QUI DIGRESSION DIT ADDICTION

Jacques-Philippe Saint-Gérand
Université de Clermont-Ferrand II

 

 

 

Depuis l'Antiquité, la trace  — préservée en fragments ou réfléchie par d'autres —  des discours oraux ainsi que les oeuvres littéraires formellement attestées regorgent de digressions plus ou moins heureuses, admirées comme beautés, ou décriées comme fautes de goût et de logique narrative. Les conteurs médiévaux en émaillaient leurs chansons de geste; les humanistes pratiquèrent ensuite cette forme d'écriture avec délices et efficacité, car la digression est un procédé qui trouble la disposition argumentative, diégétique et poétique d'un texte. Dès lors on comprend aisément que sa nature topique et topologique ainsi que sa constitution morphologique aient une incidence sémantique non négligeable puisque la signification exacte d'un passage dépend de sa place dans l'économie du discours. A l'heure où la conscience émergente d'un génie spécifiquement français instaure une tradition rhétorique de logique, de clarté et de cohérence, la digression  — qui fait offense à la cohésion du texte —   devient une forme d'expression à combattre. Ramus critiquant Cicéron, et notamment son Institution oratoire, écrit :

 

De fait, Marcus Tullius, tu nous avais incités à chercher ce qu'est un orateur, nous en faisant attendre un grand profit; songe alors à quel point dans le début de ton traité, tu as abusé de trois digressions. Tout à coup, alors qu'aucune définition n'a été donnée, tu poses la question dece qu'est un orateur parfait; mais oublieux de cette question, tu changes de direction et t'écartes bien loin d'elle. Est-ce là l'exposé pénétrant et conséquent que tu nous proposes. Est-ce cela, se conformer en enseignant aux préceptes et lois des dialecticiens?[1]

 

Mais Montaigne s'ingénie a contrario à mettre en valeur l'essentielle digressivité de sa pensée, au motif que :

 

Le parler que j'ayme, c'est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche; un parler succulent et nerveux, courte et serré non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque : Haec demum sapiet dictio, quae feriet. Plustost difficile qu'ennuieux, esloingné d'affectation, desreglé, descousu et hardy; chaque lopin y face son corps; non pedantesque, non fratesque, non pleideresque, mais plustost soldatesque, comme Suetone appelle celuy de Julius Caesar[2]

 

Et que la liberté, conquise « à sauts et à gambades » est un bien inaliénable constitutif du sujet. Il y a donc dans la digression le souci d'un sorte de naturel de l'élocution fondé sur la recherche des séductions du plaisir et sur l'appel des émotions faisant réagir l'auditeur ou le lecteur. Mais ce souci n'est évidemment pas sans incidence sur l'ordre de la disposition.

 

Au XVIIIe siècle, l'art romanesque a même trouvé là un moyen suggestif et attrayant de renouveler ses techniques, Tristram Shandy, de Sterne (1760) et Jacques le Fataliste, de Diderot (1778), l'attestent avec brio. Mais la digression n'a pas nécessairement pour destin de se limiter au genre du roman. Toute forme d'élocution admet en principe l'éventualité de la dislocation qu'induit une digression.

 

Au siècle suivant, la digression s'assure par exemple une place de choix dans la narration viatique. Comme l'a montré Daniel Sangsue, la promenade littéraire excentrique n’a pas de centre. Activité gratuite, ni riche, ni sage, ni saine, mais pratique déviante entreprise pour la simple récréation personnelle, la digression survient dès que surgit le désir d'entretenir une relation plus étroite entre l'auteur et son lecteur, et devient une sorte d'amplificateur d’existence partageable, sinon partagée. Au lieu d'égarer, elle crée les conditions d'une connivence par reconnaissance d'un pacte de lecture. Chateaubriand, Stendhal, Nerval, Dumas, Hugo, Nodier, Flaubert en témoignent dans leurs récits de voyages. Alfred de Vigny l'utilise dans des textes aussi divers que Stello ou Servitude et grandeur militaires, et l'on se rappellera que  — dans La Maison du Berger  la diatribe anti-ferroviaire peut être considérée comme une digression à proprement parler. A côté de ces exemples, Gabriel Peignot, auteur en 1835, d'un Essai Analytique sur l'origine de la langue française et sur un Recueils de monumens authentiques de cette langue, ne craint pas  — y compris en ce genre didactique —  de recourir à ce procédé pour soutenir l'intérêt du lecteur qu'il guide et accompagne le long du chemin de la connaissance : « 

 

Cette petite digression grammaticale nous a un peu distrait de notre route ; hâtons-nous d'y rentrer ».

 

Avant d'y revenir en conclusion, évoquons rapidement les meilleurs auteurs du XXe siècle, Proust, Joseph Delteil, Albert Cohen, Edouard Glissant et Pérec au premier rang d'entre eux, pour constater que ce tour si décrié par l'école de la République a encore une fois été largement employé au bénéfice de l'art de narrer. Et l'on peut même en arriver à ce paradoxe significatif d'une note de lecture figurant sur la toile (http://www.webjuriste.com/page4.html) dans laquelle la digression devient le moyen par lequel l'écriture se rédime des contraintes et des astreintes de la lecture suivie :

 

Richard Brautigan est un écrivain hippie, un contemplatif. Ses livres sont divisés en minuscules chapitres d'une à deux pages, pleins de poésie. Tokyo Montana Express, est constitué d'une succession de textes, dans lesquels l'auteur nous livre ses pensées. Les sujets les plus divers sont abordés, sans aucun lien logique. L'auteur nous parle, par exemple, de sa découverte, sur le trottoir d'un sac d'élastiques. Un sujet aussi insignifiant est le prétexte à une digression poétique sur l'origine de ces élastiques. Qui a bien pu les laisser là ? Pourquoi ? Il décrit dans un autre texte sa visite chez un couple japonais. Il est assis à table avec l'homme et la femme est assise plus loin. Il en profite pour dire à quel point cette femme semble pleine de bonheur et d'amour, n'en déplaise aux féministes qui elles, « n'ont que de la haine dans le regard. ». Petits tableaux plein de charme,qui se lisent avec beaucoup de facilité. A conseiller à ceux que la lecture rebute.

 

Le Français dans le monde, consacrant un article à la jeune romancière d'origine vietnamienne Anna Moï, note très justement une remarque de l'auteur (http://www.fdlm.org/fle/article/319/annamoi.php3) selon laquelle ce procédé est devenu constitutif de sa manière d'être et d'écrire :

 

Le livre que vient d’écrire Anna Moï, L’écho des rizières (éditions de l’Aube), évoque tout à la fois les techniques du chant lyrique, les peurs de l’enfance, les plaisirs de l’esprit et la vie du Vietnam aujourd’hui. D’instantané en instantané, ce livre est savamment organisé pour effacer toute idée d’organisation : le lecteur y passe d’un temps à un autre, du Vietnam des Hauts Plateaux à une piscine du Sud-Ouest de la France, d’un immeuble populaire du cœur de Hô Chi Minh-Ville (ex-Saigon) à l’île de Phu-Quoc. « J’écris selon une logique interne qui s’est imposée à moi, explique Anna Moï. Je progresse de digression en digression avec un fil conducteur qui est la musique. Je ne tiens pas un journal : je vis, j’emmagasine et, après, c’est retransformé sous la plume avec une part d’imprévu, une liberté certaine par rapport à la mémoire. Quand je vivais à Paris, il y a une quinzaine d’années, j’écrivais sur l’exil. Et je me suis aperçu que ça ne m’intéressait pas. Alors, j’ai passé des années à lire : Kawabata, Yasushi Inoue, la littérature américaine... Mais sans écrire. »

 

Ainsi une une fonction sémiotique précise se trouverait-elle attachée aujourd'hui à cette pratique d'écriture : écrire pour occulter la difficulté d'écrire, les affres de l'ordre, écrire pour oublier la prégnante présence des règles, pour écarter le canon et pour faire que les lecteurs eux-mêmes oublient le temps dans lequel s'inscrit leur lecture, afin que le texte soit sollicitation nouvelle à chaque instant et renouvelle constamment son intérêt. Amnésie volontaire des traces au profit des plaisirs de la liberté retrouvée par delà les contraintes de formes qu'impose toute sémiologie verbale.

 

Ce bref parcours des pratiques de la digression mérite d'être expliqué et éclairé par la kaléidoscopie idéologique de ces répertoires doxiques que sont les dictionnaires. Même si l'art lexicographique en français a en quelque sorte pris en marche le train des usages de la digression, c'est ce à quoi nous voudrions désormais nous attacher en prenant quelques repères dans le riche corpus des ouvrages dictionnairiques que la tradition française nous a légués et dont elle a nourri nos opinions, nos idées reçues.

 

A l'origine était Nicot (1606), et ce témoignage a déjà l'intérêt de proposer une équivalence synonymique entre digression et ex cursus, le premier relevant de la tradition cicéronienne, relayée par Quintilien, tandis que le second est imputable à une reformulation discriminatoire de Pline le Jeune, préservée jusqu'à l'époque contemporaine : la digression est ponctuelle ou limitée, tandis que l'excursus peut aller jusqu'aux dimensions d'une dissertation.

 

Nicot 1606

Digression, Digressio a proposito. Cicero. Digressus a proposito. Quintilian. Excursus. Plin. iunior.

Faire des digressions hors le propos, Decedere itinere.

 

Furetière, pour sa part, dès l'époque classique, stigmatise là un défaut qui ne peut être pardonné que si son extension est réduite au maximum. On sent là comme la nécessité d'une rectitude de disposition et d'élocution qui réduplique en rhétorique la théorie syntaxique de l'ordre direct des éléments énoncés mise en évidence par la Grammaire de Port Royal (1660) :

 

Furetière 1684

DIGRESSION. s. f. Vice d'éloquence, où l'on tombe lors qu'un Orateur sort de son principal sujet pour en traiter un autre. Il n'y a rien de plus ennuyeux qu'un conte plein de grandes digressions. On pardonne les digressions, quand elles sont fort courtes & à propos.

 

On ne s'étonnera pas de voir Richelet, concurrent direct de Furetière et des Académiciens, adopter avec son esprit caustique une position sinon contraire du moins bien différente, puisque le procédé y est plutôt laudativement présenté, escorté au reste d'un précepte déontique :

 

Richelet 1690

DIGRESSION

Digression, s. f. Discours qui n'est pas tout-à-fait du sujet, mais qui doit y avoir du raport, & qui sert à embélir les ouvrages d'esprit quand il est bien fait & à propos. [Les digressions doivent être courtes, & ingénieuses.]

 

Le massif des diverses éditions du Dictionnaire de l'Académie française pose en soi pour l'analyse un problème de présentation. On peut traiter chaque édition dans le fil du déroulement chronologique de la série des autres dictionnaires retenus dans notre corpus; cette insertion des pièces d'une série fait éclater l'homogénéité de pensée des Académiciens. On peut aussi traiter ensemble la totalité des éditions, en marge de l'évolution perceptible dans les notices des dictionnaires concurrents, afin de percevoir la rémanence des idées directrices de la pensée normative des Académiciens; ce traitement rend mérite à la tradition académique, mais isole  encore plus nettement la production qui en est issue de l'évolution des idées et mentalités dont les dictionnaires ce nonobstant portent trace. C'est pourtant cette présentation que nous adopterons ici afin de mieux faire percevoir l'orientation négative qui perdure dans la description de digression, des origines à nos jours. À l'inverse, le terme d'excursion  — préféré à celui d'excursus   n'entre dans la nomenclature qu'en 1798, au sens de digression certes, mais avec néanmoins l'avantage que procure un terme susceptible d'être entendu au sens figuré; excursion se maintient jusqu'à nos jours avec la même glose définitionnelle[3].

 

Au départ, les Académiciens remodèlent de manière plus concise la définition de Furetière; et les exemples allégués donnent à lire des épithètes évaluatives plus péjoratives : ennuyeuse, inutile, longue, que laudatives ou neutres : courte, agréable. On conviendra qu'en absence  — par décision —   de citation, la contextualisation minimale de l'énoncé ne permet pas de préciser plus et renvoie en somme l'appréciation de la digression à des emplois présumés qui ne sont pas ici autrement caractérisés.

 

Académie française

DIGRESSION. s. f. Ce qui est hors du principal sujet dans un discours. Digression ennuyeuse. longue digression. courte digression. digression agreable. faire une digression. cet autheur est plein de digressions inutiles.

Édition 1694

 

DIGRESSION. s. f. Ce qui est dans un discours hors du principal sujet. Digression ennuyeuse. longue digression. courte digression. digression agréable. faire une digression. cet Autheur est plein de digressions inutiles.

Édition 1718

 

DIGRESSION. s. f. Ce qui est dans un discours hors du principal sujet. Digression ennuyeuse. Longue digression. Courte digression. Digression agréable. Faire une digression. Cet Auteur est plein de digressions inutiles.

Édition 1740

 

DIGRESSION. s. f. Ce qui est dans un discours hors du principal sujet. Digression ennuyeuse. Longue digression. Courte digression. Digression agréable. Faire une digression. Cet Auteur est plein de digressions inutiles.

Édition 1762

 

DIGRESSION. s. f. Ce qui est dans un discours hors du principal sujet. Digression ennuyeuse. Longue digression. Courte digression. Digression agreable. Faire une digression. Cet Auteur est plein de digressions inutiles.

Édition 1798

 

Comme on le constate, non seulement l'édition de 1762, qui passe pour être l'une des plus innovantes du point de vue de la nomenclature et des descriptions, reprend la formulation des éditions antérieures, mais l'édition dite « révolutionnaire » (1798) campe sans vergogne sur la position des définitions précédentes, alors que depuis 1752[4] une acception particulière du sens de digression a été notée en astronomie. Il faut attendre l'édition contestée du même ouvrage, par le citoyen Laveaux (Dictionnaire de l'Académie Françoise, Nouvelle édition augmentée de plus de vingt mille articles, Paris, Moutardier, Le Clere, 1802), pour trouver une attestation de cette acception :

 

Laveaux 1802

Digression. s. f. Ce qui est dans un discours hors du principal sujet. Digression ennuyeuse. Longue digression. Courte digression. Digression agréable. Faire une digression. Cet auteur est plein de digressions inutiles.

En astronomie, on appelle Digressions, les distances apparentes des planètes au soleil.

 

Cette acception et cette définition seront reprises dans le Nouveau Dictionnaire de la Langue française (Paris, Deterville, 1820), que publie le même Laveaux, avec  — comme il peut être assez normal à une époque où se renouvellent l'esthétique littéraire et les canons de son écriture —   une pointe non dissimulée dans les citations contre les auteurs prolixes; ce sont d'Alembert et Condillac qui servent ici de mesure et de censure :

 

Laveaux 1820

Digression. s. f. Ce qui est dans un discours hors du principal sujet. Digression ennuyeuse. Longue digression. Courte digression. Digression agréable. Faire une digression. Il y a des écrivains qui ne sauraient se renfermer dans leur sujet : ils se perdent dans des digressions sans nombre (Condill.) Je crois cette digression déplacée. (D'Al).

En astronomie, on appelle digressions, les distances apparentes des planètes inférieures au soleil.

 

Mais l'édition dite « romantique » (1835), probablement en raison du souvenir des procès ayant opposé l'Académie à Laveaux, prolonge encore sans sourciller en 1835 la tradition du XVIIIe siècle; le sens physique (astronomie) est trop technique pour un dictionnaire de langue s'adressant à la meilleure partie de la société. Et pourtant ce sens physique est attesté dès 1609 dans l'Astronomia nova que Kepler publie à Prague :

 

DIGRESSION. s. f. Ce qui dans un discours est hors du principal sujet. Digression ennuyeuse. Longue digression. Courte digression. Digression agréable. Faire une digression. Se perdre dans des digressions. Il se laisse entraîner à des digressions sans fin. Cet auteur est plein de digressions inutiles.

Édition 1835

 

Ce n'est que l'Académie de la IIIe République qui admet l'acception astronomique; cent trente six ans après le premier enregistrement lexicographique dans le Dictionnaire Universel françois et latin de Trévoux (éd. 1752), et deux cent soixante neuf ans après la première attestation latine de ce sens... La définition littéraire, quant à elle, intègre les adjonctions de l'édition illicite de Laveaux (1802) :

 

DIGRESSION. s. f. Ce qui dans un discours est hors du principal sujet. Digression ennuyeuse. Longue digression. Courte digression. Digression agréable. Faire une digression. Se perdre dans des digressions. Il se laisse entraîner à des digressions sans fin. Cet auteur est plein de digressions inutiles.

Il se dit, en Astronomie, De l'éloignement apparent des planètes par rapport au soleil. L'étendue des plus grandes digressions varie depuis dix-huit jusqu'à trente-deux degrés.

Édition 1878

 

De 1878 à 1932-35, enfin, si la définition s'allège de l'exemple stigmatisant l'inutilité des digressions, elle n'en condamne pas moins l'usage de ce procédé qui fait s'égarer, se perdre :

 

DIGRESSION. n. f. Ce qui dans un exposé, dans une conversation, un discours s'écarte du sujet principal. Faire une digression. Se perdre dans des digressions.

Il se dit, en termes d'Astronomie, de l'Éloignement apparent des planètes par rapport au soleil. L'étendue des plus grandes digressions varie depuis dix-huit jusqu'à trente-deux degrés.

Édition 1932-1935

 

On a probablement découvert alors et officialisé le rôle des digressions dans les romans contemporains, mais on n'a certainement pas oublié les critiques sévères qu'Antoine Albalat formulait en 1899 dans son Art d'écrire enseigné en vingt leçons[5] :

 

Il est entendu, par exemple, qu'il faut aller droit au but, et qu'il faut fuir les digressions. Pourtant le Don Juan de Byron en est plein. Dans Gil Blas les épisodes tiennent presque autant de place que le fond principal. Les dénouements de Molière sont souvent mauvais, et M. Sarcey (qui connaît sa matière) n'a pas craint de dire qu'un détestable dénouement n'a jamais rien gâté, par la raison que lorsqu'il arrive, le tour est joué, la pièce ou la narration est finie.

Pas de digressions, pas trop d'épisodes, pas de longueurs, mais de la vigueur, de la sobriété, de la rapidité : voilà les qualités de la narration.

 

On notera également, avec les termes d'exposé et de conversation, que les Académiciens semblent enfin admettre la prise en compte de la dimension orale du phénomène. Il est vrai qu'entre 1911 et 1940, le paysage linguistique change énormément dans sa nature même et dans ses modes d'étude. Les Archives de la parole, constituées par Ferdinand Brunot, ne cessent d'engranger de nouveaux matériaux; Henri Frei consacre un ouvrage à la Grammaire des fautes; Damourette et Pichon publient chez d'Artrey les sept volumes de leur ouvrage : Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, dans lesquels la place de l'oral est reconnue à la fois dans le corpus d'exemples et dans les principes d'explication métalinguistiques. Se mettent aussi en place les premiers éléments de réflexion qui aboutiront à l'élaboration du français fondamental... Charles Louis Philippe, Cendrars et bien d'autres auteurs insèrent dans la trame de leurs textes des fragment de cette oralité problématique dont la littérature donnera l'image sous l'appellation, d'orature. Il n'est que normal de voir les dictionnaires prendre en compte cette mutation, avec plus ou moins de retard...

 

Après cette rapide traversée du massif académique, revenons à un ouvrage qui fit couler beaucoup d'encre, mais sur l'identité duquel les méprises se sont pendant longtemps entretenues. Le Dictionnaire universel françois et latin, dit de Trévoux, a connu une longue histoire entre 1704 et 1771. Repensant entièrement le Dictionnaire universel de Furetière, pour le présenter dans une perspective conforme à la religion protestante, Basnage de Bauval propose en 1701 son édition du Dictionnaire universel de Furetière. Cette édition balance entre encyclopédisme et belle langue classique. C'est cette même édition qui servira de base à l'entreprise publiée en 1704[6], et qui deviendra le Dictionnaire de Trévoux tel que nous le connaissons aujourd'hui encore. Nous avons montré par ailleurs comment ce même dictionnaire avait pu durablement influencer au siècle suivant le travail encyclopédique et universel de Pierre Larousse pour son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle. Avec Trévoux, nous avons un ouvrage qui est à la fois descriptif et axiologique, très ouvert au progrès des Lumières mais en même temps fort imbu des principes de la religion. Il serait certes passionnant de suivre les évolutions de l'ouvrage dans ses diverses éditions, mais nous ne retiendrons ici que les éditions du milieu du XVIIIe siècle, par lesquelles se marque l'ambivalence fascinante de ce dictionnaire, qui se veut à la pointe du progrès des connaissances, mais qui corrige immédiatement cette audace par le sentiment d'une religion bien tempérée dans laquelle Dieu figure comme le grand maître d'oeuvre du monde et de l'univers.

 

1743  Trévoux

DIGRESSION, s. f. Discours qui s'écarte, & qui sort d'un principal sujet, pour en traiter un autre, qui y doit avoir quelque rapport. Digressio. Il n'y a rien de plus ennuyeux qu'un conte plein de longues digressions. On pardonne les digressions, quand elles sont courtes, & à propos. Pardonnez-moi cette digression qu'un juste dépit m'a arrachée. Pel. Hypéride a une flexibilité admirable pour les digressions, il se détourne & reprend haleine où il veut. Boil. Vous ne verrez point dans ce discours ces digressions politiques qu'on accommode au sujet avec art. Fléch. Il y a des digressions dans cet Ouvrage ; mais utiles, & agréables & selon les règles de l'art ; elles instruisent, ou délassent l'esprit du Lecteur. Id. Les digressions sont vicieuses, quand elles sont trop fréquentes ; & ennuyeuses, quand elles sont trop longues. S. Evr.

 

Si la digression verbale est bien définie ici dans sa dimension d'accident énonciatif rompant la continuité logique du discours, quoiqu'il doive subsister entre le corps principal du discours et cet accident un rapport quelconque, topique, allégorique, exotérique ou ésotérique; elle est aussi caractérisée par des exemples et des citations qui mettent harmonieusement en balance les vices et les qualités du procédé. En fonction des circonstances, le lecteur est alors amené à choisir le versant positif ou le versant négatif de la description. Lorsqu'il s'agit de l'acception scientifique, les rédacteurs de Trévoux ne manquent pas de détailler leur objet et de l'illustrer :

 

Trévoux Supplément de 1752.

DIGRESSION, s. f. Terme d'Astronomie. Eloignement d'un astre d'auprès d'un astre auquel on le compare. Quantité de l'espace dont un astre s'éloigne d'un autre astre. Il se dit des Satellites de Jupiter & de Saturne, par rapport à ces deux planétes. Digressio. Quoique les orbes des Satellites de Jupiter soient circulaires, ou d'une figure qui approche fort du cercle ; cependant, à cause du peu d'inclinaison de leur plan à l'égard de l'écliptique, ils nous paroissent décrire des ellipses fort étroites, & on les voit quelquefois suivre par leurs mouvemens des lignes sensiblement droites. Cette direction du plan de leurs orbes forme une inégalité apparente dans leurs mouvemens, qui paroît se faire avec plus de vîtesse plus ils sont près de Jupiter, & qui se ralentit à mesure qu'ils s'en éloignent jusque vers leurs plus grandes digressions, où ils paroissent pendant quelque temps stationnaires, parce que l'arc qu'ils décrivent alors sur leur orbe, est à peu près dans la direction du rayon visuel, qui va de la terre aux Satellites. Cassini. Leur plus grande digression ne differe pas sensiblement des diamétres de leurs orbes. Id. On a trouvé que le premier Satellite de Jupiter, lorsqu'il est dans sa plus grande digression, étoit éloigné du centre de cette planéte de 5 de ses demi-diamétres & 23.

 

Le second de .... 9.

Le troisiéme de .... 14 1360.

Et le quatriéme de .... 25 1860.

 

Pour les Satellites de Saturne, on détermine leur distance en les comparant au diamétre de l'anneau, ou bien aux autres Satellites, quand ils sont dans leurs plus grandes digressions. En supposant le demi-diamétre de l'anneau 1.

 

La plus grande digression du premier Satellite est de 1 93100.

Du second de .... 2 47100.

Du troisiéme de .... 3 45100.

Du cinquiéme de .... 23 23100.

 

Cette proportion s'accorde si exactement à celle qui a été déterminée par les observations immédiates, faites par l'estime, que l'on peut s'en servir pour trouver la situation de chaque Satellite sur son orbe, sans crainte de tomber dans quelque erreur sensible. Id. La plus grande digression de Mercure au Soleil est de 28 degrés, & celle de Vénus au même Soleil est environ de 48 degrés.

 

Sans doute, l'Église a-t-elle condamné au XVIe siècle Galilée et la révolution copernicienne qui périma brutalement le système aristotélicien du cosmos, mais, deux siècles plus tard, alors que philosophes et savants tentent de convaincre le monde de l'utilité de l'idée de progrès, même un ouvrage d'inspiration religieuse et d'orientation universelle se doit de fournir au lecteur le maximum d'informations factuelles permettant au dit lecteur  — comme dans le cas immédiatement précédent —  de se faire une libre opinion. L'encyclopédisme sous-jacent interdit tout sectarisme en ce domaine; la première attestation lexicographique de l'acception scientifique de digression rappelle que la science relève désormais du domaine de l'observable et doit traiter des objets et des faits du monde sublunaire.

 

Dans une perspective différente quoique la période historique soit contemporaine, puisque l'objectif de l'ouvrage est de relativiser par la comparaison les définitions des dictionnaires courants de l'époque, le Dictionnaire critique de l'abbé Féraud opte pour une notice analogue à celle des académiciens

 

Féraud Dictionaire citique 1760

DIGRESSION, s. f. [Digrè-cion, en vers ci-on ; 2e è moyen.]

Ce qui est dans un discours, hors du principal sujet. Longue, ennuyeuse digression. Courte, agréable digression. " Il fait sans cesse des digressions. " Son ouvrage est plein de digressions inutiles.

 

Épithètes identiques, oscillant entre le péjoratif et l'acceptable sous conditions, exemples sans originalité mettant en évidence les verbes faire et être, avec les sens de réaliser / produire, d'une part, et contenir d'autre part. La digression est le produit d'une action consciente.

 

Passons brièvement sur le Dictionnaire historique de l'ancien langage françois ou Glossaire de la langue françoise depuis son origine jusqu'au siècle de Louis XIV que La Curne de Sainte Palaye (1697-1781) compile entre 1763 et 1780 et que L. Favre éditera au XIXe siècle (1875-1882), puisque l'ouvrage ne mentionne que la forme nominale dérivée saisie sous son extension substantive :

 

La Curne de Sainte Palaye 1780

Digressionnaire, adj. Qui fait des digressions. " Le discours de Palaprat sur le Grondeur, et autres lui firent donner le nom de Grand digressionnaire. " (Beauch. Rech. des Théat. t. II, p. 431.)

 

Le passage au XIXe siècle, par delà le trauma révolutionnaire est bien plus singulier. Le Dictionnaire Universel de Boiste (éd. 1801- 1829) conserve les termes de la définition académique, mais à partir de la prise en main totale de l'objet par Charles Nodier, qui en fait le Pan Lexique bien connu (1829-1866), s'ajoute à cette glose une citation extraite du discours de l'abbé Sallentin prêtant serment en 1790 à la constitution civile. Cette citation subsistera jusqu 'à la quinzième et dernière édition : « Les digressions sont comme la parure d'une jolie femme; elles font perdre de vue l'objet principal »... Sans commentaire! Mais, comme on le sait, le Dictionnaire Universel n'était pour Boiste que l'accompagnateur d'une oeuvre beaucoup plus ambitieuse, dont il ne parvint d'ailleurs pas à toucher au terme, qui était son Dictionnaire des Belles Lettres. Or, dans ce dernier (tome III, Paris, Verdière, 1822), il n'est fait nulle mention du terme digression! S'étonnera-t-on de cette absence? J'avancerai au contraire qu'elle était plutôt prévisible puisque les Éléments de littérature de Marmontel (1787), dont à l'évidence Boiste s'est inspiré, ne contenaient pas eux-même une notice consacrée au terme digression. L'hypothèse pourrait donc être formulée selon laquelle à l'articulation du XVIIIe et du XIXe siècle, la digression se  trouve dans un statut ambivalent qui peut la faire considérer alternativement comme une qualité ou un défaut. Les principes de la rhétorique ne parviennent pas à en fixer de manière stable les limites, l'extension et les valeurs, parce que cet objet relève tout autant du discours oral que du discours écrit. Et que les mêmes règles ne régissent pas l'un et l'autre. Il appert dès lors que l'essentiel de l'intérêt d'une étude des modifications sémantiques du terme de digression se concentre plutôt dans le secteur des dictionnaires encyclopédiques ou universels, voire généraux, que dans celui des dictionnaires de langue à proprement parler.

 

Faisant grand usage de la digression comme forme discursive régissant une forte emprise sur la conscience de l'allocutaire (lecteur ou auditeur), le XIXe siècle expulse la notion de digression du secteur de la rhétorique pour en faire un simple procédé discursif susceptible d'appréciation esthétique variable. Napoléon Landais, dans son Grand Dictionnaire Général et Grammatical des Dictionnaires français de 1834 ne dit rien d'autre en reprenant la formule : «  ce qui est, dans un discours, dans un écrit, hors du sujet principal ».

 

Quant au Dictionnaire national de Bescherelle (Paris, Garnier, 1845-46), sa notice repose encore une fois sur la même glose, mais elle est accompagnée et illustrée par une série d'exemples et de citations qui réfléchissent le statut instable de l'objet :

 

Ce qui est, dans un discours, hors du sujet principal. Longue digression. Courte digression. Digression ennuyeuse, déplacée, fatigante, inutile. Digression agréable. Faire une digression. Aimer les digressions. Tomber dans des digressions. Se jeter continuellement dans les digressions. Un auteur plein de digressions, qui se laisse entraîner à mille digressions. S'égarer, se perdre dans les digressions. Quelques digressions que je cherche, je reviens malgré moi à ce cruel sujet de mon discours. (Fléch.) Vous ne verrez pas dans ce discours de ces digressions politiques qu'on accommode au sujet avec art, et qu'on ramène à la religion avec peine. (Id.) La digression peut animer et varier la conversation. (Ourry)

 

Et par là, cette notice résume assez bien l'embarras du lexicographe à définir un objet dont l'esthétique littéraire, la grammaire, la poétique, la rhétorique et l'éloquence se disputent la propriété. Cette situation implexe est d'ailleurs notoirement enregistrée entre 1860 et 1869 par les quatre grands dictionnaires de l'époque qui vont faire désormais référence tant pour la langue en soi que pour l'encyclopédisme.

 

En 1862, le Dictionnaire Général des Lettres, des Beaux Arts et des Sciences morales et politiques de Bachelet et Dezobry est le premier ouvrage lexicographique, à notre connaissance, qui propose d'exemplifier sa notice à l'aide d'un jugement probant portant sur l'évaluation esthétique d'un auteur bien connu pour son fréquent usage de la digression. Le style, dans son hésitation entre l'acception classique (lapidairement formulée par Buffon) et son acception moderne (« Le style, c'est l'homme »), ainsi que bientôt la stylistique des compositions françaises, s'emparent ainsi de la notion :

 

Digression (du latin digredi, s'éloigner, s'écarter), toutce qui, dans un écrit, sur une matière quelconque est étranger au sujet principal et peut le faire perdre de vue. « Les digressions trop longues ou trop fréquentes, a dit Vauvenargues, rompent l'unité et fatiguent, parce que l'esprit ne peut suivre une trop longue suite de faits et de preuves. On ne saurait trop rapprocher les choses ni trop tôt conclure. » Ce n'est pas à dire que les digressions soient absoluments prohibées : au contraire, le sujet principal peut en tirer quelque charme; mais il faut qu'elles soient bien amenées, instructives et intéressantes, distribuées avec une sage économie, et rapidement exprimées. Qu'on retranche des Essais de Montaigne toutes les digressions, et l'on aura enlevé au livre ses principaux agréments. Il ne peut y avoir de principe ni pour ni contre les digressions; c'est une affaire de tact et de goût. (t. I, p. 724 a-b)

 

Dans ces conditions, le recours à la digression est renvoyé au sentiment épilinguistique et esthétique de chacun. On ne saurait être plus libéral!... Il n'est pas jusqu'à Littré, tout historien de la langue qu'il est, dont le Dictionnaire de la langue française (1863-1872) n'offre à l'aide d'une citation de Bernardin de Saint-Pierre, teintée d'astéisme, une appréciation amène de ce tour

 

Littré 1864

DIGRESSION (di-grè-sion ; en vers, de quatre syllabes), s. f.

Terme d'astronomie. Écartement apparent des planètes par rapport au soleil. L'étendue des plus grandes digressions ou de ses plus grands écarts de chaque côté du soleil, varie depuis dix-huit jusqu'à trente-deux degrés, LAPLACE, Expos. I, 5.

Ce qui dans un discours s'éloigne du sujet. Faire une digression, une longue digression. Mais, sans nous égarer dans ces digressions, BOILEAU Sat. VIII. J'aimerais beaucoup mieux le roman de Télémaque, s'il n'était pas tout en digressions et en déclamations, VOLT. Dial. XXIV, 12e entretien. Mes longues digressions, pardonnables à mon âge et à mes dernières amitiés, BERN. DE ST-P. P. et Virg.

HISTORIQUE.

XIIe s. Or vus ai fait ici mult grant digressiun ; Car ne vuoil en l'afaire metre coruptiun, Th. le mart. 63.

XVIe s. Quant à la partie de quoy il [Guicciardin] semble se vouloir prevaloir le plus, qui sont ses digressions et discours.... MONT. II, 113.

ÉTYMOLOGIE.

Provenç. disgressio ; espagn. digresion ; ital. digressione ; du latin digressionem, de digressum, supin de digredi, de di préfixe latin, et gradi, aller, marcher (voy. GRADE).

 

Le Dictionnaire de la Conversation et de la lecture, rédigé sous la direction de William Duckett, connaît deux éditions; la première en 1837, la seconde en seize volume à partir de 1864. Champagnac, qui est un de ses rédacteurs favoris traite l'article Digression en empruntant à Bachelet et Dezobry et à toute la tradition orale entourant à l'époque l'usage de cette forme. Il en résulte une notice aimable par l'anecdote finale, dans laquelle le fond de l'objet est une nouvelle fois exposé dans son ambivalence fondamentale; Vauvenargues est allégué; mais Bayle est aussitôt avancé en contre exemple :

 

Duckett, Dictionnaire de la conversation, 1867 (2e éd.)

(du latin digredi, s'éloigner, se détourner, s'écarter). Dans un discours, dans un traité, dans tout ouvrage spécial sur une matière quelconque, les détails étrangers au sujet principal sont des digressions. Il est une foule d'auteurs qui, jaloux de montrer leur savoir, étalent avec affectation tout ce qu'ils ont lu, et dispersent, pour ainsi dire, l'attention de ceux qui les lisent ou qui les écoutent, à tel point que ceux-ci finissent par perdre entièrement de vue la matière qui avait été interrompue. Quand les digressions produisent cet effet, elles sont un défaut choquant. Le style le plus élégant ne peut les faire excuser; on les regarde comme des hors d'oeuvre, qui, le plus souvent, ennuient par leur complète inutilité. « Rien n'affaiblit plus un discours, a dit Vauvenargues, que de proposer trop d'exemples, et d'entrer dans trop de détails. Les digressions trop longues ou trop fréquentes rompent l'unité et fatiguent, parce que l'esprit ne peut suivre  une trop longue chaîne de faits et de preuves. On ne saurait trop rapprocher les choses, ni trop tôt conclure... Un esprit perçant fuit les épisodes, et laisse aux écrivains médiocres le soin de s'arrêter à cueillir toutes les fleurs qui se trouvent sur leur chemin. » Il ne suit pas de là qu'il faille s'abstenir rigoureusement de toute digression : ce serait tomber dans un autre excès. Que les digressions soient bien amenées, qu'elles soient instructives et intéressantes, distribuées avec une sage économie, énoncées avec rapidité : alors, au lieu d'étouffer le sujet principal, elles lui prêteront du charme. Suivant la remarque judicieuse de Bayle, c'est souvent un défaut de s'interdire toute digression; il en faut faire quelquefois; elles servent en quelque sorte de reposoir. Un peu de variété est nécessaire dans tous les ouvrages d'esprit, et l'on remarque que les écrivains les plus réguliers ne sont pas ceux qui se font lire le plus agréablement. En suivant toujours la ligne droite, en ne se permettant aucun écart, en ne s'arrêtant à aucun incident, on manque quelquefois le but : on s'est montré scrupuleusement fidèle aux règles, mais on n'offre que raideur, sécheresse, nudité; on est uniforme à force de régularité. Il est d'ailleurs certains ouvrages qui ne se soutiennent que par les digressions, qui en ont besoin et qui les souffrent naturellement : ce sont principalement les mélanges, les mémoires, les essais, et autre livres qui ne sauraient être soumis à un plan trop régulier. Que l'on essaie de mettre de la méthode dans les Essais de Montaigne, qu'on en retranche toutes les digressions, et l'on aura dépouillé ce livre de ses principaux agréments; on n'aura plus que la sagesse de Charron.

Les digressions sont principalement de l'essence de la conversation, qui ne saurait en général être agréable que par la variété; mais là aussi l'abus des digressions devient un fléau. Swift nous semble avoir caractérisé ce défaut d'une manière fort plaisante : « Parmi les grands parleurs, dit-il, il n'y en a point de si fatigants que ces bavards de sang-froid, qui procèdent avec poids et mesure, commencent par une préface, s'écartent ensuite dans différentes digressions, vous avertissent de leur rappeler de vous dire une autre histoire quand ils auront fini la première, reviennent à leur sujet, ne se souviennent jamais des noms, se plaignent de leur mémoire, se frappent inutilement le front, et, après avoir tenu tout le monde en suspens, finissent par vous dire : le nom ne fait rien à la chose, et continuent; heureux encore les écoutants s'il ne se trouve pas  à la fin que l'histoire leur a été faite cent fois, ou qu'elle n'est que le récit insipide d'une aventure arrivée au conteur!

Champagnac

 

Le cas exemplaire de Montaigne fournit un argument intéressant permettant de valoriser la digression en montrant  — de manière il est vrai implicite —   que ce procédé peut être constitutif de ce que l'on ne nomme pas encore la littérarité d'un texte. Le dernier paragraphe, quant à lui, conformément au dessein de l'ouvrage, illustre de manière plaisante la dimension naturellement orale du procédé, car avec l'exemple de Swift, l'on retourne à une dénonciation satirique de l'abus de cette forme.

 

De manière concomitante, c'est au Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle que rédigent Pierre Larousse et ses collaborateurs de prendre le relais avec une définition de la digression particulièrement étendue. J'ai détaillé par ailleurs[7] la microstructure des articles qui, généralement, est récurrente dans l'ouvrage. La vedette ou entrée de la notice est suivie de la variante éventuelle qu'elle peut recevoir, puis de sa caractérisation par une marque grammaticale, la prononciation sommairement transcrite parfois (selon les principes de Landais ou Nodier /vs/ Féline ou Littré.), suivie de l'étymologie complètent la présentation initiale. La définition qui suit, articulée en paragraphes et en éléments de discours séparés par des doubles barres comporte jusqu'à quatre sections successives dans les cas les plus complexes :

 

1° une section générale de linguistique tout d'abord, qui se déploie elle-même en deux sous-ensembles ; le premier analyse l'entrée et en donne l'interprétation, chaque effet de sens distingué étant assorti d'une définition spécifique. Des exemples forgés et des citations d'auteurs complètent le travail ; le second sous-ensemble, sémantique et formel tout à la fois, décrit des syntagmes ou des locutions, mais il interfère parfois avec le premier.

 

2° une section plus proprement terminologique lui succède, qui réfère la forme-entrée à une marque de domaine et en circonscrit l'orbe d'usage. Le lexicographe glisse là assez souvent les valeurs sémantiques particulières de la vedette ou du syntagme dans lequel elle se réalise. On ne peut qu'être frappé ici par la richesse et l'étendue des domaines scientifiques, techniques et artistiques couverts par le GDU. Vient ensuite

 

3° une nouvelle section de linguistique, plus particulière, consacrée aux faits de syntagmatique (épithètes, périphrases, etc.), de paradigmatique (synonymie, antonymie.) ou d'homonymie, qui donne accès à des renseignements de nature philologique. Enfin,

 

4° la dernière section est consacrée à l'encyclopédisme proprement dit, qui reprend pour les développer les éléments constitutifs principaux de la section terminologique.

 

5° Éventuellement se trouve à la suite l'élucidation grammaticale d'une difficulté de langue.

 

La notice digression ne se conforme pas entièrement à ce modèle et se présente plutôt dans la partie encyclopédique comme un guide pratique de son emploi, qui permet aux utilisateurs de varier leurs usages en fonction des circonstances. Nous verrons là un des effets connexes de la crise que connaît à cettte époque la digression en tant que forme d'expression écrite et/ou orale. La partie proprement linguistique de la définition met au premier plan la défectuosité de la digression, mais elle est  — semble-t-il —  la première à concéder aussi à cet objet l'épithète d'amusante, ce qui marque un degré supplémentaire d'acceptation au regard des épithètes préalablement employées par les contemporains : agréable, plaisante...

 

Pierre Larousse GDU XIXe siècle 1867

DIGRESSION s. f. (di-grè-si-on - lat. diyressio; de digredi, s écarter de son chemin). Ecart dans Je discours, action de sortir du sujet que l'on traite : Un longue, une ennuyeuse DIGRESSION. Tomber dans des DIGRESSIONS continuelles. S'égarer dans des DIGRESSIONS. Se livrer, à des DIGRESSIONS amusantes. Le bon Rollin s'abaissait et s'oubliait aux exemples et même aux DIGRESSIONS. (Ste-Beuve.) Astron. Eloignement apparent d'une planète par rapport au soleil : Vénus se lève avant ou après le soleil, selon que sa DIGRESSION est occidentale ou orientale, A sa plus grande DIGRESSION, Mercure est encore très-voisin du soleil. Il On dit aussi ÉLONGATION.

 

Sous l'aspect encyclopédique, l'oralité étant perçue comme un des constituants de base de la digression, cette dernière se voit rattachée aux genres écrits par l'intermédiaire des genres mineurs que sont l'épistolarité et les mémoires. le parcours du rédacteur de la notice amène alors le lecteur à croiser les noms d'épistoliers ou mémorialistes célèbres (Mme de Sévigné, Saint-Simon), ainsi que ceux d'écrivains renommés pour leur usage de la digression : Montaigne, Beroalde de Verville (que l'on redécouvre philologiquement à l'époque) et Rabelais, certes, mais également Jean-Jacques Rousseau, Sterne, Lamartine et Xavier de Maistre. La geme s'élargit donc, qui permet de revenir aux genres « bien déterminés », genres majeurs de la littérature pour lesquels Pierre Bayle, déjà cité dans la notice du Dictionnaire de la Conversation, sert de caution à une modération du jugement proscriptif de la digression. En choisissant de terminer son article par une telle modulation, Larousse s'inscrit pleinement dans l'air d'un temps qui se veut moins intolérant aux effets de la singularité :

 

Encycl. Très-fréquente dans la conversation, qu'elle finit souvent par faire entièrement dévier, la digression a sa place naturelle dans certains ouvrages qui tiennent de la conversation, les lettres et les mémoires. Mme de Sévigné en offre de charmants exemples; Saint-Simon et les autres chroniqueurs s'arrêtent souvent, à propos d'un mot ou d'un personnage qu'ils mettent en scène, à raconter d'intéressantes anecdotes, à tracer des portraits, à peindre des tableaux que la suite du récit ne demandait pas, qui en suspendent la marche, mais qui ajoutent au plaisir et à l'instruction.

D'autres écrivains, qui ont surtout dessein de communiquer aux lecteurs leurs diverses pensées, exprimées sincèrement, sans plan bien arrêté ou bien défini, ont de nombreuses occasions de s'écarter d'un sujet dont la limite est flottante. Au premier rang parmi ceux-ci, il faut placer Montaigne. Il a dit, en effet, lui-même de ses Essais : « Je veulx qu'on m'y veoye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice, car c'est moy que je peinds. » Aussi se raconte-t-il avec des détails infinis, et M. Villemain, qui a écrit sur lui un Eloge si remarquable, insiste sur ce point : « Montaigne abuse de son lecteur, dit l'éminent critique. Ces chapitres qui parlent de tout, excepté de ce que promettait le titre, ces digressions qui s'embarrassent l'une dans l'autre, ces longues parenthèses qui donnent le temps d'oublier l'idée principale, ces exemples qui viennent à la suite de ces raisonnements et ne s'y rapportent pas pourraient fatiguer, et l'on serait quelquefois tenté de ne plus suivre un écrivain qui ne veut jamais avoir de marche assurée, si un trait inattendu ne nous ramenait, si une pensée naïve et forte, un mot original ne venait nous piquer, nous réveiller. Le sujet nous a souvent échappé, mais nous retrouvons toujours l'auteur, et c'est lui que nous aimons. » C'est de même l'auteur que nous aimons et auquel nous pardonnons ses digressions dans quelques volumes de Confessions ou de Confidences, Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions et Lamartine dans ses Confidences. On justifie encore l'excès des digressions dans les ouvrages où la fantaisie et l'indépendance de l'écrivain sont justifiées par la richesse de la verve et de l'originalité, dans le Gargantua et le Pantagruel de Rabelais, dans le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville, et dans les écrits humoristiques où les digressions, voulues et combinées avec art, forment la partie essentielle et le relief de l'œuvre, par exemple chez Sterne et Xavier de Maistre.

Mais dans les genres littéraires bien déterminés, si l'on en excepte toutefois le genre descriptif, qui n'est qu'une suite de digressions, il faut en user avec sobriété, avec mesure, de manière à ne pas rompre la trame du sujet, et seulement lorsqu'il en résulte un ornement heureux, un enseignement utile. C'est la règle qu'auraient du s'imposer les érudits des siècles derniers, dont les livres, encombrés d'éléments étrangers au but qu'ils se proposent, sont devenus pour la plupart illisibles. C'est la règle qu'il faudrait rappeler sans cesse aux orateurs qui trop souvent se perdent dans des hors-d'oeuvre non-seulement inutiles, mais propres à détourner l'attention de ceux qui les écoutent, à briser l'enchaînement logique des preuves et à compromettre les meilleures causes. Festina ad eventum, voilà le précepte pour eux comme pour les poëtes épiques et dramatiques les romanciers et tant d'autres auteurs qui s'attardent à des choses inutiles et oiseuses, au lieu d'avoir la vue sans cesse tournée vers la conclusion, vers le dénoûment. On aurait tort cependant de bannir des œuvres de l'esprit toutes les digressions. Bayle, dont le jugement est si juste, a remarqué que c'est un défaut quelquefois de se les interdire. Retranchez les épisodes d'un poëme, et le plus souvent vous tomberez dans la sécheresse. Supprimez à un discours , à un roman, à tel autre ouvrage les digressions heureusement choisies qui l'enrichissaient, vous supprimez du même coup une comparaison propre à persuader, un tableau pittoresque faisant ressortir une face du sujet, un détail éclairant l'œuvre d'une lumière étrangère, mais sensible. Nous devons donc conclure que, s'il est des digressions fâcheuses et nuisibles, il en est d'utiles et presque indispensables. C'est à l'auteur, guidé par le goût, à choisir et à s'arrêter quand il convient.

 

C'est donc le goût, en dernière analyse, qui devient le régulateur ultime de l'emploi de la digression. Or, de ce dernier, il est difficile de fixer généralement, voire de manière universelle, les limites et la teneur. Particulièrement dans le domaine de l'enseignement, car il faut bien se rendre compte que le procès dans lequel comparaît la digression est avant tout celui de la fonction qu'elle peut tenir dans l'éducation et l'instruction des nouveaux orateurs et écrivains que forme l'école grâce au modèle des compositions françaises. André Chervel[8] a très bien éclairé ce secteur en montrant que la composition française était à l'origine de l'explication de texte littéraire et qu'ainsi était articulée la liaison de l'écrit et de l'oral, avec  — dans les deux domaines —  une même sainte horreur de la paraphrase et de la digression. Mais cette disposition n'élucide aucunement le sens qu'il faut donner au goût littéraire. Pour éclaircir cet objet, je propose que nous ouvrions le Dictionnaire universel d'Éducation et d'Enseignement que publie E. M. Campagne, Chef d'Institution, à Paris, chez Lahure, en 1872.

 

Destiné à l'usage de la jeunesse des deux sexes, des mères de famille, des instituteurs, des maîtres et maîtresses de pension et des élèves qui se préparent à une épreuve publique quelconque, cet ouvrage  — malheureusement peu connu —  peut valablement être considéré comme un excellent témoin du niveau des exigences et des connaissances que l'institution scolaire est en droit d'attendre des élèves et par extension d'un public moyen dans le dernier tiers du XIXe siècle. À l'article Goût (p. 499 b), nous lisons donc :

 

Ce mot signifie d'abord en philosophie sens du beau. [...]. Au point de vue des productions littéraires ou artisitiques, qu'est-ce que le goût, sinon une vue claire et distincte de ce qui peut produire l'alliance légitime du naturel et de l'art, un sentiment prompt, et, en même temps, un jugement délicat de ce qui est excessif ou insuffisant dans la part d'action, de chacun de ces deux principes. C'est le goût qui apprécie l'application des règles aux inspirations de la verve personnelle. Il ne doit se mettre au service exclusif, ni de la nature, qui le rendrait large jusqu'à la confusion, facile jusqu'à la faiblesse; ni de l'art, qui le placerait à un point de vue trop restreint. Le goût étroit qui paralyse, le goût complaisant qui lâche les rênes, sont également contraires aux besoins, aux développements harmonieux, à l'essence même de l'esprit humain. — Un esprit faux aura toujours le goût faux, par la raison qu'il apprécie mal les rapports qui unissent les parties d'un même objet, et que c'est précisément l'appréciation de ces rapports qui constitue le goût. L'autorité a aussi sur le goût une influence remarquable. Il suffit bien souvent que nous ayons entendu vanter tel ou tel auteur, pour que nous nous extasiions sur le mérite de ses oeuvres et que nous admirions même ses défauts. Tout ce qui frappe vivement l'imagination en étalant aux regards d'éclatantes couleurs, surprend et entraîne notre approbation, et souvent empêche nos yeux éblouis d'apercevoir des défauts qui n'échappent point à un esprit sage et exempt de prévention. — Quant à la dépravation du goût, elle tient à la corruption du coeur ou à l'abus des émotions, qui émousse la sensibilité et accroît les exigences, de telle sorte que pour les satisfaire il faut avoir recours à des peintures forcées et à une exagération des coloris toujours ennemie de la vérité, et par conséquent du beau; de même qu'un palais blasé a besoin de mets épicés et de liqueurs fortes qui réveillent et surexcitent des organes que les excès ont énervés.

 

En rapportant expressément la digression aux théories du beau par l'intermédiaire de la notion de goût, le pédagogue choisit une manière moderne de faire prévaloir l'esprit et le sens des proportions sur des considérations de nature classique, car le goût  — ainsi qu'il est rappelé ici —   est chose éminemment variable qui se modèle sur les habitus socio-culturels de chaque époque. Ainsi la digression devient-elle l'objet d'un jugement neutre : l'indifférence marquée du lexicographe sert la cause de la responsabilité stylistique individuelle de chacun, et comme l'écrit Campagne : « C'est à l'auteur, guidé par le goût, à choisir et à s'arrêter quand il convient ». Il existerait donc une forme de convenance congruente à la digression. Ce que Littré formule explicitement dans sa définition :

 

Littré 1864

DIGRESSION (di-grè-sion ; en vers, de quatre syllabes), s. f.

Terme d'astronomie. Écartement apparent des planètes par rapport au soleil. L'étendue des plus grandes digressions ou de ses plus grands écarts de chaque côté du soleil, varie depuis dix-huit jusqu'à trente-deux degrés, LAPLACE, Expos. I, 5.

Ce qui dans un discours s'éloigne du sujet. Faire une digression, une longue digression. Mais, sans nous égarer dans ces digressions, BOILEAU Sat. VIII. J'aimerais beaucoup mieux le roman de Télémaque, s'il n'était pas tout en digressions et en déclamations, VOLT. Dial. XXIV, 12e entretien. Mes longues digressions, pardonnables à mon âge et à mes dernières amitiés, BERN. DE ST-P. P. et Virg.

HISTORIQUE.

XIIe s. Or vus ai fait ici mult grant digressiun ; Car ne vuoil en l'afaire metre coruptiun, Th. le mart. 63.

XVIe s. Quant à la partie de quoy il [Guicciardin] semble se vouloir prevaloir le plus, qui sont ses digressions et discours.... MONT. II, 113.

ÉTYMOLOGIE.

Provenç. disgressio ; espagn. digresion ; ital. digressione ; du latin digressionem, de digressum, supin de digredi, de di préfixe latin, et gradi, aller, marcher (voy. GRADE).

 

C'est la même voie que suivent Hatzfeld, Darmesteter et Thomas dans leur Dictionnaire Général de la langue française (1890-1900) :

 

DIGRESSION [di-grès'-syon ; en vers, -si-on] s. f.

[Étym. Emprunté du lat. digressio, m. s. proprt, " action de s'éloigner ". || XIIe s. Or vus ai fait ici mult grant disgressiun, Garn. de Pont-Ste-Max. St Thomas, 2504.]

|| 1º Développement qui s'écarte du sujet. Sans nous égarer dans ces digressions, Boil. Sat. 8. Il y a très peu de chapitres dans lesquels il (Montaigne) ne fasse quelque --, Malebr. Rech. de la vérité, II, III, 5.

|| 2º (Astron.) Maximum de l'élongation d'une planète inférieure.

 

On ne saurait trouver formulations plus objectivement descriptives dans leur concision. C'est là que le dictionnaire de langue établit sa suprématie scientifique sur le dictionnaire encyclopédique. Il existe un fait : certains auteurs aiment les chemins de traverses sur lesquels s'égarent leur fantaisie et leurs imaginations; ce fait possède une forme linguistique et se constitue en objet esthétique; cet objet esthétique fait l'objet d'appréciations variées; le dictionnaire de langue se limite à l'observation de la forme et met entre parenthèses sa valorisation.

 

Au XXe siècle, la situation est désormais définie et ne fait que prolonger les avis émis au siècle précédent; je ne choisirai que trois grands témoins de la situation faite en théorie à la digression dans les dictionnaires

 

Petit Larousse 2003

(latin digressio de digredi, s'écarter de son chemin. Développement étranger au sujet dans un discours, une conversation.

 

Grand Robert 2006

Développement oral ou écrit qui s'écarte du sujet. Parenthèse. Faire une digression. Digresser (rare). Se laisser entraîner à de continuelles digressions. Récit coupé de nombreuses digressions. Digressif. Se lancer, tomber, se perdre dans les digressions. S'égarer, perdre le fil de son sujet à force de digressions. Revenons à notre sujet après cette digression. Revenons à nos moutons. Digression des comédies grecques où l'auteur parle en son nom. Parabase.

(1752) Astron. Éloignement apparent, écart angulaire (d'un astre) par rapport à un système ou un point de référence.

Dér. Digresser. Digressif.

 

Rien dans ces deux définitions ne contredit l'amène bénévolence des dernières gloses du XIXe siècle. Tout au plus notera-t-on la précision indiquée par le Grand Robert concernant la dimension orale du phénomène. C'est là le signe que le procédé peut trouver à être employé et identifié dans les productions orales et que la littérature a      du coup —   perdu sensiblement du prestige qui lui assurait la prépotence en matière de norme et esthétique linguistique.

 

Le Trésor de la langue française informatisé ne s'écarte guère de ce modèle même si, par l'observation de l'organisation du discours, sa notice tend à suggérer que la digression endosse une fonction désorganisatrice susceptible de réprobation comme l'indiquent exemples et citations :

 

TLF i. 2006

DIGRESSION, subst. Fém.

A. Usuel. Développement oral ou écrit qui, le plus souvent dans un « discours » organisé, s'écarte du thème principal. Interminable digression; digression saugrenue; se lancer dans des digressions. Synon. excursus, parabase, parenthèse. Mais me voici m'égaillant en, je crois, des divagations qui sont proprement des digressions (VERLAINE, Œuvres compl., t. 5, Quinze jours en Holl., 1893, p. 202). Mais laissons cette digression et revenons à notre sujet (MARITAIN, Human. intégr., 1936, p. 111). Je multiplie les nuances, les digressions aussi, j'adapte enfin mon discours à l'auditeur (CAMUS, Chute, 1956, p. 1545). :

... il [le docteur] raconta longuement au magistrat l'aventure suivante, dont le récit a été coordonné et dégagé des nombreuses digressions que firent le narrateur et le conseiller.


BALZAC,
Adieu, 1830, p. 18.

SYNT.  Longue, petite digression; digression confuse, ennuyeuse, saugrenue; digression académique, critique, épisodique, épistolaire, philosophique; s'égarer, se perdre, persister, tomber dans des digressions; se livrer à des digressions; faire une/des digression(s).B. Spéc., ASTRON. Écart angulaire d'un astre par rapport à un système de référence (astre, plan fixe). Digression d'une étoile proche du pôle par rapport à celui-ci. Les plus « grandes digressions » orientale et occidentale de l'étoile (MULLER, 1966). Prononc. et Orth. : [] ou p. harmonis. vocalique [-]. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. 1174-76 « développement qui s'écarte du sujet » (G. DE PONT-STE-MAXENCE, St Thomas, éd. E. Walberg, 2561); 2. 1752 astron. (Trév.). Empr. au lat. class. digressio « action de s'éloigner », spéc. terme de rhét. « action de s'écarter de son sujet ». Fréq. abs. littér. : 199.

 

L'équivalence introduite dans la citation de Verlaine entre divagation et digression tendrait à faire penser qu'il peut y avoir dans la digression un caractère irréfléchi : « Suite d'idées ou de propos mal ou peu liés, s'effectuant sans plan préétabli, au gré du cheminement de la pensée » et s'opposant aux contraintes du réel, dans une spontanéité de l'expression mimant les mouvements de la conscience. C'est pourquoi la digression a pu servir, dans le roman moderne, à assouplir la narration et à la libérer du carcan de la diégèse. C'est généralement ainsi qu'elle est considérée aujourd'hui en dehors des classes qui  — trop souvent —   prolongent les jugements des Géruzez, Viennet et autres Nisard, conformistes conformateurs du goût écolier... Or l'on sait que les écoles littéraires ont toujours prétendu se construire et se définir contre des rivales généralement antérieures, parfois contemporaines....

 

 

Résumons donc et concluons brièvement au terme de ce rapide panorama.

Le parcours retracé ici à partir des notations enfermées dans les colonnes des dictionnaires fait apparaître un allègement et un élargissement progressifs du sens de cette notion, une neutralisation généralisée des effets négatifs de cet objet. La vie mode d'emploi (1978) et Si par une nuit d'hiver un voyageur (1979) sont, par exemples, des romans hautement représentatifs de cet usage complexe du procédé classique et rhétorique de la digression, par lequel Georges Perec et Italo Calvino mettent fin à l'impérialisme du récit rectiligne servant de basse continue à l'écriture de l'intrigue initiale. Encore ces auteurs n'ont-ils pas tout-à-fait connu les possibilités offertes par les nouvelles technologies de l'information, car le cyberespace permet désormais de créer d'autres liens de connivence entre lecteurs et écrivains.

 

La navigation sur internet, aujourd'hui, peut-être conçue très souvent comme une succession de digressions par rapport à l'objet principal de la requête, et nul ne songerait à condamner ces divagations qui font la richesse et les surprises d'une déambulation dans le cyberespace. Une certaine forme d'écriture spécifique à ce medium tend à se constituer qui déploie dans toutes ses dimensions une nouvelle sémiologie du texte littéraire, et cette régénération peut toucher en retour des écrivains contemporains encore attachés à la forme du livre papier.

 

C'est le cas d'Eric Chevillard, dont l'oeuvre parodique et souvent fulminante est bien connue, qui déclare l'utilité fonctionnelle qu'il voit dans l'usage de la digression, lors d'un entretien réalisé en novembre 2003 avec Nicolas Vivès (http://www.eric-chevillard.net/entretiens/pagedeslibraires85.htm) :

 

Lorsqu'on écrit, on a l'ambition  — dérisoire, peut-être —   d'ouvrir un petit espace où l'on sera seul aux commandes, où l'on sera enfin libre. Mais immédiatement, d'autres structures aliénantes, propres cette fois à la forme romanesque se mettent en place, et, à nouveau, il faut forcer ce système, l'abattre. La digression permet justement de s'engouffrer dans les brèches. A mes yeux le texte n'existe que pour naisse tout à coup la possibilité d'une digression, c'est-à-dire d'une aventure : c'est une chance qui s'offre de s'étonner soi-même, d'aller un peu plus loin que ce qu'on avait imaginé. Ici, le conte n'est en effet qu'un prétexte  — pour le coup au sens littéral : un texte préexistant —  , et je saisis toutes les occasions que ce prétexte m'offre pour digresser »...

 

Digresser... une manière douce et plaisante d'agresser les conventions littéraires et de proclamer la liberté de l'auteur au regard de toutes les contraintes éditoriales et esthétiques qui emprisonnent la littérature? La digression comme principe d'émancipation... On est décidément loin du reproche des origines. Qui dit digression dit addiction!



[1]              . Ramus, Brutinae Quaestiones in Oratorem Ciceronis, Paris, J. Bogard, 1547, f° 19.

[2]              . Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre XXVI, De l'institution des enfans, éd. M. Rat, Paris, Garnier, 1962, pp.185-186.

[3]              . Il se prend quelquefois au figuré, dans le sens de Digression. Faire une excursion, de fréquentes excursions hors de son sujet ».

[4]              . Date à laquelle les Anglais adoptèrent le calendrier Julien et furent obligés de passer du 2 au 14 septembre, du jour au lendemain.

[5]              . Antoine Albalat, L'Art d'écrire, enseigné en vingt leçons, Paris, Librairie Armand Colin, 1899, p. 221.

[6]              . Trévoux, aujourd'hui dans l'Ain, alors en principauté de Dombes, et donc hors du royaume de France pour échapper à la censure et à la vindicte royale contre les Jésuites,

[7]              . Présentation de la version informatisée en mode image amélioré du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, éditions Redon – Le Robert, 2002.

[8]              André Chervel, La Composition française au XIXe siècle dans les principaux concours et examens de l'agrégation au baccalauréat, Paris, Vuibert, INRP, 1999, notamment pp. 15-17.