LÉON CLÉDAT, HISTORIEN, PATOISANT ET RÉFORMISTE

(1850 – 1930)

ENTRE HISTOIRE DE LA LANGUE

ET LINGUISTIQUE HISTORIQUE DU FRANÇAIS

Jacques-Philippe Saint-Gérand
Université de Clermont-Ferrand II

 

 

Il est toujours délicat d’évoquer la nature d’une intelligence qui embrasse deux siècles. Méfait ou défaut de cette périodisation clichée, la fibule chronologique, loin d’articuler deux périodes en continu, met plutôt en lumière la disparité de l’une et de l’autre : la numération distingue, elle fragmente le continu en items comptables. Et l’on a toujours du mal à comprendre qu’un individu qui  — à l’âge mûr —  exerce ses talents dans un siècle donné témoigne bien souvent de la rémanence de données culturelles et idéologiques du siècle précédent. Le cas de Léon Clédat est ici assez représentatif. Philologue, dialectologue, historien de la langue et de la littérature, grammairien de l’école, réformateur de l’orthographe, homme de foi engagé, attentif à l’évolution de la pensée du langage, qui, désormais holiste, associe la langue orale parlée et chantée à la langue écrite, Clédat présente pour nous, aujourd’hui des aspects contrastés, sinon contradictoires, que certains de son époque  — il est aisé de penser ici à Godefroy, par exemple —  partagèrent avec lui. C’est pourquoi, au lieu de me focaliser uniquement sur le nom, la personne et l‘œuvre de Léon Clédat, je préfèrerai aujourd’hui replacer celui-ci dans le contexte de son époque et des préoccupations multiples qui s’y développaient, sous l’angle plus particulier de son intérêt pour l’histoire. Face à Jacques Bourquin, Jean-Claude Chevalier et Peter Lauwers, qui ont déjà permis à Clédat de réaccéder à la notoriété méritée que la déferlante structuraliste avait submergée d’une écume d’oubli, la tâche n’est pas aisée. C’est pourquoi j’ai choisi un angle d’approche quelque peu latéral. La lumière de biais aide parfois à mettre en valeur des reliefs tenus dans l’ombre d’éclairages directs par trop vifs.

 

Pour ce faire, je voudrais rappeler, dans un premier temps quelques dates qui retracent l’avènement progressif d’une linguistique des dialectes, de la parole et du chant (la lyrique courtoise), par lesquels Clédat se forgea ses conceptions de la langue, comme histoire, de la grammaire, comme système, et des usages comme générateurs de normes ; on verra ci-dessous que ces différents intérêts sont fort liés et que l’invention de nouvelles technologies d’enregistrement de la parole vivante ne fut pas un épiphénomène en la matière :

1800 : Joseph-Marie de Gerando publie ses Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages [id est des peuples dont la langue n’est pas écrite !]

 

1805 : Création de l’Académie celtique qui se donne pour tâche de "retrouver le passé de la France, recueillir les vestiges archéologique, linguistique et coutumier de l’ancienne civilisation gauloise".

 

1807 : Questionnaire de l’Académie celtique.

 

1807-1812 : Les Coquebert de Montbret père et fils recueillent la traduction de la Parabole de l’Enfant prodigue dans les "différents idiomes usités en France".

 

1839 : Première édition du Barzaz Breiz du Vicomte Théodore Hersart de La Villemarqué, épopée armoricaine sur le modèle de Fingal, an ancient epic poem … composed by Ossian de l’écossais Macpherson (1761).

 

1843 : Début de la publication de la collection des Chants et chansons populaires de la France, Librairie Garnier, 27 volumes.

 

1844 : Frédéric Rivarès publie ses Chansons et airs populaires du Béarn. 1845 Narcisse Achille Salvandy, ministre de l’Instruction publique charge une Commission des chants religieux et historiques de la France de recueillir et publier les chants populaires.

 

1851-1852 : De Dumersan publie ses Chansons nationales et populaires de la France.

 

1852 : Sur un rapport d’Hippolyte Fortoul, ministre de l’Instruction publique et des cultes, Napoléon III signe le 13 septembre un décret ordonnant la publication d’un Recueil général des poésies populaires de la France. Arrêté d’Hippolyte Fortoul fixant l’organisation du Comité de la Langue, de l’Histoire et des Arts de la France chargé de "la préparation des Instructions qui devront être adressées […] aux correspondants du Ministère".

 

1853 : Jean-Jacques Ampère rédige l’essentiel des Instructions de l’enquête Fortoul envoyées aux correspondants départementaux du Comité parisien. Rathéry publie une série d’articles intitulée Des chansons populaires et historiques de la France, dans le Moniteur universel.

 

1853-1860 : Joseph d’Ortigue dresse un plan d’études visant à mettre en relation les systèmes musicaux des différents peuples avec des climats, des moeurs, des langues. Il propose de nommer cette analyse "ethnographie musicale", bien avant Julien Tiersot (1905).

 

1854 : Frédéric Mistral, Joseph Roumanille et Théodore Aubanel fondent le Félibrige.

 

1856 : Edmond de Coussemaker publie les Chants populaires des Flamands de France. Eugène de Beaurepaire publie son Étude sur la poésie populaire en Normandie et spécialement dans l’Avranchin. J. F. Eusèbe de Castaigne publie Six chansons populaires de l’Angoumois.

 

1857 : Etablissement de l’inventaire des répertoires amassés pendant l’enquête Fortoul. La publication du Recueil général des poésies populaires de la France ne verra jamais le jour. Les manuscrits sont déposés à la Bibliothèque nationale en 1876.

 

1859 : Paul Broca fonde la Société d’Anthropologie de Paris.

 

1860 : Champfleury publie ses Chansons populaires des provinces de France (quatrième volume de la collection des Chants et chansons populaires de la France (cf 1843).

 

1862 : Damase Arbaud publie le premier tome de ses Chants populaires de la Provence.

 

1863 : Max Buchon publie ses Noëls et chants populaires de Franche-Comté.

 

1863-1864 : Prosper Tarbé publie son Romancero de Champagne, en 5 volumes.

 

1864 : Second volume des Chants populaires de la Provence de Damase Arbaud. Durieux et Bruyelle publient le premier volume des Chants et chansons populaires du Cambrésis.

 

1865 : Le comte de Puymaigre publie ses Chants populaires recueillis dans le pays messin.

 

1866 : Jérôme Bujeaud publie ses Chants et chansons populaires des provinces de l’Ouest, en 2 volumes

 

21 février 1867 : Communication de François-Joseph Fétis à la Société d’Anthropologie de Paris : « Sur un nouveau mode de classification des races humaines d’après leurs systèmes musicaux ».

 

1867-1868 : Fondation de la Société pour l’étude des langues romanes, à Montpellier.

 

1868 :François-Marie Luzel publie le premier tome de ses Chants et chansons de la Basse-Bretagne. Cénac-Moncaut publie une Littérature populaire de la Gascogne.

 

1870 : La Société pour l’étude des langues romanes publie la Revue des langues romanes. Création de la Revue celtique.

 

1872 : Gaston Paris et Paul Meyer fonde la revue Romania.

 

1873 : Ph. Kuhff publie Les enfantines du bon pays de France.

 

1873-1875 : Subventionnés par le Ministère de l’Instruction publique, les félibres montpelliérains Octavien Bringuier et Charles de Tourtoulon mènent une enquête pour déterminer la limite géographique entre les parlers de langue d’oïl et ceux de langue d’oc sur le territoire français.

 

1876 : Dépôt des manuscrits de l’enquête Fortoul (voir 1852, 1853, 1857) à la Bibliothèque nationale.

 

1877 : Henri Gaidoz et Eugène Rolland fondent la revue Mélusine. Elle cesse de paraître la même année, avant de réapparaître en 1884.

 

30 avril 1877 :Charles Cros dépose à l’Académie des Sciences un pli cacheté où il décrit un "procédé d’enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l’ouïe" qu’il nomme "paléophone".

 

17 novembre 1877 : Thomas Edison annonce dans le Scientific American qu’il vient de mettre au point "une invention merveilleuse, la parole susceptible de répétitions infinies, grâce à des enregistrements automatiques".

 

29 novembre 1877 : Edison baptise son invention "Phonograph".

 

3 décembre 1877 : Pour marquer son antériorité sur Edison, Charles Cros demande à l’Académie des Sciences d’ouvrir et de lire en séance publique son pli décrivant le paléophone.

 

15 décembre 1877 : Edison rédige une demande de brevet pour son phonographe aux États-Unis (le 15 janvier 1878 en France).

 

11 mars 1878 : Le phonographe d’Edison est présenté à l’Académie des Sciences.

 

18 avril 1878 : Charles Cros dépose un brevet où il énonce les principes de l’enregistrement sonore moderne. Il ne verra jamais la réalisation de ses brevets.

 

1878 Thomas Edison crée une société d’exploitation du phonographe intitulée The Edison speaking phonograph company. Création du Musée d’ethnographie du Trocadéro à Paris (rattaché à la chaire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle), le docteur Ernest Hamy en est le premier conservateur.

 

1878-1908 : Louis-Albert Bourgault-Ducoudray occupe la chaire d’histoire de la musique au Conservatoire.

 

1879 : Anatole Loquin publie Les mélodies populaires de la France.

 

1881 : Louis-Albert Bourgault-Ducoudray parcourt la Bretagne, chargé d’investigation par le Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts.

 

1881-1903 : Publication de la quarantaine de volumes des Littératures populaires de toutes les nations sous la direction de Paul Sébillot.

 

1883 : Charles Guillon publie ses Chansons populaires de l’Ain. Eugène Rolland publie le premier volume de son Recueil de chansons populaires.

 

1884 : Musée d’ethnographie du Trocadéro : Armand Landrin crée une Salle de France. Reparution de la revue Mélusine.

 

1884-1890 : Parution des volumes 2 à 6 du Recueil de chansons populaires d’Eugène Rolland.

 

1885 : Louis-Albert Bourgault-Ducoudray publie ses Trente mélodies de Basse-Bretagne. [ca]

 

1885 : Paul Sébillot, Loys Brueyre, Henri Gaidoz et Eugène Rolland créent les Dîners de ma mère l’oye.

 

1886 : Paul Sébillot fonde la Société des traditions populaires qui publie la Revue des traditions populaires. Jean-Baptiste Weckerlin publie La chanson populaire.

 

1887 : Emile Blémond et Henry Carnoy, membres de la Société des Traditionistes, fondent la revue La tradition, organe de la Société. L’abbé Pierre-Jean Rousselot et Jules Gilliéron fondent la Revue des patois gallo-romans. Elle cesse de paraître en 1893. Léon Clédat fonde la Revue des patois : recueil trimestriel, consacré à l’étude des patois et anciens dialectes romans de France et des régions limitrophes.

 

1887-1888 : La Revue des patois devient la Revue de philologie française et de littérature dont elle constitue les tomes I et II.

 

1888, Alès : Gaston Paris lance un appel pour la collecte des patois.

 

9 août 1888 : Mort de Charles Cros dans le dénuement.

 

1889 : Julien Tiersot publie une Histoire de la chanson populaire en France.

 

1889-1896 : La Revue de philologie française et de littérature devient la Revue de philologie française et provençale. Elle correspond aux tomes III à X de la Revue des patois (de 1887) de Léon Clédat.

 

1892 : L’abbé Pierre-Jean Rousselot, fondateur de la phonétique expérimentale soutient sa thèse pour l’obtention du doctorat ès lettres en Sorbonne : Les modifications phonétiques du langage étudiées dans le patois d’une famille de Cellefrouin (Charente, 1891).

 

1893 : La revue Correspondance générale de l’instruction primaire lance l’idée d’un recueil de chants à l’usage des écoles primaires et ouvre un concours pour la composition de ce recueil. Le projet de Julien Tiersot : adopter des textes nouveaux sur des chants populaires, est retenu. Maurice Bouchor est sélectionné pour les textes. Le Bulletin de la Société des parlers de France tente de prendre la suite de la Revue des patois gallo-romans fondée en 1887 par l’abbé Rousselot et Jules Gilliéron. Il cesse de paraître en 1900.

 

1894 : Julien Tiersot publie les Types mélodiques de la chanson française. Charles Bordes fonde la Schola Cantorum, société de musique religieuse, qui devient école de musique en 1896 (fondée par Bordes, Guilmant et d’Indy).

 

1895 : Suite au concours de 1893, publication de la première série de Chants populaires pour les écoles.

 

1895 : Gustave Boucher crée la Société d’ethnographie nationale et d’art populaire.

 

1897-1900 : Jules Gilliéron et son enquêteur Edmond Edmont réalisent l’Atlas linguistique de la France en parcourant 639 localités du territoire gallo-roman.

 

1898-1899 : Hubert Pernot, futur directeur de l’Institut de phonétique et des Archives (puis du Musée) de la parole effectue deux missions en Crête durant lesquelles il recueille des airs de danses et des mélodies populaires grâce à un enregistreur-reproducteur de cylindres gramophone Columbia.

 

1899 Arles : Création du Museon Arlaten par Frédéric Mistral.

 

1900 : Exposition universelle de Paris : Congrès international d’histoire de la musique :Le Congrès exprime un voeu : "qu’il se fonde une société internationale dans le but de recueillir par des moyens phonographiques, les mélodies populaires de tous les pays…".

Exposition universelle de Paris : 4e Congrès international des traditions populaires : Présentation des travaux et des projets du Hongrois Béla Vikar, le premier a avoir utilisé le phonographe sur le terrain en Europe, en 1895-1896.

Communication de Léon Azoulay, membre de la Société d’anthropologie de Paris : Ressources que les traditions populaires peuvent tirer de l’emploi du phonographe. Dans le cadre de l’Exposition universelle, Azoulay enregistre 400 cylindres de chants, dialectes… de tous les pays (une quarantaine concernent le domaine français).

 

1902 : Publication de la deuxième série de Chants populaires pour les écoles (voir 1893 et 1895).

 

1902-1910 : Publication de l’Atlas linguistique de la France de Jules Gilliéron.

 

1903 : Julien Tiersot publie ses Chansons recueillies dans les Alpes françaises. Jean-Baptiste Weckerlin publie ses Chansons populaires des pays de France, en 2 volumes.

 

1904 : G. Oncieux publie son Romancero populaire de France.

 

1905 : Charles Bordes, fondateur de la Schola Cantorum (voir 1894) fonde la Société "Les chansons de France", avec le concours d’Yvette Guilbert, Louis-Albert Bourgault-Ducoudray, Déodat de Séverac…

 

1905-1910 : Julien Tiersot publie ses Notes d’ethnographie musicale.

 

1906 : Paul Sébillot publie son Folklore de France.

 

1907 : Joseph-Marie Canteloube de Malaret commence la collecte et l’harmonisation de ses Chants d’Auvergne.

 

1906-1913 : La Société "Les chansons de France" publie la revue trimestrielle Les chansons de France où Bourgault-Ducoudray lance un appel à la collecte phonographique des chansons populaires.

 

1907 : Publication de la troisième série de Chants populaires pour les écoles (voir 1893 et 1895).

 

1909 : Maurice Bouchor publie les Chants populaires pour les écoles.

 

1909-1912 : Bretagne : Collectes phonographiques sur le terrain par François Vallée, professeur à Saint-Brieuc qui enregistre plusieurs dizaines de cylindres. La plupart de ces enregistrements sont cités et commentés in : Duhamel, Maurice, Les quinze modes de la musique bretonne, Paris, 1911.

 

1911 : Université de Paris : Création des Archives de la parole dans le cadre d’un Institut de phonétique par le grammairien et historien de la langue française Ferdinand Brunot, avec l’aide d’Emile Pathé. Il s’agit de la première institution française dédiée à l’enregistrement et à la conservation de phonogrammes (enregistrements de voix célèbres, Sarah Bernard, etc., méthodes de langues, collectes sur le terrain…).

 

Juin-juillet 1912 : Université de Paris, Archives de la parole : Mission de collecte dialectale phonographique de Ferdinand Brunot dans les Ardennes.

 

Juin 1913 : Université de Paris, Archives de la parole : Mission de collecte dialectale phonographique de Ferdinand Brunot dans le Berry.

 

Août 1913 : Université de Paris, Archives de la parole : Mission de collecte dialectale phonographique de Ferdinand Brunot dans le Limousin.

 

1913 : Maurice Emmanuel publie ses Chansons bourguignonnes du pays de Beaune.

 

1920 : Université de Paris, Archives de la parole : Le phonéticien Jean Poirot succède à Ferdinand Brunot à la tête de l’Institut de phonétique et des Archives de la parole.

 

Par ailleurs, et en parallèle à ce développement, on observe tout un mouvement qui se dessine dans la seconde moitié du XIXe siècle, et qui conduit à la naissance d’une seconde école de philologues romanistes.

Reconnue déjà par la création, en 1853, de la première chaire en langue et littérature française du moyen âge au Collège de France, cette nouvelle école va s'imposer dans l’institution du savoir en fondant ses propres organes de diffusion de la science  — la Revue critique en 1865, la Romania en 1872, comme on l’a vu plus haut, la Société des anciens textes français (SATF) en 1875, et, justement sous l’impulsion de Clédat, en 1887, la Revue des patois : recueil trimestriel, consacré à l’étude des patois et anciens dialectes romans de France et des régions limitrophes, appelée très rapidement à devenir Revue de philologie française et de littérature, puis en 1893, la Revue de philologie française et provençale. L'essor de cette école s’inscrit au reste en pleine période de réforme de l'enseignement supérieur.

Le débat qui engage la communauté universitaire et le grand public à ce sujet est déjà entamé depuis plusieurs années lorsque survient le choc psychologique et moral de la défaite de 1870. Et l’on sait qu’à la suite de celle-ci régna en France un certain ordre moral garant d’un retour supposé au sens plus pur de la francité et des mots de la tribu… dont les effets se manifestèrent dans des domaines aussi divers que la politique, la littérature, la musique, etc. Le domaine linguistique ne resta pas étranger à ces blandices ; j’ai montré ailleurs que c’est bien dans cette période que se fixa l’opposition de la langue française, comme système sémiologique de contraintes formelles et normatives, et du français, système idéologique de contraintes esthétiques et passionnelles. C'est dans ce contexte intellectuel et politique qu'il faut lire en 1872, les Quelques mots sur l’instruction publique en France de Michel Bréal, qu’il faut lire ensuite les déclarations de Paul Meyer, de Gaston Paris, le débat de ces derniers avec le félibrige des provençalistes, les histoires de la littérature et de la langue, qui  — d’Albin de Chevallet, Pélissier ou Géruzez, y compris Clédat, en passant par Godefroy, et Petit de Julleville —  ont mené jusqu’à Ferdinand Brunot.

C’est dans ce même cadre qu’il faut replacer le Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes de Godefroy[1], et quantité d’autres travaux dans lesquels  — pour anticiper avec ambiguïté sur ce qu’affirmera peu après Ferdinand de Saussure —  l’histoire est bien plus un cadre qu’un moteur.

Mais un cadre asservi au besoin de délimiter et d’orner une représentation de la culture française rien moins que propédeutique à la formation de l’élite cultivée du pays. Et c’est bien dans ce même cadre  — toujours —  qu’en 1884 Léon Clédat publie encore sa Grammaire élémentaire de la vieille langue français, et qu’il participe à la rédaction de l’Histoire de la langue et de la littérature française de Petit de Julleville. Le même auteur publiera ensuite, dès 1889, sa Nouvelle grammaire historique du français en même temps qu’il ne cesse de développer une intense activité d’édition de textes anciens, et de commentaires grammaticaux. Les paragraphes suivants voudraient succinctement esquisser l’analyse du statut et du rôle qui furent ceux de Clédat, à l’heure où linguistique historique et histoire de la langue se démarquent l’une de l’autre et conduisent à des choix épistémologiques opposés.

 

Howard Bloch avançait naguère l’idée que les études médiévales s'établissent non sans raison en France entre les deux premières guerres avec l'Allemagne, la Guerre franco-prussienne et la guerre de 1914-1918[2]. Le rapport entre vie intellectuelle et vie politique était chose courante, et la littérature, notamment dans sa dimension historiographique, à la toute fin du XIXe siècle, était particulièrement apte à illustrer cette liaison.

Ainsi, Léon Gautier, qui donne à Petit de Julleville le chapitre sur les chansons de geste, basé sur son étude des Épopées françaises (1868), affirme que les Prussiens se battent avec autant de précision et de méthode que s'ils analysaient un texte. En Allemagne, les recherches sur le moyen âge, tenues de catalyser alors l'identité nationale, comme elles le furent en France entre 1830 et 1840, sont soutenues par les ressources de l'État[3]. Les nouveaux jeunes médiévistes comme Gaston Paris vont s'initier à la paléographie et à la philologie auprès des grands maîtres allemands. Car  — d’une part, les premiers philologues français n’étaient guère attentifs à la dimension proprement linguistique des phénomènes textuels, et de plus ignoraient superbement le comparatisme indo-européen, et  — d’autre part, en 1850, il ne restait plus, en France, que des facultés autonomes, qui se bornaient, essentiellement, à accorder des diplômes et à constituer les jurys pour le baccalauréat. Avant le mouvement de réforme universitaire, les professeurs de faculté ne poursuivaient aucun programme de recherche et leurs conférences ne présentaient pas les développements récents dans leurs disciplines. Il existait pour cela des lieux spécifiques :  le Collège de France, l’École des Chartes, fondée en 1821, et l'École des hautes études, fondée pour sa part en 1868 à l’initiative de Victor Duruy.

 

Les réformateurs de cette époque cherchèrent dès lors à adopter et intégrer dans le système français les éléments qui avaient fait la réussite du système universitaire allemand afin de battre l'Allemagne à son propre jeu et sur son propre terrain. Une revanche, en quelque sorte…. Un aspect important de cette réforme fut la professionnalisation du corps professoral. La réforme inaugure en effet le règne des spécialistes, qui publient pour leurs confrères plutôt que pour le grand public. Après la défaite de 1870, l'approche rhétorique, identifiée au système universitaire napoléonien, tombe ainsi dans le mépris avec cette discipline même. Les études littéraires, toujours associées à la rhétorique et donc à l'Ancien Régime, sont dédaignées par les historiens positivistes qui dominent le mouvement de réforme. Sous l'égide de la philologie, l'étude de la littérature médiévale s'arroge en conséquence une légitimité scientifique qui ouvre la voie aux postes prestigieux de l'enseignement supérieur et secondaire. Pour la première fois, en 1880, le concours d'agrégation inclut une épreuve portant sur un texte du moyen âge, la Chanson de Roland, très curieusement redécouverte par les philologues de la première génération, notamment Francisque Michel. Après en avoir donné, dès 1886, une nouvelle édition classique précédée d’une introduction et suive d’un glossaire, Léon Clédat en propose en 1887 une traduction archaïque et rythmée, accompagnée de notes explicatives. On voit là que l’auteur des leçons de syntaxe historique sur les modes et les temps verbaux à l’usage des agrégatifs d’alors (1881) serre de près la conformité contemporaine des programmes d’enseignement.

En 1883, A. Darmesteter est le premier professeur de «Littérature française du moyen âge et histoire de la langue française» à la Sorbonne. Et, finalement, en 1895, la Chanson de Roland est intégrée dans le programme des lycées, d’où l’intérêt de l’édition que Clédat donne en 1897… édition escortée d’introduction et de glossaire. A une époque où les visions du moyen âge embrassées par divers groupes politiques et sociaux se font concurrence sur le plan idéologique, l'approche «documentaire» des médiévistes souligne l'importance du texte comme indicateur des mœurs de la période médiévale, sans souci pour sa valeur esthétique, ce qu’affirme nettement Gaston Paris dans sa préface à Petit de Julleville, ainsi que par Petit de Julleville lui-même dans les contributions qu’il donne à son Histoire de la Langue et de la Littérature françaises[4]. Il y a même là une sorte d’intérêt propédeutique et politique à inculquer cette image du courage et de la vertu en des temps si reculés, quand on songe que la traîtrise de Ganelon peut fort bien évoquer alors les félonies de Dreyfus. Or Léon Clédat fait partie de l’équipe recrutée par Petit de Julleville pour rédiger son histoire, des origines à 1900….

 

De cette entreprise, on dit que «[Petit de Julleville] conçut le plan, en arrêta les dimensions, choisit les collaborateurs, leur distribua les tâches [...]»[5]… Déjà, au frontispice de l’ouvrage langue et littérature étaient couplées dans un ordre de présentation qui n’est pas indifférent, même si, par la suite, celui de la réalisation inverse souvent les rôles. Pour l’objet qui nous concerne ici, la question est alors de savoir quelle sorte de moyen âge allait-on montrer au public ? On voit déjà se dessiner ici un clivage entre médiévistique littéraire au sens le plus strict et médiévistique linguistique que la philologie classique alors dominante dissimule à l’ombre d’une fallacieuse unanimité de dénomination. Les collaborateurs médiévistes du projet sont en effet :

— Léon Gautier, 64 ans, professeur à l'École des chartes (depuis 1872)

— Gaston Paris, 57 ans, professeur de littérature française du moyen âge, Collège de France (depuis 1872)

— Louis Petit de Julleville, 55 ans, professeur de langue et de littérature française du moyen âge, Faculté des lettres de Paris (depuis 1889)

— Lucien Constans, 51 ans, professeur de langue et de littérature provençales, Aix

Léon Clédat, 45 ans, doyen de la Faculté des lettres de Lyon (depuis 1892)

— Léopold Sudre, 41 ans, professeur au Collège Stanislas

— Ernest Langlois, 39 ans, professeur de langues et littératures wallonnes et picardes, Faculté des lettres de Lille (où il enseigne depuis 1888)

— Alfred Jeanroy, 37 ans, professeur à la Faculté des lettres, Toulouse

— Charles-Victor Langlois, 33 ans, chargé de cours, Faculté des lettres de Paris (depuis 1888)

— Joseph Bédier, 32 ans, maître de conférences, École normale (depuis 1895)

— Alphonse Piaget, 31 ans, professeur de langues et littératures romanes, Faculté des lettres de Neuchâtel.

 

On est tout de suite frappé par le fait que tous les collaborateurs valeureux choisis pour témoigner dans une Histoire de la Langue et de la Littérature françaises sont français sauf Piaget, qui est Suisse. Stengel aura beau jeu de reprocher à L. Gautier, qui connaissait certainement l'allemand, de passer sous silence les études d'Uhland, J. Grimm, J. Becker, F. Wolf et autres  — une véritable politique d'autruche —  «einer recht engherzigen Vogelstrauss-Politik»[6].

Mais Gautier n'est pas le seul à s'attirer cette critique. Constans aussi, qui devait connaître le travail de Körting et de Greif, d'après la bibliographie de Gaston Paris, qu'il cite à la fin de son chapitre, ne les mentionne guère[7]. Et l’on sait quelles critiques Millet, d’abord, puis indirectement Godefroy  — qui, il est vrai, ne figurent pas dans cette liste particulière[8]  s’attirèrent en 1888 de la part de Tobler pour insuffisance de connaissances sûres dans le domaine étymologique.

La question est bien, dès lors, d’être ou de n’être pas dans l’institution officielle du savoir. Et le départ est ici facile à faire, puisqu’en cette même année un décret fixe la création d’une chaire de dialectologie à l’École des Hautes Études : la discipline porte désormais le label de la science ; les amateurs, les indépendants  — simples curieux ou prétendus savants —  n’appartiennent plus à la même communauté d’intérêts que les scientifiques attestés sinon avérés.

 

Selon les comptes rendus contemporains, les contributeurs de Petit de Julleville sont des spécialistes déjà reconnus. Dans sa préface, Gaston Paris écrit: «On a cherché et on a pu trouver [...] des savants d'une compétence reconnue et spéciale, dont les noms garantissent pour chacun d'eux la sûreté de l'information et la parfaite intelligence du sujet qui lui a été assigné» (HLLF, I, a).

Tobler, mieux disposé à leur égard qu’à l’endroit de Millet ou Godefroy, observe que ce sont des spécialistes («bekannter Forscher und Darsteller») qui fournissent au public général l'état actuel des recherches dans leurs domaines respectifs.

Édouard Bourciez, qui rédigera un essai sur Marot pour le volume sur le XVIe siècle, note d’ailleurs :

[...] il est tel de ces chapitres qui résume en cinquante pages des recherches patientes, continuées pendant plusieurs années; il en est d'autres qui offrent comme un raccourci de livres antérieurement publiés par leurs auteurs, et jouissant déjà d'une légitime notoriété. [9]

Nombre de chapitres sont ainsi des résumés d’études doctorales circonstanciées : L. Gautier condense là son étude, Les Epopées françaises (1865-68, 2ème éd. 1878-92); l’essai portant sur les fabliaux, de J. Bédier, reprend l'argument de son ouvrage, Les Fabliaux, études de littérature populaire et d'histoire littéraire du moyen âge (1893; 2ème éd. 1895); et la contribution de L. Sudre sur les fables et le Roman du Renard se fonde sur Les Sources du Roman de Renard (1893)[10].

Certaines contributions en revanche ouvrent de nouveaux champs. Langlois présente une lecture commentée du Roman de la Rose qui annonce l'édition qu'il va publier pour la SATF, dépassant ainsi le cadre de son étude sur les Origines et sources du Roman de la Rose (1890). De même, Ch.-V. Langlois, dans son chapitre sur l'historiographie, propose une étude inédite  des rapports entre chroniques en prose du XIIIe siècle et écrits sur les croisades.

En présentant le travail d'une équipe de médiévistes reconnus, Petit de Julleville se range donc sous la bannière de la spécialisation prônée par le mouvement réformateur. Et c’est dans cet ensemble que Clédat prend sa stature et trouve pour nous, aujourd’hui, son intérêt.

Même si tous ces spécialistes ont été, pour une raison ou une autre, et dans tel ou tel lieu institutionnel, adoubés par la science officielle, trois types peuvent au reste être encore distingués parmi eux : les hommes dont la méthode semble appartenir encore à l’ancienne rhétorique, les philologues de la première génération, enfin, les jeunes romanistes. Pour Wilmotte,

[Petit de Julleville], avec M. Léon Gautier, appartient à une autre école et à une autre génération que les jeunes savants qu'il a cru devoir s'associer[11].

Stengel pense que les philologues modernes vont critiquer la verve oratoire de Gautier ainsi que son dédain pour l'étude du détail[12]. Ces deux contributeurs sont donc associés à l'ancienne méthodologie rhétorique.

Parmi les nouveaux philologues, on peut également distinguer deux groupes: les philologues de la première génération (G. Paris, L. Clédat), et ceux de la génération des jeunes romanistes, représentée par L. Sudre, E. Langlois, Jeanroy, Ch.-V. Langlois, J. Bédier et A. Piaget. Élèves de G. Paris, ceux-ci constituent déjà presque un réseau[13].

 

D’autres réseaux se dessinent si l'on compare les carrières de ces contributeurs. On voit ici que Clédat cumule les modèles de formation puisqu’il se trouve avoir été successivement dans les deux grands lieux de la recherche française de l’époque.

Quatre de ces modèles sont effectivement issus de l'École des hautes études (EHE), fondée par Duruy pour mettre en œuvre la réforme de l'enseignement supérieur: Léon Clédat, qui fréquentera ensuite l’École de Rome, Ernest Langlois, Alfred Jeanroy et Piaget, tandis que G. Paris y est répétiteur, puis directeur de section et enfin président de la section des sciences historiques et philologiques, où il enseigne jusqu'à son décès.

Quatre autres sont encore formés à l'École des chartes: Gautier, Clédat, de nouveau, Ch.-V. Langlois et E. Langlois. (G. Paris, lui aussi, y a été étudiant mais bien plus tôt, de 1859 à 1862.).

Trois des contributeurs sont normaliens: Petit de Julleville, Jeanroy et Bédier. Enfin, huit sont associés à la SATF, fondée pour publier les ouvrages médiévaux édités par les nouveaux philologues, soit comme membres du Conseil d'administration (G. Paris, Gautier, Petit de Julleville, Sudre et Bédier), soit comme éditeurs de textes publiés par la Société (Constans, E. Langlois et Piaget). Léon Clédat, dont la production d’édition de texte est pourtant tangible, en est absent. Ces liens rattacheront les contributeurs qui travaillent à Paris à ceux qui sont en province. Léon Clédat est professeur de littérature du moyen-âge à la Faculté des Lettres de Lyon, depuis 1876…

Si nous consultons de nouveau la liste des contributeurs, nous constatons que six sont à Paris (Gautier à l'École des chartes, G. Paris au Collège de France, Petit de Julleville et Ch.-V. Langlois à la Sorbonne, Bédier à l'École normale et Sudre au Collège Stanislas). Des cinq autres, quatre sont en province (à Lyon, Lille, Aix, Toulouse) et un en Suisse (Neuchâtel). Léon Clédat, Langlois, Constans et Piaget termineront leur carrière dans les facultés où ils enseignent lors de la publication de l'HLLF; Jeanroy quittera Toulouse pour prendre un poste à la Sorbonne. Alors que G. Paris, dans sa jeunesse, avait dû aller en Allemagne pour s'initier à la paléographie et à la philologie, d'abord à Bonn et ensuite à Göttingen (1856-58), trente ans plus tard Piaget s'inscrit à l'EHE à Paris pour étudier avec Gaston Paris. Ce fait indique le prestige accru des institutions françaises, au moins en ce qui concerne les grandes écoles.

 

Peu doué pour la rhétorique malgré son acculturation originelle, sensible au contraire aux faits de langue, soucieux même de l’histoire et de la modernisation de ses dépôts successifs comme ceux de la graphie, Léon Clédat œuvre discrètement dans cet ensemble. Le Chapitre IV du tome 1, qu’il prend en charge, traite de l’épopée courtoise… qui n’est pas le massif le plus important de la littérature médiévale… mais qui permet, peut-être mieux que d’autres de prendre en considération cet autre aspect de la langue que les études modernes sondent de plus en plus, à savoir la variation dialectale et les rapports que cette dernière entretient par le conte, les récits, la musique, avec la culture dite populaire... On se rappellera à ce propos la fameuse image de la tapisserie aux « nuances insensibles » par laquelle, à la même date (1893), les tenants du centralisme parisien voulaient clore définitivement d’un point d’orgue triomphant leur long débat avec les provençalistes mistraliens.

Or Clédat est précisément celui qui  — Périgourdin d’origine —  s’est non seulement intéressé à Bertrand de Born, mais à toutes les variétés qui font des patois des composantes de dialectes eux-mêmes fédérés en langue. Ayant également abordé certains aspects du rituel provençal et du catarhisme, Clédat propose ainsi une vision variée des dogmes  — de quelque nature qu’ils soient —  susceptible d’application intéressante en ce qui concerne leur relation à la langue. C’est là que l’on prend la mesure de l’étroit rapport qui existe entre la configuration mentale d’un individu et la structure des produits intellectuels dont il est l’agent.

 

Près de dix avant qu’Edmond Edmont ne commence à sillonner la France pour recueillir les données qui donneront naissance à l’Atlas linguistique de la France de Jules Gilliéron, Petit de Julleville se préoccupait aussi déjà de variation dialectale. Et il avait d’ailleurs à l’endroit des dialectes, un intérêt, voire un respect, qui mettront longtemps à devenir la norme dans les études de linguistique en France. Mais, justement, bien que leurs soucis convergent, il ne délèguera pas à Clédat le soin de se charger de ce travail. Le tout premier atlas linguistique avait été publié en 1881, et était encore une fois le fait des Allemands (Georg Wenker, Sprachatlas des Deutschen Reichs, 1881). L’année 1887 voyait en revanche  la fondation de la Revue des Patois Gallo-Romans, dirigée par Gilliéron et Rousselot, ainsi que celle de la Revue des Patois, animée justement par L. Clédat. Au-delà de divergences évidentes, concernant essentiellement le mode d’approche scientifique de ces objets, subsistait dans ces textes un intérêt passionné pour le rôle assumé par ces patois dans la construction des identités nationales. En 1887, Clédat y décrit le patois de Coligny et de Saint-Amour en présentant une grammaire et un glossaire, c’est-à-dire les fondements d’une langue en tant que structure sémiologique à défaut d’être représentation d’un pouvoir politique. L’année suivante, c’est la chanson du Pauvre Jean, patois des environs de Périgueux, qui fait l’objet d’une présentation similaire augmentée de commentaires musicaux. L’année suivante, c’est une chanson à danser qui fournit les matériaux…

 

Dans son exposé des changements phonétiques qui ont mené le latin au français, Petit de Julleville fait ressortir l’importance des différences dialectales. On retrouve déjà affirmée cette idée que tout le monde parle un dialecte, idée maintenant assez bien établie (du moins, en linguistique), mais que Clédat aura pour sa part du mal à faire reconnaître à ses contemporains.

Assez remarquablement pour l’époque, la distinction des dialectes et des patois commence à n’être plus fondée sur un jugement d’ordre moral ou esthétique. Et, à l’instar de ce que réalisent Bréal, et quelques autres, Clédat, qui voit dans les patois la vie spontanée de la langue[14], s’attache donc à redorer le blason des patois, comme Petit de Julleville l’avait d’ailleurs déjà formulé :

Les dialectes sont aujourd’hui tombés au rang de patois: c’est-à-dire que, malgré certains efforts ingénieux, tentés dans telle ou telle province, pour les ramener à la mode et leur rendre un emploi littéraire, ils ne servent réellement qu’aux usages de la vie commune […] Toutefois, si petite que soit la place que tiennent aujourd’hui les patois dans la vie de la France, il faut se souvenir qu’ils sont non pas, comme on le croit trop souvent, un pur jargon écorché du français correct, mais les héritiers directs et légitimes de ces dialectes qui, au moyen âge, entre le dixième siècle et le quatorzième, furent autant d’états de la langue française, propres chacun à une grande province; tous égaux entre eux; tous ornés d’une littérature très riche; tous égaux au dialecte français, qui n’était que l’un d’eux, et qui finit par l’emporter sur tous et se substituer à tous, mais pour des causes toutes politiques et historiques, nullement pour aucune supériorité intrinsèque, grammaticale ou littéraire. (Notions, p. 54-55)

 

La façon dont Petit de Julleville distingue dialecte et patois ne diffère guère au fond de celle qui est aujourd’hui utilisée. Et l’on peut penser à cet égard, que, même si Clédat ne traita point de cet objet dans l’ouvrage de Petit de Julleville, il reste néanmoins un témoin important de l’évolution générale de la pensée du langage à la fin du XIXe siècle. C’est probablement d’ailleurs cette caractéristique qui a fait de lui, au début du siècle suivant, un novateur hardi. Rappelons à titre d’exemple ce que Peter Lauwers a déjà fort bien montré, à savoir le progressisme inattendu d’un… chartiste !

 

Le cas est patent dans le domaine de la grammaire proprement dite. S’inspirant des modèles de la grammaire rationnelle du XVIIe siècle, et du comparatisme de Cyprien Ayer (1876), Léon Clédat, dans sa Grammaire raisonnée de la langue française (1894), reprochait par exemple à la règle d’accord du pluriel des noms propres des subtilités incompréhensibles. Pourquoi écrire : "Les Boileau (sans s) et les Gilbert (sans s) furent les Juvénals de ce siècle" ? Il ne comprend pas comment deux expressions semblables, telles que "les poètes tels que Boileau et Gilbert" et "les poètes semblables à Juvénal", « peuvent être traitées aussi différemment, et l'une ne pas permettre le s, tandis que l'autre en permet un. »

De même, Clédat saisit difficilement la distinction établie pour les noms de famille : pourquoi, si les personnes sont considérées comme individus, faut-il ne pas mettre le s du pluriel, tandis que si les personnes sont considérées comme membres de la même famille, la marque du pluriel est acceptée ? Pourquoi faut-il écrire "les deux Tarquin, les deux Corneille" sans s, mais "les Gracques, les Horaces, les Condés" avec ?... On voit ici que la grammaire normative permet d’articuler la relation entre logique et orthographie… Ce qui tendrait à donner du cops à l’hypothèse d’André Chervel selon laquelle toute la grammaire scolaire du XIXe siècle, plus particulièrement de la seconde moitié de ce siècle, aurait eu pour seul et unique but l’inculcation d’une graphie orthodoxe rigidement fixée pour servir de base ou de support à la construction d’une identité rationnelle de la langue française.

 

Clédat n’est pas le seul à s’insurger contre de trop subtiles différenciations. Les incompréhensions en ce domaine étaient telles, au reste, qu'au tournant du XXe siècle un arrêté relatif à la simplification de l'enseignement de la syntaxe française fut promulgué par Georges Leygues : la plus grande obscurité régnant dans les règles et les exceptions enseignées dans les grammaires, on tolérera dans tous les cas que les noms propres, précédés de l'article pluriel, prennent la marque du pluriel. C’est ainsi que la tolérance permet d’écrire les Corneilles comme les Gracques; — les Virgiles (exemplaires) comme des Virgiles (éditions). Il en sera de même pour les noms propres de personnes désignant les oeuvres de  ces personnes. Ex. : des Meissoniers. Heureusement pour la compréhension de la règle, cet arrêté eut peu d'effet. Il y eut bien quelques grammairiens, (Darmesteter, 1891-1897, Gaiffe, 1936), qui se prononcèrent en faveur de l'arrêté Leygues du 26 février 1901, mais la plupart des auteurs s'efforcèrent plutôt, chacun à leur façon, de contribuer au développement de la notion de nom propre. Et Peter Lauwers, si je l’ai bien lu, de marquer ensuite la filiation dans laquelle se situe Clédat, qui anticipent à leur manière  via Damourette et Pichon et par Gougenheim et Grevisse interposés —  jusqu’aux réflexions immanentistes de Togeby. L’observation des faits, fondée au besoin  — ce qu’un Paul Meyer ne pouvait accepter comme élément de détermination valable —  sur l’enquête et l’interview du locuteur basique, conduit Clédat à prendre des positions de pointe dans ce débat et à mettre en doute la validité de la grammaire historique officielle qui voyait une relation directe entre phonétique et graphie… Le savant qui signe en 1895 la Pétition à M. le ministre de l’instruction publique est celui qui recommande en 1908 les libertés ortografiques de l’école

 

Il est désormais temps de conclure. En souhaitant affranchir la langue française d’un certain nombre de contraintes qui pèsent  — à ses yeux —  sur son développement spontané, tel qu’il est possible de l’observer dans ses nuances dialectales et patoisantes, Léon Clédat  — honorable universitaire français —  ne fait pas œuvre iconoclaste en un siècle qui voue encore au conformisme un respect inaltérable et inaltéré. Il engage à sa manière la réflexion sur le langage dans une nouvelle voie, qui, somme toute, se rapproche assez du modèle sémiologique que Saussure et ses disciples mettent en œuvre dans la même période, de part et d’autre de Lyon, à Genève et à Paris. Cette nouvelle voie récuse l’idée d’une grammaticalité rigide et a priori des langues et expose le fait que la grammaire d’une langue est toujours un après de ses usages. En ce sens, et bien que nulle part La Grammaire des fautes (Paris, Genève, Leipzig, 1929) ne fasse mention de son nom et de ses idées, je suggèrerais volontiers d’étudier avec plus de précision le rapport qui peut exister entre Léon Clédat et Henri Frei. Dans la longue histoire, alternativement ombreuse et lumineuse, qui permet à cet objet d’investissement idéologique qu’est une langue d’accéder au statut d’objet d’étude scientifique, les positions de ces deux savants ne sont pas négligeables.

 

Parti d’une conception qui faisait de la grammaire historique un modèle explicatif des transformations du matériau sémiologique verbal, Léon Clédat, par sa proximité ambiguë à Lyon avec Ferdinand Brunot, ne pouvait pas ne pas prendre position sur la question de la nature d’une histoire de la langue ayant explicitement pour dessein de fonder l’identité d’un peuple sur la conformité de la représentation de sa langue à des idéaux de raison, de clarté et de justesse. Ayant choisi de privilégier l’aspect libéral des usages au détriment des forces de contrainte normatives pesant sur les usagers, il oeuvra à mieux distinguer entre le français, comme lieu commun d’une identité, et la langue française, comme lieu singulier d’intégration des variations identitaires… A l’heure où, aujourd’hui, la linguistique de l’oral se déploie dans toute sa plus grande extension, il n’est peut-être pas inutile de se remémorer cet exemple d’une originalité libre et rigoureuse que constitue l’œuvre de Léon Clédat.



[1] Voir à ce sujet la communication d’Isabelle Turcan au colloque Godefroy de l’Université de Metz, 12-14 juin 2001 (à paraître).

[2]Charle et Zeldin offrent des aperçus utiles au sujet de cette réforme; quant à l'importance des études médiévales dans ce mouvement, voir Bloch et Gumbrecht.

[3] Howard R. Bloch, «842  — Louis the German and Charles the bald, Grandsons of Charlemagne, Ratify the Serments de Strasbourg: The First Document and the Birth of Medieval Studies», A New History of French Literature (Harvard Univ. Press: 10-11).

[4]Charles Ridoux, «La nouvelle école de philologie romane et sa perception de la littérature médiévale», Cahiers de recherches médiévales (1996: 191 et suiv.)

[5] Op. cit.: 314.

[6] E. Stengel, «Compte rendu de l'Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900. Tome I: Moyen Age (des origines à 1500). 1ère partie», Zeitschrift für französische Sprache und Litteratur (1897, 19: 6)

[7] Op. cit.: 7.

[8]  On peut se poser la question des raisons de cette absence. Isabelle Turcan a donné les éléments de réponse dans sa communication citée en référence (cf. supra n. 1).

[9] E. Bourciez, «Compte rendu de l'Histoire de la Langue et de la Littérature française, des origines à 1900, éd. Petit de Julleville. Tomes I et II: Moyen Age (des origines à 1500)», Revue critique d'histoire de la littérature (1896: 454).

[10] M. Wilmotte, «Compte rendu de l'Histoire de la langue et de la littérature française, des origines à 1900, éd. Petit de Julleville. Tomes I et II: Moyen Age (des origines à 1500)», Le Moyen Age (1898: 67-77). Wilmotte reprend une critique qui se trouve dans plusieurs comptes rendus quoiqu'il s'exprime de façon plutôt acerbe: «Chacun, semble-t-il, a voulu éviter de se mettre en frais de recherches nouvelles et a simplement agrandi le cercle dans lequel l'avait fait se mouvoir un travail spécial qui le désignait à M. P. de J. comme un coopérateur utile» (p. 71).

[11] Op. cit: 67.

[12] Stengel, op. cit.: 6.

[13] Gabriel Bergounioux, «L'Introduction de l'ancien français dans l'université française (1870-1900)», Romania (1991: 257). Gaston Paris souligna d’ailleurs le fait: «Sur ces dix collaborateurs, j'ai le plaisir d'en compter six qui ont été plus ou moins longtemps mes élèves» («Compte rendu de l’Histoire de la langue et de la littérature française, des origines à 1900, éd. Petit de Julleville. Tomes I et II: Moyen Age (des origines à 1500)», Romania (1896: 593, note 1)). Cinq de ces anciens élèves ont été identifiés définitivement. Le sixième est probablement Ch.-V. Langlois et non pas Clédat pour les raisons suivantes. Quoique engagé, comme G. Paris, dans le mouvement de la réforme universitaire, Clédat dédie sa thèse (sur Bertran de Born) à Dumont, le directeur de l'École de Rome. Sur la page de titre, on lit qu'il est ancien élève de l'École des chartes et aussi de l'École pratique des hautes études  — nous avons vu que G. Paris est bien plus lié avec celle-ci qu'avec celle-là —  mais l'article sur Clédat du Dictionnaire de biographie française (VIII, 1416-7) ne confirme pas son inscription à l'EHE. Par contre, Langlois est à l'EHE au moment où G. Paris est directeur de la section de philologie romane. Langlois obtient deux diplômes, la licence en droit et l'agrégation d'histoire, comme vingt ans plus tôt G. Paris avait reçu la licence en droit et le doctorat ès lettres. Un nombre important des anciens élèves de G. Paris ne sont pas des littéraires. Voir «Chronique», p. 339-41, pour le discours funèbre prononcé au nom des anciens élèves non romanistes de G. Paris.

[14]  Il y aurait ici une petite étude à mener sur la résurgence inattendue en ce lieu  d’une des idées forces des curieux Éléments de linguistique que Charles Nodier publiait en 1834…