PLUTÔT ENTRE CORYDON ET GALATÉE…

OU : Parcours de la syllepse,

des pentes du Mont Hybla

à l’incendie de Troie

1760 - 1930

 

 

Jacques-Philippe Saint-Gérand
ATILF
UMR CNRS 7118 – Nancy II
Université Blaise-Pascal –Clermont-Ferrand II

 

 

 

Il en est de la syllepse comme de la boîte de Pandore…. Grammairiens, lexicographes, sémanticiens, poéticiens, rhétoriciens en soulèvent précautionneusement le couvercle, et, immédiatement tous les maux de tous les mots surgissent dans sa dénomination et se répandent dans sa théorie et dans sa pratique. Seule l’espérance de parvenir un jour à une explication globale de cette figure problématique reste tapie dans l’ombre de l’écrin toujours un peu vain des définitions aristotéliciennes.

D’Alembert ne disait-il pas : « Pour qu’une définition soit bonne, elle doit être claire, universelle et particulière » ?.... C’est ainsi que — dans un récent Dictionnaire de Rhétorique — l’on trouve la caractérisation suivante : « La syllepse est un trope, qu’il est aisé de décrire rigoureusement. […] elle diffère de l’antanaclase en ceci que le terme figuré n’est pas répété, et de l’allusion en ceci que l’on peut suivre en chaque cas les circuits sémantiques concrètement empruntés entre les mots du texte. […] La syllepse est le trope le plus puissant dans la mise en œuvre poétique des images »… [1]

Les quelques remarques suivantes ont pour seul et modeste objet de tenter de retracer l’évolution du discours sur la syllepse qu’ont tenu grammairiens et lexicographes entre la fin de l’âge classique de la pensée du langage et les débuts de la modernité linguistique. En observant les principes de définition et d’illustration de cet objet inscrits dans les notices de dictionnaires et les développements des grammaires, je souhaite montrer qu’un apparent consensus de surface ne parvient pas à masquer totalement des divergences épistémologiques dont l’origine est imputable au statut équivoque de la dénomination même de la syllepse, puisque cette dernière est susceptible d’occuper une place dans la terminologie rhétorique, dans la terminologie grammaticale et dans la terminologie philosophique. À partir de la fin du XVIIIe siècle, la récurrence obstinée de l’adverbe plutôt, au sens d’une manière plus exacte, plus vraie, trahit ou traduit cette impossibilité de définir exactement le statut d’un objet équivoque devenu particulièrement problématique. Reste à évaluer alors les conséquences de cet état de fait sur l’emploi de cette figure ambiguë.

 

Il faut pour cela probablement partir de l’idée selon laquelle la langue française — en raison de son génie et en suivant son inclination propre— expose une beauté intrinsèque dans l’ordre syntaxique de ses constructions, qui de ce fait peut être qualifié de naturel, comme l’affirmait Bouhours :

L’élégance des langues italienne et espagnole consiste en partie dans cet arrangement bizarre, ou plutôt dans ce désordre, & cette transposition étrange de mots. Il n’y a que la langue Françoise qui suive la nature pas à pas, pour parler ainsi, & elle n’a qu’à la suivre fidèlement, pour trouver le nombre & l’harmonie, que les autres langues ne rencontrent que dans le renversement de l’ordre naturel [Entretiens d’Ariste et d’Eugène, 1671, p. 57]

Dans ce contexte, l’adverbe plutôt marque grammaticalement l’intensité d’un contraste sémantique. Ainsi, au regard de ses voisines qui ne peuvent exciper que de leur qualité transpositive, la langue française tend-elle à se confondre avec une représentation transparente du style qui fait de la clarté une de ses qualités primordiales ; le même texte de Bouhours suggère d’ailleurs la comparaison de la langue française avec « une eau pure et nette qui n’a point de goût […] et qui va où sa pente naturelle la porte » [ibid. p. 55].

En face de cette appropriation esthétisante du mythe de l’ordre naturel, qui a pour conséquence de dénoncer l’abus de figures trop marquées et de promouvoir l’atticisme en règle fondamentale du style : « Car la langue Françoise hait encore tous les ornements excessifs : elle voudroit presque que ses paroles fussent toutes nues, pour s’exprimer plus simplement ; elle ne se pare qu’autant que la nécessité & la bienséance le demandent » [ibid.], les Messieurs de Port-Royal, à travers leur Art de penser et leur Grammaire, mettent l’accent sur la constitution d’une pensée et la production de sens que permettent les règles syntaxiques. Par les catégories de l’ordre, de la simplicité, de la régularité s’affirme une logique de la langue qui repousse en principe au second rang les intérêts esthétiques.

Cependant, il est certaines situations de la pratique de la langue dans lesquelles l’ordre syntaxique peut être délibérément bouleversé à des fins expressives. On se trouve alors dans le domaine de la figuration, et le pathos peut donner lieu à l’emploi de figures de construction. Il est intéressant de rappeler ici que ces infractions à l’ordre naturel supra-dominant sont légitimées par les nécessités de l’expression passionnelle, lesquelles emportent avec elles la soumission aux principes de la logique :

Parce que les hommes suivent souvent plus le sens de leurs pensées, que les mots dont ils se servent pour les exprimer, et que souvent pour abréger, ils retranchent quelque chose du discours, ou bien que, regardant à la grâce, ils y laissent quelque mot qui semble superflu, ou qu’ils en renversent l’ordre naturel ; de là est venu qu’ils ont introduit quatre façons de parler qu’on nomme figurées, et qui sont comme autant d’irrégularités dans la Grammaire, quoiqu’elles soient quelquefois des perfections et des beautés dans la langue [Grammaire générale et raisonnée, rééd. 1969, p. 106]

Sous ces quatre façons se dissimulent la syllepse, l’ellipse, le pléonasme et l’hyperbate, dont on voit bien comment ils sont rapportés au sens dans une volonté d’opposer systématiquement dans la grammaire les nécessités esthétiques et l’ordre syntaxique. La question est donc de savoir si, en cet instant d’une certaine pensée classique du langage, l’ordre naturel revendiqué par les uns et les autres est de plein droit une notion grammaticale ou rhétorique.

La suite de l’histoire montre que l’introduction d’une logique rhétorique, qui tend à se superposer et bientôt à se substituer aux règles de la syntaxe expressive, amorce à cette époque le processus conduisant insensiblement — par le prééminence reconnue du sémantique sur le morpho-syntaxique — aux formes affectives de la grammaire française que connaîtront la fin du XVIIIe siècle sensible et surtout le XIXe siècle propédeutique, pédagogique et didactique. Les repères évoqués ci-dessous montrent que ce trajet n’est pas exactement linéaire et que — sous son apparente monotonie répétitive — se dissimulent des réflexions excédant de beaucoup la simple question de la syllepse et de ses consoeurs en rhétorique. Cela nous mènera jusqu’à la reconnaissance du nouvel ordre sémiologique hérité de Saussure, et soumettant à ses principes les contraintes syntaxiques et les nécessités expressives.

 

Si l’on prend le témoignage du Dictionnaire Universel François & Latin, dit de Trévoux, dans son édition de 1743, augmentée du supplément de 1752, on observe déjà l’enregistrement de cet antagonisme entre le sens et la construction, qui ne peut manquer d’évoquer déjà quelque casuistique subtile entre l’esprit et la lettre dont les théoriciens contemporains et futurs du style sauront détailler tous les aspects :

Trévoux 1743-1752

SYLLEPSE. s. f. Terme de Grammaire. La syllepse, ou conception est une figure par laquelle on conçoit le sens autrement que les mots ne portent : ainsi on fait la construction selon le sens, & non selon les paroles. Lancelot. Syllepsis, seu constructio figurata. La syllepse est une construction figurée, qui s'accorde plus avec nos pensées, qu'avec les mots, & qui exprime plus le sens que l'on a dans l'esprit, que les termes mêmes du discours. Grammaire Rais. C'est une disproportion, ou disconvenance dans les parties du discours. Quelques Grammairiens la nomment synthèse. Cette figure est très-considérable pour bien entendre les Auteurs. Scioppius la divise en deux espèces. La syllepse simple est lorsque les mots qui sont couchés dans le discours different ou dans le genre, ou dans le nombre ou dans tous les deux. La syllepse relative est lorsqu'on rapporte le relatif à un antécédent qui n'a point été exprimé ; mais que nous concevons par le sens de la période entière. Duplex est syllepsis seu synthesis, nempe simplex & relativa.

Dès ce moment, la référence à Port-Royal — qui incline à l’interprétation grammaticale — est mêlée à des considérations esthétiques qui tiennent au statut figuratif de l’objet. Et l’on sent bien qu’à travers les prédicats négatifs (disproportion, disconvenance) c’est toute une pratique épilinguistique qui est dénoncée. Mais la définition est claire : point de plutôt qui dissimule les difficultés. On prendra mieux la mesure de cette remarque en comparant maintenant la définition donnée par L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert à celle plus pusillanime que propose le Dictionnaire de l’Académie française, dans plusieurs de ses éditions.

 

Beauzée, de l’École Royale Militaire, est responsable de l’article Syllepse dans L’Encyclopédie. Son analyse est circonstanciée et argumentée. En tant que successeur de Dumarsais dans cette entreprise, il s’appuie naturellement sur les remarques de l’auteur des Tropes… On s’amusera cependant à noter que — grammairien — Beauzée aboutit à une conclusion qui récuse la stricte grammaticalité de la figure. La démarche est très claire : dans un premier temps Beauzée, qui limite volontairement son propos à l’aspect rhétorique, cite la définition et les commentaires de Dumarsais ; puis, dans un second temps, il énonce sa critique qui tient essentiellement au statut incertain de la syllepse entre métaphore, antonomase, ellipse et sens propre.

Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1761

SYLLEPSE, s. f. (Gram.) , comprehensio ; c'est la même étymologie que celle du mot syllabe, voyez SYLLABE ; mais elle doit se prendre ici dans le sens actif, au-lieu que dans syllabe elle a le sens passif : comprehensio duorum sensuum sub unâ voce ; ou-bien acceptio vocis unius duos simul sensus comprehendentis. C'est tout-à-la-fois la définition du nom & celle de la chose.

La syllepse est donc un trope au moyen duquel le même mot est pris en deux sens différens dans la même phrase, d'une part dans le sens propre, & de l'autre dans un sens figuré. Voici des exemples cités par M. du Marsais. Trop. part. II. art. xj. pag. 151.

Corydon dit que Galatée est pour lui plus douce que le thym du mont Hybla ; Galatea thymo mihi dulcior Hyblae, Virg. ecl. vij. 37. le mot doux est au propre par rapport au thym, & il est au figuré par rapport à l'impression que ce berger dit que Galatée fait sur lui. Virgile fait dire ensuite à un autre berger ; ibid. 41. Ego Sardoïs videar tibi amarior herbis, (quoique je te paroisse plus amer que les herbes de Sardaigne, &c.) Nos bergers disent, plus aigre qu'un citron verd.

Pyrrhus, fils d'Achille, l'un des principaux chefs des Grecs, & qui eut le plus de part à l'embrasement de la ville de Troie, s'exprime en ces termes dans l'une des plus belles pieces de Racine : Andromaq. act. I. sc. v.

Je souffre tous les maux que j'ai faits devant Troie ;
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai.

brûlé est au propre, par rapport aux feux que Pyrrhus alluma dans la ville de Troie ; & il est au figuré, par rapport à la passion violente que Pyrrhus dit qu'il ressentoit pour Andromaque...

Au reste, cette figure joue trop sur les mots pour ne pas demander bien de la circonspection : il faut éviter les jeux de mots trop affectés & tirés de loin. "

Cette observation de M. du Marsais est très-sage ; mais elle auroit pû devenir plus utile, s'il avoit assigné les cas où la syllepse peut avoir lieu, & qu'il eût fixé l'analyse des phrases sylleptiques. Il me semble que ce trope n'est d'usage que dans les phrases explicitement comparatives, de quelque nature que soit le rapport énoncé par la comparaison, ou d'égalité, ou de supériorité, ou d'infériorité : brûlé d'autant de feux que j'en allumai, ou de plus de feux, ou de moins de feux que je n'en allumai. Dans ce cas, ce n'est pas le cas unique exprimé dans la phrase, qui réunit sur soi les deux sens ; il n'en a qu'un dans le premier terme de la comparaison, & il est censé répété avec le second sens dans l'expression du second terme. Ainsi le verset 70 du ps. 118. Coagulatum est sicut lac cor eorum, est une proposition comparative d'égalité, dans laquelle le mot coagulatum, qui se rapporte à cor eorum, est pris dans un sens métaphorique ; & le sens propre qui se rapporte à lac est nécessairement attaché à un autre mot pareil sous-entendu ; cor eorum coagulatum est sicut lac coagulatur.

Il suit de-là que la syllepse ne peut avoir lieu, que quand le sens figuré que l'on associe au sens propre est autorisé par l'usage dans les occurrences où il n'y a pas de syllepse. C'est ainsi que feux est de mise dans l'exemple de Racine, parce qu'indépendamment de toute comparaison on peut dire par métaphore, les feux de l'amour. J'ajouterai que peut-être seroit-il plus sage de restraindre la syllepse aux seuls cas où le sens figuré ne peut être rendu par un mot propre.

M. du Marsais semble insinuer, que le sens figuré que la syllepse réunit au sens propre, est toujours une métaphore. Il me semble pourtant qu'il y a une vraie syllepse dans la phrase latine, Nerone neronior ipso, & dans ce vers françois, Plus Mars que le Mars de la Thrace ; puisque Nero d'une part & Mars de l'autre sont pris dans deux sens différens : or le sens figuré de ces mots n'est point une métaphore ; c'est une antonomase ; ce sont des noms propres employés pour des noms appellatifs. Je dis que dans ces exemples il y a syllepse, quoique le mot pris à double sens soit exprimé deux fois : c'est que s'il n'est pas répété dans les exemples ordinaires, il est sous-entendu, comme je l'ai remarqué plus haut, & que l'ellipse n'est point nécessaire à la constitution de la syllepse.

Il y a aussi une figure de construction que les Grammairiens appellent syllepse ou synthèse. Mais comme il me semble dangereux pour la clarté de l'enseignement, de donner à un même mot technique des sens différens, je n'adopte, pour nommer la figure dont il s'agit, que le nom synthèse, & c'est sous ce nom que j'en parlerai. Voyez SYNTHESE, Grammaire. (B. E. R. M.)

Là encore, le discours de Beauzée a le mérite de la clarté, point de plutôt obombrant la complexité d’une analyse. Son souci d’éviter toute équivoque dénominative est louable : grammaire et rhétorique peuvent avoir partis liés dans la constitution du discours, mais doivent être distinguées dans son analyse. En reprenant ici encore l’héritage de Dumarsais, le professeur s’autorise une critique particulièrement pertinente à l’époque où la tradition de la grammaire générale prend les couleurs de la métaphysique ; et l’on comprend que son point de vue l’incline à privilégier, à cet égard, la construction qui restitue l’ordre logique sur la syntaxe qui ne fait qu’appliquer l’ordre linguistique :

SYNTHESE, s. f. (Grammaire) c'est une figure de construction que les Grammairiens appellent encore & même plus communément syllepse : mais comme il y a un trope particulier qui a déja le nom de syllepse, & qu'il peut être nuisible à la clarté de l'enseignement de désigner par le même nom des objets totalement différens, ainsi que je l'ai déjà remarqué sous ce mot ; je donne uniquement le nom de synthèse à la figure dont il est ici question.

" Elle sert, dit M. du Marsais, (FIGURE ) lorsqu'au-lieu de construire les mots selon les regles ordinaires du nombre, des genres, des cas, on en fait la construction relativement à la pensée que l'on a dans l'esprit ; en un mot... lorsqu'on fait la construction selon le sens, & non pas selon les mots ".

1°. Les Grammairiens ne reconnoissent la synthèse que dans le genre, ou dans le nombre, ou dans tous les deux : dans le genre, comme daret ut catenis fatale monstrum, QUAE generosiùs perire quaerens, &c. Hor. dans le nombre, comme missi, magnis de rebus UTERQUE, legati : id. enfin dans le genre & dans le nombre tout-à-la-fois, comme pars in carcerem ACTI, pars bestiis OBJECTI. (Sall.) Mais aucun d'eux n'a parlé de synthèse dans les cas, & aucun n'auroit pu assurément en trouver d'exemples en quelque bon auteur que ce fût. C'est donc par inadvertance que M. du Marsais a compris le cas dans la définition qu'il donne ici de cette figure.

2°. Il me semble que ce grammairien ayant assigné avec tant de justesse & de vérité la différence qu'il y a entre construction & syntaxe (voyez CONSTRUCTION), il auroit dû regarder la synthèse comme une figure de syntaxe plutôt que comme une figure de construction ; puisque c'est, de son propre aveu, la loi de concordance qui est violée ici dans les mots, quoiqu'elle subsiste encore dans le sens. Or la concordance est l'un des objets de la syntaxe, & la construction en est un autre.

3°. Ce n'est au reste que relativement à la maniere dont ce philosophe a envisagé la synthèse, que je dis qu'il auroit dû en faire une figure de syntaxe : car, par rapport à moi, c'est une véritable figure de construction, puisque je suis persuadé que ce n'est qu'une sorte d'ellipse. Les Grammairiens eux-mêmes semblent en convenir, quand ils disent qu'on y fait la construction selon le sens, & non pas selon les mots : cela veut dire que le corrélatif discordant en apparence, si l'on n'envisage que les mots exprimés, est dans une exacte concordance avec un autre mot non-exprimé, mais indiqué par le sens. Reprenons en effet les exemples de synthèse cités plus haut ; & l'on va voir que par de simples supplémens d'ellipse ils vont rentrer dans les regles, & de la construction analytique & de la syntaxe usuelle. La premiere se réduit à ceci, daret ut catenis Cleopatram, fatale monstrum, quae, &c. on voit que fatale monstrum est ajouté à l'idée de Cleopatram, qui étoit tout-à-la-fois sous-entendu & désigné par le genre de quae qui rentre par là dans les vues de la concordance. Le second exemple se construit ainsi, missi legati, & uterque legatus missus de magnis rebus, cela est évident & satisfaisant. Enfin quand Salluste a écrit, pars in carcerem acti, pars bestiis objecti, c'est comme s'il avoit dit : divisi sunt in duas partes ; ii, qui sunt prima pars, in carcerem acti sunt ; ii, qui sunt altera pars, bestiis objecti.

Il n'y a qu'à voir la maniere dont les exemples de cette figure sont expliqués dans la méthode latine de P. R. (des fig. de constr. ch. iv.) & l'on ne pourra plus douter que, quoique l'auteur ne songeât pas explicitement à l'ellipse, il n'en suivît néanmoins les indications, & n'en envisageât les supplémens peut-être même à son insu. Or il est constant que, si l'on peut par l'ellipse rendre raison de toutes les phrases que l'on rapporte à la synthèse, il est inutile d'imaginer une autre figure ; & je ne sais même s'il pourroit réellement être autorisé par aucun usage, de violer en aucune maniere la loi de la concordance. Voyez IDENTITE.

Je ne veux pas dire néanmoins qu'on ne puisse distinguer cette espece d'ellipse d'avec les autres par un nom particulier : & dans ce cas, celui de synthèse s'y accommode avec tant de justesse, qu'il pourroit bien servir encore à prouver ce que je pense de la chose même. , compositio ; PR. , cùm, & , pono : comme si l'on vouloit dire, POSITIO vocis alicujus subintellectae CUM voce expressâ ; ce qui est bien le cas de l'ellipse. Mais au fond un seul nom suffit à un seul principe ; & l'on n'a imaginé différens noms, que parce qu'on a cru voir des principes différens. Nous retrouvons la chaîne qui les unit, & qui les réduit à un seul ; gardons-nous bien de les séparer. Si nous connoissons jamais les vérités, nous n'en connoîtrons qu'une. (B. E. R. M.)

La démonstration de la distinction terminologique qu’il est nécessaire d’entretenir entre Syllepse rhétorique et Synthèse grammaticale est particulièrement probante. Un même terme ne peut renvoyer à deux objets différents, or, selon que l’on envisage les phénomènes de concordance de genre et de nombre sous l’aspect figural ou sous l’aspect grammatical, selon qu’on les observe d’après le point de vue de la construction ou celui de la syntaxe, on aboutit à la création de deux objets contrastés. C’est de cette distinction que procèdent ultérieurement tous les discours ayant trait à la syllepse.

Comparativement à ces analyses poussées que seul un esprit généraliste comme celui de Beauzée pouvait développer, les gloses des Académiciens se révèlent d’une pauvreté et d’un conformisme affligeants.

Académie 1762

SYLLEPSE. s. f. Figure de Grammaire, par laquelle le discours répond plutôt à notre pensée qu'aux règles grammaticales. Il est six heures, au lieu de dire, Il est la sixième heure, est une syllepse.

Académie 1798

SYLLEPSE. subst. fém. Figure de Grammaire, par laquelle le discours répond plutôt à notre pensée qu'aux règles grammaticales. Il est six heures, au lieu de dire, Il est la sixième heure, est une syllepse.

Au système typographique d’abréviation près, nul changement entre ces deux éditions, quand bien même la tourmente révolutionnaire et le retour en force de la grammaire pratique de Lhômond ont contraint le discours sur la syllepse à rechercher une clarté supplémentaire. Ce n’est qu’en 1835, avec la 6e édition qu’une modification se laisse apercevoir dans l’introduction d’un exemple cliché que l’on pouvait toutefois observer déjà dans quantité de discours grammaticaux et rhétoriques depuis la fin du XVIIe siècle. Les deux alinéas répartissent équitablement la matière définitionnelle entre la grammaire et la rhétorique (non explicitement désignée) :

Académie 1835

SYLLEPSE. s. f. Figure de grammaire, par laquelle le discours répond plutôt à notre pensée qu'aux règles grammaticales. La plupart des hommes sont bien fous, est une syllepse.

Il se dit aussi d'une figure par laquelle un mot est employé à la fois au propre et au figuré. Cette phrase, Galatée est pour Corydon plus douce que le miel du mont Hybla, renferme une syllepse.

La même définition, exactement dans les mêmes termes, subsiste encore dans la septième édition de 1877-1878. C’est seulement avec la huitième édition de 1932-1935, que les Académiciens se décident à entériner la suprématie de la rhétorique sur la grammaire, alors qu’à cette date la première est décidément bien morte sous ses espèces classiques, et que l’honorable Compagnie songe enfin à publier avec près de trois cents ans de retard la Grammaire qui était stipulée dans les statuts fondateurs de l’Académie… de Richelieu :

Académie 1932-35

SYLLEPSE. n. f. T. de Rhétorique. Figure par laquelle le discours répond plutôt à notre pensée qu'aux règles grammaticales. Racine a usé d'une syllepse quand il a écrit : " Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge, Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin, Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin. "

Il se dit aussi d'une Figure par laquelle un mot est employé à la fois au propre et au figuré. Il y a une syllepse dans cette phrase : Galatée est pour Corydon plus douce que le miel du mont Hybla.

On sent là tout l’embarras grammatical des Académiciens : le plutôt sempiternellement introduit pour faire admettre que la pensée a ses raisons que la grammaire ignore est très révélateur à cet égard.

 

Pour en revenir à la transition du XVIIIe au XIXe siècle, et trouver peut-être une origine à cet embarras, je m’adresserai à un ouvrage dont l’ambition est nettement de fournir un memento pratique au public nouveau issu de la Révolution qui désire s’instruire dans la connaissance de la langue française. Le citoyen Caminade, à la suite de Beauzée, mais probablement sans une appropriation aussi directe et personnelle des arguments scientifiques, opte pour la dénomination de synthèse, la seule grammaticale à ses yeux, et renvoie donc celle de syllepse à la terminologie rhétorique.

Caminade 1803, Premiers élémens de la langue française ou grammaire usuelle et complette, rédigée d’après les principes des meilleurs auteurs tant anciens que modernes.

La synthèse (1) est une figure par laquelle on fait plutôt la construction selon la pensée que selon les mots. — Par exemple, quand on dit, « La plupart ont voulu », après la plupart, l’esprit est plus porté à concevoir un pluriel qu’un singulier, parce que l’idée de pluralité est celle qui se présente la première […]

(1) On dit souvent syllepse pour synthèse ; c’est une faute ; car la syllepse se rapproche peut-être autant de l’ellipse que la synthèse s’en éloigne.

L’adverbe plutôt est employé ici d’une manière un peu différente de celle qui s’expose dans les gloses de l’Académie puisque sa fonction est certes de mettre en corrélation la pensée et les mots, mais à l’intérieur du champ de la construction – comme le voulait Beauzée – et non dans celui de la syntaxe.

S’abritant derrière les autorités de Port-Royal, Dumarsais , Condillac et Lévizac, dans un ouvrage qui choisit l’éclectisme comme ligne directrice, C.-P. Girault-Duvivier, aussi peu grammatiste ou grammairien de formation que possible, mais bon père de famille soucieux de veiller à l’instruction de sa fille, choisit de privilégier la dimension expressive et la fonction esthétique du procédé. Le plutôt emprunté aux Messieurs de Port-Royal sonne curieusement ici puisqu’il met en opposition dissymétrique – du seul fait de l’histoire – non pas la pensée et la syntaxe mais la pensée et l’usage de la construction grammaticale. Or l’on sait déjà à cette date que le style n’est plus l’homme même, comme l’affirmait Buffon en 1753, mais qu’il est devenu l’expression de la singularité de l’individu :

Girault-Duvivier 1811 [1840], Grammaire des grammaires

La Syllepse a lieu lorsque les mots sont employés selon la pensée plutôt que selon l’usage de la construction grammaticale, comme quand je dis : Il est six heures ; car, selon la construction, il faudroit dire : Elles sont six heures, comme on le disoit autrefois, et comme on dit encore : Ils sont six, huit, quinze hommes. Mais ce que l’on prétend n’étant que de marquer un temps précis et une seule de ces heures, savoir la sixième ; ma pensée, qui se fixe sur celle-là, sans faire attention aux mots, fait que je dis, Il est six heures, plutôt que, Elles sont six heures. (MM. de Port-Royal, Gramm. gén. et rais. : des fig. de constr., p. 219).

C’est encore par cette figure que l’on peut rendre raison de certaines phrases où l’on exprime la négative ne, quoiqu’il semble qu’elle doive être supprimée, comme lorsqu’on dit : Je crains qu’il ne vienne ; j’empêcherai qu’il ne vienne ; j’ai peur qu’il n’oublie, etc. En ces occasions on est occupé du désir que la chose n’arrive pas ; on a la volonté de faire tout ce qu’on pourra afin que rien n’apporte d’obstacle à ce qu’on souhaite ; voilà ce qui fait énoncer la négation (Dumarsais, Encyc. mét. au mot Construction, et sa Logique, p. 119).

C’est aussi par une figure semblable que Voltaire a dit :

Jeune et charmant objet dont le sort de la guerre,
Propice à ma vieillesse, honora cette terre,
Vous n’êtes point
tombée en de barbares mains ;
Tout respecte avec moi vos malheureux destins.

(Voltaire, Mahomet, act. I, sc. 2)

Tombée est ici au féminin, parce que l’auteur étoit plus occupé de Palmire, à qui ces paroles s’adressent, que de la qualification de jeune et charmant objet, qu’il lui donne.

Quand La Bruyère (des Femmes, chap. III) a dit : Une femme infidèle, si elle est connue pour telle de la personne intéressée, n’est qu’infidèle ; s’il la croit fidèle, elle est perfide. Il, est un tour élégant et fort bon, parce que ce n’est pas le mot personne qui reste à l’esprit, c’est l’idée d’homme, de mari. (Condillac, De l’art d’écrire, ch. xi, liv. 1er).

L’emploi de la Syllepse est encore très-heureux dans ces vers de Racine (Athalie, act. iv, sc. 3) :

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, et, comme eux, orphelin.

La régularité de la construction demandoit comme lui, puisque ce pronom se rapporte au mot pauvre ; mais le poète oublie qu’il a employé ce mot ; plein de son idée, il ne voit que les pauvres et les orphelins en général ; et c’est sur ces êtres si intéressants qu’il porte toute son attention : comme eux est donc la seule expression que Racine a dû employer, puisqu’elle répond si bien à l’idée et au sentiment qui l’occupent (Lévizac, pag. 268, t. 2) [t. II, §. 1122]

On voit nettement dans tous ces exemples – me semble-t-il – le transfert des caractéristiques proprement grammaticales vers les attributs d’un style que la rhétorique continue encore à régler tant bien que mal par la voix de l’école, alors que son empire et son emprise sont définitivement engagés sur la voie de la désuétude.

Le témoignage suivant, à ce titre, mérite considération. Jean-Charles Thibault de Laveaux [2] est un maître de langue représentatif de cette génération de grammatistes qui firent carrière à l’étranger à la suite du traumatisme révolutionnaire, en l’occurrence en Allemagne pour celui-ci. Revenu en France pour se livrer à des activités grammaticales et lexicographiques, Laveaux n’en mena pas moins aussi une carrière politique marquée au coin de la contre-révolution. Pour notre propos, je retiendrai qu’il fut l’éditeur de l’édition de 1802 du Dictionnaire de l’Académie française ― ιdition augmentée à ses dires de plus de 20 000 mots par rapport à l’édition que l’Institut publia en 1798 sous la direction de Morellet, et qui suscita un interminable procès et d’infinies plaidoiries. Mais, là n’est pas l’essentiel, car, sur l’article Syllepse, Laveaux ne modifie en rien la définition précédente des « Académiciens ». Ce qui est plus significatif, en revanche, ce sont les deux dictionnaires que publie ensuite notre personnage. Tout d’abord un Dictionnaire des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française, qui connaît trois éditions en 1818, 1822 et 1846, mais dont on peut suivre la trace influente jusqu’au XXe siècle, puisque l’ouvrage est encore mentionné comme référence bibliographique dans le Dictionnaire des difficultés du français de Thomas (Larousse, 1956). Cette remarque n’est pas incidente à notre propos, puisque l’ouvrage de Laveaux possède la caractéristique supplémentaire de dresser comme un compendium des remarques de langue que Panckoucke avait rassemblé dans les trois tômes de l’Encyclopédie Méthodique consacrée à ces matières. On trouve donc dans les définitions données par Laveaux quantité de mentions et de citations empruntées à Dumarsais, Condillac, Jaucourt, Beauzée et Marmontel… réactualisées et accréditées comme toujours valides entre cinquante et soixante ans après leur formulation et leur énonciation originelles. Ce qui, dans la moyenne durée de notre histoire, n’est pas sans signification surtout si l’on pense à la postérité de l’ouvrage même de Laveaux et au devenir de ses gloses dans la pensée des utilisateurs successifs. La définition est ici parlante :

Laveaux 1818-1846, Dictionnaire des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française

SYLLEPSE. Subst. f. Terme de grammaire. La syllepse est un trope au moyen duquel le même mot est pris en deux sens différents dans la même phrase. Ainsi, dans ces vers de Racine (Andromaque, act. I. sc. iv, 60.) :

Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie,
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumais

Brûlé est au propre, par rapport aux feux que Pyrrhus alluma dans la ville de Troie ; et il est au figuré par rapport à la passion violente que Pyrrhus dit qu’il ressent pour Andromaque. Cette figure joue trop sur des mots pour ne pas demander bien de la circonspection. Il faut éviter des jeux de mots trop affectés et tirés de loin. (Dumarsais. Des Tropes)

En citant Dumarsais, le premier Dumarsais, non celui des premiers articles de grammaire de l’Encyclopédie, mais celui des Tropes, Laveaux ne retient que la syllepse oratoire (« espèce de métaphore ou de comparaison par laquelle un même mot est pris en deux sens dans la même phrase ») et exclut la syllepse d’accord (« ou synthèse, qui sert, lorsqu’au lieu de construire les mots selon les règles ordinaires du nombre, des genres, des cas, on en fait la construction relativement à la pensée que l’on a dans l’esprit »). L’expression est nette, tranchée ; plutôt n’y trouve pas sa place…

Mais Laveaux, à la suite du succès de sa réédition de 1802 du Dictionnaire de l’Académie française, publie en 1820 son Nouveau Dictionnaire de la langue française, et là, en revanche, le discours est différent.

Laveaux 1820, Nouveau Dictionnaire de la langue française

Syllepse. s. f. Figure de grammaire, par laquelle le discours répond plutôt à notre pensée qu’aux règles grammaticales. Il est six heures, au lieu de dire, il est la sixième heure.

Syllepse. s. f. Figure de diction par consonnance physique, qui consiste à prendre un mot en deux sens différents dans la même phrase ; d’un côté, dans le sens propre ; de l’autre, dans un sens figuré. Dans cette phrase, Galatée est pour Corydon plus douce que le thym du mont Hybla, il y a une syllepse ; car le mot doux est au propre par rapport à thym, et il est au figuré par rapport à l’impression que Galatée fait sur le berger.

Le lexicographe dégroupe les sens sous deux entrées distinctes, l’une consacrée au grammatical, c’est là qu’apparaît le modalisateur adverbial plutôt ; l’autre dévolue à la rhétorique dans laquelle se lit l’empreinte des modes d’exposition de la rhétorique enseignée dans les anciennes Écoles centrales par Fontanier et ses comparses. On voit bien ici, de la part d’un qui dut enseigner les subtilités grammaticales du français à de jeunes princes allemands, la gêne que suscite la nécessité de s’exprimer sur le statut d’une discordance grammaticale dont la raison logique ne peut rendre compte qu’au prix de l’intervention d’une figuration du discours. La modalisation adverbiale indique cette insatisfaction au fond, inévitable, inesquivable, qui marque une des limites du modèle analytique de la grammaire générale. En revanche l’explication rhétorique ne fait plus apparaître la trace d’un quelconque malaise descriptif. Les choses sont ici claires, définies, appuyées sur un exemple lui-même reconnu, porteur d’une tradition, et précisément commenté.

Cette idée de tradition amène naturellement à considérer un des ouvrages les plus célèbres dans cette perspective, qui connut un nombre démultiplié d’éditions successives et qui porte fort avant au XIXe siècle le modèle de Lhômond, je parle ici de la Grammaire françoise de de Wailly, dont je retiens maintenant la douzième édition. Mais la onzième, comme la treizième, de même que la première et la quatre-vingt septième sont identiques… Dans cet ouvrage, l’auteur évite l’emploi de plutôt grâce à un artifice technique de conception qui lui permet de réduire la syllepse au seul cas de discordance morphologique que représente l’échange du singulier pour le pluriel ou réciproquement :

de Wailly12 1819

Quelquefois enfin, par une figure de construction qui s’appelle syllepse ou conception, on met au singulier ce qui devroit être au pluriel, ou au pluriel ce qui a rapport à un singulier. Nous faisons alors accorder les mots plus avec notre pensée qu’avec les règles de la syntaxe. Nous disons : il est trois heure. Charlemagne fut proclamé empereur l’an huit cent. Nous ne voulons alors que marquer un temps précis, une seule de ces heures, la troisième, une seule de ces années, la huit centième

À l’indécision insatisfaite et insatisfaisante de plutôt peut dès lors se substituer une proportion franche : plus, qui marque la prédominance de la pensée sur les formes syntaxiques censées la constituer, la supporter, et la transmettre. Nous nous retrouvons intégralement dans la situation classique où le locuteur pense posséder tous les moyens de contrôler logiquement et raisonnablement le langage. On pourrait dès lors croire qu’une répartition inconsciente attache l’utilisation de plutôt à la figure grammaticale d’élucidation délicate sinon douteuse, tandis que la figure rhétorique se satisfait très bien d’un discours dépourvu de cette modalisation, puisque, dans ce domaine, la nature foncière des éléments du discours est de présenter une valeur autre que celle que la langue accorde spontanément à chacun de ses constituants.

Or, avec le retour à la tradition antique que Joseph-Victor Le Clerc signe en 1823 avec sa Nouvelle Rhétorique, laquelle échappe au modèle des tropologies ornementales, logiques et systématiques élaborées au début du XIXe siècle, nous voyons apparaître maintenant un exemple contraire d’emploi de la modalisation.

Le Clerc 1823, Nouvelle Rhétorique

Parmi les figures de mots, il y en a quatre qui sont plus grammaticales qu’oratoires, mais qui ne laissent pas de faire un bel effet dans le discours. Ces figures sont l’ellipse, le pléonasme, l’hyperbate et la syllepse. […]

La syllepse fait figurer le mot avec l’idée, plutôt qu’avec le mot auquel il se rapporte :

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.

Comme eux se rapporte à l’idée, et ne s’accorde pas avec la construction de la phrase.

On voit ici que le territoire rhétorique lui-même, tentant de se reconstituer, n’échappe pas aux affres d’une incertitude, d’autant plus troublante qu’elle se développe à l’intérieur du secteur sémantique proprement dit en opposant le mot à l’idée supportée par l’énoncé, ce qui d’une certaine manière nous ramène à la question de la syntaxe de ce dernier et nous fait mieux comprendre la portée prétermissive de la formule introductive : « Parmi les figures de mots… ». Plus que les incessants développements concernant les phénomènes d’accord orthographique des participes passés employés avec être ou avoir, cette indécidabilité foncière du domaine auquel un problème doit être rattaché et du niveau auquel il doit être traité marque de manière significative l’état de la grammaire du français en cette période charnière du XIXe siècle où meurent quasi simultanément et définitivement la grammaire générale et la rhétorique tropologique : un état de grande confusion qu’accroît encore la pression exercée par la déferlante de scolarisxation qui, à partir des lois Guizot de 1833, submerge tout le paysage politique et langagier de la France Louis-Philipparde.

Prenons pour exemple deux grammaires publiées la même année, juste un an après la promulgation de ces lois. D’une part, la Grammaire nationale des frères Bescherelle, qui, à sa manière légitime l’autorité nouvelle du Roi des Français et non plus du Roi de France, et qui plus est d’un roi issu d’une branche bâtarde et même régicide du pouvoir bourbonnien, la branche d’Orléans… une grammaire qui, dans et par son titre même, entend participer à la construction d’un français de référence et de révérence. Et, d’autre part, la Grammaire générale des grammaires françaises de Napoléon Landais, qui, elle procède d’un autre dessein : récupérer ― au moins dans son titre ― les bιnéfices du modèle grammatical dominant à l’époque antérieur et les faire servir à une entreprise de légitimation scientifique des compilations éclectiques inaugurés auparavant par Girault-Duvivier, lequel n’avait guère d’autre but que de concourir à l’instruction pratique de sa fille… On voit de là le cafouillis qui peut résulter de telles interférences. En opposant directement désormais la pensée aux formes grammaticales, les Bescherelle procèdent à l’amalgame fatal qui conduit la grammaire française à devenir une grammaire non pas de l’expression, mais de l’expressivité, et à s’engager irrémédiablement sur la voie de ce que le XXe siècle appellera « stylistique »… L’adverbe plutôt signe ici ce basculement :

Bescherelle 1834, Grammaire nationale

Syllepse. Figure par laquelle le discours répond plutôt à notre pensée qu’aux règles grammaticales : La plupart des hommes sont bien fous ; ou par laquelle un mot est employé à la fois au propre et au figuré : Galatée est pour Corydon plus douce que le miel du mont Hybla. (p. 16)

Dans le cas de Landais, la translation se fait plus subreptice : il n’est donc pas nécessaire d’avoir recours à l’adverbe modalisateur, et ― de fait ― l’auteur lui substitue une autre forme adverbiale : tout à la fois qui, dans sa simultanéité annihile le critère appréciatif :

Landais 1834, Grammaire générale des grammaires françaises

De la Syllepse ou Synthèse.

La syllepse, en grec syllepsis, mot formé de…., je conçois, consiste à prendre le même mot tout à la fois au propre et au figuré dans la même phrase. Quand Pyrrhus dit :

Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie,
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumais

Brûlé et feux sont au propre par rapport à la ville de Troie, que Pyrrhus détruisit par les flammes, et au figuré par rapport à la passion violente que Pyrrhus ressent pour Andromaque.

Cette figure joue sur les mots, et doit conséquemment n’être employée que rarement, et avec beaucoup de circonspection.

La superposition du propre et du figuré dans un même énoncé donne à entendre comme une polyphonie sémantique troublante qui justifie la reprise quasi-textuelle de la remarque de Dumarsais, presque cent ans auparavant. Nous sommes donc bien là dans une situation de paradoxe eu égard aux ambitions affichées dans le titre de l’ouvrage. D’une part, la grammaire générale au sens strict et originel de l’expression est totalement évincée du dispositif explicatif, d’autre part, la rhétorique tropologique elle-même obsolescente se voit rétablie dans des prérogatives qui ne peuvent plus être les siennes !….

C’est au grammairien Lemare, dont la carrière est si surprenante, que l’on doit à cette date un effort décisif de clarification. Mais Lemare est un esprit rigoureux, qui se veut scientifique ― non seulement par l’invention du calιfacteur ― et pratique ― non seulement par sa participation ΰ la conspiration Mallet contre Napoléon Ier ― et qui cherche principalement dans son ouvrage ΰ fournir à ses lecteurs des instruments précis de classification et de discrimination. Lemare distingue donc comme certains de ses prédécesseurs entre une syllepse grammaticale et une syllepse oratoire, et répartit donc la matière de son analyse sous deux paragraphes fort éloignés, mais il se donne aussi les moyens de justifier cette distinction par une analyse idéologique du contenu des énoncés, qui observe la spécificité de cette forme alternativement grammaticale et sémantique :

Lemare 1835, Cours de langue française

a) grammaticale

J’en jure par les ondes du Styx équivaut dans la pensée à j’en fais le serment ; ainsi la phrase de Fénélon peut-être traduite par celle-ci : j’en fais le Serment par les ondes du Styx, Serment qui fait trembler les dieux mêmes. Les grammairiens ont donné le nom de syllepse à cette sorte d’ellipse où le rapport se fait plutôt à la pensée qu’au mot.

Syllepse vient du grec syllepsis, de lepsis et de syn, qui signifie l’action de prendre ensemble ; en effet serment n’a pu être apposé dans l’exemple précédent que parce que le sens fait naître l’idée d’un substantif principal, qui n’est pas exprimé, parce qu’on prend ensemble le mot et l’idée, et que s’élevant de l’idée au mot, on agit comme si ce mot existait réellement dans la phrase. (§ 1000 Appositions qui n’ont aucun substantif principal exprimé, et semblent se rapporter à une phrase.)

b) oratoire

Je consens à paraître à Galathée plus amer que les herbes de Sardaigne, plus âpre que le houx, si ce jour n’est pas pour moi plus long qu’une année. Galathée est pour moi plus douce que le thym du mont Hybla.

C’est au propre que les herbes de Sardaigne sont amères au goût, que le houx est âpre au toucher ; mais ce n’est que par similitude que le berger Corydon consent à paraître amer, âpre. Il y a ici double homotrope : 1° c’est le goût qui est le juge des saveurs, comme de la douceur, de l’amertume, etc., et c’est déjà par homotrope que doux se dit aussi des odeurs ; 2° quand on compare la douceur de Galathée à celle du thym, on sent que doux éprouve un nouveau transport de signification, fondé sur un nouveau rapport de similitude. (§ 1789)

Sous le terme d’Homotrope, qu’il oppose à celui de Syntrope (synecdoque, antonomase, lithote [sic]), Lemare rassemble la métaphore, la catachrèse, la syllepse oratoire, l’allusion, et l’allégorie. Le grammairien discerne alors cinq qualités essentielles que doivent manifester ces figures : l’homotrope doit être exact, naturel, un, convenable, usuel ou nécessaire, c’est-à-dire autorisé par l’usage ou la nécessité. Et l’on retrouve ici le souci classificateur d’un grammairien qui n’a pas pu échapper à la séduction taxinomique des Idéologues.

J’aurais voulu citer ici un extrait du Cour supérieur de Grammaire rédigé au milieu du siècle par Bernard Jullien, mais comme je n’ai pu avoir accès à son ouvrage, je passerai directement au témoignage d’un modeste maître d’école ycaunois, devenu ensuite un lexicographe célèbre et un auteur à succès de grammaires, lexicologies et études de style… Pierre-Athanase Larousse !

La perspective didactique incite l’auteur à être d’une clarté sans défaut ; on se rappellera d’ailleurs à cet égard que le plus grave reproche porté par Larousse à ses prédécesseurs est celui d’avoir cultivé l’ambiguïté : l’esprit d’un jeune apprenant a essentiellement besoin ― dθs lors que la maîtrise de la langue française est devenue un principe de discrimination sociale ― de se nourrir de faits justes, non équivoques et susceptibles d’être aisément mémorisés. Point de plutôt, ici, qui alimenterait un doute sous-jacent soit dans l’esprit du rédacteur soit dans l’esprit du lecteur, mais une réduction des cas auxquels est susceptible de s’appliquer cette explication d’une discordance, et une mise en garde de nature « stylistique » à l’endroit des futurs écrivains ou des littérateurs potentiels qui seraient tentés de l’utiliser. La coda définitoire, avec sa référence au cliché dénonce ce défaut par la dérision d’une stéréotypie dévaluant totalement le sens de cette forme… comme dans les meilleures pages du… Dictionnaire des idées reçues !

Larousse 1868, Grammaire supérieure

La syllepse est une figure qui consiste à faire accorder un mot non avec celui auquel il se rapporte grammaticalement, mais avec celui que l’esprit a en vue :

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.

Racine

Eux se rapporte non au mot pauvre employé au singulier, mais à l’idée des pauvres que le poëte a en vue.

La syllepse ne porte jamais que sur le nombre ou sur le genre des mots ; c’est d’ailleurs une figure qui exige une connaissance approfondie de la langue, et dont il ne faut user qu’avec la plus grande réserve. Beaucoup d’écrivains en abusent à leur insu, et quand on leur fait remarquer certains rapports de mots que n’accepte pas la grammaire, ils répondent invariablement : c’est une syllepse. Ce mot est presque passé en proverbe.

Ce commentaire marque très vraisemblablement le seuil sur lequel s’opère, au cours du XIXe siècle français, une conversion radicale dans le domaine de la pensée du langage, de la représentation de la langue et, plus strictement encore de la grammaticographie.

Je ne prendrai ici qu’un seul exemple, celui qui vient certes de Suisse, mais qui vaut comme signe indicatif des modifications qui vont progressivement gagner le territoire de la linguistique à partir des rivages du Léman : avant Saussure, alors qu’en France le modèle comparatif n’est guère connu qu’à travers la traduction adaptation de Brachet, voici l’ouvrage de Cyprien Ayer qui propose une autre version de ce nouveau modèle, laquelle propose d’aborder la question sur de nouveaux frais.

Ayer, 1876, Grammaire comparée de la langue française

Dans cet ouvrage, l’auteur récuse en effet la valeur grammaticale de la syllepse et traite la question de la syntaxe de concordance (chapitre xxi) sans employer une seule fois cette dénomination, qui — de ce fait — est entièrement reversée du côté de la rhétorique. Il est intéressant de noter ici que la notion d’attirance ou d’attraction devient le principe moteur régissant l’ordre syntaxique :

Il n’est pas rare que le verbe être s’accorde avec le prédicat, qui l’attire dans sa sphère de nombre et de personne. Cette attraction a lieu quand le sujet est un nom au singulier et le prédicat un nom au pluriel, s’il y a inversion entre les deux membres : Sa maladie sont des vapeurs (Sév.). La nourriture ordinaire de l’écureuil sont des fruits, des amandes, des noisettes, de la faîne et du gland (Buff.). L’effet du commerce sont les richesses (Mont.)… 

En étendant cette description aux autres secteurs d’une syntaxe de concordance ― en l’occurrence le genre et les fonctions ― Ayer expulse du champ de l’interrogation la lιgitimité scientifique d’une question sur la place de la rhétorique dans le dispositif grammatical d’une langue. C’est bien à un bouleversement épistémologique, car, si les grammairiens réintroduisent alors ― volontairement ou involontairement ― les catιgories rhétoriques dans leurs analyses, cela signifie qu’ils ne font plus à proprement parler une grammaire scientifique, mais qu’ils versent dans une grammaire appréciative et tendent à promouvoir une syntaxe expressive.

Dès 1863, le processus pouvait sembler se mettre en place. On voit apparaître en effet chez Littré une dissociation entre l’article qui traite spécifiquement de l’objet Syllepse, et les cas dans lesquels la notion de syllepse intervient comme élément d’explication à l’intérieur d’une notice. L’article Syllepse évite le plutôt dubitatif évoqué plus haut et propose une définition sans ambages opposant une nouvelle fois la grammaire à la pensée et faisant une place distincte à l’acception rhétorique :

Littré 1863, Dictionnaire de la langue française

SYLLEPSE (sil-lè-ps'), s. f.

1° Figure de grammaire qui règle l'accord des mots, non d'après les règles grammaticales, mais d'après les vues particulières de l'esprit. Exemple : Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge, Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin, Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin, RAC. Athal. IV, 3. Comme eux, se rapportant au pauvre au singulier, parce qu'on a dans l'idée toute la classe des pauvres et non pas tel ou tel pauvre.

Syllepse du nombre, celle où les mots ne sont pas en rapport de nombre. On dit de même : syllepse du genre, syllepse de la personne. On tente, on est tentée, VOLT. Prude, III, 6. Tentée au féminin, parce que on désigne une femme.

2° Figure par laquelle un mot est employé à la fois au propre et au figuré. La syllepse oratoire est une espèce de métaphore ou de comparaison, par laquelle un même mot est pris en deux sens dans la même phrase, DUMARSAIS, Tropes, II. 11. […]

En revanche, dans un article comme celui consacré au pronom ou au substantif On, on voit très clairement se mettre en place le processus dérivatif qui donne à l’argument rhétorique la possibilité d’être introduit à la suite d’une théorie d’effets de nature strictement sémantique. C’est au moment où intervient la question du genre et du nombre que surgit miraculeusement de la boite de pandore du lexicographe la syllepse. De ce fait la remarque terminale d’usage concernant la faute qui consisterait à rapporter on à plusieurs personnes perd de sa pertinence :

ON […]

1° Il indique d'une manière générale ou vague les gens, les personnes ; il n'est employé jamais que comme sujet du verbe, qui se met toujours au singulier. On est toujours trop prêt quand on a du courage, CORN. Cid. IV, 5. On garde sans remords ce qu'on acquiert sans crimes, ID. Cinna, II, 1. Tout le monde s'intéresse dans cette affaire [le procès de Foucquet] : on ne parle d'autre chose ; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts, on s'attendrit, on espère, on craint, on peste, on souhaite, on hait, on admire, on est accablé, SÉV. Lett. à Pompone, 17 décemb. 1664. Par le travail, on charmait l'ennui, on ménageait le temps, on guérissait la langueur de la paresse, BOSSUET Anne de Gonz. On aime les gens, on en est aimé, on en est sûr, on les néglige, on ne se contraint point avec eux, MAINTENON, Lett. à d'Aubigné, 2 mars 1681. On ne surmonte le vice qu'en le fuyant, FÉN. Tél. VII. L'on n'est rien devant Dieu quand on n'est pas ce que l'on doit être, MASS. Pet. carême, Écueils. On est plus criminel quelquefois qu'on ne pense, VOLT. Oedipe, IV, 1. On fut consterné dans Stockholm [à la suite de victoires des Russes], et l'on ne s'y croyait pas en sûreté, ID. Russie, II, 5. On a vu des souris se loger sur leur dos [des cochons], et leur manger le lard et la peau sans qu'ils parussent le sentir, BUFF. Quadrup. t. I, p. 291. On entre dans le monde, on en est enivré, Au plus frivole accueil on se croit adoré, GRESS. Méchant, IV, 4. On riait un moment des épigrammes, et on retournait pleurer au Préjugé à la mode et à Mélanide, D'ALEMB. Éloges, la Chaussée. On relit tout Racine, on choisit dans Voltaire, DELILLE, l'Homme des champs, I.

2° On remplaçant un sujet déterminé. Vous êtes malade, ma chère enfant : vous dites quelquefois que votre estomac vous parle ; vous voyez que votre tête vous parle aussi : on ne peut pas vous dire plus nettement que vous la cassez, que vous la mettez en pièces, SÉV. 1er avril 1689. On [Mme de la Vallière dans la grille d'en haut et se faisant carmélite] vous dira de là haut qu'on peut quelque chose de plus difficile, puisqu'on peut embrasser tout ce qui choque, BOSSUET la Vallière. Quand on n'a jamais eu un mouvement de coquetterie, qu'on n'a dans ce genre aucune espèce d'expérience, et qu'on n'a que dix-huit ans, on s'engage avec beaucoup plus de facilité qu'une coquette de trente ans, GENLIS, Mlle de la Fayette, p. 148, dans POUGENS. On n'a pas plus d'esprit, de grâce.... COLLIN D'HARLEV. Moeurs du jour, I, 2.

3° On, désignant en général les hommes, les gens, peut, selon la signification du discours, restreindre son sens à telle ou telle personne désignée par je, tu, il, nous, vous, ils.

On se dit pour je. Soyez tranquille, on songera à vos intérêts. Il y a longtemps qu'on ne vous a vu. Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux, Et ne méritez pas l'amour qu'on a pour vous, MOL. Misanthrope, IV, 3. On ne s'attache à nulle société, on ne prend aucun plaisir, on a toujours le coeur serré, SÉV. 13. On a certains attraits, un certain enjouement, Que personne ne peut me disputer, je pense, REGNARD, le Joueur, II, 2. Encore si on pouvait bien digérer ! mais avoir toujours mal à l'estomac, craindre les rois et les libraires ! on n'y résiste pas, VOLT. Lett. d'Argental, octob. 1755. Le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scène française que des écrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes que l'humilité chrétienne, n'y parlent jamais que par on, J. J. ROUSS. Hél. II, 17.

On se dit pour tu. Qu'on l'embrasse tout à l'heure devant moi ; qu'on lui témoigne son repentir et qu'on la prie de vouloir te pardonner, HAUTER. le Coch. 18.

On se dit pour il ou elle. On l'écouta, on se laissa lorgner [en parlant d'une femme], HAMILT. Gramm. 6. On était ! on parlait ! on m'a vu !.... quel langage ! Mon neveu, ce garçon méconnaît-il l'usage De nommer les gens par leur nom ? IMBERT, Jaloux sans amour, III, 6.

On se dit pour nous, et alterne avec nous. Je trouve qu'on ne souhaite l'estime que de ceux que nous aimons et que nous estimons, SÉV. 17 nov. 1675. Qu'on hait un ennemi quand il est près de nous ! RAC. Théb. IV, 2. On sait sur les maris ce que l'on a d'empire, REGNARD, le Joueur, II, 2.

On se dit pour vous. Quoi ! Madame !.... Le soin de son repos [d'Agamemnon livrant Iphigénie à la mort] est le seul qui vous presse ! On me ferme la bouche, on l'excuse, on le plaint [Achille à Iphigénie] ! RAC. Iph. III, 6. Et vous, à m'obéir, prince, qu'on se prépare, ID. Mithr. III, 1. Vous, Narcisse, approchez ; Et vous, qu'on se retire, ID. Brit. II, 1.

On se dit pour ils ou elles, ou pour une compagnie, une masse de personnes dont on fait partie. En vain de tous côtés on l'a voulu tourner ; Hors de son sentiment on n'a pu l'entraîner, MOL. Mis. IV, 1. On se lève à huit heures ; très souvent je vais, jusqu'à neuf heures que la messe sonne, prendre la fraîcheur de ces bois ; après la messe on s'habille, on se dit bonjour, on retourne cueillir des fleurs d'orange, on dîne, jusqu'à cinq heures on travaille ou on lit, SÉV. 562. Mais, s'il vous plaît, Ne ferions-nous pas bien d'aller voir où l'on est ? GRESSET, le Méch. III, 5.

On peut désigner très clairement une femme ; et alors, emportés par la signification, nous accordons l'adjectif avec le sens et non avec la forme du mot, et le mettons au féminin ; c'est une syllepse. On n'est pas plus belle que cette femme-là. C'est un admirable lieu que Paris, il s'y passe cent choses tous les jours qu'on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu'on puisse être, MOL. Préc. 10. À quoi qu'en reprenant on soit assujettie, Je ne m'attendais pas à cette repartie, ID. Mis. III, 5. On a beau se sentir de la résolution, on est femme, et on ne répond point de soi pour l'avenir, HOUDAR DE LA MOTTE, Minutolo, sc. 3. On vous épousera, toute fière qu'on est, MARIV. Fausse confid. I, 2. S'attrister est bien fou.... On est plus jolie à présent, Et d'un minois plus séduisant On a les piquantes finesses, MARMONTEL, Mél. de litt. Rép. à Voltaire. On espérait le lendemain qu'il viendrait de bonne heure et avant la foule : on l'attendit, on fut inquiète ; il ne vint point, on eut de l'humeur ; il écrivit, on lut son billet et l'humeur cessa, ID. Cont. mor. Heureux div. Et que trouvez-vous donc de si extravagant à vouloir régner avec vous ? est-on faite de manière à déparer un trône ? ID. Contes mor. Soliman II.

On, par une syllepse semblable à la précédente, peut prendre l'adjectif pluriel masculin ou féminin. Est-on allé là ? on y est allé deux. Ici on est égaux, en parlant d'un cimetière. On n'a tous deux qu'un coeur qui sent mêmes traverses, CORN. Poly. I, 3. Que tous deux on se taise, MOL. Éc. des femm. I, 2. De tous vos façonniers on n'est point les esclaves, ID. Tart. I, 6. Quand je vois qu'on ne me veut point, il me prend une envie pareille de ne les avoir point, SÉV. 349. Hier on [le roi et Mme de Montespan] alla ensemble à Versailles, accompagnés de quelques dames ; on fut bien aise de le visiter avant que la cour y vienne, ID. 10 juill. 1676. Le commencement et le déclin de l'amour se font sentir par l'embarras où l'on est de se trouver seule, LA BRUY. IV. Personne n'est surpris de me voir passer l'hiver à la campagne ; mille gens du monde en ont fait autant ; on est toujours séparés, mais on se rapproche par de longues et fréquentes visites, J. J. ROUSS. Lett. au maréch. de Luxembourg. Mais par l'effet d'un rare aveuglement Qui fait bien voir que, quoi qu'on soit princesses, On peut parfois causer des maladresses.... DUMOURIEZ, Richardet, II, 11. On est réconciliées [Mme de Sévigné et sa fille], on dit les plus belles choses sur l'amitié, sur l'absence, ABBÉ DE VAUXCELLES, Réflexions sur les lettres de Mme de Sévigné, t. XII, p. LXXV, édit. GROUVELLE, 1813.

6° On admet devant lui l'article l', particulièrement dans les cas où l'euphonie l'exige. Pour paraître à mes yeux son mérite est trop grand, On n'aime pas à voir ceux à qui l'on doit tant, CORN. Nicom. II, 1. Il faut mettre que l'on et non pas qu'on devant des mots qui commencent par con ; je ne dirais pas qu'on conduise, mais que l'on conduise, VAUGEL. Rem. t. I, p. 32, dans POUGENS. C'est l'oreille seule qu'on doit prendre pour juge sur le choix d'on et de l'on, Acad. Observ. sur Vaugel. p. 15, dans POUGENS. Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire, MOL. Tart. IV, 5. C'est d'un roi que l'on tient cette maxime auguste, Que jamais on n'est grand qu'autant que l'on est juste, BOILEAU Sat. XI. Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, ID. Art p. I. L'on hait avec excès lorsque l'on hait un frère, RAC. Théb. III, 6. L'on marche sur les mauvais plaisants ; et il pleut par tous pays de cette sorte d'insectes, LA BRUY. V. Pour éviter un hiatus ou pour rompre la mesure du vers dans la prose, il est très permis d'écrire l'on, et c'est le seul de nos pronoms substantifs qui, par lui-même et sans que cela change rien à sa nature, souffre quelquefois l'article, D'OLIVET, Ess. gramm. III, 1.

7° Quand on suit le verbe dont il est le sujet, il s'y joint par un trait d'union. Pensait-on que je céderais ? Mon père y tient l'urne fatale [aux enfers] ; Le sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains, RAC. Phèdre, IV, 6.

Si le verbe se termine par un e muet ou par un a, on le joint à on par un trait d'union et par un t euphonique. Pense-t-on que je céderai ? Prie-t-on ? Alla-t-on à Paris ? Ira-t-on à Lyon ?

8° On dit, sorte de locution jouant le rôle de substantif, et signifiant : ce qui se dit. Un on dit. Les on dit. Croire les on dit, croire des rapports sans preuve, ajouter foi à des bruits vagues.

9° Le qu'en dira-t-on, sorte de substantif composé. Se moquer du qu'en dira-t-on, se moquer de ce que les autres peuvent dire.

Proverbe.

On est un sot, c'est-à-dire qu'un rapport vague et sans autorité doit être regardé comme une sottise. Anselme : Et partout sa vertu lui donne tant de lustre, Que sur ce qu'on en dit.... - Le marquis : Monsieur on est un sot, TH. CORN. Comtesse d'Orgueil, II, 1.

REMARQUE.

1. Il faut éviter dans une phrase que on se rapporte à des personnes différentes. Ce défaut se trouve dans les exemples suivants : On amorce le monde avec de tels portraits ; Pour les faire surprendre, on les apporte exprès ; On s'en fâche, on fait bruit, on nous les redemande ; Mais on tremble toujours de crainte qu'on les rende, CORN. la Suite du Ment. II, 7. Au moins en pareil cas est-ce un bonheur bien doux, Quand on sait qu'on n'a point d'avantage sur vous, MOL. le Dép. II, 4. Si ces personnes étaient en danger d'être assassinées, s'offenseraient-elles de ce qu'on les avertirait de l'embûche qu'on leur dresse ? PASC. Prov. XI.

Mais, dans l'exemple suivant, on, bien que se rapportant à des personnes différentes, est très clair : Puisqu'on [Orgon] ne veut point croire à tout ce qu'on [Elmire] peut dire, Et qu'on [Orgon] veut des témoins qui soient plus convaincants ; Il faut bien s'y résoudre et contenter les gens, MOL. Tart. IV, 5. […]

Chez Pierre Larousse, qui ne peut se départir encore totalement de l’attitude ancienne dans un ouvrage qui se veut une synthèse, la définition est plus complexe en raison de la présence d’une section encyclopédique. Dans la partie proprement linguistique intervient le plutôt correctif et dubitatif lorsqu’il est question du statut grammatical, qui disparaît aussitôt lorsqu’il est question du statut rhétorique, acquis de plein droit, même si, encore une fois la vitalité de cette dernière est alors plus que problématique :

Pierre Larousse 1863, Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle

SYLLEPSE s. f. (sil-lè-pse - grec sullépsis, proprement action de lier ensemble, du verbe sullambanâ, sullabô, je prends ensemble. V. SYLLABE). Gramm. Figure dans laquelle les mots sont régis plutôt par la pensée de celui qui parle que par les règles grammaticales : La plupart des hommes sont bien fous, est une SYLLEPSE. (cad.) La SYLLEPSE substitue l'accord logique à l'accord grammatical. (A. Didier.) ? Syllepse de nombre, Celle où les mots sont en désaccord de nombre, comme dans ces vers de Voltaire : Tout le peuple au-devant court en foule avec joie;Ils bénissent le chef que Madrid leur envoie. ? Syllepse de genre. Celle où les mots sont en désaccord de genre, comme : Les PERSONNES d'esprit ont en EUX les semences de tous les sentiments. (La Bruy.) ? Syllepse de la personne, Celle où les mots correspondants ne sont pas à la même personne, comme dans cet exemple : Soyons prudente, mon enfant.

Rhétor. Figure par laquelle un mot est employé à la fois au propre et au figuré : Galatée est pour Corydon plus DOUCE que le miel du mont Hybla. (Acad.)

Philos. Connaissance spontanée qui précède la connaissance réfléchie.

Dans la section encyclopédique, il est rendu compte du caractère insatisfaisant de la définition linguistique et de la réticence marquée par plutôt…En évinçant ce dernier du développement encyclopédique, Larousse anticipe sur ce qu’il est amené à rédiger dans son Cours supérieur de grammaire (cf. supra) et formule de manière très neuve pour l’époque ― il suffit prιcisément de comparer avec Littré ― une conception de l’analyse grammaticale qui, par certains côtés, anticipe sur celle de Ayer (cf. supra). Il y est effectivement question de concordance… non pas en termes absolus de syntaxe, mais plutôt… sous la forme mineure de règles d’usage. Et la dénomination de licence grammaticale appliqué à un exemple de cent fois rebattu rend parfaitement compte alors de la dialectique qui s’instaure ici entre l’usage, la règle et la norme. Et l’on comprend assez bien les raisons pour lesquelles le lexicographe est amené in fine à suggérer une étiologie de la figure et à proposer comme une posologie de son emploi. La partie terminale de la notice, dévolue à l’acception philosophique, rend compte de l’effet de syncrétisme qui ― de maniθre rémanente ― s’inscrit dans ce signe de rassemblement qu’est étymologiquement la syllepse :

Encycl. Gramm. Il est d'usage de compter la syllepse parmi les figures de grammaire ; il serait peut-être plus exact de l'appeler une licence grammaticale, car partout où il y a syllepse, on peut dire qu'une règle de syntaxe ordinaire est violée. Quand Racine dit :

Entre le pauvre et vous, Vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin,

il met au pluriel le pronom eux, quoique le seul mot exprimé auquel on puisse le faire rapporter soit pauvre au singulier; il viole une règle bien connue de concordance. Mais il est entraîné par une idée qu'il n'a pas exprimée formellement, celle du grand nombre des pauvres, et, oubliant ce qu'il a dit, il ne s'attache qu'à cette idée. Cette violation d'une règle en quelque sorte matérielle et prosaïque, loin de paraître choquante, rend plus sensible la beauté des sentiments exprimés, parce que ces sentiments nous apparaissent comme élevant l'âme du poëte au-dessus des petites considérations de détail qui préoccupent l'écrivain dans les circonstances ordinaires. L'emploi du pluriel eux après le singulier pauvre n'est pas une licence poétique, quoiqu'elle se rencontre ici dans un vers ; car il est aisé de comprendre qu'un orateur, entraîné par la force du sentiment qui le domine, peut comme le poëte violer la même règle de concordance sans que ses auditeurs se sentent choqués.

Mais si le grammairien est obligé de reconnaître que certaines violations de règles sont autorisées par la syllepse, il doit en même temps insister sur le caractère très-exceptionnel de cette licence, qui n'est permise qu’au génie, pour ainsi dire, et que les élèves doivent toujours s'interdire, excepté dans certains cas qui sont l'objet de règles particulières. Ainsi quand, après un collectif partitif, le verbe et les qualificatifs suivants s'accordent, non avec ce collectif, mais avec le complément pluriel dont il est suivi, cet accord peut être considéré comme une véritable syllepse; mais c'est une syllepse obligée, ce n'est plus une licence, parce qu'elle est commandée par la règle spéciale sur les collectifs. Au lieu de dire la plupart des hommes manque de lumières, il faut dire manquent au pluriel, quoique le sujet la plupart soit au singulier, et cet écart de la règle ordinaire est commandé ici par une règle spéciale. On appelle encore syllepse une figure qui consiste à prendre un mot tout à la fois dans le sens propre et dans le sens figuré, comme dans la phrase citée plus haut : Galatée est pour Corydon plus douce que le miel du mont Hybla. La douceur de Galatée est toute morale, toute de sentiment; celle du miel, au contraire, est physique et en quelque sorte matérielle. L'emploi de cette figure deviendrait choquant s'il était trop fréquent; renfermé dans certaines limites et réglé par le bon goût, il produit quelquefois un effet agréable.

Philos. Il faut, pour qu'il y ait connaissance, la présence de l'objet et l'action du moi qui s'en empare. Cette action est l'attention. L'objet a beau être présent et visible ; si notre attention, prise par quelque autre spectacle, en est distraite, nous ne le voyons pas. Si notre attention est libre, elle se pose d'elle-même sur l'objet qui la sollicite ; nous le voyons d'une seule vue ; nous voyons ainsi tout ce qui est présentement dans le rayon de notre vue, un ensemble confus, vague, mais complet ; telle est la connaissance spontanée, qui, sans distinguer rien, embrasse tout (prendre ensemble). Si, au contraire, on s'arrête expressément sur un point, on se détourne par là même des autres points, et, tandis qu'on regarde l'un, on cesse de voir les autres; force est donc de les regarder tour à tour et de décomposer l'objet pour le recomposer à mesure. Telle est la connaissance réfléchie, qui distingue, mais par une attention successive. Elle traverse les détails, pour parvenir, par un lent effort, à l'ensemble de l'objet ; elle arrive enfin à une synthèse qui implique une analyse, comme l’analyse implique la synthèse primitivement donnée et qui n'est pas à construire, mais à reconstruire. Il y a donc une synthèse première, qui précède l'analyse et lui donne son objet, et une synthèse dernière ou définitive, qui est la même, mais après l'analyse. Cette synthèse définitive est la synthèse; la synthèse première est la syllepse. Ce mot est, d'ailleurs, peu usité

Le tournant semble définitivement franchi dans l’univers grammatical français autour de 1880. Un ouvrage aussi classique pourtant que celui de Chassang, en 1882, ne sourcille plus à l’évocation des faits et n’emploie plus le modalisateur adverbial :

Chassang 1882, Nouvelle grammaire française, Cours supérieur

§ 176 Quelquefois les mots sont mis en rapport ensemble, non d’après les règles de la grammaire, mais d’après la pensée, c’est-à-dire qu’un adjectif, un pronom, ou un verbe, au lieu de s’accorder en genre et en nombre avec le substantif auquel il se rapporte grammaticalement, s’accorde avec un autre dont la pensée est éveillées par ce substantif. C’est ce qu’on appelle une syllepse. Ex. :

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.

Racine

Grammaire et rhétorique ont confondu leurs frontières, seule subsiste une étiquette fonctionnant à la manière d’un drapeau nominal susceptible d’être planté indifféremment dans l’un ou l’autre territoire.

Le Dictionnaire général, précédé d’un important Traité de morphologie historique du français, s’inscrit dans la même perspective ; ce n’est que par extension de la valeur grammaticale que la figuration rhétorique est récupérable et récupérée. Il faut alors recourir à un article du Traité de morphologie pour s’apercevoir que la forme de la syllepse peut par analogie (« Une sorte de ») prétendre se réinstituer comme principe d’explication linguistique :

Hatzfeld, Darmesteter, Thomas 1890-1900, Dictionnaire général de la langue française

SYLLEPSE [sil'-lèps'] s. f. [Étym. Emprunté du lat. syllepsis, grec < GREC = sullêpsis >, m. s. || 1660. Syllepse ou conception, Gramm. generale, p. 145. Admis Acad. 1762.]

|| (T. didact.) Figure de mots qui consiste à mettre un mot à un autre genre, à un autre nombre que celui auquel il se rapporte, en négligeant l'accord grammatical pour se conformer à l'idée. || P. ext. Figure par laquelle un mot est pris à la fois au propre et au figuré.

§ 202. — Composition du type ARRIÈRE-COUR.

Dans les composés de ce genre, l'ellipse est très apparente : le composé arrière-cour s'analyse en : cour qui est arrière ou cour d'arrière. Le rejet du substantif après l'adverbe est conforme au principe général de la composition ancienne, qui place d'ordinaire le déterminant avant le déterminé. Dans quelques-uns de ces composés, le substantif, par une sorte de syllepse, au lieu de représenter l'objet entier qu'il désigne, n'en représente qu'une partie, celle que précisément détermine l'adverbe : ainsi avant-bras, arrière-bouche, etc., qui signifient non le bras, la bouche, mais la partie du bras, de la bouche qui est avant ou qui est arrière.

Arrière : arrière-ban, arrière-bouche, arrière-neveu, etc.

Avant : avant-bras, avant-garde, avant-main, avant-port, etc.

Contre : contre-allée, contre-amiral, contre-coup, etc.

Entre : entrebande, entrebât, entre-temps, où entre a le sens de " par le milieu " ; entre-cours, le sens de réciprocité ; entre-fin, entre-large, celui de " à demi ".

Par : parclose, parfin (archaïque).

Sous : sous-bail, sous-lieutenant, sous-préfet, etc.

Sur : surbande, surpoids, etc.

J’en arrive par là à mon dernier exemple, inscrit dans le développement de cette nouvelle appréhension du langage et de la langue que constitue la linguistique générale issue du modèle de Saussure. J’aurais pu interroger Bally du côté d’une stylistique de la langue, voire Sechehaye du côté d’une syntaxe logique affectée par les pressions psycho-sémiologiques de l’affectivité et de l’expressivité. Mais, puisqu’il vient d’être question de dévoiement, d’utilisation allant à l’encontre du principe de concordance ou de congruence des éléments de l’énoncé, je préfère m’arrêter pour finir sur le cas de la Grammaire des fautes que publie Henri Frei en 1929, et qui introduit dans la grammaire descriptive du français les principes saussuriens, un peu comme, dix ans plus tard, Georges Gougenheim introduit à son tour dans cette description les principes structuraux de la phonologie pragoise à l’occasion de son Système grammatical de la langue française. Je n’irai pas jusqu’à ce dernier, car il me semble qu’il existe entre les deux une autre coupure épistémologique, je m’en tiendrai donc à Frei.

Frei 1929, La Grammaire des fautes

Dans La Grammaire des fautes, cette introduction à la linguistique fonctionnelle, l’auteur oppose en une dialectique subtile la fonction à la norme, ce qui lui permet de distinguer entre deux définitions différentes de l’incorrect grammatical :

1. est incorrect ce qui transgresse la norme collective ;

2. est incorrect ce qui n’est pas adéquat à une fonction donnée (par exemple : clarté, économie, expressivité, etc.). Dans le premier cas, on parlera de fautes ; dans le second, de déficits.

Ce qui lui permet aussi de définir la thèse de son ouvrage :

[…] dans un grand nombre de cas la faute, qui a passé jusqu’à présent pour un phénomène quasi-pathologique, sert à prévenir ou à réparer les déficits du langage correct. Partant de faits que le point de vue normatif taxe généralement de fautes, nous chercherons donc, en nous plaçant sur le terrain fonctionnel, à déterminer les fonctions que ces fautes ont à satisfaire.

Dans le cadre d’une définition saussurienne :

Une langue n’est pas simplement une collection de signes existant chacun pour soi, mais forme un système de valeurs en vertu duquel chacun des éléments est solidaire des autres, c.à.d. dépend de la structure de l’ensemble et ne peut être ce qu’il est que dans et par sa relation avec le reste.

l’auteur est ainsi amené à poser que :

la création, la modification ou la perte d’une seule valeur entraîne l’altération des autres valeurs et détermine un regroupement général.

de sorte que la langue suppose constamment pour son fonctionnement « un ensemble d’oppositions formées d’identités partielles et de différences partielles ». C’est dans cette perspective qu’il envisage alors le cas de la syllepse. Le cas des syllepses — devrais-je d’ailleurs plutôt dire. En effet sous le chef de l’analogie formelle :

L’analogie formelle est la forme nouvelle donnée à un signe simple ou à un syntagme d’après le modèle d’un autre signe ou d’un autre syntagme prédominants dans la conscience linguistique, par suite de l’impossibilité, de l’ignorance ou de l’oubli de la forme correcte.

Frei oppose la syllepse de mémoire et la syllepse discursive, et en tire des conclusions relatives aux rapports de force associant les différents secteurs de la grammaire au sein de la sémiologie verbale.

Tandis que la syllepse au sens traditionnel, ou syllepse discursive, est le prédominance de l’accord sémantique sur l’accord morphologique dans le domaine du discours (ex. Tout le monde sont partis), la syllepse mémorielle marque la victoire de la sémantique sur la morphologie dans le domaine des associations de mémoire. C’est ainsi que dans le « plurale tantum », ou « pluriel sémantique », un objet ou un fait composé de deux ou plusieurs parties est conçu comme une pluralité, ce qui oblige le nombre morphologique à passer au pluriel. […] Cette lutte de la sémantique contre la morphologie se manifeste mieux encore comme une révolte de la logique contre l’illogisme de la catégorie morphologique dans le « singulier sémantique » […] et dans le « masculin sémantique ».

En référant ensuite au principe de conformisme :

Le conformisme embrasse tous les procédés par lesquels le besoin d’assimilation cherche à adapter les uns aux autres les divers éléments grammaticaux aussi bien que phoniques, qui se suivent le long de la chaîne parlée. [….]

Le conformisme grammatical comprend, outre l’Accord proprement dit par lequel le genre et le nombre de l’adjectif ou du verbe varient en fonction du genre et du nombre du substantif auquel ils servent de déterminant ou de prédicat, tous les procédés à l’aide desquels les signes sont obligés de varier catégoriellement les uns en fonction des autres dans le discours.

Frei ne manque pas d’isoler le cas de la syllepse, qui devient ainsi, en quelque sorte, la forme généralisée de l’anticonformisme langagier qu’induit la prééeminence inconsciemment accordée en discours par les locuteurs au sémantique sur le morphologique :

[…] une place à part doit être réservée à la syllepse. Il y a syllepse lorsque l’accord, au lieu de se régler sur la catégorie morphologique, se fait d’après la valeur sémantique : Le reste (« les autres ») sont partis. La syllepse peut donc se définir comme la prédominance du conformisme sémantique sur le conformisme morphologique. Les exemples français les plus fréquents concernent la lutte entre singulier morphologique et pluriel sémantique :

Ex. populaires : […] tout le monde s’en vont…. tout le monde disent…..

Ex. écrits : Cinquante pour cent de l’effort des architectes furent annulés…. La législation de tous les autres pays, y compris l’Espagne, ont pris les devants.

La syllepse du pluriel est la plus fréquente, mais il y a d’autres cas. Ainsi l’accord peut se faire au singulier et au féminin (Plus des trois-quarts de sa population est constituée par la classe paysanne. […] Nous connaissons même un curieux exemple de syllepse d’après le temps : Cette ère de mille ans supposait un État puissant…

Cette prééminence en discours mérite elle-même considération, puisqu’elle montre bien encore une fois qu’à chaque instant les lois, les principes, les règles de la grammaire sont bafoués par l’usage sans qu’il y ait nécessairement derrière ces violences une quelconque iconoclastie, ou un besoin rhétorique quelconque d’emphase expressive. Il est plaisant, à cet égard que le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse prenne incidemment l’exemple de Racine, le grand, le doux, le pur, le classique Racine, pour exposer les effets de cet anticonformisme, longtemps ignoré sous le masque impavide d’une grammaire modèle. A l’occasion de l’analyse des éditions modernes du dramaturge, le lexicographe rappelle le travail lexicologique de Desplaces, et comme Isabelle Turcan, l’a naguère montré pour sa part à l’intérieur même du XVIIe siècle [3] à partir d’un poste d’observation lui aussi situé au XIXe siècle :

Il a été fait de nos jours trois belles éditions de Racine. Celle de la collection des Grands écrivains de la France Hachette, vol. in-8°) est complète; elle contient des morceaux inédits et renferme la musique des chœurs Esther et d'Athalie et des cantiques spirituels. Pour la correction du texte, le choix des variantes, la justesse et l'érudition des notes, elle ne laisse rien à désirer. […]

Racine (Lexique de), par M. P. Mesnard in-8°). Cet ouvrage forme le tome VIII des Œuvres de Racine dans la belle collection des Grands écrivains de la France, entreprise par M. Ad. Régnier (Hachette, 1868-1873, 5 vol. in-8°). C'est un travail fort étendu, très-minutieux et fait avec le soin apporté par les mêmes éditeurs aux lexiques de Malherbe et de Corneille, parus précédemment. A mesure que l'on se rapproche de l'époque moderne, ce genre de travail présente à la fois moins d'intérêt et plus de complication; pour Racine en particulier, qui fut surtout un épurateur de la langue, la tâche de réunir les mots, les tournures qui lui appartiennent en propre offrait de grandes difficultés et ne pouvait être menée à bien qu'à l'aide des lexiques aussi soigneusement faits des écrivains qui l'ont précédé. M. Mesnard a pu reconnaître ainsi que bon nombre de locutions, de tours, de figures hardies, dont on faisait honneur à Racine dans tous les cours de littérature, parce que Racine a été plus étudié et plus approfondi, se trouvaient déjà dans Corneille. Dans la préface du volume, rédigée par M. Marty-Laveaux et qui donne un aperçu critique de la langue de Racine, on trouvera une longue énumération de ces locutions qui appartiennent, non au poëte lui-même, quoiqu'elles lui doivent peut-être d'avoir passé définitivement dans la langue, mais à son époque. Le Lexique en lui-même n'en forme pas moins un ensemble copieux, presque formidable, de près de six cents pages ; mais ce ne sont pas seulement ses tragédies qui ont fourni ce vocabulaire, ce sont aussi ses œuvres en prose, ses lettres, ses fragments d'histoire et jusqu'aux notes éparses trouvées dans ses papiers. D'ailleurs la méthode d'analyse scrupuleuse à laquelle M. P. Mesnard a soumis d'abord tous les vers du poëte, puis la moindre ligne échappée à sa plume, ne pouvait manquer de donner matière à une foule de remarques et à des citations nombreuses. Les plus intéressantes de ces remarques ont été consignées par l’auteur dans une Etude sur le style de Racine et une Introduction grammaticale, qui accompagnent le Lexique. Ce sont deux chapitres très-curieux. Dans le premier, M. P. Mesnard suit tous les progrès du poëte, de la Thèbaïde à Athalie, relevé ses procédés de style, distingue ce qui leur appartient en propre dans la langue dont il se sert, le compare à ses devanciers et à ses successeurs et fixe définitivement la physionomie de l'écrivain. Dans l'Introduction grammaticale, descendant aux plus petits détails, il classe les moindres particularités du style racinien : l'emploi ou la suppression de l'article, le déplacement du pronom, les latinismes, les constructions hardies et quelquefois défectueuses ; il compte combien de fois Racine a donné un verbe pour régime direct ou indirect à un autre verbe, combien de fois il a pratiqué ou négligé l'accord du verbe avec un sujet double, comment il l'effectue avec un mot collectif pour sujet; il énumère tous les cas où il a t'ait usage du pléonasme, de l'ellipse, de la syllepse (accord en nombre ou en genre avec l'idée et non avec le mot), note ses inversions, etc. Tout cela est bien minutieux, mais pour un écrivain qui fait autorité on ne saurait y regarder de trop près. Il ressort de cet examen que Racine prenait avec la langue des libertés qui passeraient aujourd'hui pour des fautes et que, par conséquent, il n'est pas en tout bon à imiter. On a reproché à Scribe de ne pas savoir le français parce qu'il a dit :

Que l'on a pour se repentir
Le temps où l'on n'en peut commettre.

Qu'on ne se hâte pas de crier haro sur le baudet ; ce n'est qu une ellipse un peu forte et Racine en a commis une centaine, patiemment relevées par M. P. Mesnard ; quant à ses syllepses, il ne faudrait conseiller à personne de les imiter :

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.

(Athalie, III, 682.)

« Nestor coupe du poil dessus la tête de la génisse, et puis les jette dans le feu. » (Rem. sur l'Odyssée.) ; « II n'y a de bon poète que ceux qui le sont naturellement. » (Rem. sur Pindare.)

Un jour, il m'en souvient, le sénat équitable
Vous pressait de souscrire à la mort d'un coupable.
Vous résistiez, seigneur, à leur sévérité.

(Britannicus, II, 320.)

Pour l'accord, Racine n'a pas de règle fixe ; parfois il suit les règles qui ont prévalu :

Je les aurais sauvés ou combattus tous deux;
parfois il s'en exonère et dit, en parlant d'Athalie :
Tantôt à son aspect je l'ai vu s'émouvoir;

(Athalie, III, 693.)

ou, en parlant de Junie :

Je l'ai laissé passer dans son appartement.

(Britannicus, II, 274.)

La démonstration pourrait continuer : même l’harmonieux Racine a succombé aux blandices de la syllepse, aux charmes du dévoiement, aux appas délétères de la discordance, mais n’était-ce pas là pour mieux s’adonner précieusement aux agréments de l’anticonformisme ?

J’en arrive par là à ma conclusion ― peut-être un peu courte et brutalement assénée ― qui est que la situation de discours dans laquelle se trouvent les locuteurs place nécessairement la représentation de la langue donnant forme à la parole dans une situation d’activité médiane et médiate entre une rhétoricité fondamentale et première du langage [4] et l’inéluctable secondarité ou postériorité d’une grammaire qui tente d’en décrire les principes ou d’en fixer les usages. La syllepse constitue à cet égard une figure exemplaire et un cas d’école dont le parcours historique ― en tant que notion dιfinitoire et processus actif ― montre une aptitude peu commune ΰ révéler toutes les apories d’une grammaire et d’une rhétorique enfermées dans leurs choix d’exemples normés, normatifs et clichés ou stéréotypés qui ne sauraient avoir valeur de modèle, en tous les sens de ce dernier terme !


Notes

1. G. Molinié, Dictionnaire de Rhétorique, « Les Usuels de Poche », Livre de Poche 8074, Paris, 1992, p. 312.

2. Nous disposons sur lui d'une excellente notice dans le Bio-bibliographisches Wörterbuch….

3. Cf. Isabelle Turcan, «Aspects de l'écriture de l'académicien Jean Racine : l'intérêt du Dictionnaire critique des locutions introduites dans la langue française par Jean Racine donné par L.-A. Martin en 1844.», Journée internationale consacrée à la célébration du tricentenaire de la mort de Jean Racine le 22 octobre 1999 (Lyon, Université Jean Moulin), Actes publiés dans la collection du C.E.D.I.C, n°16 Université Jean Moulin, Lyon, 2000, p. 11-37.

4. Comme j'ai pu déjà le montrer à propos de Baudelaire.