l’Ile
de France, imposé peu à peu à tout le royaume par une propagation lente et une
assimilation presque toujours volontaire. Dans les provinces voisines du centre
politique et intellectuel de notre vie nationale, les nuances qui anciennement
séparaient du français propre le parler naturel se sont peu à peu effacées, et,
sauf un vocabulaire moins riche et des tournures plus archaïques ou plus
négligées, le paysan parle comme le Parisien [8].
Cette nouvelle manière de considérer les faits de
parole ne pouvait manquer d’avoir d’immédiates conséquences sur les modes
scientifiques et techniques d’appréhension de ces faits. Gaston Paris appuie
alors son analyse sur les travaux de Paul Meyer, dont on sait qu’ils étaient
orientés de manière jacobine, centralisatrice et unificatrice, de telle sorte
qu’ils pussent faire pièce à l’époque aux tentations séparatistes et
centrifuges du mouvement « félibrenque » de Mistral et ses félibres
affidés, comme le disaient leurs détracteurs:
En faisant autour d’un point central une vaste chaîne
de gens dont chacun comprendrait son voisin de droite et son voisin de gauche,
on arriverait à couvrir toute la France d’une étoile dont on pourrait de même
relier les rayons par des chaînes transversales continues. Cette observation
bien simple, que chacun peut vérifier, est d’une importance capitale; elle a
permis à mon savant confrère et ami, M. Paul Meyer, de formuler une loi qui,
toute négative qu’elle soit en apparence, est singulièrement féconde, et doit
renouveler toutes les méthodes dialectologiques: cette loi, c’est que, dans une
masse linguistique de même origine comme la nôtre, il n’y a réellement pas de
dialectes; il n’y a que des traits linguistiques qui entrent respectivement
dans des combinaisons diverses, de telle sorte que le parler d’un endroit
contiendra un certain nombre de traits qui lui seront communs, par exemple,
avec le parler de chacun des quatre endroits les plus voisins, et un certain
nombre de traits qui différeront du parler de chacun d’eux. Chaque trait linguistique
occupe d’ailleurs une certaine étendue de terrain dont on peut reconnaître les
limites, mais ces limites ne coïncident que très rarement avec celles d’un
autre trait ou de plusieurs autres traits; elles ne coïncident pas surtout,
comme on se l’imagine souvent encore, avec des limites politiques anciennes ou
modernes (il en est parfois autrement, au moins dans une certaine mesure, pour
les limites naturelles, telles que montagnes, grands fleuves, espaces
inhabités). Il suit de là que tout le travail qu’on a dépensé à constituer,
dans l’ensemble des parlers de la France, des dialectes et ce qu’on a appelé
des « sous-dialectes » est un travail à peu près complètement perdu.
Il ne faut même pas excepter de ce jugement la division fondamentale qu’on a
cru, dès le moyen âge, reconnaître entre le « français » et le
« provençal », ou la langue d’oui et la langue d’oc. […] Cette
muraille imaginaire, la science, aujourd’hui mieux armée, la renverse et nous
apprend qu’il n’y a pas deux Frances, qu’aucune limite réelle ne sépare les
Français du Nord de ceux du Midi, et que d’un bout à l’autre du sol national
nos parlers populaires étendent une vaste tapisserie dont les couleurs variées
se fondent sur tous les points en nuances insensiblement dégradées[9].
La superposition en ces lignes finales des métaphores
guerrière et tapissière souligne désormais l’intrication dans le langage
d’intérêts idéologiques d’ordre distincts: la langue —en l’occurrence le français— s’impose dès lors comme le lieu par
excellence d’investissements politiques et esthétiques susceptibles de susciter
d’innombrables divergences, des contestations sans fin, des polémiques
stériles, voire le refus même des mots symboliques et des motifs de la
République. Mais cet investissement révèle aussi le passage à une nouvelle
forme d’enquête linguistique. Dans la Leçon d’ouverture du cours de Grammaire
comparée que Meillet délivre au Collège de France le mardi 13 février 1906,
le linguiste ne manque pas de souligner :
Aucune philologie ne se suffit à elle-même […] Et ce
n’est pas de la philologie seule que le linguiste attend des précisions plus
grandes : le temps n’est plus où la linguistique était un département de
la philologie, et où la grammaire comparée pouvait recevoir parfois un nom que
les linguistes n’ont d’ailleurs jamais adopté, celui de philologie comparée.
L’observation des faits actuels est encore plus capable d’expliquer le passé
que l’étude du passé d’expliquer le présent, et les langues modernes, tant dans
leurs formes les plus populaires que dans leurs formes écrites et littéraires
ont attiré l’attention des savants, qui se dirigeait autrefois d’une manière
trop exclusive sur les langues qu’on ne peut plus observer ; on s’est mis
à décrire avec une exactitude singulière tous les détails des idiomes modernes.
On ne se contente même plus de l’observation directe,
et l’on s’est ingénié à inventer des appareils qui permettent d’enregistrer les
sons émis et d’inscrire chacun des mouvements articulatoires ; les
premiers essais de ce genre ont été faits ici, dans le laboratoire de
physiologie ; reprises depuis en des proportions plus étendues, ces
recherches ont amené la création d’un laboratoire de phonétique à côté de la
chaire de grammaire comparée. La mesure s’introduit ainsi dans la phonétique,
et c’est le commencement d’une petite révolution. […]
En même temps l’étude du vocabulaire se renouvelle, et
renouveler l’étude du vocabulaire, c’est renouveler toute la phonétique
historique, qui repose sur l’examen étymologique des mots, et par là toute la
linguistique historique. [Linguistique historique et linguistique générale,
t. I, p. 5-6]
Ainsi en est-il désormais du destin du son et du sens.
[1]
Histoire de la formation de la langue
française, pour servir de complément à l’histoire littéraire de la France.
[2]
Des Variations du Langage français depuis
le XIIe siècle, ou Recherche des principes qui devraient régler
l’orthographe et la prononciation.
[3]
Histoire des révolutions du langage en
France.
[4]
Origine et formation de la langue
française.
[5]
Alain Rey, Littré, l'humaniste et les
mots (1970 : 176).
[6]
On se rappellera à cet égard les premières lignes du rapport que Francisque
Michel adresse en 1837 à Guizot: “En août 1833, vous me fîtes l’honneur de
m’envoyer en Angleterre, à l’effet […] de prendre note ou copie immédiate de
tout ce qui me semblerait important pour l’histoire et l’ancienne littérature
de la France” (Collection de Documents
inédits sur l’Histoire de France publiés par ordre du Roi et par les soins du
Ministre de l’Instruction publique. Rapports au Ministre, (1839 : 35).
Revenant, dans le même volume, sur cette liaison de “l’histoire de la langue et
de la littérature françaises”, Génin soutient l’idée d’éditer la version du XIIe
siècle du livre des Rois que Barbazan
avait naguère édité, accompagnée des différentes traductions en dialectes
populaires que ce texte suscita. Et Génin n’hésite pas à revendiquer alors “un
ouvrage qui deviendra la base de tous les travaux critiques sur l’histoire de
notre langue”… (id., p. 309)
[7]
Thomas, commentant l’œuvre de Michel Bréal, écrivait en effet: «On ne peut donc
lui reprocher de méconnaître l’intérêt et l’importance des études phonétiques.
Je regrette d’autant plus de ne pas trouver dans son livre une déclaration bien
catégorique en faveur de cette pauvre phonétique, qui y est si souvent prise à
partie, ne fût-ce que pour bien marquer les rapports de cette science avec
celle à laquelle M. Bréal vient d’élever un monument. Il semble trop, à le
lire, que le sémantiste, juché sur sa tour d’ivoire comme l’astronome sur son
observatoire, puisse contempler les lois intellectuelles du langage, sans se
préoccuper en rien de l’élément matériel, dont il abandonnera dédaigneusement
l’étude au phonétiste. Or, il faut le proclamer bien haut, un essai de sémantique
n’est possible dans une langue que quand la phonétique historique de cette
langue est connue à fond.», Essais de
Philologie française (1897 : 166-193)
[8] Gaston Paris, « Les Parlers de France », in Bulletin de la Société des Parlers de France,
n° 1, Paris, 1893, H. Welter éditeur, p. 2.
[9] Ibid., p.
4-5.