L'IDÉOLOGIE A-T-ELLE SA PLACE

DANS LES COLONNES DES DICTIONNAIRES?

 

 

Jacques-Philippe Saint-Gérand

Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand

Laboratoire de Recherche sur le Langage

ENS Ulm Paris

Équipe « Réseaux Savoirs Territoires »

 

 

Il n’est pas d’usage courant d’interroger le mouvement de l’Idéologie en dehors de la grammaire générale, puisque, de l’avis unanime des spécialistes, c’est dans ce secteur que se sont le mieux affirmés les principes et la démarche philosophique d’un mouvement pour qui la langue est l'instrument incorporé à la pensée de la forme analytique du monde; une sorte de dispositif qui propose une pensée du langage allant de la grammaire de la pensée à la grammaire des discours par le détour d’une sémiotique générale des signes, tout en faisant paradoxalement l’économie des mots gagés dans la parole à l’instant même où ils se trouvent concrètement engagés par l’action.

 

Si l’Idéologie revendique par ailleurs d’être en son temps un système moderne s’opposant aux systèmes métaphysiques d’ancien régime, et afin de vérifier si son organicité valide la systématique dont elle se réclame, nous voudrions aujourd’hui jeter sur ce mouvement une lumière un peu différente de celle que lui confère le seul point de vue général des linguistes et philosophes spéculant en sémioticiens sur le statut et la valeur des signes. A cette fin, nous utiliserons un double éclairage métalexicologique et métalexicographique prenant comme point focal le trauma révolutionnaire de 1789. On peut considérer l’inscription de cet événement dans le lexique et dans les dictionnaires chargés d’en entériner ou d’en différer l’enregistrement, comme la première expression des mouvements de cette pensée analytique et cumulative qui caractérise par la suite l’activité extensive de la lexicographie du XIXe siècle. Nous avons donc choisi :

 

1° de retenir arbitrairement autour de cette date un ensemble de termes représentatifs de la dimension politique du vocabulaire : Démocratie, Législateur, Législatif, Législation, Légiste et Révolution, et,

 

2° d’observer leur comportement dans quelques items constitutifs de la série officielle du Dictionnaire de l’Académie française, en nous attachant plus particulièrement aux translations dont témoignent les éditions de 1740, 1762, 1798 et 1835.

 

 

I° Du Contexte Historique :

 

Auparavant, pour écarter tout risque de fausse interprétation, rappelons la plurivocité sémantique de la dénomination même d’idéologie qui a tellement contribué à opacifier le discours tenu sur cet objet, tant à l’époque même de l’essor de ce courant que de nos jours, y compris dans les dictionnaires chargés d’élucider la pesanteur sémantique des termes de la langue.

 

On s’accorde généralement à voir d’abord dans ce terme la référence à une science des idées, et à une théorie particulière des faits de conscience et de la pensée, fondée sur une sorte d’axiomatique géométrique des faits de la perception sensorielle . Le cognitivisme d’aujourd’hui soutenu par les neuro-sciences envisage la possibilité d'une science du cerveau sans réellement prendre en compte l'importance de cette étape préliminaire. Mais, pour Cabanis, Destutt et leurs émules, dans le sens le plus strict du terme, idéologie est avant tout  une manière de révoquer la métaphysique, de désigner autrement la psychologie et d’en déplacer les enjeux. La nature des idées, les rapports qu’elles entretiennent avec les signes qui les représentent, leur origine fortement ancrée dans l’expérience sensible de tout un chacun, voilà ce qui, désormais, devient matière d’analyse. On ne s'attarde plus alors sur les causes pour donner au philosophe et au grammairien la possibilité de se concentrer sur les seuls effets observables : si la comparaison n’était pas anachronique, on pourrait presque dire que l’objet s’assimile dès lors à sa photographie mentale, et qu'une phénoménologie intuitive trouve ici à laisser son filigrane dans l'épaisseur des grimoires indigestes que cette science a multipliés autour d'elle.

 

Simultanément, toutefois, il est un sens large de cette dénomination qui, chez les mêmes auteurs, renvoie à l’ensemble des sciences fondées en raison, et épistémiquement conditionnées elles-mêmes, voire constituées, par ce mouvement de pensée : physiologie, physique, anthropologie, médecine, philosophie et bien évidemment grammaire… mais il s'agit ici de la grammaire générale tendue par la recherche de la langue parfaite.

 

On connaît enfin l’acception moderne post-marxiste que l’on donne à ce terme : vision du monde, strictement opposée en ce sens à l’idée même de science, pour ce qu’elle constitue une construction intellectuelle a posteriori censée expliquer et justifier un ordre social existant à l’aide de considérations explicites ou implicites de nature plus ou moins rationnelle ou religieuse. Sous cet aspect, l’idéologie n’est plus qu’une superstructure de la société dont elle émane et qu’elle soutient.

 

Ces trois acceptions aujourd’hui distinctes, mais déjà fort réciproquement impliquées tout au moins pour les deux premières d’entre elles, ajoutent à la difficulté de comprendre précisément ce que les contemporains de Destutt, de Sacy et leurs comparses mettaient expressément sous la bannière idéologique. Il est d’ailleurs assez courant de reconnaître dans ce mouvement trois époques distinctes , et trois types différents d’acteurs.

 

Une première génération, autour de 1789, faisant apparaître les noms et les actes de personnages tels que : Condorcet, Sieyès, Roederer et Lakanal ; Volney, Dupuis, Maréchal et Naigeon ; Saint-Lambert et Garat ; Pinel et Laplace. La place faite ici à la langue est en préparation grâce aux réflexions de Sieyès sur le monde lingual, de Volney sur les conditions d’évolution du langage, et de Garat, qui prendra la place que l’on sait dans la réalisation de la cinquième édition du Dictionnaire de la ci-devant Académie française.

 

Sous le Directoire, émerge une seconde génération autorisant l’alliance intime à l’Institut des Lettres, des Sciences et de la Philosophie : Cabanis, Destutt de Tracy ; Daunou, M.-J. Chénier, Andrieux, Benjamin Constant, J.-B. Say ; Biot, Lancelin, Bichat, Lamarck, Draparnaud et Broussais ; Saint-Simon, Auguste Comte ; François Thurot, J.-J. Ampère et Maine de Biran ; Mérimée, Fauriel, Victor Jacquemont, Stendhal et Sainte-Beuve, sont les principaux protagonistes de ce prodigieux brassage de conceptions et de représentations. Et l’on reconnaît aisément parmi eux, de Destutt lui-même à Mérimée, en passant par Garat et Andrieux, des Académiciens ayant participé aux exercices prolongés de refonte et réfection du dictionnaire institutionnel …

 

Enfin, sous la Restauration, apparaît une troisième et dernière génération, marquée par le retour des intérêts métaphysiques et religieux, qui conduira le mouvement à ses longues et lentes funérailles : Portalis, Sicard, Degérando, Prévost ; Lesage et Bonstetten, Laromiguière, et ses disciples : le citoyen Daube, naguère étudié par H. E. Brekle[1], Armand Marrast, Cardaillac et Saphary.

 

Variété et multiplicité des êtres et des options… Au moment même où, Garat, responsable désigné de la cinquième édition du dictionnaire, déléguait à la seule diligences des citoyens Gence, Sélis, de Wailly et de l’abbé Simon-Jérôme Bourlet de Vauxcelles l’achèvement du projet que les Académiciens avaient eu en vue de publier sur la base de l’édition de 1762, et qu’ils n’avaient pu achever de corriger, Cabanis voyait dans l’Institut national, une « Encyclopédie vivante »[2]. Quelques années plus tard, à quelque distance déjà des principes d’origine du mouvement, Maine de Biran ne confiait-il pas aussi à l’abbé de Féletz, en 1802, que Cabanis et Destutt avaient revendiqué pour l’idéologie la capacité de « changer la face du monde »[3] ?

 

Derrière cette multiplicité de noms, cette diversité d’attitudes, de fonctions, de positions, de disciplines, derrière ces contradictions internes et externes, il serait difficile de chercher la trace d’un attachement profond aux idéaux originels. Si l’on peut s’accorder sur le fait que les Idéologues et l’Idéologie, de manière générale, récusent toute sorte d’eschatologie, les causes demeurant incertaines, pour se limiter à la seule observation des effets produits, on conviendra que, sous le coup de ces accidents de l'histoire, leur théorisation des langues et des discours  demeure très schématique ; ce qui accrédite probablement la valeur péjorative prise rapidement par ces deux termes dans l’usage courant.

 

Comme chacun le sait[4] depuis la notice lexicographique de Pierre Larousse, le général français Bonaparte, mort à Saint-Cloud, le 18 Brumaire, qui considérait dans ces penseurs des individus prolongeant l’ordre ancien pendant les premières décennies du XIXe siècle, n’avait pas suffisamment de mépris pour évoquer les Idéologistes, ces « misérables métaphysiciens » et ces « phraseurs »… Pour un meneur d’hommes, rendu célèbre par son hypnotique pouvoir de discoureur, comment peut-on effectivement composer des propositions, énoncer des jugements et constituer des phrases sans déployer sur la ligne des syntagmes la belle ordonnance paradigmatique des colonnes de dictionnaires ?

 

Il est symptomatique à cet égard que tous les travaux consacrés aux hommes et au mouvement aient  — presque unanimement —  privilégié des auteurs qui se voulaient philosophes, avant que d’être physiologistes, économistes, ou politiques ; et des textes de grammaire, dans lesquels la syntaxe et la logique s’affirmaient prépondérantes, au détriment des lexicographes et de leurs ouvrages qui  — eux —  ne souffrent ni résumé, ni extrait, ni condensation, ni contraction [comme si les dictionnaires n’étaient pas porteurs de contenus significatifs en la matière]. Beauzée, Condillac[5], Court de Gébelin, Degérando, Domergue, Harris, Horne-Tooke, Port-Royal, Sicard, Thurot, Zalkind-Hurwitz, sont les noms les plus cités comme sources d’inspiration de la pensée des Idéologues ; à leurs côtés, nulle trace de lexicographe ou de vocabuliste, et à peine peut-être un ou deux noms de rhétoricien : Du Marsais et Fontanier…

 

L’intégration à la grammaire générale de la science des systèmes de signes permanents, la sémiotique, a donc eu cette conséquence paradoxale d’étouffer toute réflexion susceptible de s’attacher à l’exploitation des potentialités sémantiques de ces signes dès lors qu’ils sont insérés dans un discours. Raison de plus pour s’attacher à l’étude des dictionnaires dont on sait bien, depuis le XVIIe siècle tout au moins, qu’ils ne doivent « pas seulement être un Recueil de mots, mais [qu’] il faut aussi qu'il[s] serve[nt] à former le jugement des jeunes gens dans le veritable usage d'une Langue, & qu'il[s] leur enseigne[nt] les differentes significations des termes : c'est ce qu'on trouvera dans cet Ouvrage…»[6]

 

 

II° Approches :

 

Les items lexicaux nous servant d'exemples ayant été préalablement définis (cf. supra), on sait aujourd’hui que, derrière l’apparente fragmentation des notices de dictionnaires c’est bien en fait tout un discours qui se déploie, avec ses implicites, ses marques formelles, ses caractéristiques fonctionnelles fortement dépendantes des conditions de sa diffusion et des intérêts des lectorats. Autour de la refonte du Dictionnaire de l’Académie française, prise ici comme exemple, c’est donc tout un pan de recherches qui s’ouvre concernant l’évolution du genre lexicographique, entre 1760 et 1850, ou, si l’on préfère entre les ouvrages de Féraud et la quatrième édition du dictionnaire de l’Académie française, d’une part, et Napoléon Landais ou les Bescherelle, en passant naturellement par les différentes éditions de Boiste et de Gattel, d’autre part. Un rapide survol des appareils préfaciels des différentes éditions en question du D.A.F. est significatif à cet égard, puisque les éditions de 1740 et de 1762 ne laissent aucunement paraître la moindre occurrence des termes et des notions de démocratie, de révolution et de législation, comme si ces objets étaient en quelque sorte frappés d’inexistence dans des discours mettant l’accent sur les usages cultivés d’une langue dont l’extension sociale n’est pas l’ambition déterminante. Le bon usage est le bel usage. Au contraire, les éditions de 1798 et de 1835 ne peuvent faire l’économie de ces termes. Mais, plus important, peut-être, l’édition que le citoyen conventionnel Laveaux donne du D.A.F. en 1802 marque sa singularité entre ces deux textes par un usage particulier du seul terme de révolution, qui exclut les deux autres. Le bon usage est alors l'usage rationnel et  — comme le dit la formule d'aujourd'hui —  politiquement correct.

 

En 1798, le Discours préliminaire fournit tout d’abord l’occasion de déceler dans le fonctionnement de l’institution la prémonition du renversement de l’ordre politique :

 

« Par un statut, ou par un usage, l'Académie Françoise étoit composée d'Hommes-de-Lettres, et de ce qu'on appeloit grands Seigneurs. Ses Membres, égaux comme Académiciens, se regardèrent bientôt égaux comme hommes: les futiles illustrations de la naissance, de la faveur, des décorations, s'évanouirent dans cette égalité académique; l'illustration réelle du talent sortit avec plus d'éclat et de solennité.

Cette espèce de démocratie littéraire étoit donc déjà, en petit, un exemple de la grande démocratie politique. »

 

Puis, l’événement ayant eu lieu, et ses conséquences sociales autant que linguistiques étant désormais avérées, Garat doit justifier son travail d’élargissement de la nomenclature par des considérations apparemment pragmatiques :

 

a) Observation des faits :

« Il étoit indispensable d'ajouter à ce Dictionnaire les mots que la Révolution et la République ont ajoutés à la Langue. C'est ce qu'on a fait dans un Appendice. On s'est adressé, pour ce nouveau travail, à des Hommes-de-Lettres, que l'Académie Françoise auroit reçus parmi ses Membres, et que la Révolution a comptés parmi ses partisans les plus éclairés. Ils ne veulent pas être nommés; leurs noms ne font rien à la chose; c'est leur travail qu'il faut juger; il est soumis au jugement de la France et de l'Europe. »

 

b) Assomption d’une évidence et d’une nécessité :

« Qu'est-ce qui peut donner à tous les mots d'une Langue cette empreinte, qui en fixe et qui en constate la valeur, non pour quelques Écrivains seulement, mais pour tous ceux qui parlent et qui écrivent dans cette Langue? Qui définira les mots pour toute une Nation, de manière que cette Nation sanctionne ces définitions en les adoptant, et ne s'en écarte point dans l'usage des mots?

Je réponds qu'un bon Dictionnaire peut, seul, donner à une Nation ces lois de la parole, plus importantes, peut-être, que les lois même de l'organisation sociale; et qu'un Dictionnaire, pour exercer cette espèce d'autorité législative, doit être fait par des hommes qui auront, à la fois, l'autorité des lumières auprès des esprits éclairés, et l'autorité de certaines distinctions littéraires auprès de la Nation entière. »,

et

 

c) Renversement dialectique :

« Ces distinctions, les Membres de l'Académie Françoise les avoient reçues avec le titre même d'Académicien: et s'il falloit chercher des preuves de l'espèce de puissance littéraire que l'Académie Françoise a exercée sur la France, on en trouveroit dans les efforts même qu'on a toujours faits pour contester cette puissance, pour la nier ou pour la renverser: il faut être très-puissant pour faire le mal dont on l'a accusée, comme pour faire le bien dont on l'a louée. »

 

Mais on conviendra que ce dispositif argumentatif est bien moins fondé en raison que justifié par des considérations de nature spéculative.

 

Chez Laveaux, en 1802, éditeur d’une version soi disant améliorée du D.A.F., le discours se fait différent ; il n’est pas moins doctrinal dans son fond, mais il évite de laisser apparaître les termes et les notions de Démocratie et de Législation, entraînant avec eux tout un cortège de connotations politiques négatives que l’éditeur ne peut accepter à la date de son travail. En revanche, son emploi du mot Révolution constitue une sorte de paradoxale mise en application a contrario des principes définitionnels énoncés dans la notice correspondante. La première occurrence en est amenée à la suite d’une introduction qui généralise la question des changements affectant les langues :

 

« Les langues vivantes sont nécessairement sujettes à certaines variations, même après avoir reçu une forme constante qui en détermine le caractère et le génie. Essentiellement liées à tout ce qui modifie les nations qui les parlent, elles subissent des changemens analogues à ceux qui s'opèrent chez ces nations. Elles prennent successivement l'empreinte de leur civilisation ou de leur barbarie, de leurs qualités ou de leurs défauts, de leurs lumières ou de leur ignorance, de leur gloire ou de leur avilissement, de leur prospérité ou de leur misère.

Ces changemens plus ou moins fréquens, plus ou moins rapides, à proportion de la mobilité d'un peuple et de la vivacité de son imagination, ne deviennent ordinairement sensibles au point de présenter l'aspect d'une révolution, qu'au bout de certaines périodes, lorsque les effets successifs ont formé une masse considérable qui frappe tous les esprits. »

 

Et l’on voit ici une représentation de la révolution faisant de cet objet le terme d’un processus accumulatif plus ou moins lent. La seconde occurrence inscrit l’idée d’un mouvement brusque et brutal :

 

« Quelquefois aussi ces révolutions s'opèrent pour ainsi dire tout à coup, et se succèdent rapidement. C'est ce qui arrive dans ces grandes commotions politiques qui bouleversent les empires, et à la suite desquelles on voit disparoître ou s'affoiblir les usages, les lois, les institutions, les opinions établies; naître d'autres idées, d'autres institutions, d'autres lois; toutes les facultés de l'esprit humain prendre des directions nouvelles. »

 

Il en résulte la double nécessité de réordonner les faits du monde nouveau au moyen d’une terminologie appropriée, et de définir les contours de cette dernière au moyen d’une nomenclature fixée que les lexicographes doivent dresser, détailler et énoncer dans leurs ouvrages :

 

« A ces différentes époques, les langues, sensiblement modifiées par des changemens divers, ne sont plus reconnoissables, sous ce rapport, dans les dictionnaires qui jusqu'alors en avoient été les dépôts. Ces dictionnaires ne peuvent plus suffire, parce qu'ils présentent comme usitées, plusieurs expressions qui ne le sont plus; comme existantes, des institutions anéanties; comme des vérités incontestables, plusieurs erreurs reconnues; comme des dogmes sacrés et inattaquables, plusieurs opinions abandonnées à l'examen et au jugement de la raison; comme des expressions consacrées, des termes qui caractérisent des divisions et des haines dont les nuances n'existent plus, ou ne doivent plus exister; parce qu'ils n'indiquent point les mots et les expressions nouvelles dont la langue s'est enrichi; enfin, parce qu'au milieu de cette multitude de moyens nouveaux produits par tant de causes diverses, l'esprit a besoin d'un guide pour le diriger dans l'usage et le choix qu'il en doit faire.

Alors on sent généralement le besoin d'un dictionnaire où la langue se retrouve telle qu'elle est; où la signification des mots soit présentée d'une manière conforme à la réalité des choses, et aux changemens qui se sont opérés dans les idées. »

 

Mais, ancien conventionnel douteux, Laveaux marque nettement que ces ouvrages ne peuvent justement commencer à paraître qu’une fois l’événement passé, une fois les révolutions achevées. On mesure là toute la différence entre 1798 et 1802, et, notamment la fracture que constitue à tous égards en 1799 le coup d’état du 18 brumaire… C’est alors que les premiers Idéologues et la première manière de l’Idéologie méritent les sarcasmes de Bonaparte devenant progressivement Napoléon…

 

« Une chose non moins importante pour un ouvrage de cette nature, c'est de bien saisir le moment où il doit être achevé et publié; c'est surtout d'attendre celui où les révolutions des idées ont en quelque sorte borné leur cours, où les habitudes se fortifient, où les principes commencent à se fixer, où les institutions et les opinions prennent une direction certaine, une marche assurée. Sans cette sage prévoyance, un nouveau dictionnaire de langue est souvent exposé à paroître vieux dès l'instant où il voit le jour. »

 

Constatant dès lors l’achèvement intrinsèque du processus révolutionnaire, Laveaux peut bien justifier sa position de nouvel éditeur :

 

"La révolution changea la face des choses. Dans ses commotions fréquentes et diverses, elle fit subir au langage des variations analogues à la nature des causes qui produisoient ces commotions, et au caractère des hommes dominans.

 

Nous avons cru que le moment étoit venu de donner une nouvelle édition du Dictionnaire de l'Académie françoise. »

 

Une édition qui ne se veut donc pas seulement le règlement d’un solde ancien laissé pour compte, mais qui signe l’ouverture d’une nouvelle ère de pensée et revendique son inscription dans la ligne générale d’un essor du progrès retrouvé :

 

« Un nouveau siècle commence; il sera pour les arts utiles, ce que le siècle de Louis XIV fut pour les beaux arts, la littérature et le goût.  Les préjugés, livrés à eux-mêmes, se dissipent de jour en jour; la justice et la raison rallient tous les esprits; les vrais principes sociaux sont généralement reconnus, leur développement s'opère de plus en plus; la paix doit nous rattacher à tous les peuples du monde; le commerce, les manufactures, les métiers, le perfectionnement des sciences et des arts utiles, sont devenus l'espoir, l'ambition et la gloire de tous. La France, qui ouvrit jadis à l'Europe la carrière de la belle littérature, va lui frayer aujourd'hui celle de la vraie gloire dans tous les genres. La langue commune n'aura bientôt plus d'autres bornes, que celle de toutes les sciences et de tous les arts. »

 

Dès lors, le dictionnaire doit être l’observateur et l’exact greffier des transformations de la société enregistrées par la langue ; il peut aussi afficher toute l’ampleur de ses ambitions ; il s’agit bien ici d’un programme qui vise le savoir en tant que résultat d’un processus cognitif global ; et la coïncidence énonciative du présent et du futur oraculaire se fonde ici sur la réalisation du bilan des années passées :

 

« C'est dans ce moment favorable, que l'on peut avec confiance fixer dans un Dictionnaire, les expressions analogues aux idées nouvelles qui ont acquis un degré suffisant de stabilité; c'est dans ce moment que l'on peut rectifier les explications anciennes, rassembler d'avance et expliquer tous les termes vers la connoissance desquels la nation se porte avec ardeur, excitée par ses nouvelles passions, ses nouveaux goûts, ses nouveaux besoins. [....]

Nous osons nous flatter que nous offrons aujourd'hui au public le dictionnaire de la langue françoise le plus exact et le plus complet qui ait paru jusqu'à présent; le seul qui donne une idée juste des institutions anciennes et nouvelles; le seul qui contienne les termes de la nouvelle langue politique, administrative, militaire, scientifique. Il sera d'une grande utilité pour les personnes de toutes les classes qui veulent s'instruire, dans quelque partie que ce soit; et l'on ne sera plus obligé d'avoir recours à une trentaine de dictionnaires différens, pour comprendre les termes de sciences, d'arts, de commerce, de manufactures, etc., que l'on rencontre aujourd'hui à chaque instant dans les actes du gouvernement, dans les papiers publics, dans les ouvrages nouveaux sur l'administration et l'économie publique. Les littérateurs étrangers qui voudront faire passer dans leur langue les bons ouvrages de la nôtre, y trouveront, pour la partie technique, des secours qui leur avoient manqué jusqu'à présent; et les François qui désirent seulement prendre une connoissance superficielle de toutes les choses qui peuvent faire aujourd'hui l'objet des entretiens des hommes instruits, ne seront plus rebutés par la difficulté de connoître la valeur des termes techniques, ou celle de savoir où ils doivent la chercher. »

 

Le D.A.F., ainsi revu et corrigé, par un non académicien, devient une sorte de manuel lexique universel, qui, sans déroger à sa nature essentiellement normative, embrasse un dessein extensif et universel dans la plus pure tradition du genre inauguré par le Catholicon.

 

Dans l’édition de 1835, dont Villemain rédige la Préface, c’est une image différente qui s’affiche ; il est vrai que le terme de Révolution renvoie désormais à deux occurrences d’un événement traumatique. Le roi n’est plus de France, il est devenu celui des Français. Après 1830, les lois enregistrent ainsi une pratique de la démocratie qui jusqu’alors était restée de principe dans les textes sans parvenir à se généraliser réellement au quotidien :

 

« Depuis longtemps l'égalité des droits était acquise à la France; le débat politique lui fut enfin restitué, à la tribune, et par la presse, cette âme des états modernes légalement gouvernés. Ces deux influences de la liberté dans les institutions, et de la démocratie dans les moeurs ont dû se marquer sur le langage; et elles lui rendent bien plus en force vive et en mouvement naturel qu'elles ne lui ôtent de pureté.

Tout amène ce changement, l'inertie sociale, comme les révolutions, les idées nouvelles, comme le défaut d'idées. Car une langue, c'est la forme apparente et visible de l'esprit d'un peuple; et lorsque trop d'idées étrangères à ce peuple entrent à la fois dans cette forme, elles la brisent et la décomposent; et, à la place d'une physionomie nationale et caractérisée, vous avez quelque chose d'indécis et de cosmopolite. »

 

Mais cette pratique ne va pas jusqu’à faire oublier le postulat néo-classique selon lequel la langue exprime le génie des peuples.

 

III Nomenclature, description, translations :

 

Revenons donc aux quelques termes que nous avons souhaité privilégier pour en examiner les modifications entre la 3e et la 6e édition du D.A.F.

 

L’observation des éléments de notre corpus fait apparaître l’importance de la localisation des arguments descriptifs et analytiques de chacune des notices consacrées aux termes de Démocratie, Révolution et Législation, sous la contrainte de laquelle les faits de réaménagement des notices prennent des valeurs bien différentes. Ainsi, ne peut-on pas négliger le fait que, dans l’article Législation, l’exemple : La législation n’appartient en France qu’au Souverain, subit une altération entre les éditions identiques de 1740 et de 1762, d’une part, et celles de 1798 et de 1835, d’autre part, elles-mêmes bien différentes. En 1798, disparaît la mention « en France » ; en 1835, ne se maintient plus que le membre : « Droit de faire les lois », sans plus aucune référence à un quelconque marqueur sémantique [Terme de..], tandis que la phrase d’exemple devient : Dans les gouvernements absolus, la législation n’appartient qu’au monarque… C’est là une manière toute différente d’envisager l’effectuation du principe législatif.

 

Impossible de négliger également le fait que Laveaux, en 1802, pour Législateur tienne compte des événements et du Supplément de 1798 : "On appelle ainsi dans la Constitution de l'an 8, un membre du corps législatif." Que le même, pour Législatif, supprime l'exemple : "Le pouvoir législatif constitue le souverain", ce qui est une manière de se définir tant par rapport à 1762 que par rapport à 1798 ; et qu’il ajoute : " Dans la Constitution de l'an 8, on appelle Corps législatif, un corps politique chargé d'adopter ou de rejeter les lois dont les projets lui sont proposés par les gouvernements.". Pour Législation, Laveaux supprime de même : "La Législation n'appartient qu'au Souverain", et introduit le terme nouveau de Législature, inconnu des Académiciens : « sub. f. Expression tirée de la langue angloise, pour désigner le corps législatif. »

 

Ces transformations entérinent un changement qui n’est pas seulement historique dans les faits et les événements du quotidien, mais aussi dans les manières d’appréhender rationnellement cette réalité à travers le langage.

 

Les notices concernées exposent quatre formes générales de modification de leur forme et de leur fond, par la suppression, l’adjonction, l’interpolation et la modulation d’exemples et de paraphrases définitionnelles. Légiste présente une définition abrégée en 1740 et 1762 ; en 1798, apparaît l’extension : On appelle aussi Légiste, Un étudiant en Droit ; tandis qu’en 1835  — l’écoulement du temps aidant —  ne figure plus, sans aucune paraphrase, que l’exemple : Un jeune légiste.

 

Deux termes, sous l’aspect de leurs modifications, se révèlent particulièrement éclairants.

 

Démocratie ne fait apparaître aucune différence de glose dans les éditions de 1740 et de 1762. Ajoutons que, dans l'intervalle précédant l'édition révolutionnaire offocielle, l’édition de Paris 1765, chez les Libraires associés, est strictement conforme ; que celles de 1772 et 1776, à Lyon, chez Duplain, respectent le texte mais donnent les exemples entre parenthèses et en corps romains, tandis que les italiques sont réservées aux seuls énoncés dans lesquels le terme figure en mention. Les éditions de Nismes 1778 et 1786-87 que nous avons consultées , reprennent scrupuleusement pour leur part, les textes de 1740 et de 1762. L’édition parisienne de 1789, chez Servières, est identique. En revanche, le dictionnaire publié à Lyon en 1792-1793, chez Delamollière, reprenant la glose initiale de 1740 et de 1762, supprime les deux premiers exemples : Ces peuples aiment la démocratie. La Démocratie est sujette à de grands inconvéniens, et ne retient que : Un Gouvernement mêlé d’Aristocratie et de Démocratie, etc.

 

Lorsque paraît l’édition de 1798, on note alors :

 

1° la remarque concernant la prononciation ;

 

2° la modulation de la glose : Gouvernement populaire Gouvernement où la souveraineté réside dans le Peuple.

 

3° la suite d’exemples : La Démocratie est sujette… de véritables Démocraties.

 

4° la précision apportée par le Supplément : Il se dit aujourd’hui dans le sens d’opinion, d’attachement à la Révolution, à la cause populaire, qui permet de retrouver le prédicat utilisé dans les éditions de 1740 et de 1762… bien que l’exemple oppose fortement la notion à son contraire, et le terme à son antonyme : La Démocratie a vaincu l’Aristocratie. Gattel retient pour sa part : « Démocratie, s. f. Dans le langage révolutionnaire, attachement à la cause populaire. » Ces caractéristiques seront globalement conservées dans le tirage que donne encore à Paris, en 1832, Hector Bossange, Libraire, quai Voltaire, n° 11….

 

Laveaux, pour sa part, conformément à ce que nous avons déjà observé de son progressisme conservateur, s’il est possible d’employer ici cet oxymore paradoxal, reprend intégralement pour ce terme la définition du Dictionnaire publié à Lyon, en 1792-93, par Delamollière, et efface ainsi l'inversion diathétique observée en 1798, qui faisait du peuple l’agent de la démocratie, pour revenir à l'acception classique qui n’en faisait que le simple bénéficiaire.

 

En 1835, cependant, si les exemples de 1798 sont conservés, le sens de la paraphrase définitionnelle est nettement altéré par le renversement de la diathèse verbale sous laquelle est placé le terme de souveraineté. Comparons en effet  : Gouvernement où la souveraineté réside dans le Peuple Gouvernement où le peuple exerce la souveraineté. Peuple perd sa majuscule typographique mais bénéficie d’un retournement actanciel qui transforme l’entité passive locativement circonscrite en entité massive activement définie. Et c’est ainsi non seulement une image bien différente du principe démocratique qui est offerte aux lecteurs du dictionnaire, mais aussi une manière diamétralement distincte d’en présenter le mécanisme explicatif. Dans le premier cas, l’assertion fait de souveraineté un élément de la théorie idéale du droit politique ; dans le second cas, l’assertion intègre la notion à un système politique effectif. Si les idéologues s’attachent plus aux effets qu’aux causes, c’est donc bien la définition de D.A.F. 1835 qui  — avec retard, certes, mais non moins indubitablement —  porte la trace perceptible d’une influence de l’idéologie.

 

L’exemple de Révolution est plus complexe encore ; mais la violence du phénomène et de ses conséquences dans les consciences individuelles tout autant que dans ses manifestations collectives justifie probablement tout cet appareil de circonlocutions et de déplacements.

 

De 1740 à 1762, en dehors du marqueur grammatical abrégé réduit à sa plus simple expression, les trois paragraphes de la glose sont identiques. Les contrefaçons intermédiaires de : Paris, 1765, Libraires associés ; 1772-1776, Lyon, Duplain ; 1778, Nismes ; 1786-87, Nismes ; et 1789, Servières, à Paris, restent conformes à la paraphrase originelle, sous réserve de réaménagements typographiques ponctuels, tout juste révélateurs des flottements de conscience de cette sémiotique.

 

Mais, dans l’édition de Lyon du dictionnaire de Delamollière, en 1792-93, s’adjoint un paragraphe qui permet de faire mention de l’événement contemporain affectant particulièrement la France : « Il se dit principalement au figuré d’un changement subit et violent dans le gouvernement d’un peuple. La révolution Françoise de 1789. Les révolutions d’Angleterre. Les révolutions Romaines ». On passe ainsi de la généralité des « affaires publiques » et des « choses du monde » à la spécificité d’une situation brûlante. Et, si l’on se rapporte à la préface de cet ouvrage, on peut comprendre le sens philosophique à donner à cette transformation lorsqu’on a été sensible à la réserve qu’exprime l’éditeur face aux modifications du vocabulaire de l’époque :

 

« Les progrès de l'esprit humain dans les Arts, dans les Sciences, dans la Politique; les réformes essentielles du Gouvernement, effet nécessaire des lumières de la Philosophie, ont enrichi notre Langue de quantité de Mots énergiques. De vieilles expressions ont été rajeunies; beaucoup de Mots ont vieilli de plus d'un siècle dans l'espace de quelques années, et les acceptions de plusieurs termes ne sont plus les mêmes.

Les Editeurs de ce nouveau Dictionnaire n'ont pas suivi l'esprit philosophique dans toutes les nouvelles routes qu'il s'est frayées. La Religion, la Morale sont à leurs yeux des sources pures et respectables. Ainsi on a conservé dans ce Dictionnaire les acceptions des Mots qui y ont rapport; et c'est avec beaucoup de réserve qu'on a développé le sens de quelques termes qui n'expriment que des idées purement philosophiques. »

 

C’est donc ainsi une contestation de l’idéologie au sens péjoratif second de ce terme qui s’élève ici :

 

« Nous n'avons pas cru devoir insérer dans ce dictionnaire tous les Mots inventés dans le nouvel ordre de choses. Il y a beaucoup de Mots nouveaux qui n'expriment que des idées superficielles, des rapports trop abstraits, trop métaphysiques. Il en est que l'esprit de parti seul a créés; il en est enfin qui n'ont pas reçu la sanction de l'opinion publique. »

 

Mais aussi, au sens positif premier de ce terme, une condamnation de toute prétention à vouloir confectionner un dictionnaire idéal reposant sur le modèle académique :

 

« Si quelques personnes jugent trop sévèrement ce Dictionnaire; s'il leur paroît encore imparfait à quelques égards, nous leur observerons qu'il seroit difficile de fixer l'époque où l'on pourra travailler à un Dictionnaire qui ait toute la perfection dont un ouvrage de ce genre est susceptible; que toutes les entreprises de ce genre ont échoué et échoueront encore; que le Dictionnaire le plus savant n'est pas le plus recherché et qu'on aime à trouver le plus commode et le plus portatif. Le Dictionnaire de l'Académie, malgré ses imperfections, a toujours été fort estimé. Nous avons travaillé sur ce fonds, et nous offrons au Public le dictionnaire le plus étendu et le plus complet qu'il y ait. »

 

On pourrait s’amuser ici à trouver dans ces lignes une anticipation des critiques que Ferdinand Brunot, près d’un siècle et demi plus tard, d’un point de vue néo-positiviste sociologiquement et politiquement engagé, adressait au même mouvement lorsqu’il dénonçait : « Des explications ridiculement attardées, fondées non sur le développement historique, mais sur les pires rêveries des logiciens du XVIIIe siècle », et revendiquait pour sa propre part « une idéologie moderne […] gardée à jamais des spéculations a priori et des constructions en l’air qui ont perdu celle du XVIIIe siècle » [7]… On conviendra toutefois que la position de Brunot, outre sa partialité historique, repose elle-même sur certains a priori que les recherches contemporaines ont appris à débusquer et relativiser.

 

Avec l’édition de 1798, la première altération se manifeste dans la mention du syntagme « Révolution périodique », qui accrédite l’idée d’un retour à époques régulières ou fixes, et rattache le substantif à l’ensemble des disciplines scientifiques faisant usage de cette notion : mathématiques, physique, chimie, biologie, et pathologie. Une seconde modification intervient avec les exemples cités au troisième paragraphe, puisque le prédicat de Grande disparaît, faisant de Prompte la tête du chapelet des épithètes dont Révolution est susceptible de réunir les traits. Une troisième modification survient avec l’interpolation du segment : « dans les opinions, etc. », qui présuppose désormais la prise en considération de la dimension doxique. L’univers n’est plus constitué uniquement de faits et de données, il est traversé et parfois fracturé par les opinions…. Enfin, une quatrième et dernière transformation, eu égard aux éditions de 1740 et de 1762 et aux contrefaçons intermédiaires, réside dans l’adjonction du dernier paragraphe :

 

« Révolution dans les arts, dans les sciences, dans les esprits, dans les modes, etc.

On dit, Les Révolutions Romaines, les Révolutions de Suède, les Révolutions d'Angleterre, pour, Les changemens mémorables et violens qui ont agité ces Pays. Mais quand on dit simplement, La Révolution, en parlant De l'histoire de ces Pays, on désigne la plus mémorable, celle qui a amené un autre ordre. Ainsi, en parlant De l'Angleterre, La Révolution désigne celle de 1688 ; en parlant De la Suède, celle de 1772. »

 

On peut percevoir dans cette adjonction un retrait significatif par rapport à l’édition lyonnaise de 1792-93, qui porte la trace des débats entourant à l’époque l’appréciation de la Révolution de 1789. Évoquant l’antiquité romaine, l’Angleterre moderne, ou la Suède contemporaine, sous l’angle énonciatif d’événements historiquement déjà très éloignés de l’action présente, les rédacteurs de la notice ont sciemment choisi de mettre en lumière des faits historiques susceptibles d’un étiquetage identique à celui dont la France a été le cruel théâtre, tout en laissant ce dernier dans l’ombre pour des raisons probables de sûreté générale et de sécurité individuelle ; c’est bien là, semble-t-il, la valeur fondamentale essentielle de ce « on » derrière lequel s’abrite et parangonne encore l’ordre académique[8].

 

Au regard de ce texte composite et profus, l’édition procurée par Laveaux, en 1802, présente pour Révolution un article remarquablement abrégé. Le lexicographe supprime d’abord l’exemple de : "Révolution périodique". Bien qu’il ait eu recours lui-même à la collocation révolution / opinion dans son discours introductif, il supprime du 3e § de la notice : "dans les opinions, etc.", mais rétablit : "Grande", avant que de faire précéder « merveilleuse » d’un troublant "étrange". Laveaux, enfin, supprime également de cet ensemble : "Révolution dans les arts, dans les sciences, dans les esprits, dans les modes, etc.", comme si ces secteurs ne concernaient plus directement le quotidien de ses lecteurs.

 

Plus significatif, encore, Laveaux altère totalement le sens du quatrième § en proposant une parasynonymie, hypothétique mais rassurante, puisqu’elle se déploie dans les espaces de la figuralité : "Il se dit principalement au figuré, d'un changement subit et violent dans le gouvernement d'un peuple. La révolution françoise. Les révolutions d'Angleterre. Les révolutions romaines. V. Mutation.

 

A la suite, Laveaux élimine enfin: "On dit les Révolutions Romaines .... agité ces Pays." Et il reprend, mais sans conjonction adversative : "*Quand on dit simplement, La révolution, en parlant d'un pays...", ajoutant, une nouvelle fois en conformité avec l'idée énoncée par l’édition de Lyon 1792-93, Delamollière : "en parlant de la France, celle de 1789 ».

 

Ces opérations complexes de reprise stricte, de modulation, d’altération ou de suppression, portent le témoignage du trouble des consciences et de la difficulté d’enregistrer des faits et des valeurs quand le système de la langue et le système culturel et politique du monde n’ont eux-mêmes pas fini de se stabiliser.

 

Lorsque  — dans les conditions rappelées ci-dessus —  paraît l’édition de 1835, la translation affirme un degré supplémentaire de complexité. La notice s’enfle alors d’un luxe de détails et de commentaires qui témoignent de ce que la notion, la chose et le mot sont désormais entrés dans les circuits habituels de transaction du langage. Ainsi, au lieu de s’en tenir à la généralisation que présuppose l’expression de « Révolution périodique », les Académiciens préfèrent-ils désormais prendre un exemple concret qui illustre l’ordre reconquis du monde : « La révolution de la terre autour du soleil ».

 

L’acception physiologique est désormais introduite sans élément de soutien : la suppression de « On appelle » devant « Révolutions d’humeurs », ainsi que celle de l’article indéfini précédant « Mouvement extraordinaire », justifient l’éviction de l’expansion relative : « qui altère la santé ». A titre compensatoire, l’exemple : « Cela m’a causé… » vient renforcer ce que Charles Nodier aurait appelé la « pertinacité » de la définition. La glose gagne là une force de conviction que gage l’expérience subjective individuelle d’un patient : « Cela m’a causé une révolution… ».

 

Conclusions et perspectives : l’exemple de 1835.

 

Pour évoquer les faits de nature socio-politique, en tête de son troisième paragraphe, la notice de 1835 ne recourt plus à l’anaphore pronominale « Il » mais à la reprise même du substantif : « Révolution, se dit figurément… ». Cette modification justifie pour une part l’interpolation subséquente des prédicats : funeste, brusque, lente, et la transformation du verbe faire en amène. Tout se passe dès lors comme si le substantif Révolution , perdant en contexte tout sème actif, se voyait dépourvu de quelque ergativité que ce soit : « Il s’opéra, il se fit une révolution dans les idées… ».

 

En revanche les deux paragraphes suivants recourent à l’anaphore pronominale   Il se dit surtout, … absolument… —  pour introduire des considérations politiques. Le quatrième paragraphe est particulièrement mémorable sous cet aspect, puisque « brusque » se substitue à « mémorable » en collocation avec « violen(t)s », tandis que l’ensemble circonscrit par : « Une révolution mémorable… Écrire l’histoire des révolutions d’un pays » prépare la reprise en mention des faits de l’histoire romaine, suédoise et anglaise, auxquels s’ajoute désormais la référence au phénomène français de 1789. L’indexation de ces événements par une date permet de désigner le plus notable d’entre eux.

 

Un sixième et ultime paragraphe revient à un élargissement de la notion qui se réalise sur la base de l’observation des faits de la nature. Par le détour de la cosmogonie, de la géographie et d’une histoire circulairement envisagée s’affirme dès lors une vision transformationiste du monde, qui modèle à son tour la représentation que les usagers peuvent avoir de l’ordre de l’univers.

 

L'idéologie  — comme mode d'appréhension des mécanismes du langage et des formes de la langue —  a manifestement sa place dans la constitution des dictionnaires. C’est ainsi que les mouvements de pensées que l’on a trop tendance à vouloir identifier à des individus retenus dans les filets de l’histoire, trouvent leur voix anonyme et générique, celle qui finalement  — au-delà des essais et des principes ou des éléments  leur assure dans l'usage pérénité ou oubli.

 



[1]    H. E. Brekle (éd.), d'Holbach, Essai sur les Préjugés ou De l'influence des Opinions sur les Moeurs et sur le Bonheur des hommes; Ouvrage contenant L'Apologie de la Philosophie, édition en fac simile imprimée aux frais de l'éditeur, Ratisbonne, 1988.

[2]    Cabanis, Premier Mémoire des Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, 1802, réed. Genève, Slatkine Reprints, 1980, p. 53.

[3]    Maine de Biran, Œuvres, éd. F. Tisserand, t. vii, Paris, Alcan, 1930, p. 77.

[4]    Il s’agit ici d’une allusion à la célèbre notice du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse.

[5]    Dont le Dictionnaire de synonymes à l’usage du Prince de Parme ne fut pas publié de son vivant, mais dut attendre la refonte qu’en offrit Benjamin Lafaye au milieu du XIXe siècle ;

[6]    Boyer, Dictionnaire Royal François et Anglois, La Haye, MDCII, Préface, p. iii.

[7]    Ferdinand Brunot, La Pensée et la Langue, Paris, Masson et Cie, 1926, Introduction, pp. x et xix.

[8]    Dans la diachronie des éditions du Dictionnaire de l’Académie, officielles ou non, l’emploi de ce on ouvre à des interprétations légèrement différentes qui mériteraient une étude stylistique propre.